*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MISÉRABLES TOME I ***

Victor Hugo
LES MISÉRABLES
Tome I--FANTINE
(1862)

TABLE DES MATIÈRES

Livre premier--Un juste

Chapitre I Monsieur Myriel
Chapitre II Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
Chapitre III À bon évêque dur évêché
Chapitre IV Les oeuvres semblables aux paroles
Chapitre V Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses
     soutanes
Chapitre VI Par qui il faisait garder sa maison
Chapitre VII Cravatte
Chapitre VIII Philosophie après boire
Chapitre IX Le frère raconté par la soeur
Chapitre X L'évêque en présence d'une lumière inconnue
Chapitre XI Une restriction
Chapitre XII Solitude de monseigneur Bienvenu
Chapitre XIII Ce qu'il croyait
Chapitre XIV Ce qu'il pensait


Livre deuxième--La chute

Chapitre I Le soir d'un jour de marche
Chapitre II La prudence conseillée à la sagesse
Chapitre III Héroïsme de l'obéissance passive
Chapitre IV Détails sur les fromageries de Pontarlier
Chapitre V Tranquillité
Chapitre VI Jean Valjean
Chapitre VII Le dedans du désespoir
Chapitre VIII L'onde et l'ombre
Chapitre IX Nouveaux griefs
Chapitre X L'homme réveillé
Chapitre XI Ce qu'il fait
Chapitre XII L'évêque travaille
Chapitre XIII Petit-Gervais


Livre troisième--En l'année 1817

Chapitre I L'année 1817
Chapitre II Double quatuor
Chapitre III Quatre à quatre
Chapitre IV Tholomyès est si joyeux qu'il chante une chanson espagnole
Chapitre V Chez Bombarda
Chapitre VI Chapitre où l'on s'adore
Chapitre VII Sagesse de Tholomyès
Chapitre VIII Mort d'un cheval
Chapitre IX Fin joyeuse de la joie
Livre quatrième--Confier, c'est quelquefois livrer
Chapitre I Une mère qui en rencontre une autre
Chapitre II Première esquisse de deux figures louches
Chapitre III L'Alouette


Livre cinquième--La descente

Chapitre I Histoire d'un progrès dans les verroteries noires
Chapitre II M. Madeleine
Chapitre III Sommes déposées chez Laffitte
Chapitre IV M. Madeleine en deuil
Chapitre V Vagues éclairs à l'horizon
Chapitre VI Le père Fauchelevent
Chapitre VII Fauchelevent devient jardinier à Paris
Chapitre VIII Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
Chapitre IX Succès de Madame Victurnien
Chapitre X Suite du succès
Chapitre XI _Christus nos liberavit_
Chapitre XII Le désoeuvrement de M. Bamatabois
Chapitre XIII Solution de quelques questions de police municipale


Livre sixième--Javert

Chapitre I Commencement du repos
Chapitre II Comment Jean peut devenir Champ


Livre septième--L'affaire Champmathieu

Chapitre I La soeur Simplice
Chapitre II Perspicacité de maître Scaufflaire
Chapitre III Une tempête sous un crâne
Chapitre IV Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
Chapitre V Bâtons dans les roues
Chapitre VI La soeur Simplice mise à l'épreuve
Chapitre VII Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
Chapitre VIII Entrée de faveur
Chapitre IX Un lieu où des convictions sont en train de se former
Chapitre X Le système de dénégations
Chapitre XI Champmathieu de plus en plus étonné


Livre huitième--Contre-coup

Chapitre I Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
Chapitre II Fantine heureuse
Chapitre III Javert content
Chapitre IV L'autorité reprend ses droits
Chapitre V Tombeau convenable








Tome II--COSETTE

(1862)


Livre premier--Waterloo

Chapitre I Ce qu'on rencontre en venant de Nivelles
Chapitre II Hougomont
Chapitre III Le 18 juin 1815
Chapitre IV A
Chapitre V Le _quid obscurum_ des batailles
Chapitre VI Quatre heures de l'après-midi
Chapitre VII Napoléon de belle humeur
Chapitre VIII L'empereur fait une question au guide Lacoste
Chapitre IX L'inattendu
Chapitre X Le plateau de Mont Saint-Jean
Chapitre XI Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow
Chapitre XII La garde
Chapitre XIII La catastrophe
Chapitre XIV Le dernier carré
Chapitre XV Cambronne
Chapitre XVI _Quot libras in duce?_
Chapitre XVII Faut-il trouver bon Waterloo?
Chapitre XVIII Recrudescence du droit divin
Chapitre XIX Le champ de bataille la nuit


Livre deuxième--Le vaisseau _L'Orion_

Chapitre I Le numéro 24601 devient le numéro 9430
Chapitre II Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable
Chapitre III Qu'il fallait que la chaîne de la manille eut subit
un certain travail préparatoire pour être ainsi brisée d'un coup
de marteau


Livre troisième--Accomplissement de la promesse faite à la morte

Chapitre I La question de l'eau à Montfermeil
Chapitre II Deux portraits complétés
Chapitre III Il faut du vin aux hommes et de l'eau aux chevaux
Chapitre IV Entrée en scène d'une poupée
Chapitre V La petite toute seule
Chapitre VI Qui peut-être prouve l'intelligence de Boulatruelle
Chapitre VII Cosette côte à côte dans l'ombre avec l'inconnu
Chapitre VIII Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est
peut-être un riche
Chapitre IX Thénardier à la manoeuvre
Chapitre X Qui cherche le mieux peut trouver le pire
Chapitre XI Le numéro 9430 reparaît et Cosette le gagne à la
loterie


Livre quatrième--La masure Gorbeau

Chapitre I Maître Gorbeau
Chapitre II Nid pour hibou et fauvette
Chapitre III Deux malheurs mêlés font du bonheur
Chapitre IV Les remarques de la principale locataire
Chapitre V Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit


Livre cinquième--À chasse noire, meute muette

Chapitre I Les zigzags de la stratégie
Chapitre II Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures
Chapitre III Voir le plan de Paris de 1727
Chapitre IV Les tâtonnements de l'évasion
Chapitre V Qui serait impossible avec l'éclairage au gaz
Chapitre VI Commencement d'une énigme
Chapitre VII Suite de l'énigme
Chapitre VIII L'énigme redouble
Chapitre IX L'homme au grelot
Chapitre X Où il est expliqué comment Javert a fait buisson creux


Livre sixième--Le Petit-Picpus

Chapitre I Petite rue Picpus, numéro 62
Chapitre II L'obédience de Martin Verga
Chapitre III Sévérités
Chapitre IV Gaîtés
Chapitre V Distractions
Chapitre VI Le petit couvent
Chapitre VII Quelques silhouettes de cette ombre
Chapitre VIII _Post corda lapides_
Chapitre IX Un siècle sous une guimpe
Chapitre X Origine de l'Adoration Perpétuelle
Chapitre XI Fin du Petit-Picpus


Livre septième--Parenthèse

Chapitre I Le couvent, idée abstraite
Chapitre II Le couvent, fait historique
Chapitre III À quelle condition on peut respecter le passé
Chapitre IV Le couvent au point de vue des principes
Chapitre V La prière
Chapitre VI Bonté absolue de la prière
Chapitre VII Précautions à prendre dans le blâme
Chapitre VIII Foi, loi


Livre huitième--Les cimetières prennent ce qu'on leur donne

Chapitre I Où il est traité de la manière d'entrer au couvent
Chapitre II Fauchelevent en présence de la difficulté
Chapitre III Mère Innocente
Chapitre IV Où Jean Valjean a tout à fait l'air d'avoir lu Austin Castillejo
Chapitre V Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être immortel
Chapitre VI Entre quatre planches
Chapitre VII Où l'on trouvera l'origine du mot: ne pas perdre la carte
Chapitre VIII Interrogatoire réussi
Chapitre IX Clôture




Livre premier--Un juste




Chapitre I

Monsieur Myriel


En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne.
C'était un vieillard d'environ soixante-quinze ans; il occupait le siège
de Digne depuis 1806.

Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que
nous avons à raconter, il n'est peut-être pas inutile, ne fût-ce que
pour être exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui
avaient couru sur son compte au moment où il était arrivé dans le
diocèse. Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de
place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu'ils font. M.
Myriel était fils d'un conseiller au parlement d'Aix; noblesse de robe.
On contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa charge,
l'avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un
usage assez répandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel,
nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il
était bien fait de sa personne, quoique d'assez petite taille, élégant,
gracieux, spirituel; toute la première partie de sa vie avait été donnée
au monde et aux galanteries. La révolution survint, les événements se
précipitèrent, les familles parlementaires décimées, chassées, traquées,
se dispersèrent. M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la
révolution, émigra en Italie. Sa femme y mourut d'une maladie de
poitrine dont elle était atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point
d'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel?
L'écroulement de l'ancienne société française, la chute de sa propre
famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore
peut-être pour les émigrés qui les voyaient de loin avec le
grossissement de l'épouvante, firent-ils germer en lui des idées de
renoncement et de solitude? Fut-il, au milieu d'une de ces distractions
et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de
ces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en
le frappant au coeur, l'homme que les catastrophes publiques
n'ébranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa
fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce qu'on savait, c'est que,
lorsqu'il revint d'Italie, il était prêtre.

En 1804, M. Myriel était curé de Brignolles. Il était déjà vieux, et
vivait dans une retraite profonde.

Vers l'époque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait
plus trop quoi, l'amena à Paris. Entre autres personnes puissantes, il
alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que
l'empereur était venu faire visite à son oncle, le digne curé, qui
attendait dans l'antichambre, se trouva sur le passage de sa majesté.
Napoléon, se voyant regardé avec une certaine curiosité par ce
vieillard, se retourna, et dit brusquement:

--Quel est ce bonhomme qui me regarde?

--Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un
grand homme. Chacun de nous peut profiter.

L'empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de ce curé, et
quelque temps après M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il était
nommé évêque de Digne.

Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les récits qu'on faisait sur la
première partie de la vie de M. Myriel? Personne ne le savait. Peu de
familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution.

M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite
ville où il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de têtes qui
pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fût évêque et parce qu'il était
évêque. Mais, après tout, les propos auxquels on mêlait son nom
n'étaient peut-être que des propos; du bruit, des mots, des paroles;
moins que des paroles, des _palabres_, comme dit l'énergique langue du
midi.

Quoi qu'il en fût, après neuf ans d'épiscopat et de résidence à Digne,
tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier
moment les petites villes et les petites gens, étaient tombés dans un
oubli profond. Personne n'eût osé en parler, personne n'eût même osé
s'en souvenir.

M. Myriel était arrivé à Digne accompagné d'une vieille fille,
mademoiselle Baptistine, qui était sa soeur et qui avait dix ans de
moins que lui.

Ils avaient pour tout domestique une servante du même âge que
mademoiselle Baptistine, et appelée madame Magloire, laquelle, après
avoir été _la servante de M. le Curé_, prenait maintenant le double
titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de
monseigneur.

Mademoiselle Baptistine était une personne longue, pâle, mince, douce;
elle réalisait l'idéal de ce qu'exprime le mot «respectable»; car il
semble qu'il soit nécessaire qu'une femme soit mère pour être vénérable.
Elle n'avait jamais été jolie; toute sa vie, qui n'avait été qu'une
suite de saintes oeuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de
blancheur et de clarté; et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu'on
pourrait appeler la beauté de la bonté. Ce qui avait été de la maigreur
dans sa jeunesse était devenu, dans sa maturité, de la transparence; et
cette diaphanéité laissait voir l'ange. C'était une âme plus encore que
ce n'était une vierge. Sa personne semblait faite d'ombre; à peine assez
de corps pour qu'il y eût là un sexe; un peu de matière contenant une
lueur; de grands yeux toujours baissés; un prétexte pour qu'une âme
reste sur la terre.

Madame Magloire était une petite vieille, blanche, grasse, replète,
affairée, toujours haletante, à cause de son activité d'abord, ensuite à
cause d'un asthme.

À son arrivée, on installa M. Myriel en son palais épiscopal avec les
honneurs voulus par les décrets impériaux qui classent l'évêque
immédiatement après le maréchal de camp. Le maire et le président lui
firent la première visite, et lui de son côté fit la première visite au
général et au préfet.

L'installation terminée, la ville attendit son évêque à l'oeuvre.




Chapitre II

Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu


Le palais épiscopal de Digne était attenant à l'hôpital.

Le palais épiscopal était un vaste et bel hôtel bâti en pierre au
commencement du siècle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en
théologie de la faculté de Paris, abbé de Simore, lequel était évêque de
Digne en 1712. Ce palais était un vrai logis seigneurial. Tout y avait
grand air, les appartements de l'évêque, les salons, les chambres, la
cour d'honneur, fort large, avec promenoirs à arcades, selon l'ancienne
mode florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. Dans la
salle à manger, longue et superbe galerie qui était au rez-de-chaussée
et s'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donné à
manger en cérémonie le 29 juillet 1714 à messeigneurs Charles Brûlart de
Genlis, archevêque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin,
évêque de Grasse, Philippe de Vendôme, grand prieur de France, abbé de
Saint-Honoré de Lérins, François de Berton de Grillon, évêque-baron de
Vence, César de Sabran de Forcalquier, évêque-seigneur de Glandève, et
Jean Soanen, prêtre de l'oratoire, prédicateur ordinaire du roi,
évêque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept révérends
personnages décoraient cette salle, et cette date mémorable, 29 juillet
1714, y était gravée en lettres d'or sur une table de marbre blanc.

L'hôpital était une maison étroite et basse à un seul étage avec un
petit jardin. Trois jours après son arrivée, l'évêque visita l'hôpital.
La visite terminée, il fit prier le directeur de vouloir bien venir
jusque chez lui.

--Monsieur le directeur de l'hôpital, lui dit-il, combien en ce moment
avez-vous de malades?

--Vingt-six, monseigneur.

--C'est ce que j'avais compté, dit l'évêque.

--Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre les
autres.

--C'est ce que j'avais remarqué.

--Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y renouvelle
difficilement.

--C'est ce qui me semble.

--Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit
pour les convalescents.

--C'est ce que je me disais.

--Dans les épidémies, nous avons eu cette année le typhus, nous avons eu
une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois; nous ne
savons que faire.

--C'est la pensée qui m'était venue.

--Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, il faut se résigner.

Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie du
rez-de-chaussée. L'évêque garda un moment le silence, puis il se tourna
brusquement vers le directeur de l'hôpital:

--Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il tiendrait de lits rien que
dans cette salle?

--La salle à manger de monseigneur! s'écria le directeur stupéfait.

L'évêque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux
des mesures et des calculs.

--Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se parlant à lui-même.

Puis élevant la voix:

--Tenez, monsieur le directeur de l'hôpital, je vais vous dire. Il y a
évidemment une erreur. Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six
petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour
soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le
vôtre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous.

Le lendemain, les vingt-six pauvres étaient installés dans le palais de
l'évêque et l'évêque était à l'hôpital.

M. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant été ruinée par la
révolution. Sa soeur touchait une rente viagère de cinq cents francs
qui, au presbytère, suffisait à sa dépense personnelle. M. Myriel
recevait de l'état comme évêque un traitement de quinze mille francs. Le
jour même où il vint se loger dans la maison de l'hôpital, M. Myriel
détermina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la manière
suivante. Nous transcrivons ici une note écrite de sa main.

_Note pour régler les dépenses de ma maison._

_Pour le petit séminaire: quinze cents livres_
_Congrégation de la mission: cent livres_
_Pour les lazaristes de Montdidier: cent livres_
_Séminaire des missions étrangères à Paris: deux cents livres_
_Congrégation du Saint-Esprit: cent cinquante livres_
_Établissements religieux de la Terre-Sainte: cent livres_
_Sociétés de charité maternelle: trois cents livres_
_En sus, pour celle d'Arles: cinquante livres_
_OEuvre pour l'amélioration des prisons: quatre cents livres_
_OEuvre pour le soulagement et la délivrance des prisonniers: cinq cents
livres_
_Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes: mille livres_
_Supplément au traitement des pauvres maîtres d'école du diocèse: deux
mille livres_
_Grenier d'abondance des Hautes-Alpes: cent livres_
_Congrégation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron,
pour l'enseignement gratuit des filles indigentes: quinze cents livres_
_Pour les pauvres: six mille livres_
_Ma dépense personnelle: mille livres_

Total: _quinze mille livres_

Pendant tout le temps qu'il occupa le siège de Digne, M. Myriel ne
changea presque rien à cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit,
_avoir réglé les dépenses de sa maison_.

Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle
Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne était tout à la fois
son frère et son évêque, son ami selon la nature et son supérieur selon
l'église. Elle l'aimait et elle le vénérait tout simplement. Quand il
parlait, elle s'inclinait; quand il agissait, elle adhérait. La servante
seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'évêque, on l'a pu
remarquer, ne s'était réservé que mille livres, ce qui, joint à la
pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an.
Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard
vivaient.

Et quand un curé de village venait à Digne, M. l'évêque trouvait encore
moyen de le traiter, grâce à la sévère économie de madame Magloire et à
l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine.

Un jour--il était à Digne depuis environ trois mois--l'évêque dit:

--Avec tout cela je suis bien gêné!

--Je le crois bien! s'écria madame Magloire, Monseigneur n'a seulement
pas réclamé la rente que le département lui doit pour ses frais de
carrosse en ville et de tournées dans le diocèse. Pour les évêques
d'autrefois c'était l'usage.

--Tiens! dit l'évêque, vous avez raison, madame Magloire.

Il fit sa réclamation.

Quelque temps après, le conseil général, prenant cette demande en
considération, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous
cette rubrique: _Allocation à M. l'évêque pour frais de carrosse, frais
de poste et frais de tournées pastorales_.

Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, à cette occasion, un
sénateur de l'empire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable
au dix-huit brumaire et pourvu près de la ville de Digne d'une
sénatorerie magnifique, écrivit au ministre des cultes, M. Bigot de
Préameneu, un petit billet irrité et confidentiel dont nous extrayons
ces lignes authentiques:

«--Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une ville de moins de
quatre mille habitants? Des frais de poste et de tournées? à quoi bon
ces tournées d'abord? ensuite comment courir la poste dans un pays de
montagnes? Il n'y a pas de routes. On ne va qu'à cheval. Le pont même de
la Durance à Château-Arnoux peut à peine porter des charrettes à boeufs.
Ces prêtres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon
apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut
carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens
évêques. Oh! toute cette prêtraille! Monsieur le comte, les choses
n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura délivrés des calotins. À
bas le pape! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant à moi, je
suis pour César tout seul. Etc., etc.»

La chose, en revanche, réjouit fort madame Magloire.

--Bon, dit-elle à mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commencé par
les autres, mais il a bien fallu qu'il finît par lui-même. Il a réglé
toutes ses charités. Voilà trois mille livres pour nous. Enfin!

Le soir même, l'évêque écrivit et remit à sa soeur une note ainsi
conçue:

_Frais de carrosse et de tournées._

_Pour donner du bouillon de viande aux malades de l'hôpital: quinze
cents livres_
_Pour la société de charité maternelle d'Aix: deux cent cinquante livres_
_Pour la société de charité maternelle de Draguignan: deux cent cinquante
livres_
_Pour les enfants trouvés: cinq cents livres_
_Pour les orphelins: cinq cents livres_

Total: _trois mille livres_

Tel était le budget de M. Myriel.

Quant au casuel épiscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements,
prédications, bénédictions d'églises ou de chapelles, mariages, etc.,
l'évêque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'âpreté qu'il
le donnait aux pauvres.

Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluèrent. Ceux qui ont
et ceux qui manquent frappaient à la porte de M. Myriel, les uns venant
chercher l'aumône que les autres venaient y déposer. L'évêque, en moins
d'un an, devint le trésorier de tous les bienfaits et le caissier de
toutes les détresses. Des sommes considérables passaient par ses mains;
mais rien ne put faire qu'il changeât quelque chose à son genre de vie
et qu'il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire.

Loin de là. Comme il y a toujours encore plus de misère en bas que de
fraternité en haut, tout était donné, pour ainsi dire, avant d'être
reçu; c'était comme de l'eau sur une terre sèche; il avait beau recevoir
de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se dépouillait.

L'usage étant que les évêques énoncent leurs noms de baptême en tête de
leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du
pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms
et prénoms de l'évêque, celui qui leur présentait un sens, et ils ne
l'appelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le
nommerons ainsi dans l'occasion. Du reste, cette appellation lui
plaisait.

--J'aime ce nom-là, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur.

Nous ne prétendons pas que le portrait que nous faisons ici soit
vraisemblable; nous nous bornons à dire qu'il est ressemblant.




Chapitre III

À bon évêque dur évêché


M. l'évêque, pour avoir converti son carrosse en aumônes, n'en faisait
pas moins ses tournées. C'est un diocèse fatigant que celui de Digne. Il
a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on
l'a vu tout à l'heure; trente-deux cures, quarante et un vicariats et
deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une
affaire. M. l'évêque en venait à bout. Il allait à pied quand c'était
dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la
montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet
était trop pénible pour elles, il allait seul.

Un jour, il arriva à Senez, qui est une ancienne ville épiscopale, monté
sur un âne. Sa bourse, fort à sec dans ce moment, ne lui avait pas
permis d'autre équipage. Le maire de la ville vint le recevoir à la
porte de l'évêché et le regardait descendre de son âne avec des yeux
scandalisés. Quelques bourgeois riaient autour de lui.

--Monsieur le maire, dit l'évêque, et messieurs les bourgeois, je vois
ce qui vous scandalise; vous trouvez que c'est bien de l'orgueil à un
pauvre prêtre de monter une monture qui a été celle de Jésus-Christ. Je
l'ai fait par nécessité, je vous assure, non par vanité.

Dans ses tournées, il était indulgent et doux, et prêchait moins qu'il
ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il
n'allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modèles.
Aux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays voisin. Dans les
cantons où l'on était dur pour les nécessiteux, il disait:

--Voyez les gens de Briançon. Ils ont donné aux indigents, aux veuves et
aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant
tous les autres. Ils leur rebâtissent gratuitement leurs maisons quand
elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays béni de Dieu. Durant tout un
siècle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier.

Dans les villages âpres au gain et à la moisson, il disait:

--Voyez ceux d'Embrun. Si un père de famille, au temps de la récolte, a
ses fils au service à l'armée et ses filles en service à la ville, et
qu'il soit malade et empêché, le curé le recommande au prône; et le
dimanche, après la messe, tous les gens du village, hommes, femmes,
enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui
rapportent paille et grain dans son grenier.

Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il
disait:

--Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas
le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt
dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le
bien aux filles, afin qu'elles puissent trouver des maris.

Aux cantons qui ont le goût des procès et où les fermiers se ruinent en
papier timbré, il disait:

--Voyez ces bons paysans de la vallée de Queyras. Ils sont là trois
mille âmes. Mon Dieu! c'est comme une petite république. On n'y connaît
ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il répartit l'impôt, taxe
chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines
sans honoraires, rend des sentences sans frais; et on lui obéit, parce
que c'est un homme juste parmi des hommes simples.

Aux villages où il ne trouvait pas de maître d'école, il citait encore
ceux de Queyras:

--Savez-vous comment ils font? disait-il. Comme un petit pays de douze
ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des
maîtres d'école payés par toute la vallée qui parcourent les villages,
passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-là, et enseignant. Ces
magisters vont aux foires, où je les ai vus. On les reconnaît à des
plumes à écrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui
n'enseignent qu'à lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et
le calcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et
le latin ont trois plumes. Ceux-là sont de grands savants. Mais quelle
honte d'être ignorants! Faites comme les gens de Queyras.

Il parlait ainsi, gravement et paternellement, à défaut d'exemples
inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et
beaucoup d'images, ce qui était l'éloquence même de Jésus-Christ,
convaincu et persuadant.




Chapitre IV

Les oeuvres semblables aux paroles


Sa conversation était affable et gaie. Il se mettait à la portée des
deux vieilles femmes qui passaient leur vie près de lui; quand il riait,
c'était le rire d'un écolier.

Madame Magloire l'appelait volontiers _Votre Grandeur_. Un jour, il se
leva de son fauteuil et alla à sa bibliothèque chercher un livre. Ce
livre était sur un des rayons d'en haut. Comme l'évêque était d'assez
petite taille, il ne put y atteindre.

--Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va
pas jusqu'à cette planche.

Une de ses parentes éloignées, madame la comtesse de Lô, laissait
rarement échapper une occasion d'énumérer en sa présence ce qu'elle
appelait «les espérances» de ses trois fils. Elle avait plusieurs
ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils étaient
naturellement les héritiers. Le plus jeune des trois avait à recueillir
d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes; le deuxième était
substitué au titre de duc de son oncle; l'aîné devait succéder à la
pairie de son aïeul. L'évêque écoutait habituellement en silence ces
innocents et pardonnables étalages maternels. Une fois pourtant, il
paraissait plus rêveur que de coutume, tandis que madame de Lô
renouvelait le détail de toutes ces successions et de toutes ces
«espérances». Elle s'interrompit avec quelque impatience:

--Mon Dieu, mon cousin! mais à quoi songez-vous donc?

--Je songe, dit l'évêque, à quelque chose de singulier qui est, je
crois, dans saint Augustin: «Mettez votre espérance dans celui auquel on
ne succède point.»

Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du décès d'un
gentilhomme du pays, où s'étalaient en une longue page, outre les
dignités du défunt, toutes les qualifications féodales et nobiliaires de
tous ses parents:

--Quel bon dos a la mort! s'écria-t-il. Quelle admirable charge de
titres on lui fait allègrement porter, et comme il faut que les hommes
aient de l'esprit pour employer ainsi la tombe à la vanité!

Il avait dans l'occasion une raillerie douce qui contenait presque
toujours un sens sérieux. Pendant un carême, un jeune vicaire vint à
Digne et prêcha dans la cathédrale. Il fut assez éloquent. Le sujet de
son sermon était la charité. Il invita les riches à donner aux
indigents, afin d'éviter l'enfer qu'il peignit le plus effroyable qu'il
put et de gagner le paradis qu'il fit désirable et charmant. Il y avait
dans l'auditoire un riche marchand retiré, un peu usurier, nommé M.
Géborand, lequel avait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps,
des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n'avait
fait l'aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on remarqua qu'il
donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de
la cathédrale. Elles étaient six à se partager cela. Un jour, l'évêque
le vit faisant sa charité et dit à sa soeur avec un sourire:

--Voilà monsieur Géborand qui achète pour un sou de paradis.

Quand il s'agissait de charité, il ne se rebutait pas, même devant un
refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient réfléchir. Une fois,
il quêtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait là le
marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen
d'être tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété
a existé. L'évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras.

--Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose.

Le marquis se retourna et répondit sèchement:

--Monseigneur, j'ai mes pauvres.

--Donnez-les-moi, dit l'évêque.

Un jour, dans la cathédrale, il fit ce sermon.

«Mes très chers frères, mes bons amis, il y a en France treize cent
vingt mille maisons de paysans qui n'ont que trois ouvertures, dix-huit
cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenêtre, et
enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n'ont qu'une ouverture,
la porte. Et cela, à cause d'une chose qu'on appelle l'impôt des portes
et fenêtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des
petits enfants, dans ces logis-là, et voyez les fièvres et les maladies.
Hélas! Dieu donne l'air aux hommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas
la loi, mais je bénis Dieu. Dans l'Isère, dans le Var, dans les deux
Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas même de
brouettes, ils transportent les engrais à dos d'hommes; ils n'ont pas de
chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des bouts de corde
trempés dans la poix résine. C'est comme cela dans tout le pays haut du
Dauphiné. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la
bouse de vache séchée. L'hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et
ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le
manger.--Mes frères, ayez pitié! voyez comme on souffre autour de vous.»

Né provençal, il s'était facilement familiarisé avec tous les patois du
midi. Il disait: «_Eh bé! moussu, sès sagé?_» comme dans le bas
Languedoc. «_Onté anaras passa?_» comme dans les basses Alpes. «_Puerte
un bouen moutou embe un bouen froumage grase_», comme dans le haut
Dauphiné. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas peu contribué à lui
donner accès près de tous les esprits. Il était dans la chaumière et
dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus
grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues,
il entrait dans toutes les âmes. Du reste, il était le même pour les
gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien
hâtivement, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il
disait:

--Voyons le chemin par où la faute a passé.

Étant, comme il se qualifiait lui-même en souriant, un _ex-pécheur_, il
n'avait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez
haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux féroces, une
doctrine qu'on pourrait résumer à peu près ainsi:

«L'homme a sur lui la chair qui est tout à la fois son fardeau et sa
tentation. Il la traîne et lui cède.

«Il doit la surveiller, la contenir, la réprimer, et ne lui obéir qu'à
la dernière extrémité. Dans cette obéissance-là, il peut encore y avoir
de la faute; mais la faute, ainsi faite, est vénielle. C'est une chute,
mais une chute sur les genoux, qui peut s'achever en prière.

«Être un saint, c'est l'exception; être un juste, c'est la règle. Errez,
défaillez, péchez, mais soyez des justes.

«Le moins de péché possible, c'est la loi de l'homme. Pas de péché du
tout est le rêve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au
péché. Le péché est une gravitation.»

Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s'indigner bien vite:

--Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros
crime que tout le monde commet. Voilà les hypocrisies effarées qui se
dépêchent de protester et de se mettre à couvert.

Il était indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pèse le poids
de la société humaine. Il disait:

--Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des
indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pères, des
maîtres, des forts, des riches et des savants.

Il disait encore:

--À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous
pourrez; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis;
elle répond de la nuit qu'elle produit. Cette âme est pleine d'ombre, le
péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le péché, mais
celui qui y a fait l'ombre.

Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de juger les
choses. Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'évangile.

Il entendit un jour conter dans un salon un procès criminel qu'on
instruisait et qu'on allait juger. Un misérable homme, par amour pour
une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, à bout de ressources,
avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie était encore punie de
mort à cette époque. La femme avait été arrêtée émettant la première
pièce fausse fabriquée par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de
preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le
perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s'obstina à nier. Sur ce,
le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une infidélité
de l'amant, et était parvenu, avec des fragments de lettres savamment
présentés, à persuader à la malheureuse qu'elle avait une rivale et que
cet homme la trompait. Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé
son amant, tout avoué, tout prouvé. L'homme était perdu. Il allait être
prochainement jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et
chacun s'extasiait sur l'habileté du magistrat. En mettant la jalousie
en jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait
sortir la justice de la vengeance. L'évêque écoutait tout cela en
silence. Quand ce fut fini, il demanda:

--Où jugera-t-on cet homme et cette femme?

--À la cour d'assises.

Il reprit:

--Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi?

Il arriva à Digne une aventure tragique. Un homme fut condamné à mort
pour meurtre. C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à
fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain
public. Le procès occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixé pour
l'exécution du condamné, l'aumônier de la prison tomba malade. Il
fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On
alla chercher le curé. Il paraît qu'il refusa en disant: Cela ne me
regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvée et de ce saltimbanque;
moi aussi, je suis malade; d'ailleurs ce n'est pas là ma place. On
rapporta cette réponse à l'évêque qui dit:

--Monsieur le curé a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne.

Il alla sur-le-champ à la prison, il descendit au cabanon du
«saltimbanque», il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla.
Il passa toute la journée et toute la nuit près de lui, oubliant la
nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'âme du condamné et priant
le condamné pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vérités qui
sont les plus simples. Il fut père, frère, ami; évêque pour bénir
seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet
homme allait mourir désespéré. La mort était pour lui comme un abîme.
Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il
n'était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. Sa
condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu çà et là
autour de lui cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que
nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par
ces brèches fatales, et ne voyait que des ténèbres. L'évêque lui fit
voir une clarté.

Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'évêque était là.
Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec
sa croix épiscopale au cou, côte à côte avec ce misérable lié de cordes.

Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'échafaud avec lui. Le
patient, si morne et si accablé la veille, était rayonnant. Il sentait
que son âme était réconciliée et il espérait Dieu. L'évêque l'embrassa,
et, au moment où le couteau allait tomber, il lui dit:

--Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que les frères
chassent retrouve le Père. Priez, croyez, entrez dans la vie! le Père
est là.

Quand il redescendit de l'échafaud, il avait quelque chose dans son
regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui était le plus
admirable de sa pâleur ou de sa sérénité. En rentrant à cet humble logis
qu'il appelait en souriant son palais, il dit à sa soeur:

--Je viens d'officier pontificalement.

Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les
moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en
commentant cette conduite de l'évêque: «C'est de l'affectation.» Ceci ne
fut du reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui n'entend pas malice
aux actions saintes, fut attendri et admira.

Quant à l'évêque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut
longtemps à s'en remettre.

L'échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose
qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de
mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de
ses yeux une guillotine; mais si l'on en rencontre une, la secousse est
violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns
admirent, comme de Maistre; les autres exècrent, comme Beccaria. La
guillotine est la concrétion de la loi; elle se nomme _vindicte;_ elle
n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit
frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales
dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'échafaud
est vision. L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une
machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer
et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'être qui a je ne sais
quelle sombre initiative; on dirait que cette charpente voit, que cette
machine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces
cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l'âme,
l'échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud
est le complice du bourreau; il dévore; il mange de la chair, il boit du
sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le
charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie
épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée.

Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le lendemain de
l'exécution et beaucoup de jours encore après, l'évêque parut accablé.
La sérénité presque violente du moment funèbre avait disparu: le fantôme
de la justice sociale l'obsédait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes
ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se
fît un reproche. Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à
demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa soeur entendit un
soir et recueillit:

--Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. C'est un tort de
s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi
humaine. La mort n'appartient qu'à Dieu. De quel droit les hommes
touchent-ils à cette chose inconnue?

Avec le temps ces impressions s'atténuèrent, et probablement
s'effacèrent. Cependant on remarqua que l'évêque évitait désormais de
passer sur la place des exécutions. On pouvait appeler M. Myriel à toute
heure au chevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas que là
était son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles
veuves ou orphelines n'avaient pas besoin de le demander, il arrivait de
lui-même. Il savait s'asseoir et se taire de longues heures auprès de
l'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la mère qui avait
perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi
le moment de parler. Ô admirable consolateur! il ne cherchait pas à
effacer la douleur par l'oubli, mais à l'agrandir et à la dignifier par
l'espérance. Il disait:

--Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les morts. Ne
songez pas à ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur
vivante de votre mort bien-aimé au fond du ciel.

Il savait que la croyance est saine. Il cherchait à conseiller et à
calmer l'homme désespéré en lui indiquant du doigt l'homme résigné, et à
transformer la douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur
qui regarde une étoile.




Chapitre V

Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes


La vie intérieure de M. Myriel était pleine des mêmes pensées que sa vie
publique. Pour qui eût pu la voir de près, c'eût été un spectacle grave
et charmant que cette pauvreté volontaire dans laquelle vivait M.
l'évêque de Digne.

Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait
peu. Ce court sommeil était profond. Le matin il se recueillait pendant
une heure, puis il disait sa messe, soit à la cathédrale, soit dans son
oratoire. Sa messe dite, il déjeunait d'un pain de seigle trempé dans le
lait de ses vaches. Puis il travaillait.

Un évêque est un homme fort occupé; il faut qu'il reçoive tous les jours
le secrétaire de l'évêché, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous
les jours ses grands vicaires. Il a des congrégations à contrôler, des
privilèges à donner, toute une librairie ecclésiastique à examiner,
paroissiens, catéchismes diocésains, livres d'heures, etc., des
mandements à écrire, des prédications à autoriser, des curés et des
maires à mettre d'accord, une correspondance cléricale, une
correspondance administrative, d'un côté l'état, de l'autre le
Saint-Siège, mille affaires.

Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son
bréviaire, il le donnait d'abord aux nécessiteux, aux malades et aux
affligés; le temps que les affligés, les malades et les nécessiteux lui
laissaient, il le donnait au travail. Tantôt il bêchait la terre dans
son jardin, tantôt il lisait et écrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces
deux sortes de travail; il appelait cela _jardiner_.

--L'esprit est un jardin, disait-il.

À midi, il dînait. Le dîner ressemblait au déjeuner.

Vers deux heures, quand le temps était beau, il sortait et se promenait
à pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les
masures. On le voyait cheminer seul, tout à ses pensées, l'oeil baissé,
appuyé sur sa longue canne, vêtu de sa douillette violette ouatée et
bien chaude, chaussé de bas violets dans de gros souliers, et coiffé de
son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands
d'or à graine d'épinards.

C'était une fête partout où il paraissait. On eût dit que son passage
avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. Les enfants et les
vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'évêque comme pour le
soleil. Il bénissait et on le bénissait. On montrait sa maison à
quiconque avait besoin de quelque chose.

Çà et là, il s'arrêtait, parlait aux petits garçons et aux petites
filles et souriait aux mères. Il visitait les pauvres tant qu'il avait
de l'argent; quand il n'en avait plus, il visitait les riches.

Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne
voulait pas qu'on s'en aperçût, il ne sortait jamais dans la ville
autrement qu'avec sa douillette violette. Cela le gênait un peu en été.

Le soir à huit heures et demie il soupait avec sa soeur, madame Magloire
debout derrière eux et les servant à table. Rien de plus frugal que ce
repas. Si pourtant l'évêque avait un de ses curés à souper, madame
Magloire en profitait pour servir à Monseigneur quelque excellent
poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout curé était
un prétexte à bon repas; l'évêque se laissait faire. Hors de là, son
ordinaire ne se composait guère que de légumes cuits dans l'eau et de
soupe à l'huile. Aussi disait-on dans la ville:

--Quand l'évêque fait pas chère de curé, il fait chère de trappiste.

Après son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle
Baptistine et madame Magloire; puis il rentrait dans sa chambre et se
remettait à écrire, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur la
marge de quelque in-folio. Il était lettré et quelque peu savant. Il a
laissé cinq ou six manuscrits assez curieux; entre autres une
dissertation sur le verset de la Genèse: _Au commencement l'esprit de
Dieu flottait sur les eaux_. Il confronte avec ce verset trois textes:
la version arabe qui dit: _Les vents de Dieu soufflaient;_ Flavius
Josèphe qui dit: _Un vent d'en haut se précipitait sur la terre_, et
enfin la paraphrase chaldaïque d'Onkelos qui porte: _Un vent venant de
Dieu soufflait sur la face des eaux_. Dans une autre dissertation, il
examine les oeuvres théologiques de Hugo, évêque de Ptolémaïs,
arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre, et il établit qu'il
faut attribuer à cet évêque les divers opuscules publiés, au siècle
dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt.

Parfois au milieu d'une lecture, quel que fût le livre qu'il eût entre
les mains, il tombait tout à coup dans une méditation profonde, d'où il
ne sortait que pour écrire quelques lignes sur les pages mêmes du
volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les
contient. Nous avons sous les yeux une note écrite par lui sur une des
marges d'un in-quarto intitulé: _Correspondance du lord Germain avec les
généraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amérique.
À Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire,
quai des Augustins_.

Voici cette note:

«Ô vous qui êtes!

«L'Ecclésiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabées vous nomment
Créateur, l'Épître aux Éphésiens vous nomme Liberté, Baruch vous nomme
Immensité, les Psaumes vous nomment Sagesse et Vérité, Jean vous nomme
Lumière, les Rois vous nomment Seigneur, l'Exode vous appelle
Providence, le Lévitique Sainteté, Esdras Justice, la création vous
nomme Dieu, l'homme vous nomme Père; mais Salomon vous nomme
Miséricorde, et c'est là le plus beau de tous vos noms.»

Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient à
leurs chambres au premier, le laissant jusqu'au matin seul au
rez-de-chaussée.

Ici il est nécessaire que nous donnions une idée exacte du logis de M.
l'évêque de Digne.




Chapitre VI

Par qui il faisait garder sa maison


La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un
rez-de-chaussée et d'un seul étage: trois pièces au rez-de-chaussée,
trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derrière la maison, un
jardin d'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le premier.
L'évêque logeait en bas. La première pièce, qui s'ouvrait sur la rue,
lui servait de salle à manger, la deuxième de chambre à coucher, et la
troisième d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer
par la chambre à coucher, et sortir de la chambre à coucher sans passer
par la salle à manger. Dans l'oratoire, au fond, il y avait une alcôve
fermée, avec un lit pour les cas d'hospitalité. M. l'évêque offrait ce
lit aux curés de campagne que des affaires ou les besoins de leur
paroisse amenaient à Digne.

La pharmacie de l'hôpital, petit bâtiment ajouté à la maison et pris sur
le jardin, avait été transformée en cuisine et en cellier.

Il y avait en outre dans le jardin une étable qui était l'ancienne
cuisine de l'hospice et où l'évêque entretenait deux vaches. Quelle que
fût la quantité de lait qu'elles lui donnassent, il en envoyait
invariablement tous les matins la moitié aux malades de l'hôpital.--Je
paye ma dîme, disait-il.

Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la
mauvaise saison. Comme le bois est très cher à Digne, il avait imaginé
de faire faire dans l'étable à vaches un compartiment fermé d'une
cloison en planches. C'était là qu'il passait ses soirées dans les
grands froids. Il appelait cela son _salon d'hiver_.

Il n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la salle à manger,
d'autres meubles qu'une table de bois blanc, carrée, et quatre chaises
de paille. La salle à manger était ornée en outre d'un vieux buffet
peint en rose à la détrempe. Du buffet pareil, convenablement habillé de
napperons blancs et de fausses dentelles, l'évêque avait fait l'autel
qui décorait son oratoire.

Ses pénitentes riches et les saintes femmes de Digne s'étaient souvent
cotisées pour faire les frais d'un bel autel neuf à l'oratoire de
monseigneur; il avait chaque fois pris l'argent et l'avait donné aux
pauvres.

--Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'âme d'un malheureux
consolé qui remercie Dieu.

Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en paille, et un
fauteuil à bras également en paille dans sa chambre à coucher. Quand par
hasard il recevait sept ou huit personnes à la fois, le préfet, ou le
général, ou l'état-major du régiment en garnison, ou quelques élèves du
petit séminaire, on était obligé d'aller chercher dans l'étable les
chaises du salon d'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil
dans la chambre à coucher; de cette façon, on pouvait réunir jusqu'à
onze sièges pour les visiteurs. À chaque nouvelle visite on démeublait
une pièce.

Il arrivait parfois qu'on était douze; alors l'évêque dissimulait
l'embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminée si
c'était l'hiver, ou en proposant un tour dans le jardin si c'était
l'été.

Il y avait bien encore dans l'alcôve fermée une chaise, mais elle était
à demi dépaillée et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait
qu'elle ne pouvait servir qu'appuyée contre le mur. Mademoiselle
Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une très grande bergère en
bois jadis doré et revêtue de pékin à fleurs, mais on avait été obligé
de monter cette bergère au premier par la fenêtre, l'escalier étant trop
étroit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier.

L'ambition de mademoiselle Baptistine eût été de pouvoir acheter un
meuble de salon en velours d'Utrecht jaune à rosaces et en acajou à cou
de cygne, avec canapé. Mais cela eût coûté au moins cinq cents francs,
et, ayant vu qu'elle n'avait réussi à économiser pour cet objet que
quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y
renoncer. D'ailleurs qui est-ce qui atteint son idéal?

Rien de plus simple à se figurer que la chambre à coucher de l'évêque.
Une porte-fenêtre donnant sur le jardin, vis-à-vis le lit; un lit
d'hôpital, en fer avec baldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit,
derrière un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les
anciennes habitudes élégantes de l'homme du monde; deux portes, l'une
près de la cheminée, donnant dans l'oratoire; l'autre, près de la
bibliothèque, donnant dans la salle à manger; la bibliothèque, grande
armoire vitrée pleine de livres; la cheminée, de bois peint en marbre,
habituellement sans feu; dans la cheminée, une paire de chenets en fer
ornés de deux vases à guirlandes et cannelures jadis argentés à l'argent
haché, ce qui était un genre de luxe épiscopal; au-dessus, à l'endroit
où d'ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre désargenté fixé
sur un velours noir râpé dans un cadre de bois dédoré. Près de la
porte-fenêtre, une grande table avec un encrier, chargée de papiers
confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille.
Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l'oratoire.

Deux portraits dans des cadres ovales étaient accrochés au mur des deux
côtés du lit. De petites inscriptions dorées sur le fond neutre de la
toile à côté des figures indiquaient que les portraits représentaient,
l'un, l'abbé de Chaliot, évêque de Saint-Claude, l'autre, l'abbé
Tourteau, vicaire général d'Agde, abbé de Grand-Champ, ordre de Cîteaux,
diocèse de Chartres. L'évêque, en succédant dans cette chambre aux
malades de l'hôpital, y avait trouvé ces portraits et les y avait
laissés. C'étaient des prêtres, probablement des donateurs: deux motifs
pour qu'il les respectât. Tout ce qu'il savait de ces deux personnages,
c'est qu'ils avaient été nommés par le roi, l'un à son évêché, l'autre à
son bénéfice, le même jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant
décroché les tableaux pour en secouer la poussière, l'évêque avait
trouvé cette particularité écrite d'une encre blanchâtre sur un petit
carré de papier jauni par le temps, collé avec quatre pains à cacheter
derrière le portrait de l'abbé de Grand-Champ.

Il avait à sa fenêtre un antique rideau de grosse étoffe de laine qui
finit par devenir tellement vieux que, pour éviter la dépense d'un neuf,
madame Magloire fut obligée de faire une grande couture au beau milieu.
Cette couture dessinait une croix. L'évêque le faisait souvent
remarquer.

--Comme cela fait bien! disait-il.

Toutes les chambres de la maison, au rez-de-chaussée ainsi qu'au
premier, sans exception, étaient blanchies au lait de chaux, ce qui est
une mode de caserne et d'hôpital.

Cependant, dans les dernières années, madame Magloire retrouva, comme on
le verra plus loin, sous le papier badigeonné, des peintures qui
ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'être
l'hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. De là cette
décoration. Les chambres étaient pavées de briques rouges qu'on lavait
toutes les semaines, avec des nattes de paille tressée devant tous les
lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, était du haut en bas
d'une propreté exquise. C'était le seul luxe que l'évêque permit. Il
disait:

--Cela ne prend rien aux pauvres.

Il faut convenir cependant qu'il lui restait de ce qu'il avait possédé
jadis six couverts d'argent et une grande cuiller à soupe que madame
Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur
la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici l'évêque de
Digne tel qu'il était, nous devons ajouter qu'il lui était arrivé plus
d'une fois de dire:

--Je renoncerais difficilement à manger dans de l'argenterie.

Il faut ajouter à cette argenterie deux gros flambeaux d'argent massif
qui lui venaient de l'héritage d'une grand'tante. Ces flambeaux
portaient deux bougies de cire et figuraient habituellement sur la
cheminée de l'évêque. Quand il avait quelqu'un à dîner, madame Magloire
allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table.

Il y avait dans la chambre même de l'évêque, à la tête de son lit, un
petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six
couverts d'argent et la grande cuiller. Il faut dire qu'on n'en ôtait
jamais la clef.

Le jardin, un peu gâté par les constructions assez laides dont nous
avons parlé, se composait de quatre allées en croix rayonnant autour
d'un puisard; une autre allée faisait tout le tour du jardin et
cheminait le long du mur blanc dont il était enclos. Ces allées
laissaient entre elles quatre carrés bordés de buis. Dans trois, madame
Magloire cultivait des légumes; dans le quatrième, l'évêque avait mis
des fleurs. Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers.

Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce:

--Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voilà pourtant un carré
inutile. Il vaudrait mieux avoir là des salades que des bouquets.

--Madame Magloire, répondit l'évêque, vous vous trompez. Le beau est
aussi utile que l'utile.

Il ajouta après un silence:

--Plus peut-être.

Ce carré, composé de trois ou quatre plates-bandes, occupait M. l'évêque
presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou
deux, coupant, sarclant, et piquant çà et là des trous en terre où il
mettait des graines. Il n'était pas aussi hostile aux insectes qu'un
jardinier l'eût voulu. Du reste, aucune prétention à la botanique; il
ignorait les groupes et le solidisme; il ne cherchait pas le moins du
monde à décider entre Tournefort et la méthode naturelle; il ne prenait
parti ni pour les utricules contre les cotylédons, ni pour Jussieu
contre Linné. Il n'étudiait pas les plantes; il aimait les fleurs. Il
respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les
ignorants, et, sans jamais manquer à ces deux respects, il arrosait ses
plates-bandes chaque soir d'été avec un arrosoir de fer-blanc peint en
vert.

La maison n'avait pas une porte qui fermât à clef. La porte de la salle
à manger qui, nous l'avons dit, donnait de plain-pied sur la place de la
cathédrale, était jadis armée de serrures et de verrous comme une porte
de prison. L'évêque avait fait ôter toutes ces ferrures, et cette porte,
la nuit comme le jour, n'était fermée qu'au loquet. Le premier passant
venu, à quelque heure que ce fût, n'avait qu'à la pousser. Dans les
commencements, les deux femmes avaient été fort tourmentées de cette
porte jamais close; mais M. de Digne leur avait dit:

--Faites mettre des verrous à vos chambres, si cela vous plaît.

Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme
si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps
des frayeurs. Pour ce qui est de l'évêque, on peut trouver sa pensée
expliquée ou du moins indiquée dans ces trois lignes écrites par lui sur
la marge d'une bible: «Voici la nuance: la porte du médecin ne doit
jamais être fermée; la porte du prêtre doit toujours être ouverte.» Sur
un autre livre, intitulé _Philosophie de la science médicale_, il avait
écrit cette autre note: «Est-ce que je ne suis pas médecin comme eux?
Moi aussi j'ai mes malades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les
malades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les malheureux.»

Ailleurs encore il avait écrit: «Ne demandez pas son nom à qui vous
demande un gîte. C'est surtout celui-là que son nom embarrasse qui a
besoin d'asile.»

Il advint qu'un digne curé, je ne sais plus si c'était le curé de
Couloubroux ou le curé de Pompierry, s'avisa de lui demander un jour,
probablement à l'instigation de madame Magloire, si Monseigneur était
bien sûr de ne pas commettre jusqu'à un certain point une imprudence en
laissant jour et nuit sa porte ouverte à la disposition de qui voulait
entrer, et s'il ne craignait pas enfin qu'il n'arrivât quelque malheur
dans une maison si peu gardée. L'évêque lui toucha l'épaule avec une
gravité douce et lui dit:--_Nisi Dominus custodierit domum, in vanum
vigilant qui custodiunt eam_.

Puis il parla d'autre chose.

Il disait assez volontiers:

--Il y a la bravoure du prêtre comme il y a la bravoure du colonel de
dragons. Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille.




Chapitre VII

Cravatte


Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car
il est de ceux qui font le mieux voir quel homme c'était que M. l'évêque
de Digne.

Après la destruction de la bande de Gaspard Bès qui avait infesté les
gorges d'Ollioules, un de ses lieutenants, Cravatte, se réfugia dans la
montagne. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe
de Gaspard Bès, dans le comté de Nice, puis gagna le Piémont, et tout à
coup reparut en France, du côté de Barcelonnette. On le vit à Jauziers
d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du
Joug-de-l'Aigle, et de là il descendait vers les hameaux et les villages
par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa même pousser jusqu'à
Embrun, pénétra une nuit dans la cathédrale et dévalisa la sacristie.
Ses brigandages désolaient le pays. On mit la gendarmerie à ses
trousses, mais en vain. Il échappait toujours; quelquefois il résistait
de vive force. C'était un hardi misérable. Au milieu de toute cette
terreur, l'évêque arriva. Il faisait sa tournée. Au Chastelar, le maire
vint le trouver et l'engagea à rebrousser chemin. Cravatte tenait la
montagne jusqu'à l'Arche, et au-delà. Il y avait danger, même avec une
escorte. C'était exposer inutilement trois ou quatre malheureux
gendarmes.

--Aussi, dit l'évêque, je compte aller sans escorte.

--Y pensez-vous, monseigneur? s'écria le maire.

--J'y pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je
vais partir dans une heure.

--Partir?

--Partir.

--Seul?

--Seul.

--Monseigneur! vous ne ferez pas cela.

--Il y a là, dans la montagne, reprit l'évêque, une humble petite
commune grande comme ça, que je n'ai pas vue depuis trois ans. Ce sont
mes bons amis. De doux et honnêtes bergers. Ils possèdent une chèvre sur
trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de
diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites
flûtes à six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du
bon Dieu. Que diraient-ils d'un évêque qui a peur? Que diraient-ils si
je n'y allais pas?

--Mais, monseigneur, les brigands! Si vous rencontrez les brigands!

--Tiens, dit l'évêque, j'y songe. Vous avez raison. Je puis les
rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu'on leur parle du bon Dieu.

--Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un troupeau de loups!

--Monsieur le maire, c'est peut-être précisément de ce troupeau que
Jésus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence?

--Monseigneur, ils vous dévaliseront.

--Je n'ai rien.

--Ils vous tueront.

--Un vieux bonhomme de prêtre qui passe en marmottant ses momeries? Bah!
à quoi bon?

--Ah! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer!

--Je leur demanderai l'aumône pour mes pauvres.

--Monseigneur, n'y allez pas, au nom du ciel! vous exposez votre vie.

--Monsieur le maire, dit l'évêque, n'est-ce décidément que cela? Je ne
suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les âmes.

Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagné seulement d'un enfant
qui s'offrit à lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le
pays, et effraya très fort.

Il ne voulut emmener ni sa soeur ni madame Magloire. Il traversa la
montagne à mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses
«bons amis» les bergers. Il y resta quinze jours, prêchant,
administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son
départ, il résolut de chanter pontificalement un _Te Deum_. Il en parla
au curé. Mais comment faire? pas d'ornements épiscopaux. On ne pouvait
mettre à sa disposition qu'une chétive sacristie de village avec
quelques vieilles chasubles de damas usé ornées de galons faux.

--Bah! dit l'évêque. Monsieur le curé, annonçons toujours au prône notre
_Te Deum_. Cela s'arrangera.

On chercha dans les églises d'alentour. Toutes les magnificences de ces
humbles paroisses réunies n'auraient pas suffi à vêtir convenablement un
chantre de cathédrale. Comme on était dans cet embarras, une grande
caisse fut apportée et déposée au presbytère pour M. l'évêque par deux
cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse;
elle contenait une chape de drap d'or, une mitre ornée de diamants, une
croix archiépiscopale, une crosse magnifique, tous les vêtements
pontificaux volés un mois auparavant au trésor de Notre-Dame d'Embrun.
Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel étaient écrits ces mots:
_Cravatte à monseigneur Bienvenu_.

--Quand je disais que cela s'arrangerait! dit l'évêque.

Puis il ajouta en souriant:

--À qui se contente d'un surplis de curé, Dieu envoie une chape
d'archevêque.

--Monseigneur, murmura le curé en hochant la tête avec un sourire, Dieu,
ou le diable.

L'évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité:

--Dieu!

Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le
regarder par curiosité. Il retrouva au presbytère du Chastelar
mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui l'attendaient, et il dit
à sa soeur:

--Eh bien, avais-je raison? Le pauvre prêtre est allé chez ces pauvres
montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. J'étais
parti n'emportant que ma confiance en Dieu; je rapporte le trésor d'une
cathédrale.

Le soir, avant de se coucher, il dit encore:

--Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont là les
dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-mêmes. Les
préjugés, voilà les voleurs; les vices, voilà les meurtriers. Les grands
dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tête ou
notre bourse! Ne songeons qu'à ce qui menace notre âme.

Puis se tournant vers sa soeur:

--Ma soeur, de la part du prêtre jamais de précaution contre le
prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous à prier
Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non
pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre
occasion.

Du reste, les événements étaient rares dans son existence. Nous
racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie à
faire toujours les mêmes choses aux mêmes moments. Un mois de son année
ressemblait à une heure de sa journée.

Quant à ce que devint «le trésor» de la cathédrale d'Embrun, on nous
embarrasserait de nous interroger là-dessus. C'étaient là de bien belles
choses, et bien tentantes, et bien bonnes à voler au profit des
malheureux. Volées, elles l'étaient déjà d'ailleurs. La moitié de
l'aventure était accomplie; il ne restait plus qu'à changer la direction
du vol, et qu'à lui faire faire un petit bout de chemin du côté des
pauvres. Nous n'affirmons rien du reste à ce sujet. Seulement on a
trouvé dans les papiers de l'évêque une note assez obscure qui se
rapporte peut-être à cette affaire, et qui est ainsi conçue: _La
question est de savoir si cela doit faire retour à la cathédrale ou à
l'hôpital_.




Chapitre VIII

Philosophie après boire


Le sénateur dont il a été parlé plus haut était un homme entendu qui
avait fait son chemin avec une rectitude inattentive à toutes ces
rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi jurée,
justice, devoir; il avait marché droit à son but et sans broncher une
seule fois dans la ligne de son avancement et de son intérêt. C'était un
ancien procureur, attendri par le succès, pas méchant homme du tout,
rendant tous les petits services qu'il pouvait à ses fils, à ses
gendres, à ses parents, même à des amis; ayant sagement pris de la vie
les bons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui
semblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pour se
croire un disciple d'Épicure en n'étant peut-être qu'un produit de
Pigault-Lebrun. Il riait volontiers, et agréablement, des choses
infinies et éternelles, et des «billevesées du bonhomme évêque». Il en
riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant M. Myriel lui-même,
qui écoutait.

À je ne sais plus quelle cérémonie demi-officielle, le comte*** (ce
sénateur) et M. Myriel durent dîner chez le préfet. Au dessert, le
sénateur, un peu égayé, quoique toujours digne, s'écria:

--Parbleu, monsieur l'évêque, causons. Un sénateur et un évêque se
regardent difficilement sans cligner de l'oeil. Nous sommes deux
augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie.

--Et vous avez raison, répondit l'évêque. Comme on fait sa philosophie
on se couche. Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur.

Le sénateur, encouragé, reprit:

--Soyons bons enfants.

--Bons diables même, dit l'évêque.

--Je vous déclare, reprit le sénateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon,
Hobbes et M. Naigeon ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma
bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche.

--Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l'évêque.

Le sénateur poursuivit:

--Je hais Diderot; c'est un idéologue, un déclamateur et un
révolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire.
Voltaire s'est moqué de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de
Needham prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une
cuillerée de pâte de farine supplée le _fiat lux_. Supposez la goutte
plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. L'homme,
c'est l'anguille. Alors à quoi bon le Père éternel? Monsieur l'évêque,
l'hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'à produire des gens
maigres qui songent creux. À bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive
Zéro qui me laisse tranquille! De vous à moi, et pour vider mon sac, et
pour me confesser à mon pasteur comme il convient, je vous avoue que
j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout
bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare à des
gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! à quoi? Je ne vois pas qu'un
loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature.
Nous sommes au sommet; ayons la philosophie supérieure. Que sert d'être
en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres?
Vivons gaîment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir,
ailleurs, là-haut, là-bas, quelque part, je n'en crois pas un traître
mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois
prendre garde à tout ce que je fais, il faut que je me casse la tête sur
le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le _fas_ et le
_nefas_. Pourquoi? parce que j'aurai à rendre compte de mes actions.
Quand? après ma mort. Quel bon rêve! Après ma mort, bien fin qui me
pincera. Faites donc saisir une poignée de cendre par une main d'ombre.
Disons le vrai, nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe
d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la végétation. Cherchons le
réel. Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer
la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des
joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carré par
la base, moi. Monsieur l'évêque, l'immortalité de l'homme est un
écoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet
qu'a Adam! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux
omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les
bienheureux iront d'un astre à l'autre? Soit. On sera les sauterelles
des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces
paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le
_Moniteur_, parbleu! mais je le chuchote entre amis. _Inter pocula_.
Sacrifier la terre au paradis, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Être
dupe de l'infini! pas si bête. Je suis néant. Je m'appelle monsieur le
comte Néant, sénateur. Étais-je avant ma naissance? Non. Serai-je après
ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussière agrégée par un organisme.
Qu'ai-je à faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Où
me mènera la souffrance? Au néant. Mais j'aurai souffert. Où me mènera
la jouissance? Au néant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut
être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l'herbe.
Telle est ma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur
est là, le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou.
Fin. _Finis_. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de
l'évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait là
quelqu'un qui ait quelque chose à me dire, je ris d'y songer. Invention
de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes.
Non, notre lendemain est de la nuit. Derrière la tombe, il n'y a plus
que des néants égaux. Vous avez été Sardanapale, vous avez été Vincent
de Paul, cela fait le même rien. Voilà le vrai. Donc vivez, par-dessus
tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vérité, je vous le
dis, monsieur l'évêque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je
ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bien
quelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit,
aux misérables. On leur donne à gober les légendes, les chimères, l'âme,
l'immortalité, le paradis, les étoiles. Ils mâchent cela. Ils le mettent
sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je
n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon
Dieu est bon pour le peuple.

L'évêque battit des mains.

--Voilà parler! s'écria-t-il. L'excellente chose, et vraiment
merveilleuse, que ce matérialisme-là! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on
l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas bêtement exiler comme
Caton, ni lapider comme Étienne, ni brûler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux
qui ont réussi à se procurer ce matérialisme admirable ont la joie de se
sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent dévorer tout, sans
inquiétude, les places, les sinécures, les dignités, le pouvoir bien ou
mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les
savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la
tombe, leur digestion faite. Comme c'est agréable! Je ne dis pas cela
pour vous, monsieur le sénateur. Cependant il m'est impossible de ne
point vous féliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le
dites, une philosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée,
accessible aux riches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant
admirablement les voluptés de la vie. Cette philosophie est prise dans
les profondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtes
bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu
soit la philosophie du peuple, à peu près comme l'oie aux marrons est la
dinde aux truffes du pauvre.




Chapitre IX

Le frère raconté par la soeur


Pour donner une idée du ménage intérieur de M. l'évêque de Digne et de
la façon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions,
leurs pensées, même leurs instincts de femmes aisément effrayées, aux
habitudes et aux intentions de l'évêque, sans qu'il eût même à prendre
la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de
transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine à madame la
vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre
nos mains.

«Digne, 16 décembre 18....

«Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de
vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus.
Figurez-vous qu'en lavant et époussetant les plafonds et les murs,
madame Magloire a fait des découvertes; maintenant nos deux chambres
tapissées de vieux papier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un
château dans le genre du vôtre. Madame Magloire a déchiré tout le
papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, où il n'y a pas de
meubles, et dont nous nous servons pour étendre le linge après les
lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond
peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'était
recouvert d'une toile, du temps que c'était l'hôpital. Enfin des
boiseries du temps de nos grand'mères. Mais c'est ma chambre qu'il faut
voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papiers collés
dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent se supporter. C'est
Télémaque reçu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins.
Le nom m'échappe. Enfin où les dames romaines se rendaient une seule
nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (_ici un mot
illisible_), et toute la suite. Madame Magloire a débarbouillé tout
cela, et cet été elle va réparer quelques petites avaries, revenir le
tout, et ma chambre sera un vrai musée. Elle a trouvé aussi dans un coin
du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux écus
de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux
pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde
en acajou.

«Je suis toujours bien heureuse. Mon frère est si bon. Il donne tout ce
qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays
est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui
manquent. Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce
sont de grandes douceurs.

«Mon frère a ses habitudes à lui. Quand il cause, il dit qu'un évêque
doit être ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais
fermée. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frère. Il ne
craint rien, même la nuit. C'est là sa bravoure à lui, comme il dit.

«Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne.
Il s'expose à tous les dangers, et il ne veut même pas que nous ayons
l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.

«Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a
pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.

«L'an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas
voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il
n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit:
"Voilà comme on m'a volé!" Et il a ouvert une malle pleine de tous les
bijoux de la cathédrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnés.

«Cette fois-là, en revenant, comme j'étais allée à sa rencontre à deux
lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empêcher de le gronder un
peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du
bruit, afin que personne autre ne pût entendre.

«Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui
l'arrêtent, il est terrible. À présent j'ai fini par m'y accoutumer. Je
fais signe à madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se
risque comme il veut. Moi j'emmène madame Magloire, je rentre dans ma
chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que
je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en
irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. Madame Magloire a eu
plus de peine que moi à s'habituer à ce qu'elle appelait ses
imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les
deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable
entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Après tout, que
craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous,
qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu
l'habite.

«Voilà qui me suffit. Mon frère n'a plus même besoin de me dire un mot
maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons à
la Providence.

«Voilà comme il faut être avec un homme qui a du grand dans l'esprit.

«J'ai questionné mon frère pour le renseignement que vous me demandez
sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des
souvenirs, car il est toujours très bon royaliste. C'est de vrai une
très ancienne famille normande de la généralité de Caen. Il y a cinq
cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux,
qui étaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier
était Guy-Étienne-Alexandre, et était maître de camp, et quelque chose
dans les chevaux-légers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a épousé
Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France,
colonel des gardes françaises et lieutenant général des armées. On écrit
Faux, Fauq et Faoucq.

«Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, M. le
cardinal. Quant à votre chère Sylvanie, elle a bien fait de ne pas
prendre les courts instants qu'elle passe près de vous pour m'écrire.
Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m'aime toujours. C'est
tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivé. Je m'en trouve
heureuse. Ma santé n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous
les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous
quitter. Mille bonnes choses.

«Baptistine.

«P. S. Madame votre belle-soeur est toujours ici avec sa jeune famille.
Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientôt!
Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillères, et
il disait: "Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?" Il est si gentil, cet
enfant! Son petit frère traîne un vieux balai dans l'appartement comme
une voiture, et dit: "Hu!"

»Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier
aux façons d'être de l'évêque avec ce génie particulier de la femme qui
comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'évêque de Digne,
sous cet air doux et candide qui ne se démentait jamais, faisait parfois
des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraître même s'en
douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire.
Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais
pendant ni après. Jamais on ne le troublait, ne fût-ce que par un signe,
dans une action commencée. À de certains moments, sans qu'il eût besoin
de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-être pas lui-même conscience, tant
sa simplicité était parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait
comme évêque; alors elles n'étaient plus que deux ombres dans la maison.
Elles le servaient passivement, et, si c'était obéir que de disparaître,
elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable délicatesse
d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gêner. Aussi, même le
croyant en péril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensée, mais sa
nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient à
Dieu.

D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de
son frère serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle
le savait.




Chapitre X

L'évêque en présence d'une lumière inconnue


À une époque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans les
pages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville, plus
risquée encore que sa promenade à travers les montagnes des bandits. Il
y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire.
Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien
conventionnel. Il se nommait G.

On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une
sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait
du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme était à
peu près un monstre. Il n'avait pas voté la mort du roi, mais presque.
C'était un quasi-régicide. Il avait été terrible. Comment, au retour des
princes légitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-là devant une cour
prévôtale? On ne lui eût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de
la clémence, soit; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin!
etc., etc. C'était un athée d'ailleurs, comme tous ces
gens-là.--Commérages des oies sur le vautour.

Était-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce
qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas voté la mort du
roi, il n'avait pas été compris dans les décrets d'exil et avait pu
rester en France.

Il habitait, à trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau,
loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon très
sauvage. Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un
repaire. Pas de voisins; pas même de passants. Depuis qu'il demeurait
dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe.
On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. Pourtant
l'évêque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon à l'endroit
où un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il
disait:

--Il y a là une âme qui est seule.

Et au fond de sa pensée il ajoutait: «Je lui dois ma visite.»

Mais, avouons-le, cette idée, au premier abord naturelle, lui
apparaissait, après un moment de réflexion, comme étrange et impossible,
et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression
générale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendît
clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontière de la haine
et qu'exprime si bien le mot éloignement.

Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non.
Mais quelle brebis!

Le bon évêque était perplexe. Quelquefois il allait de ce côté-là, puis
il revenait. Un jour enfin le bruit se répandit dans la ville qu'une
façon de jeune pâtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge était
venu chercher un médecin; que le vieux scélérat se mourait, que la
paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.

--Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.

L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu
trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui
ne devait pas tarder à souffler, et partit.

Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque
arriva à l'endroit excommunié. Il reconnut avec un certain battement de
coeur qu'il était près de la tanière. Il enjamba un fossé, franchit une
haie, leva un échalier, entra dans un courtil délabré, fit quelques pas
assez hardiment, et tout à coup, au fond de la friche, derrière une
haute broussaille, il aperçut la caverne.

C'était une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une
treille clouée à la façade.

Devant la porte, dans une vieille chaise à roulettes, fauteuil du
paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.

Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit
pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.

Pendant que l'évêque regardait, le vieillard éleva la voix:

--Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien.

Et son sourire quitta le soleil pour s'arrêter sur l'enfant.

L'évêque s'avança. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis
tourna la tête, et son visage exprima toute la quantité de surprise
qu'on peut avoir après une longue vie.

--Depuis que je suis ici, dit-il, voilà la première fois qu'on entre
chez moi. Qui êtes-vous, monsieur?

L'évêque répondit:

--Je me nomme Bienvenu Myriel.

--Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous
que le peuple appelle monseigneur Bienvenu?

--C'est moi.

Le vieillard reprit avec un demi-sourire:

--En ce cas, vous êtes mon évêque?

--Un peu.

--Entrez, monsieur.

Le conventionnel tendit la main à l'évêque, mais l'évêque ne la prit
pas. L'évêque se borna à dire:

--Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompé. Vous ne me semblez,
certes, pas malade.

--Monsieur, répondit le vieillard, je vais guérir.

Il fit une pause et dit:

--Je mourrai dans trois heures.

Puis il reprit:

--Je suis un peu médecin; je sais de quelle façon la dernière heure
vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a
gagné les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'à la ceinture;
quand il sera au coeur, je m'arrêterai. Le soleil est beau, n'est-ce
pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'oeil sur
les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites
bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce
moment-là ait des témoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'à
l'aube. Mais je sais que j'en ai à peine pour trois heures. Il fera
nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas
besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai à la belle étoile.

Le vieillard se tourna vers le pâtre.

--Toi, va te coucher. Tu as veillé l'autre nuit. Tu es fatigué.

L'enfant rentra dans la cabane.

Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant à lui-même:

--Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon
voisinage.

L'évêque n'était pas ému comme il semble qu'il aurait pu l'être. Il ne
croyait pas sentir Dieu dans cette façon de mourir. Disons tout, car les
petites contradictions des grands coeurs veulent être indiquées comme le
reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il
était quelque peu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était
presque tenté de répliquer: citoyen. Il lui vint une velléité de
familiarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres, mais
qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout, ce
conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissant de la
terre; pour la première fois de sa vie peut-être, l'évêque se sentit en
humeur de sévérité.

Le conventionnel cependant le considérait avec une cordialité modeste,
où l'on eût pu démêler l'humilité qui sied quand on est si près de sa
mise en poussière.

L'évêque, de son côté, quoiqu'il se gardât ordinairement de la
curiosité, laquelle, selon lui, était contiguë à l'offense, ne pouvait
s'empêcher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant
pas sa source dans la sympathie, lui eût été probablement reprochée par
sa conscience vis-à-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui
faisait un peu l'effet d'être hors la loi, même hors la loi de charité.

G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, était un de ces
grands octogénaires qui font l'étonnement du physiologiste. La
révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque. On
sentait dans ce vieillard l'homme à l'épreuve. Si près de sa fin, il
avait conservé tous les gestes de la santé. Il y avait dans son coup
d'oeil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement
d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azraël, l'ange mahométan du
sépulcre, eût rebroussé chemin et eût cru se tromper de porte. G.
semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberté
dans son agonie. Les jambes seulement étaient immobiles. Les ténèbres le
tenaient par là. Les pieds étaient morts et froids, et la tête vivait de
toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en ce
grave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut,
marbre par en bas.

Une pierre était là. L'évêque s'y assit. L'exorde fut _ex abrupto_.

--Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. Vous n'avez
toujours pas voté la mort du roi.

Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans
ce mot: toujours. Il répondit. Tout sourire avait disparu de sa face.

--Ne me félicitez pas trop, monsieur; j'ai voté la fin du tyran.

C'était l'accent austère en présence de l'accent sévère.

--Que voulez-vous dire? reprit l'évêque.

--Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai voté la fin de
ce tyran-là. Ce tyran-là a engendré la royauté qui est l'autorité prise
dans le faux, tandis que la science est l'autorité prise dans le vrai.
L'homme ne doit être gouverné que par la science.

--Et la conscience, ajouta l'évêque.

--C'est la même chose. La conscience, c'est la quantité de science innée
que nous avons en nous.

Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau
pour lui. Le conventionnel poursuivit:

--Quant à Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer
un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai voté la
fin du tyran. C'est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la
fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En
votant la république, j'ai voté cela. J'ai voté la fraternité, la
concorde, l'aurore! J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs.
Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous
avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase
des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne
de joie.

--Joie mêlée, dit l'évêque.

--Vous pourriez dire joie troublée, et aujourd'hui, après ce fatal
retour du passé qu'on nomme 1814, joie disparue. Hélas, l'oeuvre a été
incomplète, j'en conviens; nous avons démoli l'ancien régime dans les
faits, nous n'avons pu entièrement le supprimer dans les idées. Détruire
les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les moeurs. Le moulin n'y
est plus, le vent y est encore.

--Vous avez démoli. Démolir peut être utile; mais je me défie d'une
démolition compliquée de colère.

--Le droit a sa colère, monsieur l'évêque, et la colère du droit est un
élément du progrès. N'importe, et quoi qu'on en dise, la révolution
française est le plus puissant pas du genre humain depuis l'avènement du
Christ. Incomplète, soit; mais sublime. Elle a dégagé toutes les
inconnues sociales. Elle a adouci les esprits; elle a calmé, apaisé,
éclairé; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle
a été bonne. La révolution française, c'est le sacre de l'humanité.

L'évêque ne put s'empêcher de murmurer:

--Oui? 93!

Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennité presque
lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écria:

--Ah! vous y voilà! 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage s'est formé
pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous
faites le procès au coup de tonnerre.

L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui
était atteint. Pourtant il fit bonne contenance. Il répondit:

--Le juge parle au nom de la justice; le prêtre parle au nom de la
pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée. Un coup de
tonnerre ne doit pas se tromper.

Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel.

--Louis XVII?

Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque:

--Louis XVII! Voyons, sur qui pleurez-vous? Est-ce sur l'enfant
innocent? alors, soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal?
je demande à réfléchir. Pour moi, le frère de Cartouche, enfant
innocent, pendu sous les aisselles en place de Grève jusqu'à ce que mort
s'ensuive, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche, n'est
pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant innocent,
martyrisé dans la tour du Temple pour le seul crime d'avoir été le
petit-fils de Louis XV.

--Monsieur, dit l'évêque, je n'aime pas ces rapprochements de noms.

--Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux réclamez-vous?

Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être venu,
et pourtant il se sentait vaguement et étrangement ébranlé.

Le conventionnel reprit:

--Ah! monsieur le prêtre, vous n'aimez pas les crudités du vrai. Christ
les aimait, lui. Il prenait une verge et il époussetait le temple. Son
fouet plein d'éclairs était un rude diseur de vérités. Quand il
s'écriait: _Sinite parvulos_..., il ne distinguait pas entre les petits
enfants. Il ne se fût pas gêné de rapprocher le dauphin de Barabbas du
dauphin d'Hérode. Monsieur, l'innocence est sa couronne à elle-même.
L'innocence n'a que faire d'être altesse. Elle est aussi auguste
déguenillée que fleurdelysée.

--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse.

--J'insiste, continua le conventionnel G. Vous m'avez nommé Louis XVII.
Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les
martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en
haut? J'en suis. Mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus
haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes.
Je pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vous
pleuriez avec moi sur les petits du peuple.

--Je pleure sur tous, dit l'évêque.

--Également! s'écria G., et si la balance doit pencher, que ce soit du
côté du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre.

Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se
souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replié un peu de
sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge,
et interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les énergies de
l'agonie. Ce fut presque une explosion.

--Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Et puis, tenez,
ce n'est pas tout cela, que venez-vous me questionner et me parler de
Louis XVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce
pays, j'ai vécu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors,
ne vient personne que cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai,
arrivé confusément jusqu'à moi, et, je dois le dire, pas très mal
prononcé; mais cela ne signifie rien; les gens habiles ont tant de
manières d'en faire accroire à ce brave bonhomme de peuple. À propos, je
n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute
laissée derrière le taillis, là-bas, à l'embranchement de la route. Je
ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous étiez
l'évêque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. En
somme, je vous répète ma question. Qui êtes-vous? Vous êtes un évêque,
c'est-à-dire un prince de l'église, un de ces hommes dorés, armoriés,
rentés, qui ont de grosses prébendes--l'évêché de Digne, quinze mille
francs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq mille
francs--, qui ont des cuisines, qui ont des livrées, qui font bonne
chère, qui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se pavanent,
laquais devant, laquais derrière, en berline de gala, et qui ont des
palais, et qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ qui allait pieds
nus! Vous êtes un prélat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table,
toutes les sensualités de la vie, vous avez cela comme les autres, et
comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou
pas assez; cela ne m'éclaire pas sur votre valeur intrinsèque et
essentielle, à vous qui venez avec la prétention probable de m'apporter
de la sagesse. À qui est-ce que je parle? Qui êtes-vous?

L'évêque baissa la tête et répondit:

--_Vermis sum_.

--Un ver de terre en carrosse! grommela le conventionnel.

C'était le tour du conventionnel d'être hautain, et de l'évêque d'être
humble.

L'évêque reprit avec douceur.

--Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon carrosse, qui est là à
deux pas derrière les arbres, en quoi ma bonne table et les poules d'eau
que je mange le vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes,
en quoi mon palais et mes laquais prouvent que la pitié n'est pas une
vertu, que la clémence n'est pas un devoir, et que 93 n'a pas été
inexorable.

Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en écarter un
nuage.

--Avant de vous répondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens
d'avoir un tort, monsieur. Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. Je
vous dois courtoisie. Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à
combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des
avantages que j'ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de
ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en user.

--Je vous remercie, dit l'évêque.

G. reprit:

--Revenons à l'explication que vous me demandiez. Où en étions-nous? Que
me disiez-vous? que 93 a été inexorable?

--Inexorable, oui, dit l'évêque. Que pensez-vous de Marat battant des
mains à la guillotine?

--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les dragonnades?

La réponse était dure, mais elle allait au but avec la rigidité d'une
pointe d'acier. L'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune riposte,
mais il était froissé de cette façon de nommer Bossuet. Les meilleurs
esprits ont leurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des
manques de respect de la logique.

Le conventionnel commençait à haleter; l'asthme de l'agonie, qui se mêle
aux derniers souffles, lui entrecoupait la voix; cependant il avait
encore une parfaite lucidité d'âme dans les yeux. Il continua:

--Disons encore quelques mots çà et là, je veux bien. En dehors de la
révolution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation
humaine, 93, hélas! est une réplique. Vous le trouvez inexorable, mais
toute la monarchie, monsieur? Carrier est un bandit; mais quel nom
donnez-vous à Montrevel? Fouquier-Tinville est un gueux, mais quel est
votre avis sur Lamoignon-Bâville? Maillard est affreux, mais
Saulx-Tavannes, s'il vous plaît? Le père Duchêne est féroce, mais quelle
épithète m'accorderez-vous pour le père Letellier? Jourdan-Coupe-Tête
est un monstre, mais moindre que M. le marquis de Louvois. Monsieur,
monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je
plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en 1685, sous Louis le
Grand, monsieur, allaitant son enfant, fut liée, nue jusqu'à la
ceinture, à un poteau, l'enfant tenu à distance; le sein se gonflait de
lait et le coeur d'angoisse. Le petit, affamé et pâle, voyait ce sein,
agonisait et criait, et le bourreau disait à la femme, mère et nourrice:
«Abjure!» lui donnant à choisir entre la mort de son enfant et la mort
de sa conscience. Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à
une mère? Monsieur, retenez bien ceci: la révolution française a eu ses
raisons. Sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le
monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse
pour le genre humain. J'abrège. Je m'arrête, j'ai trop beau jeu.
D'ailleurs je me meurs.

Et, cessant de regarder l'évêque, le conventionnel acheva sa pensée en
ces quelques mots tranquilles:

--Oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand elles
sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été rudoyé, mais
qu'il a marché.

Le conventionnel ne se doutait pas qu'il venait d'emporter
successivement l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de
l'évêque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, suprême
ressource de la résistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole
où reparut presque toute la rudesse du commencement:

--Le progrès doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur
impie. C'est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est
athée.

Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. Il eut un tremblement.
Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand
la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il
dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l'oeil perdu dans
les profondeurs:

--O toi! ô idéal! toi seul existes!

L'évêque eut une sorte d'inexprimable commotion. Après un silence, le
vieillard leva un doigt vers le ciel, et dit:

--L'infini est. Il est là. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait
sa borne; il ne serait pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas.
Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu.

Le mourant avait prononcé ces dernières paroles d'une voix haute et avec
le frémissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut
parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait épuisé. Il était évident
qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui
restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait approché de celui qui est
dans la mort. L'instant suprême arrivait.

L'évêque le comprit, le moment pressait, c'était comme prêtre qu'il
était venu; de l'extrême froideur, il était passé par degrés à l'émotion
extrême; il regarda ces yeux fermés, il prit cette vieille main ridée et
glacée, et se pencha vers le moribond:

--Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous pas qu'il serait
regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?

Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravité où il y avait de l'ombre
s'empreignit sur son visage.

--Monsieur l'évêque, dit-il, avec une lenteur qui venait peut-être plus
encore de la dignité de l'âme que de la défaillance des forces, j'ai
passé ma vie dans la méditation, l'étude et la contemplation. J'avais
soixante ans quand mon pays m'a appelé, et m'a ordonné de me mêler de
ses affaires. J'ai obéi. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y
avait des tyrannies, je les ai détruites; il y avait des droits et des
principes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire était envahi,
je l'ai défendu; la France était menacée, j'ai offert ma poitrine. Je
n'étais pas riche; je suis pauvre. J'ai été l'un des maîtres de l'État,
les caves du Trésor étaient encombrées d'espèces au point qu'on était
forcé d'étançonner les murs, prêts à se fendre sous le poids de l'or et
de l'argent, je dînais rue de l'Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête.
J'ai secouru les opprimés, j'ai soulagé les souffrants. J'ai déchiré la
nappe de l'autel, c'est vrai; mais c'était pour panser les blessures de
la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers
la lumière, et j'ai résisté quelquefois au progrès sans pitié. J'ai,
dans l'occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres. Et il y a
à Peteghem en Flandre, à l'endroit même où les rois mérovingiens avaient
leur palais d'été, un couvent d'urbanistes, l'abbaye de Sainte-Claire en
Beaulieu, que j'ai sauvé en 1793. J'ai fait mon devoir selon mes forces,
et le bien que j'ai pu. Après quoi j'ai été chassé, traqué, poursuivi,
persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit. Depuis bien des
années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se
croient sur moi le droit de mépris, j'ai pour la pauvre foule ignorante
visage de damné, et j'accepte, ne haïssant personne, l'isolement de la
haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce
que vous venez me demander?

--Votre bénédiction, dit l'évêque.

Et il s'agenouilla.

Quand l'évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue
auguste. Il venait d'expirer.

L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles
pensées. Il passa toute la nuit en prière. Le lendemain, quelques braves
curieux essayèrent de lui parler du conventionnel G.; il se borna à
montrer le ciel. À partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de
fraternité pour les petits et les souffrants.

Toute allusion à ce «vieux scélérat de G.» le faisait tomber dans une
préoccupation singulière. Personne ne pourrait dire que le passage de
cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la
sienne ne fût pas pour quelque chose dans son approche de la perfection.

Cette «visite pastorale» fut naturellement une occasion de bourdonnement
pour les petites coteries locales:

--Était-ce la place d'un évêque que le chevet d'un tel mourant? Il n'y
avait évidemment pas de conversion à attendre. Tous ces révolutionnaires
sont relaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t-il été regarder là? Il
fallait donc qu'il fût bien curieux d'un emportement d'âme par le
diable.

Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit
spirituelle, lui adressa cette saillie:

--Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur aura le bonnet rouge.

--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement que
ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.




Chapitre XI

Une restriction


On risquerait fort de se tromper si l'on concluait de là que monseigneur
Bienvenu fût «un évêque philosophe» ou «un curé patriote». Sa rencontre,
ce qu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le conventionnel
G., lui laissa une sorte d'étonnement qui le rendit plus doux encore.
Voilà tout.

Quoique monseigneur Bienvenu n'ait été rien moins qu'un homme politique,
c'est peut-être ici le lieu d'indiquer, très brièvement, quelle fut son
attitude dans les événements d'alors, en supposant que monseigneur
Bienvenu ait jamais songé à avoir une attitude. Remontons donc en
arrière de quelques années.

Quelque temps après l'élévation de M. Myriel à l'épiscopat, l'empereur
l'avait fait baron de l'empire, en même temps que plusieurs autres
évêques. L'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du
5 au 6 juillet 1809; à cette occasion, M. Myriel fut appelé par Napoléon
au synode des évêques de France et d'Italie convoqué à Paris. Ce synode
se tint à Notre-Dame et s'assembla pour la première fois le 15 juin 1811
sous la présidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des
quatre-vingt-quinze évêques qui s'y rendirent. Mais il n'assista qu'à
une séance et à trois ou quatre conférences particulières. Évêque d'un
diocèse montagnard, vivant si près de la nature, dans la rusticité et le
dénuement, il paraît qu'il apportait parmi ces personnages éminents des
idées qui changeaient la température de l'assemblée. Il revint bien vite
à Digne. On le questionna sur ce prompt retour, il répondit:

--Je les gênais. L'air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais
l'effet d'une porte ouverte.

Une autre fois il dit:

--Que voulez-vous? ces messeigneurs-là sont des princes. Moi, je ne suis
qu'un pauvre évêque paysan.

Le fait est qu'il avait déplu. Entre autres choses étranges, il lui
serait échappé de dire, un soir qu'il se trouvait chez un de ses
collègues les plus qualifiés:

--Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livrées! Ce doit être
bien importun! Oh! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-là à me
crier sans cesse aux oreilles: Il y a des gens qui ont faim! il y a des
gens qui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres!

Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la
haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant,
chez les gens d'église, en dehors de la représentation et des
cérémonies, le luxe est un tort. Il semble révéler des habitudes peu
réellement charitables. Un prêtre opulent est un contre-sens. Le prêtre
doit se tenir près des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit
et jour, à toutes les détresses, à toutes les infortunes, à toutes les
indigences, sans avoir soi-même sur soi un peu de cette sainte misère,
comme la poussière du travail? Se figure-t-on un homme qui est près d'un
brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille
sans cesse à une fournaise, et qui n'a ni un cheveu brûlé, ni un ongle
noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? La
première preuve de la charité chez le prêtre, chez l'évêque surtout,
c'est la pauvreté. C'était là sans doute ce que pensait M. l'évêque de
Digne.

Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains
points délicats ce que nous appellerions «les idées du siècle». Il se
mêlait peu aux querelles théologiques du moment et se taisait sur les
questions où sont compromis l'Église et l'État; mais si on l'eût
beaucoup pressé, il paraît qu'on l'eût trouvé plutôt ultramontain que
gallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulons rien
cacher, nous sommes forcé d'ajouter qu'il fut glacial pour Napoléon
déclinant. À partir de 1813, il adhéra ou il applaudit à toutes les
manifestations hostiles. Il refusa de le voir à son passage au retour de
l'île d'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son diocèse les prières
publiques pour l'empereur pendant les Cent-Jours.

Outre sa soeur, mademoiselle Baptistine, il avait deux frères: l'un
général, l'autre préfet. Il écrivait assez souvent à tous les deux. Il
tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en
Provence, à l'époque du débarquement de Cannes, le général s'était mis à
la tête de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme
quelqu'un qui veut le laisser échapper. Sa correspondance resta plus
affectueuse pour l'autre frère, l'ancien préfet, brave et digne homme
qui vivait retiré à Paris, rue Cassette.

Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti,
son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa
ce doux et grand esprit occupé des choses éternelles. Certes, un pareil
homme eût mérité de n'avoir pas d'opinions politiques. Qu'on ne se
méprenne pas sur notre pensée, nous ne confondons point ce qu'on appelle
«opinions politiques» avec la grande aspiration au progrès, avec la
sublime foi patriotique, démocratique et humaine, qui, de nos jours,
doit être le fond même de toute intelligence généreuse. Sans approfondir
des questions qui ne touchent qu'indirectement au sujet de ce livre,
nous disons simplement ceci: Il eût été beau que monseigneur Bienvenu
n'eût pas été royaliste et que son regard ne se fût pas détourné un seul
instant de cette contemplation sereine où l'on voit rayonner
distinctement, au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, ces
trois pures lumières, la Vérité, la Justice, la Charité.

Tout en convenant que ce n'était point pour une fonction politique que
Dieu avait créé monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admiré la
protestation au nom du droit et de la liberté, l'opposition fière, la
résistance périlleuse et juste à Napoléon tout-puissant. Mais ce qui
nous plaît vis-à-vis de ceux qui montent nous plaît moins vis-à-vis de
ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger; et,
dans tous les cas, les combattants de la première heure ont seuls le
droit d'être les exterminateurs de la dernière. Qui n'a pas été
accusateur opiniâtre pendant la prospérité doit se taire devant
l'écroulement. Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier
de la chute. Quant à nous, lorsque la Providence s'en mêle et frappe,
nous la laissons faire. 1812 commence à nous désarmer. En 1813, la lâche
rupture de silence de ce corps législatif taciturne enhardi par les
catastrophes n'avait que de quoi indigner, et c'était un tort
d'applaudir; en 1814, devant ces maréchaux trahissant, devant ce sénat
passant d'une fange à l'autre, insultant après avoir divinisé, devant
cette idolâtrie lâchant pied et crachant sur l'idole, c'était un devoir
de détourner la tête; en 1815, comme les suprêmes désastres étaient dans
l'air, comme la France avait le frisson de leur approche sinistre, comme
on pouvait vaguement distinguer Waterloo ouvert devant Napoléon, la
douloureuse acclamation de l'armée et du peuple au condamné du destin
n'avait rien de risible, et, toute réserve faite sur le despote, un
coeur comme l'évêque de Digne n'eût peut-être pas dû méconnaître ce
qu'avait d'auguste et de touchant, au bord de l'abîme, l'étroit
embrassement d'une grande nation et d'un grand homme.

À cela près, il était et il fut, en toute chose, juste, vrai, équitable,
intelligent, humble et digne; bienfaisant, et bienveillant, ce qui est
une autre bienfaisance. C'était un prêtre, un sage, et un homme. Même,
il faut le dire, dans cette opinion politique que nous venons de lui
reprocher et que nous sommes disposé à juger presque sévèrement, il
était tolérant et facile, peut-être plus que nous qui parlons ici.--Le
portier de la maison de ville avait été placé là par l'empereur. C'était
un vieux sous-officier de la vieille garde, légionnaire d'Austerlitz,
bonapartiste comme l'aigle. Il échappait dans l'occasion à ce pauvre
diable de ces paroles peu réfléchies que la loi d'alors qualifiait
_propos séditieux_. Depuis que le profil impérial avait disparu de la
légion d'honneur, il ne s'habillait jamais _dans l'ordonnance_, comme il
disait, afin de ne pas être forcé de porter sa croix. Il avait ôté
lui-même dévotement l'effigie impériale de la croix que Napoléon lui
avait donnée, cela faisait un trou, et il n'avait rien voulu mettre à la
place. «Plutôt mourir, disait-il, que de porter sur mon coeur les trois
crapauds!» Il raillait volontiers tout haut Louis XVIII. «Vieux goutteux
à guêtres d'anglais!» disait-il, «qu'il s'en aille en Prusse avec son
salsifis!» Heureux de réunir dans la même imprécation les deux choses
qu'il détestait le plus, la Prusse et l'Angleterre. Il en fit tant qu'il
perdit sa place. Le voilà sans pain sur le pavé avec femme et enfants.
L'évêque le fit venir, le gronda doucement, et le nomma suisse de la
cathédrale.

M. Myriel était dans le diocèse le vrai pasteur, l'ami de tous. En neuf
ans, à force de saintes actions et de douces manières, monseigneur
Bienvenu avait rempli la ville de Digne d'une sorte de vénération tendre
et filiale. Sa conduite même envers Napoléon avait été acceptée et comme
tacitement pardonnée par le peuple, bon troupeau faible, qui adorait son
empereur, mais qui aimait son évêque.




Chapitre XII

Solitude de monseigneur Bienvenu


Il y a presque toujours autour d'un évêque une escouade de petits abbés
comme autour d'un général une volée de jeunes officiers. C'est là ce que
ce charmant saint François de Sales appelle quelque part «les prêtres
blancs-becs». Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux
arrivés. Pas une puissance qui n'ait son entourage; pas une fortune qui
n'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent autour du présent
splendide. Toute métropole a son état-major. Tout évêque un peu influent
a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes, qui fait la ronde
et maintient le bon ordre dans le palais épiscopal, et qui monte la
garde autour du sourire de monseigneur. Agréer à un évêque, c'est le
pied à l'étrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin;
l'apostolat ne dédaigne pas le canonicat.

De même qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l'église les
grosses mitres. Ce sont les évêques bien en cour, riches, rentés,
habiles, acceptés du monde, sachant prier, sans doute, mais sachant
aussi solliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre en leur
personne à tout un diocèse, traits d'union entre la sacristie et la
diplomatie, plutôt abbés que prêtres, plutôt prélats qu'évêques. Heureux
qui les approche! Gens en crédit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour
d'eux, sur les empressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse
qui sait plaire, les grasses paroisses, les prébendes, les
archidiaconats, les aumôneries et les fonctions cathédrales, en
attendant les dignités épiscopales. En avançant eux-mêmes, ils font
progresser leurs satellites; c'est tout un système solaire en marche.
Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s'émiette sur la
cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèse au patron,
plus grosse cure au favori. Et puis Rome est là. Un évêque qui sait
devenir archevêque, un archevêque qui sait devenir cardinal, vous emmène
comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium, vous
voilà auditeur, vous voilà camérier, vous voilà monsignor, et de la
Grandeur à Imminence il n'y a qu'un pas, et entre Imminence et la
Sainteté il n'y a que la fumée d'un scrutin. Toute calotte peut rêver la
tiare. Le prêtre est de nos jours le seul homme qui puisse régulièrement
devenir roi; et quel roi! le roi suprême. Aussi quelle pépinière
d'aspirations qu'un séminaire! Que d'enfants de choeur rougissants, que
de jeunes abbés ont sur la tête le pot au lait de Perrette! Comme
l'ambition s'intitule aisément vocation, qui sait? de bonne foi
peut-être et se trompant elle-même, béate qu'elle est!

Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'était pas compté
parmi les grosses mitres. Cela était visible à l'absence complète de
jeunes prêtres autour de lui. On a vu qu'à Paris «il n'avait pas pris».
Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas
une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. Ses
chanoines et ses grands vicaires étaient de bons vieux hommes, un peu
peuple comme lui, murés comme lui dans ce diocèse sans issue sur le
cardinafat, et qui ressemblaient à leur évêque, avec cette différence
qu'eux étaient finis, et que lui était achevé.

On sentait si bien l'impossibilité de croître près de monseigneur
Bienvenu qu'à peine sortis du séminaire, les jeunes gens ordonnés par
lui se faisaient recommander aux archevêques d'Aix ou d'Auch, et s'en
allaient bien vite. Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. Un
saint qui vit dans un excès d'abnégation est un voisinage dangereux; il
pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvreté incurable,
l'ankylose des articulations utiles à l'avancement, et, en somme, plus
de renoncement que vous n'en voulez; et l'on fuit cette vertu galeuse.
De là l'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une société
sombre. Réussir, voilà l'enseignement qui tombe goutte à goutte de la
corruption en surplomb.

Soit dit en passant, c'est une chose assez hideuse que le succès. Sa
fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la
réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce
ménechme du talent, a une dupe: l'histoire. Juvénal et Tacite seuls en
bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est
entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le
service de son antichambre. Réussissez: théorie. Prospérité suppose
Capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe
est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez
le reste; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six
exceptions immenses qui font l'éclat d'un siècle, l'admiration
contemporaine n'est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier
venu, cela ne gâte rien, pourvu qu'on soit le parvenu. Le vulgaire est
un vieux Narcisse qui s'adore lui-même et qui applaudit le vulgaire.
Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante,
Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d'emblée et par
acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu'un
notaire se transfigure en député, qu'un faux Corneille fasse _Tiridate_,
qu'un eunuque parvienne à posséder un harem, qu'un Prud'homme militaire
gagne par accident la bataille décisive d'une époque, qu'un apothicaire
invente les semelles de carton pour l'armée de Sambre-et-Meuse et se
construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres
de rente, qu'un porte-balle épouse l'usure et la fasse accoucher de sept
ou huit millions dont il est le père et dont elle est la mère, qu'un
prédicateur devienne évêque par le nasillement, qu'un intendant de bonne
maison soit si riche en sortant de service qu'on le fasse ministre des
finances, les hommes appellent cela Génie, de même qu'ils appellent
Beauté la figure de Mousqueton et Majesté l'encolure de Claude. Ils
confondent avec les constellations de l'abîme les étoiles que font dans
la vase molle du bourbier les pattes des canards.




Chapitre XIII

Ce qu'il croyait


Au point de vue de l'orthodoxie, nous n'avons point à sonder M. l'évêque
de Digne. Devant une telle âme, nous ne nous sentons en humeur que de
respect. La conscience du juste doit être crue sur parole. D'ailleurs,
de certaines natures étant données, nous admettons le développement
possible de toutes les beautés de la vertu humaine dans une croyance
différente de la nôtre.

Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là? Ces secrets du for
intérieur ne sont connus que de la tombe où les âmes entrent nues. Ce
dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultés de foi ne se
résolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au
diamant. Il croyait le plus qu'il pouvait. _Credo in Patrem_,
s'écriait-il souvent. Puisant d'ailleurs dans les bonnes oeuvres cette
quantité de satisfaction qui suffit à la conscience, et qui vous dit
tout bas: «Tu es avec Dieu.»

Ce que nous croyons devoir noter, c'est que, en dehors, pour ainsi dire,
et au-delà de sa foi, l'évêque avait un excès d'amour. C'est par là,
_quia multum amavit_, qu'il était jugé vulnérable par les «hommes
sérieux», les «personnes graves» et les «gens raisonnables»; locutions
favorites de notre triste monde où l'égoïsme reçoit le mot d'ordre du
pédantisme. Qu'était-ce que cet excès d'amour? C'était une bienveillance
sereine, débordant les hommes, comme nous l'avons indiqué déjà, et, dans
l'occasion, s'étendant jusqu'aux choses. Il vivait sans dédain. Il était
indulgent pour la création de Dieu. Tout homme, même le meilleur, a en
lui une dureté irréfléchie qu'il tient en réserve pour l'animal.
L'évêque de Digne n'avait point cette dureté-là, particulière à beaucoup
de prêtres pourtant. Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait
avoir médité cette parole de l'Ecclésiaste: «Sait-on où va l'âme des
animaux?» Les laideurs de l'aspect, les difformités de l'instinct, ne le
troublaient pas et ne l'indignaient pas. Il en était ému, presque
attendri. Il semblait que, pensif, il en allât chercher, au-delà de la
vie apparente, la cause, l'explication ou l'excuse. Il semblait par
moments demander à Dieu des commutations. Il examinait sans colère, et
avec l'oeil du linguiste qui déchiffre un palimpseste, la quantité de
chaos qui est encore dans la nature. Cette rêverie faisait parfois
sortir de lui des mots étranges. Un matin, il était dans son jardin; il
se croyait seul, mais sa soeur marchait derrière lui sans qu'il la vît;
tout à coup, il s'arrêta, et il regarda quelque chose à terre; c'était
une grosse araignée, noire, velue, horrible. Sa soeur l'entendit qui
disait:

--Pauvre bête! ce n'est pas sa faute.

Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonté?
Puérilités, soit; mais ces puérilités sublimes ont été celles de saint
François d'Assise et de Marc-Aurèle. Un jour il se donna une entorse
pour n'avoir pas voulu écraser une fourmi.

Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, il s'endormait dans son
jardin, et alors il n'était rien de plus vénérable.

Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa
jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent.
Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le
résultat d'une grande conviction filtrée dans son coeur à travers la vie
et lentement tombée en lui, pensée à pensée; car, dans un caractère
comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces
creusements-là sont ineffaçables; ces formations-là sont
indestructibles.

En 1815, nous croyons l'avoir dit, il atteignit soixante-quinze ans,
mais il n'en paraissait pas avoir plus de soixante. Il n'était pas
grand; il avait quelque embonpoint, et, pour le combattre, il faisait
volontiers de longues marches à pied, il avait le pas ferme et n'était
que fort peu courbé, détail d'où nous ne prétendons rien conclure;
Grégoire XVI, à quatre-vingts ans, se tenait droit et souriant, ce qui
ne l'empêchait pas d'être un mauvais évêque. Monseigneur Bienvenu avait
ce que le peuple appelle «une belle tête», mais si aimable qu'on
oubliait qu'elle était belle.

Quand il causait avec cette santé enfantine qui était une de ses grâces,
et dont nous avons déjà parlé, on se sentait à l'aise près de lui, il
semblait que de toute sa personne il sortît de la joie. Son teint coloré
et frais, toutes ses dents bien blanches qu'il avait conservées et que
son rire faisait voir, lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait
dire d'un homme: «C'est un bon enfant», et d'un vieillard: «C'est un
bonhomme». C'était, on s'en souvient, l'effet qu'il avait fait à
Napoléon. Au premier abord, et pour qui le voyait pour la première fois,
ce n'était guère qu'un bonhomme en effet. Mais si l'on restait quelques
heures près de lui, et pour peu qu'on le vît pensif, le bonhomme se
transfigurait peu à peu et prenait je ne sais quoi d'imposant; son front
large et sérieux, auguste par les cheveux blancs, devenait auguste aussi
par la méditation; la majesté se dégageait de cette bonté, sans que la
bonté cessât de rayonner; on éprouvait quelque chose de l'émotion qu'on
aurait si l'on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes sans
cesser de sourire. Le respect, un respect inexprimable, vous pénétrait
par degrés et vous montait au coeur, et l'on sentait qu'on avait devant
soi une de ces âmes fortes, éprouvées et indulgentes, où la pensée est
si grande qu'elle ne peut plus être que douce.

Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux,
l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, la
fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la confiance,
l'étude, le travail remplissaient chacune des journées de sa vie.
_Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de l'évêque
était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de bonnes paroles
et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas complète si le temps
froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le soir, quand les deux
femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans son jardin avant de
s'endormir. Il semblait que ce fût une sorte de rite pour lui de se
préparer au sommeil par la méditation en présence des grands spectacles
du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure même assez avancée de la
nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l'entendaient
marcher lentement dans les allées. Il était là, seul avec lui-même,
recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son coeur à la
sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles
des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme
aux pensées qui tombent de l'inconnu. Dans ces moments-là, offrant son
coeur à l'heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé
comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au
milieu du rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être
dire lui-même ce qui se passait dans son esprit, il sentait quelque
chose s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui.
Mystérieux échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de
l'univers!

Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité future,
étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange encore; à
tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens; et,
sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le regardait. Il
n'étudiait pas Dieu, il s'en éblouissait. Il considérait ces magnifiques
rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les
forces en les constatant, créent les individualités dans l'unité, les
proportions dans l'étendue, l'innombrable dans l'infini, et par la
lumière produisent la beauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent
sans cesse; de là la vie et la mort. Il s'asseyait sur un banc de bois
adossé à une treille décrépite, et il regardait les astres à travers les
silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart
d'arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars,
lui était cher et lui suffisait.

Que fallait-il de plus à ce vieillard, qui partageait le loisir de sa
vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la
contemplation la nuit? Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond,
n'était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses
oeuvres les plus charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes?
N'est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au-delà? Un petit jardin
pour se promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut
cultiver et cueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer;
quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel.




Chapitre XIV

Ce qu'il pensait


Un dernier mot.

Comme cette nature de détails pourrait, particulièrement au moment où
nous sommes, et pour nous servir d'une expression actuellement à la
mode, donner à l'évêque de Digne une certaine physionomie «panthéiste»,
et faire croire, soit à son blâme, soit à sa louange, qu'il y avait en
lui une de ces philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui
germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y construisent et y
grandissent jusqu'à y remplacer les religions, nous insistons sur ceci
que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne se fût cru
autorisé à penser rien de pareil. Ce qui éclairait cet homme, c'était le
coeur. Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là.

Point de systèmes, beaucoup d'oeuvres. Les spéculations abstruses
contiennent du vertige; rien n'indique qu'il hasardât son esprit dans
les apocalypses. L'apôtre peut être hardi, mais l'évêque doit être
timide. Il se fût probablement fait scrupule de sonder trop avant de
certains problèmes réservés en quelque sorte aux grands esprits
terribles. Il y a de l'horreur sacrée sous les porches de l'énigme; ces
ouvertures sombres sont là béantes, mais quelque chose vous dit, à vous
passant de la vie, qu'on n'entre pas. Malheur à qui y pénètre! Les
génies, dans les profondeurs inouïes de l'abstraction et de la
spéculation pure, situés pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent
leurs idées à Dieu. Leur prière offre audacieusement la discussion. Leur
adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiété et
de responsabilité pour qui en tente les escarpements.

La méditation humaine n'a point de limite. À ses risques et périls, elle
analyse et creuse son propre éblouissement. On pourrait presque dire
que, par une sorte de réaction splendide, elle en éblouit la nature; le
mystérieux monde qui nous entoure rend ce qu'il reçoit, il est probable
que les contemplateurs sont contemplés. Quoi qu'il en soit, il y a sur
la terre des hommes--sont-ce des hommes?--qui aperçoivent distinctement
au fond des horizons du rêve les hauteurs de l'absolu, et qui ont la
vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'était
point de ces hommes-là, monseigneur Bienvenu n'était pas un génie. Il
eût redouté ces sublimités d'où quelques-uns, très grands même, comme
Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la démence. Certes, ces puissantes
rêveries ont leur utilité morale, et par ces routes ardues on s'approche
de la perfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège:
l'évangile. Il n'essayait point de faire faire à sa chasuble les plis du
manteau d'Élie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis
ténébreux des événements, il ne cherchait pas à condenser en flamme la
lueur des choses, il n'avait rien du prophète et rien du mage. Cette âme
simple aimait, voilà tout.

Qu'il dilatât la prière jusqu'à une aspiration surhumaine, cela est
probable; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop; et, si
c'était une hérésie de prier au-delà des textes, sainte Thérèse et saint
Jérôme seraient des hérétiques.

Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. L'univers lui
apparaissait comme une immense maladie; il sentait partout de la fièvre,
il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher à deviner
l'énigme, il tâchait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des
choses créées développait en lui l'attendrissement; il n'était occupé
qu'à trouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manière
de plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rare
prêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler.

Il y a des hommes qui travaillent à l'extraction de l'or; lui, il
travaillait à l'extraction de la pitié. L'universelle misère était sa
mine. La douleur partout n'était qu'une occasion de bonté toujours.
_Aimez-vous les uns les autres;_ il déclarait cela complet, ne
souhaitait rien de plus, et c'était là toute sa doctrine. Un jour, cet
homme qui se croyait «philosophe», ce sénateur, déjà nommé, dit à
l'évêque:

--Mais voyez donc le spectacle du monde; guerre de tous contre tous; le
plus fort a le plus d'esprit. Votre _aimez-vous les uns les autres_ est
une bêtise.

--Eh bien, répondit monseigneur Bienvenu sans disputer, si c'est une
bêtise, l'âme doit s'y enfermer comme la perle dans l'huître.

Il s'y enfermait donc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument,
laissant de côté les questions prodigieuses qui attirent et qui
épouvantent, les perspectives insondables de l'abstraction, les
précipices de la métaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour
l'apôtre à Dieu, pour l'athée au néant: la destinée, le bien et le mal,
la guerre de l'être contre l'être, la conscience de l'homme, le
somnambulisme pensif de l'animal, la transformation par la mort, la
récapitulation d'existences que contient le tombeau, la greffe
incompréhensible des amours successifs sur le moi persistant, l'essence,
la substance, le Nil et l'Ens, l'âme, la nature, la liberté, la
nécessité; problèmes à pic, épaisseurs sinistres, où se penchent les
gigantesques archanges de l'esprit humain; formidables abîmes que
Lucrèce, Manou, saint Paul et Dante contemplent avec cet oeil fulgurant
qui semble, en regardant fixement l'infini, y faire éclore des étoiles.

Monseigneur Bienvenu était simplement un homme qui constatait du dehors
les questions mystérieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en
troubler son propre esprit, et qui avait dans l'âme le grave respect de
l'ombre.




Livre deuxième--La chute




Chapitre I

Le soir d'un jour de marche


Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815, une heure environ avant
le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la
petite ville de Digne. Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment
à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce
voyageur avec une sorte d'inquiétude. Il était difficile de rencontrer
un passant d'un aspect plus misérable. C'était un homme de moyenne
taille, trapu et robuste, dans la force de l'âge. Il pouvait avoir
quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir
rabattue cachait en partie son visage, brûlé par le soleil et le hâle,
et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au
col par une petite ancre d'argent, laissait voir sa poitrine velue; il
avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et
râpé, blanc à un genou, troué à l'autre, une vieille blouse grise en
haillons, rapiécée à l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu
avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé
et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans
des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.

La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne
sais quoi de sordide à cet ensemble délabré.

Les cheveux étaient ras, et pourtant hérissés; car ils commençaient à
pousser un peu, et semblaient n'avoir pas été coupés depuis quelque
temps.

Personne ne le connaissait. Ce n'était évidemment qu'un passant. D'où
venait-il? Du midi. Des bords de la mer peut-être. Car il faisait son
entrée dans Digne par la même rue qui, sept mois auparavant, avait vu
passer l'empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû
marcher tout le jour. Il paraissait très fatigué. Des femmes de l'ancien
bourg qui est au bas de la ville l'avaient vu s'arrêter sous les arbres
du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l'extrémité de la
promenade. Il fallait qu'il eût bien soif, car des enfants qui le
suivaient le virent encore s'arrêter, et boire, deux cents pas plus
loin, à la fontaine de la place du marché.

Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea
vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure après. Un
gendarme était assis près de la porte sur le banc de pierre où le
général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des
habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. L'homme ôta sa
casquette et salua humblement le gendarme.

Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le
suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.

Il y avait alors à Digne une belle auberge à l'enseigne de _la
Croix-de-Colbas_. Cette auberge avait pour hôtelier un nommé Jacquin
Labarre, homme considéré dans la ville pour sa parenté avec un autre
Labarre, qui tenait à Grenoble l'auberge des _Trois-Dauphins_ et qui
avait servi dans les guides. Lors du débarquement de l'empereur,
beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des
_Trois-Dauphins_. On contait que le général Bertrand, déguisé en
charretier, y avait fait de fréquents voyages au mois de janvier, et
qu'il y avait distribué des croix d'honneur à des soldats et des
poignées de napoléons à des bourgeois. La réalité est que l'empereur,
entré dans Grenoble, avait refusé de s'installer à l'hôtel de la
préfecture; il avait remercié le maire en disant: _Je vais chez un brave
homme que je connais_, et il était allé aux _Trois-Dauphins_. Cette
gloire du Labarre des _Trois-Dauphins_ se reflétait à vingt-cinq lieues
de distance jusque sur le Labarre de la _Croix-de-Colbas_. On disait de
lui dans la ville: _C'est le cousin de celui de Grenoble_.

L'homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays.
Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue.
Tous les fourneaux étaient allumés; un grand feu flambait gaîment dans
la cheminée. L'hôte, qui était en même temps le chef, allait de l'âtre
aux casseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné à
des rouliers qu'on entendait rire et parler à grand bruit dans une salle
voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère
que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et
de coqs de bruyère, tournait sur une longue broche devant le feu; sur
les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une
truite du lac d'Alloz.

L'hôte, entendant la porte s'ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans
lever les yeux de ses fourneaux:

--Que veut monsieur?

--Manger et coucher, dit l'homme.

--Rien de plus facile, reprit l'hôte.

En ce moment il tourna la tête, embrassa d'un coup d'oeil tout
l'ensemble du voyageur, et ajouta:

--... en payant.

L'homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et
répondit:

--J'ai de l'argent.

--En ce cas on est à vous, dit l'hôte.

L'homme remit sa bourse en poche, se déchargea de son sac, le posa à
terre près de la porte, garda son bâton à la main, et alla s'asseoir sur
une escabelle basse près du feu. Digne est dans la montagne. Les soirées
d'octobre y sont froides.

Cependant, tout en allant et venant, l'homme considérait le voyageur.

--Dîne-t-on bientôt? dit l'homme.

--Tout à l'heure, dit l'hôte.

Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tourné, le digne
aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, puis il déchira
le coin d'un vieux journal qui traînait sur une petite table près de la
fenêtre. Sur la marge blanche il écrivit une ligne ou deux, plia sans
cacheter et remit ce chiffon de papier à un enfant qui paraissait lui
servir tout à la fois de marmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot
à l'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant dans la direction
de la mairie.

Le voyageur n'avait rien vu de tout cela.

Il demanda encore une fois:

--Dîne-t-on bientôt?

--Tout à l'heure, dit l'hôte.

L'enfant revint. Il rapportait le papier. L'hôte le déplia avec
empressement, comme quelqu'un qui attend une réponse. Il parut lire
attentivement, puis hocha la tête, et resta un moment pensif. Enfin il
fit un pas vers le voyageur qui semblait plongé dans des réflexions peu
sereines.

--Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir.

L'homme se dressa à demi sur son séant.

--Comment! Avez-vous peur que je ne paye pas? Voulez-vous que je paye
d'avance? J'ai de l'argent, vous dis-je.

--Ce n'est pas cela.

--Quoi donc?

--Vous avez de l'argent....

--Oui, dit l'homme.

--Et moi, dit l'hôte, je n'ai pas de chambre.

L'homme reprit tranquillement:

--Mettez-moi à l'écurie.

--Je ne puis.

--Pourquoi?

--Les chevaux prennent toute la place.

--Eh bien, repartit l'homme, un coin dans le grenier. Une botte de
paille. Nous verrons cela après dîner.

--Je ne puis vous donner à dîner.

Cette déclaration, faite d'un ton mesuré, mais ferme, parut grave à
l'étranger. Il se leva.

--Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J'ai marché dès le soleil levé.
J'ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger.

--Je n'ai rien, dit l'hôte.

L'homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux.

--Rien! et tout cela?

--Tout cela m'est retenu.

--Par qui?

--Par ces messieurs les rouliers.

--Combien sont-ils?

--Douze.

--Il y a là à manger pour vingt.

--Ils ont tout retenu et tout payé d'avance.

L'homme se rassit et dit sans hausser la voix:

--Je suis à l'auberge, j'ai faim, et je reste.

L'hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d'un accent qui le fit
tressaillir:

--Allez-vous en.

Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises
dans le feu avec le bout ferré de son bâton, il se retourna vivement,
et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer, l'hôte le regarda
fixement et ajouta toujours à voix basse:

--Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre
nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous
dise qui vous êtes? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque
chose, j'ai envoyé à la mairie, et voici ce qu'on m'a répondu.
Savez-vous lire?

En parlant ainsi il tendait à l'étranger, tout déplié, le papier qui
venait de voyager de l'auberge à la mairie, et de la mairie à l'auberge.
L'homme y jeta un regard. L'aubergiste reprit après un silence:

--J'ai l'habitude d'être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.

L'homme baissa la tête, ramassa le sac qu'il avait déposé à terre, et
s'en alla. Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard,
rasant de près les maisons, comme un homme humilié et triste. Il ne se
retourna pas une seule fois. S'il s'était retourné, il aurait vu
l'aubergiste de la _Croix-de-Colbas_ sur le seuil de sa porte, entouré
de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue,
parlant vivement et le désignant du doigt, et, aux regards de défiance
et d'effroi du groupe, il aurait deviné qu'avant peu son arrivée serait
l'événement de toute la ville.

Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière
eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.

Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant à l'aventure
par des rues qu'il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela
arrive dans la tristesse. Tout à coup il sentit vivement la faim. La
nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s'il ne découvrirait
pas quelque gîte.

La belle hôtellerie s'était fermée pour lui; il cherchait quelque
cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre.

Précisément une lumière s'allumait au bout de la rue; une branche de
pin, pendue à une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du
crépuscule. Il y alla.

C'était en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut.

Le voyageur s'arrêta un moment, et regarda par la vitre l'intérieur de
la salle basse du cabaret, éclairée par une petite lampe sur une table
et par un grand feu dans la cheminée. Quelques hommes y buvaient. L'hôte
se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la
crémaillère.

On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espèce d'auberge, par deux
portes. L'une donne sur la rue, l'autre s'ouvre sur une petite cour
pleine de fumier.

Le voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans
la cour, s'arrêta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la
porte.

--Qui va là? dit le maître.

--Quelqu'un qui voudrait souper et coucher.

--C'est bon. Ici on soupe et on couche.

Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournèrent. La lampe
l'éclairait d'un côté, le feu de l'autre. On l'examina quelque temps
pendant qu'il défaisait son sac.

L'hôte lui dit:

--Voilà du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer,
camarade.

Il alla s'asseoir près de l'âtre. Il allongea devant le feu ses pieds
meurtris par la fatigue; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce
qu'on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissée prit
une vague apparence de bien-être mêlée à cet autre aspect si poignant
que donne l'habitude de la souffrance.

C'était d'ailleurs un profil ferme, énergique et triste. Cette
physionomie était étrangement composée; elle commençait par paraître
humble et finissait par sembler sévère. L'oeil luisait sous les sourcils
comme un feu sous une broussaille.

Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant
d'entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval
à l'écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait
rencontré cet étranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras dasse
et... j'ai oublié le nom. (Je crois que c'est Escoublon). Or, en le
rencontrant, l'homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait
demandé de le prendre en croupe; à quoi le poissonnier n'avait répondu
qu'en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure
auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait
raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de _la
Croix-de-Colbas_. Il fit de sa place au cabaretier un signe
imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques
paroles à voix basse. L'homme était retombé dans ses réflexions.

Le cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur
l'épaule de l'homme, et lui dit:

--Tu vas t'en aller d'ici.

L'étranger se retourna et répondit avec douceur.

--Ah! vous savez?

--Oui.

--On m'a renvoyé de l'autre auberge.

--Et l'on te chasse de celle-ci.

--Où voulez-vous que j'aille?

--Ailleurs.

L'homme prit son bâton et son sac, et s'en alla.

Comme il sortait, quelques enfants, qui l'avaient suivi depuis _la
Croix-de-Colbas_ et qui semblaient l'attendre, lui jetèrent des pierres.
Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton; les
enfants se dispersèrent comme une volée d'oiseaux.

Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée
à une cloche. Il sonna.

Un guichet s'ouvrit.

--Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette,
voudriez-vous bien m'ouvrir et me loger pour cette nuit?

Une voix répondit:

--Une prison n'est pas une auberge. Faites-vous arrêter. On vous
ouvrira.

Le guichet se referma.

Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns
ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Parmi ces jardins et
ces haies, il vit une petite maison d'un seul étage dont la fenêtre
était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le
cabaret. C'était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit
drapé d'indienne imprimée, et un berceau dans un coin, quelques chaises
de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie
au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe de
grosse toile blanche, le broc d'étain luisant comme l'argent et plein de
vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme
d'une quarantaine d'années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait
sauter un petit enfant sur ses genoux. Près de lui, une femme toute
jeune allaitait un autre enfant. Le père riait, l'enfant riait, la mère
souriait.

L'étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant.
Que se passait-il en lui? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu'il
pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il
voyait tant de bonheur il trouverait peut-être un peu de pitié.

Il frappa au carreau un petit coup très faible.

On n'entendit pas.

Il frappa un second coup.

Il entendit la femme qui disait:

--Mon homme, il me semble qu'on frappe.

--Non, répondit le mari.

Il frappa un troisième coup.

Le mari se leva, prit la lampe, et alla à la porte qu'il ouvrit.

C'était un homme de haute taille, demi-paysan, demi-artisan. Il portait
un vaste tablier de cuir qui montait jusqu'à son épaule gauche, et dans
lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire à
poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture retenait comme dans une
poche. Il renversait la tête en arrière; sa chemise largement ouverte et
rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'épais
sourcils, d'énormes favoris noirs, les yeux à fleur de tête, le bas du
visage en museau, et sur tout cela cet air d'être chez soi qui est une
chose inexprimable.

--Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner
une assiettée de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est là
dans ce jardin? Dites, pourriez-vous? En payant?

--Qui êtes-vous? demanda le maître du logis.

L'homme répondit:

--J'arrive de Puy-Moisson. J'ai marché toute la journée. J'ai fait douze
lieues. Pourriez-vous? En payant?

--Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu'un de bien qui
payerait. Mais pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge.

--Il n'y a pas de place.

--Bah! pas possible. Ce n'est pas jour de foire ni de marché. Êtes-vous
allé chez Labarre?

--Oui.

--Eh bien?

Le voyageur répondit avec embarras:

--Je ne sais pas, il ne m'a pas reçu.

--Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut?

L'embarras de l'étranger croissait. Il balbutia:

--Il ne m'a pas reçu non plus.

Le visage du paysan prit une expression de défiance, il regarda le
nouveau venu de la tête aux pieds, et tout à coup il s'écria avec une
sorte de frémissement:

--Est-ce que vous seriez l'homme?...

Il jeta un nouveau coup d'oeil sur l'étranger, fit trois pas en arrière,
posa la lampe sur la table et décrocha son fusil du mur.

Cependant aux paroles du paysan: _Est-ce que vous seriez l'homme?..._ la
femme s'était levée, avait pris ses deux enfants dans ses bras et
s'était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l'étranger
avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas:_
Tso-maraude_.

Tout cela se fit en moins de temps qu'il ne faut pour se le figurer.
Après avoir examiné quelques instants l'homme comme on examine une
vipère, le maître du logis revint à la porte et dit:

--Va-t'en.

--Par grâce, reprit l'homme, un verre d'eau.

--Un coup de fusil! dit le paysan.

Puis il referma la porte violemment, et l'homme l'entendit tirer deux
gros verrous. Un moment après, la fenêtre se ferma au volet, et un bruit
de barre de fer qu'on posait parvint au dehors.

La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. À la
lueur du jour expirant, l'étranger aperçut dans un des jardins qui
bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de
gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le
jardin. Il s'approcha de la hutte; elle avait pour porte une étroite
ouverture très basse et elle ressemblait à ces constructions que les
cantonniers se bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que
c'était en effet le logis d'un cantonnier; il souffrait du froid et de
la faim; il s'était résigné à la faim, mais c'était du moins là un abri
contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés
la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y
faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un
moment étendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il était
fatigué. Puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c'était
d'ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des
courroies. En ce moment un grondement farouche se fit entendre. Il leva
les yeux. La tête d'un dogue énorme se dessinait dans l'ombre à
l'ouverture de la hutte.

C'était la niche d'un chien.

Il était lui-même vigoureux et redoutable; il s'arma de son bâton, il se
fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans
élargir les déchirures de ses haillons.

Il sortit également du jardin, mais à reculons, obligé, pour tenir le
dogue en respect, d'avoir recours à cette manoeuvre du bâton que les
maîtres en ce genre d'escrime appellent _la rose couverte_.

Quand il eut, non sans peine, repassé la barrière et qu'il se retrouva
dans la rue, seul, sans gîte, sans toit, sans abri, chassé même de ce
lit de paille et de cette niche misérable, il se laissa tomber plutôt
qu'il ne s'assit sur une pierre, et il paraît qu'un passant qui
traversait l'entendit s'écrier:

--Je ne suis pas même un chien!

Bientôt il se releva et se remit à marcher. Il sortit de la ville,
espérant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs, et s'y
abriter.

Il chemina ainsi quelque temps, la tête toujours baissée. Quand il se
sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha
autour de lui. Il était dans un champ; il avait devant lui une de ces
collines basses couvertes de chaume coupé ras, qui après la moisson
ressemblent à des têtes tondues.

L'horizon était tout noir; ce n'était pas seulement le sombre de la
nuit; c'étaient des nuages très bas qui semblaient s'appuyer sur la
colline même et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme
la lune allait se lever et qu'il flottait encore au zénith un reste de
clarté crépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de
voûte blanchâtre d'où tombait sur la terre une lueur.

La terre était donc plus éclairée que le ciel, ce qui est un effet
particulièrement sinistre, et la colline, d'un pauvre et chétif contour,
se dessinait vague et blafarde sur l'horizon ténébreux. Tout cet
ensemble était hideux, petit, lugubre et borné. Rien dans le champ ni
sur la colline qu'un arbre difforme qui se tordait en frissonnant à
quelques pas du voyageur.

Cet homme était évidemment très loin d'avoir de ces délicates habitudes
d'intelligence et d'esprit qui font qu'on est sensible aux aspects
mystérieux des choses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette
colline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque chose de si
profondément désolé qu'après un moment d'immobilité et de rêverie, il
rebroussa chemin brusquement. Il y a des instants où la nature semble
hostile.

Il revint sur ses pas. Les portes de Digne étaient fermées. Digne, qui a
soutenu des sièges dans les guerres de religion, était encore entourée
en 1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu'on a
démolies depuis. Il passa par une brèche et rentra dans la ville.

Il pouvait être huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les
rues, il recommença sa promenade à l'aventure.

Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. En passant sur la
place de la cathédrale, il montra le poing à l'église.

Il y a au coin de cette place une imprimerie. C'est là que furent
imprimées pour la première fois les proclamations de l'empereur et de la
garde impériale à l'armée, apportées de l'île d'Elbe et dictées par
Napoléon lui-même.

Épuisé de fatigue et n'espérant plus rien, il se coucha sur le banc de
pierre qui est à la porte de cette imprimerie.

Une vieille femme sortait de l'église en ce moment. Elle vit cet homme
étendu dans l'ombre.

--Que faites-vous là, mon ami? dit-elle.

Il répondit durement et avec colère:

--Vous le voyez, bonne femme, je me couche.

La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, était madame la marquise
de R.

--Sur ce banc? reprit-elle.

--J'ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l'homme, j'ai
aujourd'hui un matelas de pierre.

--Vous avez été soldat?

--Oui, bonne femme. Soldat.

--Pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge?

--Parce que je n'ai pas d'argent.

--Hélas, dit madame de R., je n'ai dans ma bourse que quatre sous.

--Donnez toujours.

L'homme prit les quatre sous. Madame de R. continua:

--Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous
essayé pourtant? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous
avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charité.

--J'ai frappé à toutes les portes.

--Eh bien?

--Partout on m'a chassé.

La «bonne femme» toucha le bras de l'homme et lui montra de l'autre côté
de la place une petite maison basse à côté de l'évêché.

--Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes?

--Oui.

--Avez-vous frappé à celle-là?

--Non.

--Frappez-y.




Chapitre II

La prudence conseillée à la sagesse


Ce soir-là, M. l'évêque de Digne, après sa promenade en ville, était
resté assez tard enfermé dans sa chambre. Il s'occupait d'un grand
travail sur les _Devoirs_, lequel est malheureusement demeuré inachevé.
Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et les Docteurs ont
dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties;
premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun,
selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les
grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique: devoirs
envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-même (Matth., V, 29, 30),
devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les
créatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l'évêque les
avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs; aux souverains et aux
sujets, dans l'Épître aux Romains; aux magistrats, aux épouses, aux
mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux pères, aux
enfants et aux serviteurs, dans l'Épître aux Éphésiens; aux fidèles,
dans l'Épître aux Hébreux; aux vierges, dans l'Épître aux Corinthiens.
Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble
harmonieux qu'il voulait présenter aux âmes.

Il travaillait encore à huit heures, écrivant assez incommodément sur de
petits carrés de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand
madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l'argenterie
dans le placard près du lit. Un moment après, l'évêque, sentant que le
couvert était mis et que sa soeur l'attendait peut-être, ferma son
livre, se leva de sa table et entra dans la salle à manger.

La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée, avec porte sur la
rue (nous l'avons dit), et fenêtre sur le jardin.

Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.

Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine.

Une lampe était sur la table; la table était près de la cheminée. Un
assez bon feu était allumé.

On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux
passé soixante ans: madame Magloire petite, grasse, vive; mademoiselle
Baptistine, douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue
d'une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu'elle avait
achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des
locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée
qu'une page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avait l'air
d'une _paysanne_ et mademoiselle Baptistine d'une _dame_. Madame
Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, au cou une jeannette d'or, le
seul bijou de femme qu'il y eût dans la maison, un fichu très blanc
sortant de la robe de bure noire à manches larges et courtes, un tablier
de toile de coton à carreaux rouges et verts, noué à la ceinture d'un
ruban vert, avec pièce d'estomac pareille rattachée par deux épingles
aux deux coins d'en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes
comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était
coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches
à épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous
une perruque frisée dite à _l'enfant_. Madame Magloire avait l'air
intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inégalement
relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre inférieure lui
donnaient quelque chose de bourru et d'impérieux. Tant que monseigneur
se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de
liberté; mais dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait
passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même
pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était
jeune, elle n'était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus à fleur de
tête et le nez long et busqué; mais tout son visage, toute sa personne,
nous l'avons dit en commençant, respiraient une ineffable bonté. Elle
avait toujours été prédestinée à la mansuétude; mais la foi, la charité,
l'espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'âme, avaient
élevé peu à peu cette mansuétude jusqu'à la sainteté. La nature n'en
avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre
sainte fille! doux souvenir disparu! Mademoiselle Baptistine a depuis
raconté tant de fois ce qui s'était passé à l'évêché cette soirée-là,
que plusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent les moindres
détails.

Au moment où M. l'évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque
vivacité. Elle entretenait _mademoiselle_ d'un sujet qui lui était
familier et auquel l'évêque était accoutumé. Il s'agissait du loquet de
la porte d'entrée.

Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper,
madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On
parlait d'un rôdeur de mauvaise mine; qu'un vagabond suspect serait
arrivé, qu'il devait être quelque part dans la ville, et qu'il se
pourrait qu'il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient
de rentrer tard chez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal
faite du reste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s'aimaient
pas, et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événements. Que
c'était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à se bien
garder, et qu'il faudrait avoir soin de dûment clore, verrouiller et
barricader sa maison, _et de bien fermer ses portes_.

Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l'évêque venait de sa
chambre où il avait eu assez froid, il s'était assis devant la cheminée
et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le
mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le
répéta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame
Magloire sans déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement:

--Mon frère, entendez-vous ce que dit madame Magloire?

--J'en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l'évêque.

Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux,
et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement
joyeux, que le feu éclairait d'en bas:

--Voyons. Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros
danger?

Alors madame Magloire recommença toute l'histoire, en l'exagérant
quelque peu, sans s'en douter. Il paraîtrait qu'un bohémien, un
va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans
la ville. Il s'était présenté pour loger chez Jacquin Labarre qui
n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard
Gassendi et rôder dans les rues à la brume. Un homme de sac et de corde
avec une figure terrible.

--Vraiment? dit l'évêque.

Ce consentement à l'interroger encouragea madame Magloire; cela lui
semblait indiquer que l'évêque n'était pas loin de s'alarmer; elle
poursuivit triomphante:

--Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura quelque malheur cette
nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si
mal faite (répétition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et
n'avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours,
quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi....

--Moi, interrompit la soeur, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est
bien fait.

Madame Magloire continua comme s'il n'y avait pas eu de protestation:

--Nous disons que cette maison-ci n'est pas sûre du tout; que, si
monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin Musebois, le
serrurier, qu'il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les
a là, c'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, monseigneur,
ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu'une porte qui s'ouvre du
dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n'est plus
terrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de toujours dire
d'entrer, et que d'ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu! on
n'a pas besoin d'en demander la permission....

En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.

--Entrez, dit l'évêque.




Chapitre III

Héroïsme de l'obéissance passive


La porte s'ouvrit.

Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait
avec énergie et résolution.

Un homme entra.

Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que nous avons vu
tout à l'heure errer cherchant un gîte.

Il entra, fit un pas, et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière
lui. Il avait son sac sur l'épaule, son bâton à la main, une expression
rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée
l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition.

Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle
tressaillit, et resta béante.

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l'homme qui entrait et se
dressa à demi d'effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la
cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint
profondément calme et serein.

L'évêque fixait sur l'homme un oeil tranquille.

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce
qu'il désirait, l'homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton,
promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans
attendre que l'évêque parlât, dit d'une voix haute:

--Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé
dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route
pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en
arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause
de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu.
J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez
l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier
n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et
m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait
qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle
étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il
n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré
dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la
place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré
votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est
ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs
quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je
payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très
fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?

--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.

L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.

--Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas
ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des
galères.

Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.

--Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire
chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai
appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce
qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif
de...--cela vous est égal...--Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader
quatre fois. Cet homme est très dangereux.»--Voilà! Tout le monde m'a
jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge?
Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?

--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de
l'alcôve.

Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux
femmes.

Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers
l'homme.

--Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un
instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.

Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors
sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et
devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:

--Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous
m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit
toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout
de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais
souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le
monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez
bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai
de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment
vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave
homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?

--Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.

--Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne
me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande
église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre
calotte!

Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis
remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle
Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:

--Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est
bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?

--Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne
m'avez-vous pas dit cent neuf francs?

--Quinze sous, ajouta l'homme.

--Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à
gagner cela?

--Dix-neuf ans.

--Dix-neuf ans!

L'évêque soupira profondément.

L'homme poursuivit:

--J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que
vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à
Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un
aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on
appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui
est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi,
c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu
du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête.
Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois
côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions
pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas.
Voilà ce que c'est qu'un évêque.

Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était
restée toute grande ouverte.

Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la
table.

--Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible
du feu.

Et se tournant vers son hôte:

--Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid,
monsieur?

Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave
et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à
un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie
a soif de considération.

--Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.

Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la
chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle
posa sur la table tout allumés.

--Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas.
Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous
ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.

L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.

--Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.

Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte
ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur.
Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me
remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne
n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le
dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout
ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom?
D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.

L'homme ouvrit des yeux étonnés.

--Vrai? vous saviez comment je m'appelle?

--Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.

--Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant
ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai;
cela m'a passé.

L'évêque le regarda et lui dit:

--Vous avez bien souffert?

--Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le
chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double
chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne.
Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai
quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.

--Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il
y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur
repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce
lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les
hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de
bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.

Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de
l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de
viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de
seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une
bouteille de vieux vin de Mauves.

Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre
aux natures hospitalières:

--À table! dit-il vivement.

Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il
fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement
paisible et naturelle, prit place à sa gauche.

L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son
habitude. L'homme se mit à manger avidement.

Tout à coup l'évêque dit:

--Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.

Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument
nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait
quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent,
étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui
élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.

Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un
moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la
nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.




Chapitre IV

Détails sur les fromageries de Pontarlier


Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de
mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:

      *       *       *       *       *

«...Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:

«--Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser
manger avec eux font meilleure chère que vous.

«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:

«--Ils ont plus de fatigue que moi.

«--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je
vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé
seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez
bien être curé.

«--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.

«Un moment après il a ajouté:

«--Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?

«--Avec itinéraire obligé.

«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a
continué:

«--Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur
voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.

«--Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et
j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne
volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des
papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des
fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de
cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à
Audincourt et à Beure qui sont très considérables....

«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon
frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:

«--Chère soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?

«J'ai répondu:

«--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des
portes à Pontarlier dans l'ancien régime.

«--Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on
n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de
Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute
patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries
qu'ils appellent fruitières.

«Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très
en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier;--qu'on en
distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et
où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à
huit milliers de fromages par été; les _fruitières d'association_, qui
sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent
leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent à leurs
gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin reçoit le lait
des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries
commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs
vaches dans la montagne.

«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est
du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté
aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons
gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin,
comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller
directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a
frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère,
pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques
paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût
rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon
frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon
et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage.
Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux
sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui
faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un
peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir.
Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son
histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un
certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier,
qui ont _un doux travail près du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont
heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrêté court, craignant
qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût
froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui
se passait dans le coeur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à
l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire,
ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en
étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la
charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment
évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale
et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point
douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que
ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas,
ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a
rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme
que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean du même air et de
la même façon qu'il aurait soupé avec M. Gédéon Le Prévost ou avec M. le
curé de la paroisse.

«Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte.
C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé
l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour
les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce temps-là ne faisait pas
grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. La
pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s'est
tourné vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de
votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. J'ai compris
qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous
sommes montées toutes les deux. J'ai cependant envoyé madame Magloire un
instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la
Forêt-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela
tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil
s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à
Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à
manche d'ivoire dont je me sers à table.

«Madame Magloire est remontée presque tout de suite, nous nous sommes
mises à prier Dieu dans le salon où l'on étend le linge, et puis nous
sommes rentrées chacune dans notre chambre sans nous rien dire.»




Chapitre V

Tranquillité


Après avoir donné le bonsoir à sa soeur, monseigneur Bienvenu prit sur
la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre à son hôte, et
lui dit:

--Monsieur, je vais vous conduire à votre chambre.

L'homme le suivit.

Comme on a pu le remarquer dans ce qui a été dit plus haut, le logis
était distribué de telle sorte que, pour passer dans l'oratoire où était
l'alcôve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre à coucher de
l'évêque.

Au moment où ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait
l'argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C'était le
dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher.

L'évêque installa son hôte dans l'alcôve. Un lit blanc et frais y était
dressé. L'homme posa le flambeau sur une petite table.

--Allons, dit l'évêque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de
partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud.

--Merci, monsieur l'abbé, dit l'homme.

À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et
sans transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé
d'épouvante les deux saintes filles si elles en eussent été témoins.
Aujourd'hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui
le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter
une menace? Obéissait-il simplement à une sorte d'impulsion instinctive
et obscure pour lui-même? Il se tourna brusquement vers le vieillard,
croisa les bras, et, fixant sur son hôte un regard sauvage, il s'écria
d'une voix rauque:

--Ah çà! décidément! vous me logez chez vous près de vous comme cela!

Il s'interrompit et ajouta avec un rire où il y avait quelque chose de
monstrueux:

--Avez-vous bien fait toutes vos réflexions? Qui est-ce qui vous dit que
je n'ai pas assassiné?

L'évêque leva les yeux vers le plafond et répondit:

--Cela regarde le bon Dieu.

Puis, gravement et remuant les lèvres comme quelqu'un qui prie ou qui se
parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et bénit
l'homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tête et sans regarder
derrière lui, il rentra dans sa chambre.

Quand l'alcôve était habitée, un grand rideau de serge tiré de part en
part dans l'oratoire cachait l'autel. L'évêque s'agenouilla en passant
devant ce rideau et fit une courte prière.

Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant,
contemplant, l'âme et la pensée tout entières à ces grandes choses
mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.

Quant à l'homme, il était vraiment si fatigué qu'il n'avait même pas
profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie avec sa
narine à la manière des forçats et s'était laissé tomber tout habillé
sur le lit, où il s'était tout de suite profondément endormi.

Minuit sonnait comme l'évêque rentrait de son jardin dans son
appartement.

Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison.




Chapitre VI

Jean Valjean


Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla.

Jean Valjean était d'une pauvre famille de paysans de la Brie. Dans son
enfance, il n'avait pas appris à lire. Quand il eut l'âge d'homme, il
était émondeur à Faverolles. Sa mère s'appelait Jeanne Mathieu; son père
s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet probablement, et
contraction de _Voilà Jean_.

Jean Valjean était d'un caractère pensif sans être triste, ce qui est le
propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'était quelque
chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins,
que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. Sa
mère était morte d'une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur
comme lui, s'était tué en tombant d'un arbre. Il n'était resté à Jean
Valjean qu'une soeur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles
et garçons. Cette soeur avait élevé Jean Valjean, et tant qu'elle eut
son mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut. L'aîné
des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait
d'atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Il remplaça le père, et
soutint à son tour sa soeur qui l'avait élevé. Cela se fit simplement,
comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean
Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal
payé. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie» dans le pays. Il
n'avait pas eu le temps d'être amoureux.

Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire un mot. Sa
soeur, mère Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son
écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de
lard le coeur de chou, pour le donner à quelqu'un de ses enfants; lui,
mangeant toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe,
ses longs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux,
avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait à Faverolles,
pas loin de la chaumière Valjean, de l'autre côté de la ruelle, une
fermière appelée Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement
affamés, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mère une pinte de
lait à Marie-Claude, qu'ils buvaient derrière une haie ou dans quelque
coin d'allée, s'arrachant le pot, et si hâtivement que les petites
filles s'en répandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La mère,
si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants.
Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arrière de la mère la pinte
de lait à Marie-Claude, et les enfants n'étaient pas punis.

Il gagnait dans la saison de l'émondage vingt-quatre sous par jour, puis
il se louait comme moissonneur, comme manoeuvre, comme garçon de ferme
bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa soeur
travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants?
C'était un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu.
Il arriva qu'un hiver fut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille
n'eut pas de pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants! Un dimanche
soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Église, à Faverolles,
se disposait à se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la
devanture grillée et vitrée de sa boutique. Il arriva à temps pour voir
un bras passé à travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille
et dans la vitre. Le bras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en
hâte; le voleur s'enfuyait à toutes jambes; Isabeau courut après lui et
l'arrêta. Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras
ensanglanté. C'était Jean Valjean.

Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux
du temps «pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitée». Il
avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il était
quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers
un préjugé légitime. Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie
de fort près le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore
un abîme entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le
braconnier vit dans la forêt; le contrebandier vit dans la montagne ou
sur la mer. Les villes font des hommes féroces parce qu'elles font des
hommes corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes
sauvages. Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire
le côté humain.

Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termes du code étaient formels.
Il y a dans notre civilisation des heures redoutables; ce sont les
moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre que
celle où la société s'éloigne et consomme l'irréparable abandon d'un
être pensant! Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères.

Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Montenotte remportée
par le général en chef de l'année d'Italie, que le message du Directoire
aux Cinq-Cents, du 2 floréal an IV, appelle Buona-Parte; ce même jour
une grande chaîne fut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de cette
chaîne. Un ancien guichetier de la prison, qui a près de
quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce
malheureux qui fut ferré à l'extrémité du quatrième cordon dans l'angle
nord de la cour. Il était assis à terre comme tous les autres. Il
paraissait ne rien comprendre à sa position, sinon qu'elle était
horrible. Il est probable qu'il y démêlait aussi, à travers les vagues
idées d'un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d'excessif.
Pendant qu'on rivait à grands coups de marteau derrière sa tête le
boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'étouffaient, elles
l'empêchaient de parler, il parvenait seulement à dire de temps en
temps: _J'étais émondeur à Faverolles_. Puis, tout en sanglotant, il
élevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il
touchait successivement sept têtes inégales, et par ce geste on devinait
que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vêtir
et nourrir sept petits enfants.

Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de vingt-sept jours,
sur une charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut revêtu de la
casaque rouge. Tout s'effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu'à son
nom; il ne fut même plus Jean Valjean; il fut le numéro 24601. Que
devint la soeur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s'occupe
de cela? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le
pied?

C'est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants, ces
créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile, s'en
allèrent au hasard, qui sait même? chacun de leur côté peut-être, et
s'enfoncèrent peu à peu dans cette froide brume où s'engloutissent les
destinées solitaires, moines ténèbres où disparaissent successivement
tant de têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils
quittèrent le pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les
oublia; la borne de ce qui avait été leur champ les oublia; après
quelques années de séjour au bagne, Jean Valjean lui-même les oublia.
Dans ce coeur où il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice. Voilà
tout. À peine, pendant tout le temps qu'il passa à Toulon, entendit-il
parler une seule fois de sa soeur. C'était, je crois, vers la fin de la
quatrième année de sa captivité. Je ne sais plus par quelle voie ce
renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait connus au pays,
avait vu sa soeur. Elle était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près
de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n'avait plus avec elle qu'un
enfant, un petit garçon, le dernier. Où étaient les six autres? Elle ne
le savait peut-être pas elle-même. Tous les matins elle allait à une
imprimerie rue du Sabot, n° 3, où elle était plieuse et brocheuse. Il
fallait être là à six heures du matin, bien avant le jour l'hiver. Dans
la maison de l'imprimerie il y avait une école, elle menait à cette
école son petit garçon qui avait sept ans. Seulement, comme elle entrait
à l'imprimerie à six heures et que l'école n'ouvrait qu'à sept, il
fallait que l'enfant attendît, dans la cour, que l'école ouvrit, une
heure; l'hiver, une heure de nuit, en plein air. On ne voulait pas que
l'enfant entrât dans l'imprimerie, parce qu'il gênait, disait-on. Les
ouvriers voyaient le matin en passant ce pauvre petit être assis sur le
pavé, tombant de sommeil, et souvent endormi dans l'ombre, accroupi et
plié sur son panier. Quand il pleuvait, une vieille femme, la portière,
en avait pitié; elle le recueillait dans son bouge où il n'y avait qu'un
grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le petit dormait là dans un
coin, se serrant contre le chat pour avoir moins froid. À sept heures,
l'école ouvrait et il y entrait. Voilà ce qu'on dit à Jean Valjean. On
l'en entretint un jour, ce fut un moment, un éclair, comme une fenêtre
brusquement ouverte sur la destinée de ces êtres qu'il avait aimés, puis
tout se referma; il n'en entendit plus parler, et ce fut pour jamais.
Plus rien n'arriva d'eux à lui; jamais il ne les revit, jamais il ne les
rencontra, et, dans la suite de cette douloureuse histoire, on ne les
retrouvera plus.

Vers la fin de cette quatrième année, le tour d'évasion de Jean Valjean
arriva. Ses camarades l'aidèrent comme cela se fait dans ce triste lieu.
Il s'évada. Il erra deux jours en liberté dans les champs; si c'est être
libre que d'être traqué; de tourner la tête à chaque instant; de
tressaillir au moindre bruit; d'avoir peur de tout, du toit qui fume, de
l'homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l'heure
qui sonne, du jour parce qu'on voit, de la nuit parce qu'on ne voit pas,
de la route, du sentier, du buisson, du sommeil. Le soir du second jour,
il fut repris. Il n'avait ni mangé ni dormi depuis trente-six heures. Le
tribunal maritime le condamna pour ce délit à une prolongation de trois
ans, ce qui lui fit huit ans. La sixième année, ce fut encore son tour
de s'évader; il en usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait
manqué à l'appel. On tira le coup de canon, et à la nuit les gens de
ronde le trouvèrent caché sous la quille d'un vaisseau en construction;
il résista aux gardes-chiourme qui le saisirent. Évasion et rébellion.
Ce fait prévu par le code spécial fut puni d'une aggravation de cinq
ans, dont deux ans de double chaîne. Treize ans. La dixième année, son
tour revint, il en profita encore. Il ne réussit pas mieux. Trois ans
pour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois,
pendant la treizième année qu'il essaya une dernière fois et ne réussit
qu'à se faire reprendre après quatre heures d'absence. Trois ans pour
ces quatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut libéré; il était
entré là en 1796 pour avoir cassé un carreau et pris un pain.

Place pour une courte parenthèse. C'est la seconde fois que, dans ses
études sur la question pénale et sur la damnation par la loi, l'auteur
de ce livre rencontre le vol d'un pain, comme point de départ du
désastre d'une destinée. Claude Gueux avait volé un pain; Jean Valjean
avait volé un pain. Une statistique anglaise constate qu'à Londres
quatre vols sur cinq ont pour cause immédiate la faim.

Jean Valjean était entré au bagne sanglotant et frémissant; il en sortit
impassible. Il y était entré désespéré; il en sortit sombre.

Que s'était-il passé dans cette âme?




Chapitre VII

Le dedans du désespoir


Essayons de le dire.

Il faut bien que la société regarde ces choses puisque c'est elle qui
les fait.

C'était, nous l'avons dit, un ignorant; mais ce n'était pas un imbécile.
La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a aussi sa
clarté, augmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet esprit. Sous le
bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l'ardent soleil du
bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience
et réfléchit.

Il se constitua tribunal.

Il commença par se juger lui-même.

Il reconnut qu'il n'était pas un innocent injustement puni. Il s'avoua
qu'il avait commis une action extrême et blâmable; qu'on ne lui eût
peut-être pas refusé ce pain s'il l'avait demandé; que dans tous les cas
il eût mieux valu l'attendre, soit de la pitié, soit du travail; que ce
n'est pas tout à fait une raison sans réplique de dire: peut-on attendre
quand on a faim? que d'abord il est très rare qu'on meure littéralement
de faim; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l'homme est ainsi
fait qu'il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et
physiquement, sans mourir; qu'il fallait donc de la patience; que cela
eût mieux valu même pour ces pauvres petits enfants; que c'était un acte
de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au
collet la société tout entière et de se figurer qu'on sort de la misère
par le vol; que c'était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour
sortir de la misère que celle par où l'on entre dans l'infamie; enfin
qu'il avait eu tort.

Puis il se demanda:

S'il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire? Si d'abord
ce n'était pas une chose grave qu'il eût, lui travailleur, manqué de
travail, lui laborieux, manqué de pain. Si, ensuite, la faute commise et
avouée, le châtiment n'avait pas été féroce et outré. S'il n'y avait pas
plus d'abus de la part de la loi dans la peine qu'il n'y avait eu d'abus
de la part du coupable dans la faute. S'il n'y avait pas excès de poids
dans un des plateaux de la balance, celui où est l'expiation. Si la
surcharge de la peine n'était point l'effacement du délit, et n'arrivait
pas à ce résultat: de retourner la situation, de remplacer la faute du
délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la
victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le
droit du côté de celui-là même qui l'avait violé. Si cette peine,
compliquée des aggravations successives pour les tentatives d'évasion,
ne finissait pas par être une sorte d'attentat du plus fort sur le plus
faible, un crime de la société sur l'individu, un crime qui recommençait
tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.

Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire
également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance
déraisonnable, et dans l'autre cas sa prévoyance impitoyable, et de
saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de
travail, excès de châtiment. S'il n'était pas exorbitant que la société
traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la
répartition de biens que fait le hasard, et par conséquent les plus
dignes de ménagements.

Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna.

Il la condamna sans haine.

Il la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit qu'il
n'hésiterait peut-être pas à lui en demander compte un jour. Il se
déclara à lui-même qu'il n'y avait pas équilibre entre le dommage qu'il
avait causé et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que son
châtiment n'était pas, à la vérité, une injustice, mais qu'à coup sûr
c'était une iniquité.

La colère peut être folle et absurde; on peut être irrité à tort; on
n'est indigné que lorsqu'on a raison au fond par quelque côté. Jean
Valjean se sentait indigné. Et puis, la société humaine ne lui avait
fait que du mal. Jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courroucé
qu'elle appelle sa justice et qu'elle montre à ceux qu'elle frappe. Les
hommes ne l'avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux
lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère,
depuis sa soeur, jamais il n'avait rencontré une parole amie et un
regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à
cette conviction que la vie était une guerre; et que dans cette guerre
il était le vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il résolut de
l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en allant.

Il y avait à Toulon une école pour la chiourme tenue par des frères
ignorantins où l'on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces
malheureux qui avaient de la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes
de bonne volonté. Il alla à l'école à quarante ans, et apprit à lire, à
écrire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c'était
fortifier sa haine. Dans certains cas, l'instruction et la lumière
peuvent servir de rallonge au mal.

Cela est triste à dire, après avoir jugé la société qui avait fait son
malheur, il jugea la providence qui avait fait la société.

Il la condamna aussi.

Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d'esclavage, cette âme
monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d'un côté et des
ténèbres de l'autre.

Jean Valjean n'était pas, on l'a vu, d'une nature mauvaise. Il était
encore bon lorsqu'il arriva au bagne. Il y condamna la société et sentit
qu'il devenait méchant, il y condamna la providence et sentit qu'il
devenait impie.

Ici il est difficile de ne pas méditer un instant.

La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout à
fait? L'homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par l'homme?
L'âme peut-elle être refaite tout d'une pièce par la destinée, et
devenir mauvaise, la destinée étant mauvaise? Le coeur peut-il devenir
difforme et contracter des laideurs et des infirmités incurables sous la
pression d'un malheur disproportionné, comme la colonne vertébrale sous
une voûte trop basse? N'y a-t-il pas dans toute âme humaine, n'y
avait-il pas dans l'âme de Jean Valjean en particulier, une première
étincelle, un élément divin, incorruptible dans ce monde, immortel dans
l'autre, que le bien peut développer, attiser, allumer, enflammer et
faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entièrement
éteindre?

Questions graves et obscures, à la dernière desquelles tout
physiologiste eût probablement répondu non, et sans hésiter, s'il eût vu
à Toulon, aux heures de repos qui étaient pour Jean Valjean des heures
de rêverie, assis, les bras croisés, sur la barre de quelque cabestan,
le bout de sa chaîne enfoncé dans sa poche pour l'empêcher de traîner,
ce galérien morne, sérieux, silencieux et pensif, paria des lois qui
regardait l'homme avec colère, damné de la civilisation qui regardait le
ciel avec sévérité.

Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste
observateur eût vu là une misère irrémédiable, il eût plaint peut-être
ce malade du fait de la loi, mais il n'eût pas même essayé de
traitement; il eût détourné le regard des cavernes qu'il aurait
entrevues dans cette âme; et, comme Dante de la porte de l'enfer, il eût
effacé de cette existence le mot que le doigt de Dieu écrit pourtant sur
le front de tout homme: _Espérance_!

Cet état de son âme que nous avons tenté d'analyser était-il aussi
parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayé de le rendre
pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement, après
leur formation, et avait-il vu distinctement, à mesure qu'ils se
formaient, tous les éléments dont se composait sa misère morale? Cet
homme rude et illettré s'était-il bien nettement rendu compte de la
succession d'idées par laquelle il était, degré à degré, monté et
descendu jusqu'aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d'années
déjà l'horizon intérieur de son esprit? Avait-il bien conscience de tout
ce qui s'était passé en lui et de tout ce qui s'y remuait? C'est ce que
nous n'oserions dire; c'est même ce que nous ne croyons pas. Il y avait
trop d'ignorance dans Jean Valjean pour que, même après tant de malheur,
il n'y restât pas beaucoup de vague. Par moments il ne savait pas même
bien au juste ce qu'il éprouvait. Jean Valjean était dans les ténèbres;
il souffrait dans les ténèbres; il haïssait dans les ténèbres; on eût pu
dire qu'il haïssait devant lui. Il vivait habituellement dans cette
ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. Seulement, par
intervalles, il lui venait tout à coup, de lui-même ou du dehors, une
secousse de colère, un surcroît de souffrance, un pâle et rapide éclair
qui illuminait toute son âme, et faisait brusquement apparaître partout
autour de lui, en avant et en arrière, aux lueurs d'une lumière
affreuse, les hideux précipices et les sombres perspectives de sa
destinée.

L'éclair passé, la nuit retombait, et où était-il? il ne le savait plus.

Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est
impitoyable, c'est-à-dire ce qui est abrutissant, c'est de transformer
peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une
bête fauve. Quelquefois en une bête féroce. Les tentatives d'évasion de
Jean Valjean, successives et obstinées, suffiraient à prouver cet
étrange travail fait par la loi sur l'âme humaine. Jean Valjean eût
renouvelé ces tentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de
fois que l'occasion s'en fût présentée, sans songer un instant au
résultat, ni aux expériences déjà faites. Il s'échappait impétueusement
comme le loup qui trouve la cage ouverte. L'instinct lui disait:
sauve-toi! Le raisonnement lui eût dit: reste! Mais, devant une
tentation si violente, le raisonnement avait disparu; il n'y avait plus
que l'instinct. La bête seule agissait. Quand il était repris, les
nouvelles sévérités qu'on lui infligeait ne servaient qu'à l'effarer
davantage.

Un détail que nous ne devons pas omettre, c'est qu'il était d'une force
physique dont n'approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue,
pour filer un câble, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait quatre
hommes. Il soulevait et soutenait parfois d'énormes poids sur son dos,
et remplaçait dans l'occasion cet instrument qu'on appelle cric et qu'on
appelait jadis orgueil, d'où a pris nom, soit dit en passant, la rue
Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l'avaient surnommé
Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l'hôtel de ville
de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce
balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là,
soutint de l'épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers
d'arriver.

Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs
perpétuels d'évasions, finissent par faire de la force et de l'adresse
combinées une véritable science. C'est la science des muscles. Toute une
statique mystérieuse est quotidiennement pratiquée par les prisonniers,
ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale,
et trouver des points d'appui là où l'on voit à peine une saillie, était
un jeu pour Jean Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension
de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés
dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement à un
troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu'au toit du bagne.

Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême pour
lui arracher, une ou deux fois l'an, ce lugubre rire du forçat qui est
comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à regarder
continuellement quelque chose de terrible.

Il était absorbé en effet.

À travers les perceptions maladives d'une nature incomplète et d'une
intelligence accablée, il sentait confusément qu'une chose monstrueuse
était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait,
chaque fois qu'il tournait le cou et qu'il essayait d'élever son regard,
il voyait, avec une terreur mêlée de rage, s'échafauder, s'étager et
monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles,
une sorte d'entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés,
d'hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse
l'épouvantait, et qui n'était autre chose que cette prodigieuse pyramide
que nous appelons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet
ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur
des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement
éclairé, ici l'argousin et son bâton, ici le gendarme et son sabre,
là-bas l'archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil,
l'empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs
lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus
noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et
venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que
Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l'écrasant avec je
ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d'inexorable dans
l'indifférence. Âmes tombées au fond de l'infortune possible, malheureux
hommes perdus au plus bas de ces limbes où l'on ne regarde plus, les
réprouvés de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette
société humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour
qui est dessous.

Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait être la
nature de sa rêverie?

Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il penserait sans
doute ce que pensait Jean Valjean.

Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories pleines
de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d'état intérieur
presque inexprimable.

Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s'arrêtait. Il se
mettait à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée
qu'autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait
absurde; tout ce qui l'entourait lui paraissait impossible. Il se
disait: c'est un rêve. Il regardait l'argousin debout à quelques pas de
lui; l'argousin lui semblait un fantôme; tout à coup le fantôme lui
donnait un coup de bâton.

La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai de
dire qu'il n'y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux
jours d'été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d'avril. Je ne
sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme.

Pour résumer, en terminant, ce qui peut être résumé et traduit en
résultats positifs dans tout ce que nous venons d'indiquer, nous nous
bornerons à constater qu'en dix-neuf ans, Jean Valjean, l'inoffensif
émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu
capable, grâce à la manière dont le bagne l'avait façonné, de deux
espèces de mauvaises actions: premièrement, d'une mauvaise action
rapide, irréfléchie, pleine d'étourdissement, toute d'instinct, sorte de
représaille pour le mal souffert; deuxièmement, d'une mauvaise action
grave, sérieuse, débattue en conscience et méditée avec les idées
fausses que peut donner un pareil malheur. Ses préméditations passaient
par les trois phases successives que les natures d'une certaine trempe
peuvent seules parcourir, raisonnement, volonté, obstination. Il avait
pour mobiles l'indignation habituelle, l'amertume de l'âme, le profond
sentiment des iniquités subies, la réaction, même contre les bons, les
innocents et les justes, s'il y en a. Le point de départ comme le point
d'arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loi humaine; cette
haine qui, si elle n'est arrêtée dans son développement par quelque
incident providentiel, devient, dans un temps donné, la haine de la
société, puis la haine du genre humain, puis la haine de la création, et
se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire, n'importe
à qui, à un être vivant quelconque. Comme on voit, ce n'était pas sans
raison que le passeport qualifiait Jean Valjean d'_homme très
dangereux_.

D'année en année, cette âme s'était desséchée de plus en plus,
lentement, mais fatalement. À coeur sec, oeil sec. À sa sortie du bagne,
il y avait dix-neuf ans qu'il n'avait versé une larme.




Chapitre VIII

L'onde et l'ombre


Un homme à la mer!

Qu'importe! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre
navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe.

L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il
appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas; le navire, frissonnant
sous l'ouragan, est tout à sa manoeuvre, les matelots et les passagers
ne voient même plus l'homme submergé; sa misérable tête n'est qu'un
point dans l'énormité des vagues. Il jette des cris désespérés dans les
profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va! Il la regarde, il
la regarde frénétiquement. Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il
était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur
le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil,
il était un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passé? Il a glissé, il
est tombé, c'est fini.

Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la
fuite et de l'écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent
l'environnent hideusement, les roulis de l'abîme l'emportent, tous les
haillons de l'eau s'agitent autour de sa tête, une populace de vagues
crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi; chaque fois
qu'il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit; d'affreuses
végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à
elles; il sent qu'il devient abîme, il fait partie de l'écume, les flots
se le jettent de l'un à l'autre, il boit l'amertume, l'océan lâche
s'acharne à le noyer, l'énormité joue avec son agonie. Il semble que
toute cette eau soit de la haine.

Il lutte pourtant, il essaie de se défendre, il essaie de se soutenir,
il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée,
il combat l'inépuisable.

Où donc est le navire? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres
de l'horizon.

Les rafales soufflent; toutes les écumes l'accablent. Il lève les yeux
et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à
l'immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend
des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au delà de la terre
et d'on ne sait quel dehors effrayant.

Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges au-dessus
des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui? Cela vole, chante
et plane, et lui, il râle.

Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l'océan et le ciel;
l'un est une tombe, l'autre est un linceul.

La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à bout; ce
navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est effacé; il
est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se
roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de
l'invisible; il appelle.

Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu?

Il appelle. Quelqu'un! quelqu'un! Il appelle toujours.

Rien à l'horizon. Rien au ciel.

Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil; cela est sourd. Il
supplie la tempête; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini.

Autour de lui, l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et
inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l'horreur
et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux
aventures ténébreuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le froid sans
fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du
néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles! Que faire?
Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se
laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule
à jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement.

Ô marche implacable des sociétés humaines! Pertes d'hommes et d'âmes
chemin faisant! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi!
Disparition sinistre du secours! ô mort morale!

La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés.
La mer, c'est l'immense misère.

L'âme, à vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la
ressuscitera?




Chapitre IX

Nouveaux griefs


Quand vint l'heure de la sortie du bagne, quand Jean Valjean entendit à
son oreille ce mot étrange: _tu es libre_! le moment fut invraisemblable
et inouï, un rayon de vive lumière, un rayon de la vraie lumière des
vivants pénétra subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda point à pâlir.
Jean Valjean avait été ébloui de l'idée de la liberté. Il avait cru à
une vie nouvelle. Il vit bien vite ce que c'était qu'une liberté à
laquelle on donne un passeport jaune.

Et autour de cela bien des amertumes. Il avait calculé que sa masse,
pendant son séjour au bagne, aurait dû s'élever à cent soixante et onze
francs. Il est juste d'ajouter qu'il avait oublié de faire entrer dans
ses calculs le repos forcé des dimanches et fêtes qui, pour dix-neuf
ans, entraînait une diminution de vingt-quatre francs environ. Quoi
qu'il en fût, cette masse avait été réduite, par diverses retenues
locales, à la somme de cent neuf francs quinze sous, qui lui avait été
comptée à sa sortie.

Il n'y avait rien compris, et se croyait lésé. Disons le mot, volé.

Le lendemain de sa libération, à Grasse, il vit devant la porte d'une
distillerie de fleurs d'oranger des hommes qui déchargeaient des
ballots. Il offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. Il
se mit à l'ouvrage. Il était intelligent, robuste et adroit; il faisait
de son mieux; le maître paraissait content. Pendant qu'il travaillait,
un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut
montrer le passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son travail.
Un peu auparavant, il avait questionné l'un des ouvriers sur ce qu'ils
gagnaient à cette besogne par jour; on lui avait répondu: _trente sous_.
Le soir venu, comme il était forcé de repartir le lendemain matin, il se
présenta devant le maître de la distillerie et le pria de le payer. Le
maître ne proféra pas une parole, et lui remit vingt-cinq sous. Il
réclama. On lui répondit: cela est assez bon pour toi. Il insista. Le
maître le regarda entre les deux yeux et lui dit: _Gare le bloc_.

Là encore il se considéra comme volé.

La société, l'état, en lui diminuant sa masse, l'avait volé en grand.
Maintenant, c'était le tour de l'individu qui le volait en petit.

Libération n'est pas délivrance. On sort du bagne, mais non de la
condamnation. Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. On a vu de quelle
façon il avait été accueilli à Digne.




Chapitre X

L'homme réveillé


Donc, comme deux heures du matin sonnaient à l'horloge de la cathédrale,
Jean Valjean se réveilla.

Ce qui le réveilla, c'est que le lit était trop bon. Il y avait vingt
ans bientôt qu'il n'avait couché dans un lit, et quoiqu'il ne se fût pas
déshabillé, la sensation était trop nouvelle pour ne pas troubler son
sommeil.

Il avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue était passée. Il était
accoutumé à ne pas donner beaucoup d'heures au repos.

Il ouvrit les yeux et regarda un moment dans l'obscurité autour de lui,
puis il les referma pour se rendormir.

Quand beaucoup de sensations diverses ont agité la journée, quand des
choses préoccupent l'esprit, on s'endort, mais on ne se rendort pas. Le
sommeil vient plus aisément qu'il ne revient. C'est ce qui arriva à Jean
Valjean. Il ne put se rendormir, et il se mit à penser.

Il était dans un de ces moments où les idées qu'on a dans l'esprit sont
troubles. Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le cerveau. Ses
souvenirs anciens et ses souvenirs immédiats y flottaient pêle-mêle et
s'y croisaient confusément, perdant leurs formes, se grossissant
démesurément, puis disparaissant tout à coup comme dans une eau fangeuse
et agitée. Beaucoup de pensées lui venaient, mais il y en avait une qui
se représentait continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette
pensée, nous allons la dire tout de suite:--Il avait remarqué les six
couverts d'argent et la grande cuiller que madame Magloire avait posés
sur la table.

Ces six couverts d'argent l'obsédaient.--Ils étaient là.--À quelques
pas.--À l'instant où il avait traversé la chambre d'à côté pour venir
dans celle où il était, la vieille servante les mettait dans un petit
placard à la tête du lit.--Il avait bien remarqué ce placard.--À droite,
en entrant par la salle à manger.--Ils étaient massifs.--Et de vieille
argenterie.--Avec la grande cuiller, on en tirerait au moins deux cents
francs.--Le double de ce qu'il avait gagné en dix-neuf ans.--Il est
vrai qu'il eût gagné davantage si l'_administration_ ne l'avait pas
_volé_.

Son esprit oscilla toute une grande heure dans des fluctuations
auxquelles se mêlait bien quelque lutte. Trois heures sonnèrent. Il
rouvrit les yeux, se dressa brusquement sur son séant, étendit le bras
et tâta son havresac qu'il avait jeté dans le coin de l'alcôve, puis il
laissa pendre ses jambes et poser ses pieds à terre, et se trouva,
presque sans savoir comment, assis sur son lit.

Il resta un certain temps rêveur dans cette attitude qui eût eu quelque
chose de sinistre pour quelqu'un qui l'eût aperçu ainsi dans cette
ombre, seul éveillé dans la maison endormie. Tout à coup il se baissa,
ôta ses souliers et les posa doucement sur la natte près du lit, puis il
reprit sa posture de rêverie et redevint immobile.

Au milieu de cette méditation hideuse, les idées que nous venons
d'indiquer remuaient sans relâche son cerveau, entraient, sortaient,
rentraient, faisaient sur lui une sorte de pesée; et puis il songeait
aussi, sans savoir pourquoi, et avec cette obstination machinale de la
rêverie, à un forçat nommé Brevet qu'il avait connu au bagne, et dont le
pantalon n'était retenu que par une seule bretelle de coton tricoté. Le
dessin en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse à l'esprit.

Il demeurait dans cette situation, et y fût peut-être resté indéfiniment
jusqu'au lever du jour, si l'horloge n'eût sonné un coup--le quart ou la
demie. Il sembla que ce coup lui eût dit: allons!

Il se leva debout, hésita encore un moment, et écouta; tout se taisait
dans la maison; alors il marcha droit et à petits pas vers la fenêtre
qu'il entrevoyait. La nuit n'était pas très obscure; c'était une pleine
lune sur laquelle couraient de larges nuées chassées par le vent. Cela
faisait au dehors des alternatives d'ombre et de clarté, des éclipses,
puis des éclaircies, et au dedans une sorte de crépuscule. Ce
crépuscule, suffisant pour qu'on pût se guider, intermittent à cause des
nuages, ressemblait à l'espèce de lividité qui tombe d'un soupirail de
cave devant lequel vont et viennent des passants. Arrivé à la fenêtre,
Jean Valjean l'examina. Elle était sans barreaux, donnait sur le jardin
et n'était fermée, selon la mode du pays, que d'une petite clavette. Il
l'ouvrit, mais, comme un air froid et vif entra brusquement dans la
chambre, il la referma tout de suite. Il regarda le jardin de ce regard
attentif qui étudie plus encore qu'il ne regarde. Le jardin était enclos
d'un mur blanc assez bas, facile à escalader. Au fond, au-delà, il
distingua des têtes d'arbres également espacées, ce qui indiquait que ce
mur séparait le jardin d'une avenue ou d'une ruelle plantée.

Ce coup d'oeil jeté, il fit le mouvement d'un homme déterminé, marcha à
son alcôve, prit son havresac, l'ouvrit, le fouilla, en tira quelque
chose qu'il posa sur le lit, mit ses souliers dans une des poches,
referma le tout, chargea le sac sur ses épaules, se couvrit de sa
casquette dont il baissa la visière sur ses yeux, chercha son bâton en
tâtonnant, et l'alla poser dans l'angle de la fenêtre, puis revint au
lit et saisit résolument l'objet qu'il y avait déposé. Cela ressemblait
à une barre de fer courte, aiguisée comme un épieu à l'une de ses
extrémités.

Il eût été difficile de distinguer dans les ténèbres pour quel emploi
avait pu être façonné ce morceau de fer. C'était peut-être un levier?
C'était peut-être une massue?

Au jour on eût pu reconnaître que ce n'était autre chose qu'un
chandelier de mineur. On employait alors quelquefois les forçats à
extraire de la roche des hautes collines qui environnent Toulon, et il
n'était pas rare qu'ils eussent à leur disposition des outils de mineur.
Les chandeliers des mineurs sont en fer massif, terminés à leur
extrémité inférieure par une pointe au moyen de laquelle on les enfonce
dans le rocher.

Il prit ce chandelier dans sa main droite, et retenant son haleine,
assourdissant son pas, il se dirigea vers la porte de la chambre
voisine, celle de l'évêque, comme on sait. Arrivé à cette porte, il la
trouva entrebâillée. L'évêque ne l'avait point fermée.




Chapitre XI

Ce qu'il fait


Jean Valjean écouta. Aucun bruit.

Il poussa la porte.

Il la poussa du bout du doigt, légèrement, avec cette douceur furtive et
inquiète d'un chat qui veut entrer.

La porte céda à la pression et fit un mouvement imperceptible et
silencieux qui élargit un peu l'ouverture.

Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus
hardiment. Elle continua de céder en silence. L'ouverture était assez
grande maintenant pour qu'il pût passer. Mais il y avait près de la
porte une petite table qui faisait avec elle un angle gênant et qui
barrait l'entrée.

Jean Valjean reconnut la difficulté. Il fallait à toute force que
l'ouverture fût encore élargie.

Il prit son parti, et poussa une troisième fois la porte, plus
énergiquement que les deux premières. Cette fois il y eut un gond mal
huilé qui jeta tout à coup dans cette obscurité un cri rauque et
prolongé.

Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna dans son oreille
avec quelque chose d'éclatant et de formidable comme le clairon du
jugement dernier. Dans les grossissements fantastiques de la première
minute, il se figura presque que ce gond venait de s'animer et de
prendre tout à coup une vie terrible, et qu'il aboyait comme un chien
pour avertir tout le monde et réveiller les gens endormis.

Il s'arrêta, frissonnant, éperdu, et retomba de la pointe du pied sur le
talon. Il entendait ses artères battre dans ses tempes comme deux
marteaux de forge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa
poitrine avec le bruit du vent qui sort d'une caverne. Il lui paraissait
impossible que l'horrible clameur de ce gond irrité n'eût pas ébranlé
toute la maison comme une secousse de tremblement de terre; la porte,
poussée par lui, avait pris l'alarme et avait appelé; le vieillard
allait se lever, les deux vieilles femmes allaient crier, on viendrait à
l'aide; avant un quart d'heure, la ville serait en rumeur et la
gendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu.

Il demeura où il était, pétrifié comme la statue de sel, n'osant faire
un mouvement.

Quelques minutes s'écoulèrent. La porte s'était ouverte toute grande. Il
se hasarda à regarder dans la chambre. Rien n'y avait bougé. Il prêta
l'oreille. Rien ne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouillé
n'avait éveillé personne. Ce premier danger était passé, mais il y avait
encore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Même quand
il s'était cru perdu, il n'avait pas reculé. Il ne songea plus qu'à
finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre.

Cette chambre était dans un calme parfait. On y distinguait çà et là des
formes confuses et vagues qui, au jour, étaient des papiers épars sur
une table, des in-folio ouverts, des volumes empilés sur un tabouret, un
fauteuil chargé de vêtements, un prie-Dieu, et qui à cette heure
n'étaient plus que des coins ténébreux et des places blanchâtres. Jean
Valjean avança avec précaution en évitant de se heurter aux meubles. Il
entendait au fond de la chambre la respiration égale et tranquille de
l'évêque endormi.

Il s'arrêta tout à coup. Il était près du lit. Il y était arrivé plus
tôt qu'il n'aurait cru.

La nature mêle quelquefois ses effets et ses spectacles à nos actions
avec une espèce d'à-propos sombre et intelligent, comme si elle voulait
nous faire réfléchir. Depuis près d'une demi-heure un grand nuage
couvrait le ciel. Au moment où Jean Valjean s'arrêta en face du lit, ce
nuage se déchira, comme s'il l'eût fait exprès, et un rayon de lune,
traversant la longue fenêtre, vint éclairer subitement le visage pâle de
l'évêque. Il dormait paisiblement. Il était presque vêtu dans son lit, à
cause des nuits froides des Basses-Alpes, d'un vêtement de laine brune
qui lui couvrait les bras jusqu'aux poignets. Sa tête était renversée
sur l'oreiller dans l'attitude abandonnée du repos; il laissait pendre
hors du lit sa main ornée de l'anneau pastoral et d'où étaient tombées
tant de bonnes oeuvres et de saintes actions. Toute sa face s'illuminait
d'une vague expression de satisfaction, d'espérance et de béatitude.
C'était plus qu'un sourire et presque un rayonnement. Il y avait sur son
front l'inexprimable réverbération d'une lumière qu'on ne voyait pas.
L'âme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux.

Un reflet de ce ciel était sur l'évêque.

C'était en même temps une transparence lumineuse, car ce ciel était au
dedans de lui. Ce ciel, c'était sa conscience.

Au moment où le rayon de lune vint se superposer, pour ainsi dire, à
cette clarté intérieure, l'évêque endormi apparut comme dans une gloire.
Cela pourtant resta doux et voilé d'un demi-jour ineffable. Cette lune
dans le ciel, cette nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette
maison si calme, l'heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais
quoi de solennel et d'indicible au vénérable repos de ce sage, et
enveloppaient d'une sorte d'auréole majestueuse et sereine ces cheveux
blancs et ces yeux fermés, cette figure où tout était espérance et où
tout était confiance, cette tête de vieillard et ce sommeil d'enfant.

Il y avait presque de la divinité dans cet homme ainsi auguste à son
insu. Jean Valjean, lui, était dans l'ombre, son chandelier de fer à la
main, debout, immobile, effaré de ce vieillard lumineux. Jamais il
n'avait rien vu de pareil. Cette confiance l'épouvantait. Le monde moral
n'a pas de plus grand spectacle que celui-là: une conscience troublée et
inquiète, parvenue au bord d'une mauvaise action, et contemplant le
sommeil d'un juste.

Ce sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin tel que lui, avait
quelque chose de sublime qu'il sentait vaguement, mais impérieusement.

Nul n'eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui. Pour essayer
de s'en rendre compte, il faut rêver ce qu'il y a de plus violent en
présence de ce qu'il y a de plus doux. Sur son visage même on n'eût rien
pu distinguer avec certitude. C'était une sorte d'étonnement hagard. Il
regardait cela. Voilà tout. Mais quelle était sa pensée? Il eût été
impossible de le deviner. Ce qui était évident, c'est qu'il était ému et
bouleversé. Mais de quelle nature était cette émotion?

Son oeil ne se détachait pas du vieillard. La seule chose qui se
dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c'était une
étrange indécision. On eût dit qu'il hésitait entre les deux abîmes,
celui où l'on se perd et celui où l'on se sauve. Il semblait prêt à
briser ce crâne ou à baiser cette main.

Au bout de quelques instants, son bras gauche se leva lentement vers son
front, et il ôta sa casquette, puis son bras retomba avec la même
lenteur, et Jean Valjean rentra dans sa contemplation, sa casquette dans
la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux hérissés sur
sa tête farouche.

L'évêque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard
effrayant. Un reflet de lune faisait confusément visible au-dessus de la
cheminée le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras à tous les deux,
avec une bénédiction pour l'un et un pardon pour l'autre.

Tout à coup Jean Valjean remit sa casquette sur son front, puis marcha
rapidement, le long du lit, sans regarder l'évêque, droit au placard
qu'il entrevoyait près du chevet; il leva le chandelier de fer comme
pour forcer la serrure; la clef y était; il l'ouvrit; la première chose
qui lui apparut fut le panier d'argenterie; il le prit, traversa la
chambre à grands pas sans précaution et sans s'occuper du bruit, gagna
la porte, rentra dans l'oratoire, ouvrit la fenêtre, saisit un bâton,
enjamba l'appui du rez-de-chaussée, mit l'argenterie dans son sac, jeta
le panier, franchit le jardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre,
et s'enfuit.




Chapitre XII

L'évêque travaille


Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans
son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversée.

--Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle où est
le panier d'argenterie?

--Oui, dit l'évêque.

--Jésus-Dieu soit béni! reprit-elle. Je ne savais ce qu'il était devenu.

L'évêque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. Il le
présenta à madame Magloire.

--Le voilà.

--Eh bien? dit-elle. Rien dedans! et l'argenterie?

--Ah! repartit l'évêque. C'est donc l'argenterie qui vous occupe? Je ne
sais où elle est.

--Grand bon Dieu! elle est volée! C'est l'homme d'hier soir qui l'a
volée!

En un clin d'oeil, avec toute sa vivacité de vieille alerte, madame
Magloire courut à l'oratoire, entra dans l'alcôve et revint vers
l'évêque. L'évêque venait de se baisser et considérait en soupirant un
plant de cochléaria des Guillons que le panier avait brisé en tombant à
travers la plate-bande. Il se redressa au cri de madame Magloire.

--Monseigneur, l'homme est parti! l'argenterie est volée!

Tout en poussant cette exclamation, ses yeux tombaient sur un angle du
jardin où l'on voyait des traces d'escalade. Le chevron du mur avait été
arraché.

--Tenez! c'est par là qu'il s'en est allé. Il a sauté dans la ruelle
Cochefilet! Ah! l'abomination! Il nous a volé notre argenterie!

L'évêque resta un moment silencieux, puis leva son oeil sérieux, et dit
à madame Magloire avec douceur:

--Et d'abord, cette argenterie était-elle à nous?

Madame Magloire resta interdite. Il y eut encore un silence, puis
l'évêque continua:

--Madame Magloire, je détenais à tort et depuis longtemps cette
argenterie. Elle était aux pauvres. Qu'était-ce que cet homme? Un pauvre
évidemment.

--Hélas Jésus! repartit madame Magloire. Ce n'est pas pour moi ni pour
mademoiselle. Cela nous est bien égal. Mais c'est pour monseigneur. Dans
quoi monseigneur va-t-il manger maintenant?

L'évêque la regarda d'un air étonné.

--Ah çà mais! est-ce qu'il n'y a pas des couverts d'étain?

Madame Magloire haussa les épaules.

--L'étain a une odeur.

--Alors, des couverts de fer.

Madame Magloire fit une grimace significative.

--Le fer a un goût.

--Eh bien, dit l'évêque, des couverts de bois.

Quelques instants après, il déjeunait à cette même table où Jean Valjean
s'était assis la veille. Tout en déjeunant, monseigneur Bienvenu faisait
gaîment remarquer à sa soeur qui ne disait rien et à madame Magloire qui
grommelait sourdement qu'il n'est nullement besoin d'une cuiller ni
d'une fourchette, même en bois, pour tremper un morceau de pain dans une
tasse de lait.

--Aussi a-t-on idée! disait madame Magloire toute seule en allant et
venant, recevoir un homme comme cela! et le loger à côté de soi! et quel
bonheur encore qu'il n'ait fait que voler! Ah mon Dieu! cela fait frémir
quand on songe!

Comme le frère et la soeur allaient se lever de table, on frappa à la
porte.

--Entrez, dit l'évêque.

La porte s'ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil.
Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes
étaient des gendarmes; l'autre était Jean Valjean.

Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près
de la porte. Il entra et s'avança vers l'évêque en faisant le salut
militaire.

--Monseigneur... dit-il.

À ce mot Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu, releva la
tête d'un air stupéfait.

--Monseigneur! murmura-t-il. Ce n'est donc pas le curé?...

--Silence! dit un gendarme. C'est monseigneur l'évêque.

Cependant monseigneur Bienvenu s'était approché aussi vivement que son
grand âge le lui permettait.

--Ah! vous voilà! s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise
de vous voir. Et bien mais! je vous avais donné les chandeliers aussi,
qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux
cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts?

Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une
expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre.

--Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait
était donc vrai? Nous l'avons rencontré. Il allait comme quelqu'un qui
s'en va. Nous l'avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie....

--Et il vous a dit, interrompit l'évêque en souriant, qu'elle lui avait
été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la
nuit? Je vois la chose. Et vous l'avez ramené ici? C'est une méprise.

--Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller?

--Sans doute, répondit l'évêque.

Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula.

--Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse? dit-il d'une voix presque
inarticulée et comme s'il parlait dans le sommeil.

--Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas? dit un gendarme.

--Mon ami, reprit l'évêque, avant de vous en aller, voici vos
chandeliers. Prenez-les.

Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta à
Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un
geste, sans un regard qui pût déranger l'évêque.

Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers
machinalement et d'un air égaré.

--Maintenant, dit l'évêque, allez en paix.

--À propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par
le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la
rue. Elle n'est fermée qu'au loquet jour et nuit.

Puis se tournant vers la gendarmerie:

--Messieurs, vous pouvez vous retirer.

Les gendarmes s'éloignèrent.

Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir.

L'évêque s'approcha de lui, et lui dit à voix basse:

--N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet
argent à devenir honnête homme.

Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta
interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il
reprit avec une sorte de solennité:

--Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien.
C'est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à
l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu.




Chapitre XIII

Petit-Gervais


Jean Valjean sortit de la ville comme s'il s'échappait. Il se mit à
marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les
sentiers qui se présentaient sans s'apercevoir qu'il revenait à chaque
instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n'ayant pas mangé
et n'ayant pas faim. Il était en proie à une foule de sensations
nouvelles. Il se sentait une sorte de colère; il ne savait contre qui.
Il n'eût pu dire s'il était touché ou humilié. Il lui venait par moments
un attendrissement étrange qu'il combattait et auquel il opposait
l'endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état le fatiguait.
Il voyait avec inquiétude s'ébranler au dedans de lui l'espèce de calme
affreux que l'injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait
qu'est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût vraiment mieux aimé être
en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point
passées ainsi; cela l'eût moins agité. Bien que la saison fut assez
avancée, il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleurs
tardives dont l'odeur, qu'il traversait en marchant, lui rappelait des
souvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables,
tant il y avait longtemps qu'ils ne lui étaient apparus.

Des pensées inexprimables s'amoncelèrent ainsi en lui toute la journée.

Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l'ombre du
moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une
grande plaine rousse absolument déserte. Il n'y avait à l'horizon que
les Alpes. Pas même le clocher d'un village lointain. Jean Valjean
pouvait être à trois lieues de Digne. Un sentier qui coupait la plaine
passait à quelques pas du buisson.

Au milieu de cette méditation qui n'eût pas peu contribué à rendre ses
haillons effrayants pour quelqu'un qui l'eût rencontré, il entendit un
bruit joyeux.

Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit savoyard d'une
dizaine d'années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte
sur le dos; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays,
laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.

Tout en chantant l'enfant interrompait de temps en temps sa marche et
jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu'il avait dans sa
main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie il y avait une
pièce de quarante sous. L'enfant s'arrêta à côté du buisson sans voir
Jean Valjean et fit sauter sa poignée de sous que jusque-là il avait
reçue avec assez d'adresse tout entière sur le dos de sa main.

Cette fois la pièce de quarante sous lui échappa, et vint rouler vers la
broussaille jusqu'à Jean Valjean.

Jean Valjean posa le pied dessus.

Cependant l'enfant avait suivi sa pièce du regard, et l'avait vu.

Il ne s'étonna point et marcha droit à l'homme.

C'était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait
s'étendre, il n'y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On
n'entendait que les petits cris faibles d'une nuée d'oiseaux de passage
qui traversaient le ciel à une hauteur immense. L'enfant tournait le dos
au soleil qui lui mettait des fils d'or dans les cheveux et qui
empourprait d'une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean.

--Monsieur, dit le petit savoyard, avec cette confiance de l'enfance qui
se compose d'ignorance et d'innocence,--ma pièce?

--Comment t'appelles-tu? dit Jean Valjean.

--Petit-Gervais, monsieur.

--Va-t'en, dit Jean Valjean.

--Monsieur, reprit l'enfant, rendez-moi ma pièce.

Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas.

L'enfant recommença:

--Ma pièce, monsieur!

L'oeil de Jean Valjean resta fixé à terre.

--Ma pièce! cria l'enfant, ma pièce blanche! mon argent! Il semblait que
Jean Valjean n'entendit point. L'enfant le prit au collet de sa blouse
et le secoua. Et en même temps il faisait effort pour déranger le gros
soulier ferré posé sur son trésor.

--Je veux ma pièce! ma pièce de quarante sous!

L'enfant pleurait. La tête de Jean Valjean se releva. Il était toujours
assis. Ses yeux étaient troubles. Il considéra l'enfant avec une sorte
d'étonnement, puis il étendit la main vers son bâton et cria d'une voix
terrible:

--Qui est là?

--Moi, monsieur, répondit l'enfant. Petit-Gervais! moi! moi! Rendez-moi
mes quarante sous, s'il vous plaît! Ôtez votre pied, monsieur, s'il vous
plaît!

Puis irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant:

--Ah, çà, ôterez-vous votre pied? Ôtez donc votre pied, voyons.

--Ah! c'est encore toi! dit Jean Valjean, et se dressant brusquement
tout debout, le pied toujours sur la pièce d'argent, il ajouta:--Veux-tu
bien te sauver!

L'enfant effaré le regarda, puis commença à trembler de la tête aux
pieds, et, après quelques secondes de stupeur, se mit à s'enfuir en
courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri.

Cependant à une certaine distance l'essoufflement le força de s'arrêter,
et Jean Valjean, à travers sa rêverie, l'entendit qui sanglotait.

Au bout de quelques instants l'enfant avait disparu. Le soleil s'était
couché. L'ombre se faisait autour de Jean Valjean. Il n'avait pas mangé
de la journée; il est probable qu'il avait la fièvre.

Il était resté debout, et n'avait pas changé d'attitude depuis que
l'enfant s'était enfui. Son souffle soulevait sa poitrine à des
intervalles longs et inégaux. Son regard, arrêté à dix ou douze pas
devant lui, semblait étudier avec une attention profonde la forme d'un
vieux tesson de faïence bleue tombé dans l'herbe. Tout à coup il
tressaillit; il venait de sentir le froid du soir.

Il raffermit sa casquette sur son front, chercha machinalement à croiser
et à boutonner sa blouse, fit un pas, et se baissa pour reprendre à
terre son bâton. En ce moment il aperçut la pièce de quarante sous que
son pied avait à demi enfoncée dans la terre et qui brillait parmi les
cailloux.

Ce fut comme une commotion galvanique. Qu'est-ce que c'est que ça?
dit-il entre ses dents. Il recula de trois pas, puis s'arrêta, sans
pouvoir détacher son regard de ce point que son pied avait foulé
l'instant d'auparavant, comme si cette chose qui luisait là dans
l'obscurité eût été un oeil ouvert fixé sur lui.

Au bout de quelques minutes, il s'élança convulsivement vers la pièce
d'argent, la saisit, et, se redressant, se mit à regarder au loin dans
la plaine, jetant à la fois ses yeux vers tous les points de l'horizon,
debout et frissonnant comme une bête fauve effarée qui cherche un asile.

Il ne vit rien. La nuit tombait, la plaine était froide et vague, de
grandes brumes violettes montaient dans la clarté crépusculaire.

Il dit: «Ah!» et se mit à marcher rapidement dans une certaine
direction, du côté où l'enfant avait disparu. Après une centaine de pas,
il s'arrêta, regarda, et ne vit rien.

Alors il cria de toute sa force: «Petit-Gervais! Petit-Gervais!»

Il se tut, et attendit.

Rien ne répondit.

La campagne était déserte et morne. Il était environné de l'étendue. Il
n'y avait rien autour de lui qu'une ombre où se perdait son regard et un
silence où sa voix se perdait.

Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une
sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras
maigres avec une furie incroyable. On eût dit qu'ils menaçaient et
poursuivaient quelqu'un.

Il recommença à marcher, puis il se mit à courir, et de temps en temps
il s'arrêtait, et criait dans cette solitude, avec une voix qui était ce
qu'on pouvait entendre de plus formidable et de plus désolé:
«Petit-Gervais! Petit-Gervais!»

Certes, si l'enfant l'eût entendu, il eût eu peur et se fût bien gardé
de se montrer. Mais l'enfant était sans doute déjà bien loin.

Il rencontra un prêtre qui était à cheval. Il alla à lui et lui dit:

--Monsieur le curé, avez-vous vu passer un enfant?

--Non, dit le prêtre.

--Un nommé Petit-Gervais?

--Je n'ai vu personne.

Il tira deux pièces de cinq francs de sa sacoche et les remit au prêtre.

--Monsieur le curé, voici pour vos pauvres.--Monsieur le curé, c'est un
petit d'environ dix ans qui a une marmotte, je crois, et une vielle. Il
allait. Un de ces savoyards, vous savez?

--Je ne l'ai point vu.

--Petit-Gervais? il n'est point des villages d'ici? pouvez-vous me dire?

--Si c'est comme vous dites, mon ami, c'est un petit enfant étranger.
Cela passe dans le pays. On ne les connaît pas.

Jean Valjean prit violemment deux autres écus de cinq francs qu'il donna
au prêtre.

--Pour vos pauvres, dit-il.

Puis il ajouta avec égarement:

--Monsieur l'abbé, faites-moi arrêter. Je suis un voleur.

Le prêtre piqua des deux et s'enfuit très effrayé.

Jean Valjean se remit à courir dans la direction qu'il avait d'abord
prise.

Il fit de la sorte un assez long chemin, regardant, appelant, criant,
mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la
plaine vers quelque chose qui lui faisait l'effet d'un être couché ou
accroupi; ce n'étaient que des broussailles ou des roches à fleur de
terre. Enfin, à un endroit où trois sentiers se croisaient, il s'arrêta.
La lune s'était levée. Il promena sa vue au loin et appela une dernière
fois: «Petit-Gervais! Petit-Gervais! Petit-Gervais!» Son cri s'éteignit
dans la brume, sans même éveiller un écho. Il murmura encore:
«Petit-Gervais!» mais d'une voix faible et presque inarticulée. Ce fut
là son dernier effort; ses jarrets fléchirent brusquement sous lui comme
si une puissance invisible l'accablait tout à coup du poids de sa
mauvaise conscience; il tomba épuisé sur une grosse pierre, les poings
dans ses cheveux et le visage dans ses genoux, et il cria: «Je suis un
misérable!»

Alors son coeur creva et il se mit à pleurer. C'était la première fois
qu'il pleurait depuis dix-neuf ans.

Quand Jean Valjean était sorti de chez l'évêque, on l'a vu, il était
hors de tout ce qui avait été sa pensée jusque-là. Il ne pouvait se
rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se raidissait contre
l'action angélique et contre les douces paroles du vieillard. «Vous
m'avez promis de devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la
retire à l'esprit de perversité et je la donne au bon Dieu.» Cela lui
revenait sans cesse. Il opposait à cette indulgence céleste l'orgueil,
qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement
que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus
formidable attaque dont il eût encore été ébranlé; que son
endurcissement serait définitif s'il résistait à cette clémence; que,
s'il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont les actions des
autres hommes avaient rempli son âme pendant tant d'années, et qui lui
plaisait; que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la
lutte, une lutte colossale et décisive, était engagée entre sa
méchanceté à lui et la bonté de cet homme.

En présence de toutes ces lueurs, il allait comme un homme ivre. Pendant
qu'il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception
distincte de ce qui pourrait résulter pour lui de son aventure à Digne?
Entendait-il tous ces bourdonnements mystérieux qui avertissent ou
importunent l'esprit à de certains moments de la vie? Une voix lui
disait-elle à l'oreille qu'il venait de traverser l'heure solennelle de
sa destinée, qu'il n'y avait plus de milieu pour lui, que si désormais
il n'était pas le meilleur des hommes il en serait le pire, qu'il
fallait pour ainsi dire que maintenant il montât plus haut que l'évêque
ou retombât plus bas que le galérien, que s'il voulait devenir bon il
fallait qu'il devînt ange; que s'il voulait rester méchant il fallait
qu'il devînt monstre?

Ici encore il faut se faire ces questions que nous nous sommes déjà
faites ailleurs, recueillait-il confusément quelque ombre de tout ceci
dans sa pensée? Certes, le malheur, nous l'avons dit, fait l'éducation
de l'intelligence; cependant il est douteux que Jean Valjean fût en état
de démêler tout ce que nous indiquons ici. Si ces idées lui arrivaient,
il les entrevoyait plutôt qu'il ne les voyait, et elles ne réussissaient
qu'à le jeter dans un trouble insupportable et presque douloureux. Au
sortir de cette chose difforme et noire qu'on appelle le bagne, l'évêque
lui avait fait mal à l'âme comme une clarté trop vive lui eût fait mal
aux yeux en sortant des ténèbres. La vie future, la vie possible qui
s'offrait désormais à lui toute pure et toute rayonnante le remplissait
de frémissements et d'anxiété. Il ne savait vraiment plus où il en
était. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le
forçat avait été ébloui et comme aveuglé par la vertu.

Ce qui était certain, ce dont il ne se doutait pas, c'est qu'il n'était
déjà plus le même homme, c'est que tout était changé en lui, c'est qu'il
n'était plus en son pouvoir de faire que l'évêque ne lui eût pas parlé
et ne l'eût pas touché.

Dans cette situation d'esprit, il avait rencontré Petit-Gervais et lui
avait volé ses quarante sous. Pourquoi? Il n'eût assurément pu
l'expliquer; était-ce un dernier effet et comme un suprême effort des
mauvaises pensées qu'il avait apportées du bagne, un reste d'impulsion,
un résultat de ce qu'on appelle en statique la _force acquise_? C'était
cela, et c'était aussi peut-être moins encore que cela. Disons-le
simplement, ce n'était pas lui qui avait volé, ce n'était pas l'homme,
c'était la bête qui, par habitude et par instinct, avait stupidement
posé le pied sur cet argent, pendant que l'intelligence se débattait au
milieu de tant d'obsessions inouïes et nouvelles. Quand l'intelligence
se réveilla et vit cette action de la brute, Jean Valjean recula avec
angoisse et poussa un cri d'épouvante.

C'est que, phénomène étrange et qui n'était possible que dans la
situation où il était, en volant cet argent à cet enfant, il avait fait
une chose dont il n'était déjà plus capable.

Quoi qu'il en soit, cette dernière mauvaise action eut sur lui un effet
décisif; elle traversa brusquement ce chaos qu'il avait dans
l'intelligence et le dissipa, mit d'un côté les épaisseurs obscures et
de l'autre la lumière, et agit sur son âme, dans l'état où elle se
trouvait, comme de certains réactifs chimiques agissent sur un mélange
trouble en précipitant un élément et en clarifiant l'autre.

Tout d'abord, avant même de s'examiner et de réfléchir, éperdu, comme
quelqu'un qui cherche à se sauver, il tâcha de retrouver l'enfant pour
lui rendre son argent, puis, quand il reconnut que cela était inutile et
impossible, il s'arrêta désespéré. Au moment où il s'écria: «je suis un
misérable!» il venait de s'apercevoir tel qu'il était, et il était déjà
à ce point séparé de lui-même, qu'il lui semblait qu'il n'était plus
qu'un fantôme, et qu'il avait là devant lui, en chair et en os, le bâton
à la main, la blouse sur les reins, son sac rempli d'objets volés sur le
dos, avec son visage résolu et morne, avec sa pensée pleine de projets
abominables, le hideux galérien Jean Valjean.

L'excès du malheur, nous l'avons remarqué, l'avait fait en quelque sorte
visionnaire. Ceci fut donc comme une vision. Il vit véritablement ce
Jean Valjean, cette face sinistre devant lui. Il fut presque au moment
de se demander qui était cet homme, et il en eut horreur.

Son cerveau était dans un de ces moments violents et pourtant
affreusement calmes où la rêverie est si profonde qu'elle absorbe la
réalité. On ne voit plus les objets qu'on a autour de soi, et l'on voit
comme en dehors de soi les figures qu'on a dans l'esprit.

Il se contempla donc, pour ainsi dire, face à face, et en même temps, à
travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mystérieuse
une sorte de lumière qu'il prit d'abord pour un flambeau. En regardant
avec plus d'attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il
reconnut qu'elle avait la forme humaine, et que ce flambeau était
l'évêque.

Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés devant
elle, l'évêque et Jean Valjean. Il n'avait pas fallu moins que le
premier pour détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui
sont propres à ces sortes d'extases, à mesure que sa rêverie se
prolongeait, l'évêque grandissait et resplendissait à ses yeux, Jean
Valjean s'amoindrissait et s'effaçait. À un certain moment il ne fut
plus qu'une ombre. Tout à coup il disparut. L'évêque seul était resté.

Il remplissait toute l'âme de ce misérable d'un rayonnement magnifique.
Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à
sanglots, avec plus de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un
enfant.

Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son
cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la
fois. Sa vie passée, sa première faute, sa longue expiation, son
abrutissement extérieur, son endurcissement intérieur, sa mise en
liberté réjouie par tant de plans de vengeance, ce qui lui était arrivé
chez l'évêque, la dernière chose qu'il avait faite, ce vol de quarante
sous à un enfant, crime d'autant plus lâche et d'autant plus monstrueux
qu'il venait après le pardon de l'évêque, tout cela lui revint et lui
apparut, clairement, mais dans une clarté qu'il n'avait jamais vue
jusque-là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son âme, et
elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et
sur cette âme. Il lui semblait qu'il voyait Satan à la lumière du
paradis.

Combien d'heures pleura-t-il ainsi? que fit-il après avoir pleuré? où
alla-t-il? on ne l'a jamais su. Il paraît seulement avéré que, dans
cette même nuit, le voiturier qui faisait à cette époque le service de
Grenoble et qui arrivait à Digne vers trois heures du matin, vit en
traversant la rue de l'évêché un homme dans l'attitude de la prière, à
genoux sur le pavé, dans l'ombre, devant la porte de monseigneur
Bienvenu.




Livre troisième--En l'année 1817




Chapitre I

L'année 1817


1817 est l'année que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne
manquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne. C'est
l'année où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutes les boutiques
des perruquiers, espérant la poudre et le retour de l'oiseau royal,
étaient badigeonnées d'azur et fleurdelysées. C'était le temps candide
où le comte Lynch siégeait tous les dimanches comme marguillier au banc
d'oeuvre de Saint-Germain-des-Prés en habit de pair de France, avec son
cordon rouge et son long nez, et cette majesté de profil particulière à
un homme qui a fait une action d'éclat. L'action d'éclat commise par M.
Lynch était ceci: avoir, étant maire de Bordeaux, le 12 mars 1814, donné
la ville un peu trop tôt à M. le duc d'Angoulême. De là sa pairie. En
1817, la mode engloutissait les petits garçons de quatre à six ans sous
de vastes casquettes en cuir maroquiné à oreillons assez ressemblantes à
des mitres d'esquimaux. L'armée française était vêtue de blanc, à
l'autrichienne; les régiments s'appelaient légions; au lieu de chiffres
ils portaient les noms des départements. Napoléon était à Sainte-Hélène,
et, comme l'Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner
ses vieux habits. En 1817, Pellegrini chantait, mademoiselle Bigottini
dansait; Potier régnait; Odry n'existait pas encore. Madame Saqui
succédait à Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M.
Delalot était un personnage. La légitimité venait de s'affirmer en
coupant le poing, puis la tête, à Pleignier, à Carbonneau et à Tolleron.
Le prince de Talleyrand, grand chambellan, et l'abbé Louis, ministre
désigné des finances, se regardaient en riant du rire de deux augures;
tous deux avaient célébré, le 14 juillet 1790, la messe de la Fédération
au Champ de Mars; Talleyrand l'avait dite comme évêque, Louis l'avait
servie comme diacre. En 1817, dans les contre-allées de ce même Champ de
Mars, on apercevait de gros cylindres de bois, gisant sous la pluie,
pourrissant dans l'herbe, peints en bleu avec des traces d'aigles et
d'abeilles dédorées. C'étaient les colonnes qui, deux ans auparavant,
avaient soutenu l'estrade de l'empereur au Champ-de-Mai. Elles étaient
noircies çà et là de la brûlure du bivouac des Autrichiens baraqués près
du Gros-Caillou. Deux ou trois de ces colonnes avaient disparu dans les
feux de ces bivouacs et avaient chauffé les larges mains des
_kaiserlicks_. Le Champ de Mai avait eu cela de remarquable qu'il avait
été tenu au mois de juin et au Champ de Mars. En cette année 1817, deux
choses étaient populaires: le Voltaire-Touquet et la tabatière à la
Charte. L'émotion parisienne la plus récente était le crime de Dautun
qui avait jeté la tête de son frère dans le bassin du Marché-aux-Fleurs.
On commençait à faire au ministère de la marine une enquête sur cette
fatale frégate de la Méduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de
gloire Géricault. Le colonel Selves allait en Égypte pour y devenir
Soliman pacha. Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de
boutique à un tonnelier. On voyait encore sur la plate-forme de la tour
octogone de l'hôtel de Cluny la petite logette en planches qui avait
servi d'observatoire à Messier, astronome de la marine sous Louis XVI.
La duchesse de Duras lisait à trois ou quatre amis, dans son boudoir
meublé d'X en satin bleu ciel, _Ourika_ inédite. On grattait les N au
Louvre. Le pont d'Austerlitz abdiquait et s'intitulait pont du Jardin du
Roi, double énigme qui déguisait à la fois le pont d'Austerlitz et le
jardin des Plantes. Louis XVIII, préoccupé, tout en annotant du coin de
l'ongle Horace, des héros qui se font empereurs et des sabotiers qui se
font dauphins, avait deux soucis: Napoléon et Mathurin Bruneau.
L'académie française donnait pour sujet de prix: _Le bonheur que procure
l'étude_. M. Bellart était officiellement éloquent. On voyait germer à
son ombre ce futur avocat général de Broè, promis aux sarcasmes de
Paul-Louis Courier. Il y avait un faux Chateaubriand appelé Marchangy,
en attendant qu'il y eut un faux Marchangy appelé d'Arlincourt. _Claire
d'Albe_ et _Malek-Adel_ étaient des chefs-d'oeuvre; madame Cottin était
déclarée le premier écrivain de l'époque. L'institut laissait rayer de
sa liste l'académicien Napoléon Bonaparte. Une ordonnance royale
érigeait Angoulême en école de marine, car, le duc d'Angoulême étant
grand amiral, il était évident que la ville d'Angoulême avait de droit
toutes les qualités d'un port de mer, sans quoi le principe monarchique
eût été entamé. On agitait en conseil des ministres la question de
savoir si l'on devait tolérer les vignettes représentant des voltiges
qui assaisonnaient les affiches de Franconi et qui attroupaient les
polissons des rues. M. Paër, auteur de l'_Agnese_, bonhomme à la face
carrée qui avait une verrue sur la joue, dirigeait les petits concerts
intimes de la marquise de Sassenaye, rue de la Ville-l'Évêque. Toutes
les jeunes filles chantaient _l'Ermite de Saint-Avelle_, paroles
d'Edmond Géraud. _Le Nain jaune_ se transformait en _Miroir_. Le café
Lemblin tenait pour l'empereur contre le café Valois qui tenait pour les
Bourbons. On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de
Berry, déjà regardé du fond de l'ombre par Louvel. Il y avait un an que
madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle
Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était
restreint, mais la liberté était grande. _Le Constitutionnel_ était
constitutionnel. _La Minerve_ appelait Chateaubriand _Chateaubriant_. Ce
_t_ faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain.
Dans des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les
proscrits de 1815; David n'avait plus de talent, Arnault n'avait plus
d'esprit, Carnot n'avait plus de probité; Soult n'avait gagné aucune
bataille; il est vrai que Napoléon n'avait plus de génie. Personne
n'ignore qu'il est assez rare que les lettres adressées par la poste à
un exilé lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoir de
les intercepter. Le fait n'est point nouveau; Descartes, banni, s'en
plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montré quelque humeur
de ne pas recevoir les lettres qu'on lui écrivait, ceci paraissait
plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient à cette occasion le
proscrit. Dire: _les régicides_, ou dire: _les votants_, dire: _les
ennemis_, ou dire: _les alliés_, dire: _Napoléon_, ou dire: _Buonaparte_,
cela séparait deux hommes plus qu'un abîme. Tous les gens de bons sens
convenaient que l'ère des révolutions était à jamais fermée par le roi
Louis XVIII, surnommé «l'immortel auteur de la charte». Au terre-plein
du Pont-Neuf, on sculptait le mot _Redivivus_, sur le piédestal qui
attendait la statue de Henri IV. M. Piet ébauchait, rue Thérèse, n° 4,
son conciliabule pour consolider la monarchie. Les chefs de la droite
disaient dans les conjonctures graves: «Il faut écrire à Bacot». MM.
Canuel, O'Mahony et de Chappedelaine esquissaient, un peu approuvés de
Monsieur, ce qui devait être plus tard «la conspiration du bord de
l'eau». L'Épingle Noire complotait de son côté. Delaverderie s'abouchait
avec Trogoff. M. Decazes, esprit dans une certaine mesure libéral,
dominait. Chateaubriand, debout tous les matins devant sa fenêtre du n°
27 de la rue Saint-Dominique, en pantalon à pieds et en pantoufles, ses
cheveux gris coiffés d'un madras, les yeux fixés sur un miroir, une
trousse complète de chirurgien dentiste ouverte devant lui, se curait
les dents, qu'il avait charmantes, tout en dictant des variantes de _la
Monarchie selon la Charte_ à M. Pilorge, son secrétaire. La critique
faisant autorité préférait Lafon à Talma. M. de Féletz signait A.; M.
Hoffmann signait Z. Charles Nodier écrivait _Thérèse Aubert_. Le divorce
était aboli. Les lycées s'appelaient collèges. Les collégiens, ornés au
collet d'une fleur de lys d'or, s'y gourmaient à propos du roi de Rome.
La contre-police du château dénonçait à son altesse royale Madame le
portrait, partout exposé, de M. le duc d'Orléans, lequel avait meilleure
mine en uniforme de colonel général des houzards que M. le duc de Berry
en uniforme de colonel général des dragons; grave inconvénient. La ville
de Paris faisait redorer à ses frais le dôme des Invalides. Les hommes
sérieux se demandaient ce que ferait, dans telle ou telle occasion, M.
de Trinquelague; M. Clausel de Montals se séparait, sur divers points,
de M. Clausel de Coussergues; M. de Salaberry n'était pas content. Le
comédien Picard, qui était de l'Académie dont le comédien Molière
n'avait pu être, faisait jouer _les deux Philibert_ à l'Odéon, sur le
fronton duquel l'arrachement des lettres laissait encore lire
distinctement: THÉÂTRE DE L'IMPÉRATRICE. On prenait parti pour ou contre
Cugnet de Montarlot. Fabvier était factieux; Bavoux était
révolutionnaire. Le libraire Pélicier publiait une édition de Voltaire,
sous ce titre: _OEuvres de Voltaire_, de l'Académie française. «Cela
fait venir les acheteurs», disait cet éditeur naïf. L'opinion générale
était que M. Charles Loyson, serait le génie du siècle; l'envie
commençait à le mordre, signe de gloire; et l'on faisait sur lui ce
vers:

_Même quand Loyson vole, on sent qu'il a des pattes._

Le cardinal Fesch refusant de se démettre, M. de Pins, archevêque
d'Amasie, administrait le diocèse de Lyon. La querelle de la vallée des
Dappes commençait entre la Suisse et la France par un mémoire du
capitaine Dufour, depuis général. Saint-Simon, ignoré, échafaudait son
rêve sublime. Il y avait à l'académie des sciences un Fourier célèbre
que la postérité a oublié et dans je ne sais quel grenier un Fourier
obscur dont l'avenir se souviendra. Lord Byron commençait à poindre; une
note d'un poème de Millevoye l'annonçait à la France en ces termes: _un
certain lord Baron_. David d'Angers s'essayait à pétrir le marbre.
L'abbé Caron parlait avec éloge, en petit comité de séminaristes, dans
le cul-de-sac des Feuillantines, d'un prêtre inconnu nommé Félicité
Robert qui a été plus tard Lamennais. Une chose qui fumait et clapotait
sur la Seine avec le bruit d'un chien qui nage allait et venait sous les
fenêtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV c'était une
mécanique bonne à pas grand'chose, une espèce de joujou, une rêverie
d'inventeur songe-creux, une utopie: un bateau à vapeur. Les Parisiens
regardaient cette inutilité avec indifférence. M. de Vaublanc,
réformateur de l'Institut par coup d'État, ordonnance et fournée, auteur
distingué de plusieurs académiciens, après en avoir fait, ne pouvait
parvenir à l'être. Le faubourg Saint-Germain et la pavillon Marsan
souhaitaient pour préfet de police M. Delaveau, à cause de sa dévotion.
Dupuytren et Récamier se prenaient de querelle à l'amphithéâtre de
l'École de médecine et se menaçaient du poing à propos de la divinité de
Jésus-Christ. Cuvier, un oeil sur la Genèse et l'autre sur la nature,
s'efforçait de plaire à la réaction bigote en mettant les fossiles
d'accord avec les textes et en faisant flatter Moïse par les
mastodontes. M. François de Neufchâteau, louable cultivateur de la
mémoire de Parmentier, faisait mille efforts pour que _pomme de terre_
fût prononcée _parmentière_, et n'y réussissait point. L'abbé Grégoire,
ancien évêque, ancien conventionnel, ancien sénateur, était passé dans
la polémique royaliste à l'état «d'infâme Grégoire». Cette locution que
nous venons d'employer: _passer à l'état de_, était dénoncée comme
néologisme par M. Royer-Collard. On pouvait distinguer encore à sa
blancheur, sous la troisième arche du pont d'Iéna, la pierre neuve avec
laquelle, deux ans auparavant, on avait bouché le trou de mine pratiqué
par Blücher pour faire sauter le pont. La justice appelait à sa barre un
homme qui, en voyant entrer le comte d'Artois à Notre-Dame, avait dit
tout haut: _Sapristi! je regrette le temps où je voyais Bonaparte et
Talma entrer bras dessus bras dessous au Bal-Sauvage_. Propos séditieux.
Six mois de prison. Des traîtres se montraient déboutonnés; des hommes
qui avaient passé à l'ennemi la veille d'une bataille ne cachaient rien
de la récompense et marchaient impudiquement en plein soleil dans le
cynisme des richesses et des dignités; des déserteurs de Ligny et des
Quatre-Bras, dans le débraillé de leur turpitude payée, étalaient leur
dévouement monarchique tout nu; oubliant ce qui est écrit en Angleterre
sur la muraille intérieure des water-closets publics: _Please adjust
your dress before leaving_.

Voilà, pêle-mêle, ce qui surnage confusément de l'année 1817, oubliée
aujourd'hui. L'histoire néglige presque toutes ces particularités, et ne
peut faire autrement; l'infini l'envahirait. Pourtant ces détails, qu'on
appelle à tort petits--il n'y a ni petits faits dans l'humanité, ni
petites feuilles dans la végétation--sont utiles. C'est de la
physionomie des années que se compose la figure des siècles.

En cette année 1817, quatre jeunes Parisiens firent «une bonne farce».




Chapitre II

Double quatuor


Ces Parisiens étaient l'un de Toulouse, l'autre de Limoges, le troisième
de Cahors et le quatrième de Montauban; mais ils étaient étudiants, et
qui dit étudiant dit parisien; étudier à Paris, c'est naître à Paris.

Ces jeunes gens étaient insignifiants; tout le monde a vu ces
figures-là; quatre échantillons du premier venu; ni bons ni mauvais, ni
savants ni ignorants, ni des génies ni des imbéciles; beaux de ce
charmant avril qu'on appelle vingt ans. C'étaient quatre Oscars
quelconques, car à cette époque les Arthurs n'existaient pas encore.
_Brûlez pour lui les parfums d'Arabie_, s'écriait la romance, _Oscar
s'avance, Oscar, je vais le voir!_ On sortait d'Ossian, l'élégance était
scandinave et calédonienne, le genre anglais pur ne devait prévaloir que
plus tard, et le premier des Arthurs, Wellington, venait à peine de
gagner la bataille de Waterloo.

Ces Oscars s'appelaient l'un Félix Tholomyès, de Toulouse; l'autre
Listolier, de Cahors; l'autre Fameuil, de Limoges; le dernier
Blachevelle, de Montauban. Naturellement chacun avait sa maîtresse.
Blachevelle aimait Favourite, ainsi nommée parce qu'elle était allée en
Angleterre; Listolier adorait Dahlia, qui avait pris pour nom de guerre
un nom de fleur; Fameuil idolâtrait Zéphine, abrégé de Joséphine;
Tholomyès avait Fantine, dite la Blonde à cause de ses beaux cheveux
couleur de soleil.

Favourite, Dahlia, Zéphine et Fantine étaient quatre ravissantes filles,
parfumées et radieuses, encore un peu ouvrières, n'ayant pas tout à fait
quitté leur aiguille, dérangées par les amourettes, mais ayant sur le
visage un reste de la sérénité du travail et dans l'âme cette fleur
d'honnêteté qui dans la femme survit à la première chute. Il y avait une
des quatre qu'on appelait la jeune, parce qu'elle était la cadette; et
une qu'on appelait la vieille. La vieille avait vingt-trois ans. Pour ne
rien celer, les trois premières étaient plus expérimentées, plus
insouciantes et plus envolées dans le bruit de la vie que Fantine la
Blonde, qui en était à sa première illusion.

Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite, n'en auraient pu dire autant. Il
y avait déjà plus d'un épisode à leur roman à peine commencé, et
l'amoureux, qui s'appelait Adolphe au premier chapitre, se trouvait être
Alphonse au second, et Gustave au troisième. Pauvreté et coquetterie
sont deux conseillères fatales, l'une gronde, l'autre flatte; et les
belles filles du peuple les ont toutes les deux qui leur parlent bas à
l'oreille, chacune de son côté. Ces âmes mal gardées écoutent. De là les
chutes qu'elles font et les pierres qu'on leur jette. On les accable
avec la splendeur de tout ce qui est immaculé et inaccessible. Hélas! si
la _Yungfrau_ avait faim?

Favourite, ayant été en Angleterre, avait pour admiratrices Zéphine et
Dahlia. Elle avait eu de très bonne heure un chez-soi. Son père était un
vieux professeur de mathématiques brutal et qui gasconnait; point marié,
courant le cachet malgré l'âge. Ce professeur, étant jeune, avait vu un
jour la robe d'une femme de chambre s'accrocher à un garde-cendre; il
était tombé amoureux de cet accident. Il en était résulté Favourite.
Elle rencontrait de temps en temps son père, qui la saluait. Un matin,
une vieille femme à l'air béguin était entrée chez elle et lui avait
dit:

--Vous ne me connaissez pas, mademoiselle?

--Non.

--Je suis ta mère.

Puis la vieille avait ouvert le buffet, bu et mangé, fait apporter un
matelas qu'elle avait, et s'était installée. Cette mère, grognon et
dévote, ne parlait jamais à Favourite, restait des heures sans souffler
mot, déjeunait, dînait et soupait comme quatre, et descendait faire
salon chez le portier, où elle disait du mal de sa fille.

Ce qui avait entraîné Dahlia vers Listolier, vers d'autres peut-être,
vers l'oisiveté, c'était d'avoir de trop jolis ongles roses. Comment
faire travailler ces ongles-là? Qui veut rester vertueuse ne doit pas
avoir pitié de ses mains. Quant à Zéphine, elle avait conquis Fameuil
par sa petite manière mutine et caressante de dire: «Oui, monsieur».

Les jeunes gens étant camarades, les jeunes filles étaient amies. Ces
amours-là sont toujours doublés de ces amitiés-là.

Sage et philosophe, c'est deux; et ce qui le prouve, c'est que, toutes
réserves faites sur ces petits ménages irréguliers, Favourite, Zéphine
et Dahlia étaient des filles philosophes, et Fantine une fille sage.

Sage, dira-t-on? et Tholomyès? Salomon répondrait que l'amour fait
partie de la sagesse. Nous nous bornons à dire que l'amour de Fantine
était un premier amour, un amour unique, un amour fidèle.

Elle était la seule des quatre qui ne fût tutoyée que par un seul.

Fantine était un de ces êtres comme il en éclôt, pour ainsi dire, au
fond du peuple. Sortie des plus insondables épaisseurs de l'ombre
sociale, elle avait au front le signe de l'anonyme et de l'inconnu. Elle
était née à Montreuil-sur-mer. De quels parents? Qui pourrait le dire?
On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. Elle se nommait Fantine.
Pourquoi Fantine? On ne lui avait jamais connu d'autre nom. À l'époque
de sa naissance, le Directoire existait encore. Point de nom de famille,
elle n'avait pas de famille; point de nom de baptême, l'église n'était
plus là. Elle s'appela comme il plut au premier passant qui la rencontra
toute petite, allant pieds nus dans la rue. Elle reçut un nom comme elle
recevait l'eau des nuées sur son front quand il pleuvait. On l'appela la
petite Fantine. Personne n'en savait davantage. Cette créature humaine
était venue dans la vie comme cela. À dix ans, Fantine quitta la ville
et s'alla mettre en service chez des fermiers des environs. À quinze
ans, elle vint à Paris "chercher fortune". Fantine était belle et resta
pure le plus longtemps qu'elle put. C'était une jolie blonde avec de
belles dents. Elle avait de l'or et des perles pour dot, mais son or
était sur sa tête et ses perles étaient dans sa bouche.

Elle travailla pour vivre; puis, toujours pour vivre, car le coeur a sa
faim aussi, elle aima.

Elle aima Tholomyès.

Amourette pour lui, passion pour elle. Les rues du quartier latin,
qu'emplit le fourmillement des étudiants et des grisettes, virent le
commencement de ce songe. Fantine, dans ces dédales de la colline du
Panthéon, où tant d'aventures se nouent et se dénouent, avait fui
longtemps Tholomyès, mais de façon à le rencontrer toujours. Il y a une
manière d'éviter qui ressemble à chercher. Bref, l'églogue eut lieu.

Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une sorte de groupe dont
Tholomyès était la tête. C'était lui qui avait l'esprit.

Tholomyès était l'antique étudiant vieux; il était riche; il avait
quatre mille francs de rente; quatre mille francs de rente, splendide
scandale sur la montagne Sainte-Geneviève. Tholomyès était un viveur de
trente ans, mal conservé. Il était ridé et édenté; et il ébauchait une
calvitie dont il disait lui-même sans tristesse: _crâne à trente ans,
genou à quarante_. Il digérait médiocrement, et il lui était venu un
larmoiement à un oeil. Mais à mesure que sa jeunesse s'éteignait, il
allumait sa gaîté; il remplaçait ses dents par des lazzis, ses cheveux
par la joie, sa santé par l'ironie, et son oeil qui pleurait riait sans
cesse. Il était délabré, mais tout en fleurs. Sa jeunesse, pliant bagage
bien avant l'âge, battait en retraite en bon ordre, éclatait de rire, et
l'on n'y voyait que du feu. Il avait eu une pièce refusée au Vaudeville.
Il faisait çà et là des vers quelconques. En outre, il doutait
supérieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. Donc,
étant ironique et chauve, il était le chef. _Iron_ est un mot anglais
qui veut dire fer. Serait-ce de là que viendrait ironie?

Un jour Tholomyès prit à part les trois autres, fît un geste d'oracle,
et leur dit:

--Il y a bientôt un an que Fantine, Dahlia, Zéphine et Favourite nous
demandent de leur faire une surprise. Nous la leur avons promise
solennellement. Elles nous en parlent toujours, à moi surtout. De même
qu'à Naples les vieilles femmes crient à saint Janvier: _Faccia
gialluta, fa o miracolo_. Face jaune, fais ton miracle! nos belles me
disent sans cesse: «Tholomyès, quand accoucheras-tu de ta surprise?» En
même temps nos parents nous écrivent. Scie des deux côtés. Le moment me
semble venu. Causons.

Sur ce, Tholomyès baissa la voix, et articula mystérieusement quelque
chose de si gai qu'un vaste et enthousiaste ricanement sortit des quatre
bouches à la fois et que Blachevelle s'écria:

--Ça, c'est une idée!

Un estaminet plein de fumée se présenta, ils y entrèrent, et le reste de
leur conférence se perdit dans l'ombre.

Le résultat de ces ténèbres fut une éblouissante partie de plaisir qui
eut lieu le dimanche suivant, les quatre jeunes gens invitant les quatre
jeunes filles.




Chapitre III

Quatre à quatre


Ce qu'était une partie de campagne d'étudiants et de grisettes, il y a
quarante-cinq ans, on se le représente malaisément aujourd'hui. Paris
n'a plus les mêmes environs; la figure de ce qu'on pourrait appeler la
vie circumparisienne a complètement changé depuis un demi-siècle; où il
y avait le coucou, il y a le wagon; où il y avait la patache, il y a le
bateau à vapeur; on dit aujourd'hui Fécamp comme on disait Saint-Cloud.
Le Paris de 1862 est une ville qui a la France pour banlieue.

Les quatre couples accomplirent consciencieusement toutes les folies
champêtres possibles alors. On entrait dans les vacances, et c'était une
chaude et claire journée d'été. La veille, Favourite, la seule qui sût
écrire, avait écrit ceci à Tholomyès au nom des quatre: «C'est un bonne
heure de sortir de bonheur.» C'est pourquoi ils se levèrent à cinq
heures du matin. Puis ils allèrent à Saint-Cloud par le coche,
regardèrent la cascade à sec, et s'écrièrent: «Cela doit être bien beau
quand il y a de l'eau!» déjeunèrent à la _Tête-Noire_, où Castaing
n'avait pas encore passé, se payèrent une partie de bagues au quinconce
du grand bassin, montèrent à la lanterne de Diogène, jouèrent des
macarons à la roulette du pont de Sèvres, cueillirent des bouquets à
Puteaux, achetèrent des mirlitons à Neuilly, mangèrent partout des
chaussons de pommes, furent parfaitement heureux.

Les jeunes filles bruissaient et bavardaient comme des fauvettes
échappées. C'était un délire. Elles donnaient par moments de petites
tapes aux jeunes gens. Ivresse matinale de la vie! Adorables années!
L'aile des libellules frissonne. Oh! qui que vous soyez, vous
souvenez-vous? Avez-vous marché dans les broussailles, en écartant les
branches à cause de la tête charmante qui vient derrière vous? Avez-vous
glissé en riant sur quelque talus mouillé par la pluie avec une femme
aimée qui vous retient par la main et qui s'écrie: «Ah! mes brodequins
tout neufs! dans quel état ils sont!»

Disons tout de suite que cette joyeuse contrariété, une ondée, manqua à
cette compagnie de belle humeur, quoique Favourite eût dit en partant,
avec un accent magistral et maternel: _Les limaces se promènent dans les
sentiers. Signe de pluie, mes enfants_.

Toutes quatre étaient follement jolies. Un bon vieux poète classique,
alors en renom, un bonhomme qui avait une Éléonore, M. le chevalier de
Labouïsse, errant ce jour-là sous les marronniers de Saint-Cloud, les
vit passer vers dix heures du matin; il s'écria: _Il y en a une de
trop_, songeant aux Grâces. Favourite, l'amie de Blachevelle, celle de
vingt-trois ans, la vieille, courait en avant sous les grandes branches
vertes, sautait les fossés, enjambait éperdument les buissons, et
présidait cette gaîté avec une verve de jeune faunesse. Zéphine et
Dahlia, que le hasard avait faites belles de façon qu'elles se faisaient
valoir en se rapprochant et se complétaient, ne se quittaient point, par
instinct de coquetterie plus encore que par amitié, et, appuyées l'une à
l'autre, prenaient des poses anglaises; les premiers _keepsakes_
venaient de paraître, la mélancolie pointait pour les femmes, comme,
plus tard, le byronisme pour les hommes, et les cheveux du sexe tendre
commençaient à s'éplorer. Zéphine et Dahlia étaient coiffées en
rouleaux. Listolier et Fameuil, engagés dans une discussion sur leurs
professeurs, expliquaient à Fantine la différence qu'il y avait entre M.
Delvincourt et M. Blondeau.

Blachevelle semblait avoir été créé expressément pour porter sur son
bras le dimanche le châle-ternaux boiteux de Favourite.

Tholomyès suivait, dominant le groupe. Il était très gai, mais on
sentait en lui le gouvernement; il y avait de la dictature dans sa
jovialité; son ornement principal était un pantalon jambes-d'éléphant,
en nankin, avec sous-pieds de tresse de cuivre; il avait un puissant
rotin de deux cents francs à la main, et, comme il se permettait tout,
une chose étrange appelée cigare, à la bouche. Rien n'étant sacré pour
lui, il fumait.

--Ce Tholomyès est étonnant, disaient les autres avec vénération. Quels
pantalons! quelle énergie!

Quant à Fantine, c'était la joie. Ses dents splendides avaient
évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire. Elle portait à sa main
plus volontiers que sur sa tête son petit chapeau de paille cousue, aux
longues brides blanches. Ses épais cheveux blonds, enclins à flotter et
facilement dénoués et qu'il fallait rattacher sans cesse, semblaient
faits pour la fuite de Galatée sous les saules. Ses lèvres roses
babillaient avec enchantement. Les coins de sa bouche voluptueusement
relevés, comme aux mascarons antiques d'Érigone, avaient l'air
d'encourager les audaces; mais ses longs cils pleins d'ombre
s'abaissaient discrètement sur ce brouhaha du bas du visage comme pour
mettre le holà. Toute sa toilette avait on ne sait quoi de chantant et
de flambant. Elle avait une robe de barège mauve, de petits
souliers-cothurnes mordorés dont les rubans traçaient des X sur son fin
bas blanc à jour, et cette espèce de spencer en mousseline, invention
marseillaise, dont le nom, canezou, corruption du mot _quinze août_
prononcé à la Canebière, signifie beau temps, chaleur et midi. Les trois
autres, moins timides, nous l'avons dit, étaient décolletées tout net,
ce qui, l'été, sous des chapeaux couverts de fleurs, a beaucoup de grâce
et d'agacerie; mais, à côté de ces ajustements hardis, le canezou de la
blonde Fantine, avec ses transparences, ses indiscrétions et ses
réticences, cachant et montrant à la fois, semblait une trouvaille
provocante de la décence, et la fameuse cour d'amour, présidée par la
vicomtesse de Cette aux yeux vert de mer, eût peut-être donné le prix de
la coquetterie à ce canezou qui concourait pour la chasteté. Le plus
naïf est quelquefois le plus savant. Cela arrive.

Éclatante de face, délicate de profil, les yeux d'un bleu profond, les
paupières grasses, les pieds cambrés et petits, les poignets et les
chevilles admirablement emboîtés, la peau blanche laissant voir çà et là
les arborescences azurées des veines, la joue puérile et franche, le cou
robuste des Junons éginétiques, la nuque forte et souple, les épaules
modelées comme par Coustou, ayant au centre une voluptueuse fossette
visible à travers la mousseline; une gaîté glacée de rêverie;
sculpturale et exquise; telle était Fantine; et l'on devinait sous ces
chiffons une statue, et dans cette statue une âme.

Fantine était belle, sans trop le savoir. Les rares songeurs, prêtres
mystérieux du beau, qui confrontent silencieusement toute chose à la
perfection, eussent entrevu en cette petite ouvrière, à travers la
transparence de la grâce parisienne, l'antique euphonie sacrée. Cette
fille de l'ombre avait de la race. Elle était belle sous les deux
espèces, qui sont le style et le rythme. Le style est la forme de
l'idéal; le rythme en est le mouvement.

Nous avons dit que Fantine était la joie, Fantine était aussi la pudeur.

Pour un observateur qui l'eût étudiée attentivement, ce qui se dégageait
d'elle, à travers toute cette ivresse de l'âge, de la saison et de
l'amourette, c'était une invincible expression de retenue et de
modestie. Elle restait un peu étonnée. Ce chaste étonnement-là est la
nuance qui sépare Psyché de Vénus. Fantine avait les longs doigts blancs
et fins de la vestale qui remue les cendres du feu sacré avec une
épingle d'or. Quoiqu'elle n'eût rien refusé, on ne le verra que trop, à
Tholomyès, son visage, au repos, était souverainement virginal; une
sorte de dignité sérieuse et presque austère l'envahissait soudainement
à de certaines heures, et rien n'était singulier et troublant comme de
voir la gaîté s'y éteindre si vite et le recueillement y succéder sans
transition à l'épanouissement. Cette gravité subite, parfois sévèrement
accentuée, ressemblait au dédain d'une déesse. Son front, son nez et son
menton offraient cet équilibre de ligne, très distinct de l'équilibre de
proportion, et d'où résulte l'harmonie du visage; dans l'intervalle si
caractéristique qui sépare la base du nez de la lèvre supérieure, elle
avait ce pli imperceptible et charmant, signe mystérieux de la chasteté
qui rendit Barberousse amoureux d'une Diane trouvée dans les fouilles
d'Icône.

L'amour est une faute; soit. Fantine était l'innocence surnageant sur la
faute.




Chapitre IV

Tholomyès est si joyeux qu'il chante une chanson espagnole


Cette journée-là était d'un bout à l'autre faite d'aurore. Toute la
nature semblait avoir congé, et rire. Les parterres de Saint-Cloud
embaumaient; le souffle de la Seine remuait vaguement les feuilles;
les branches gesticulaient dans le vent; les abeilles mettaient les
jasmins au pillage; toute une bohème de papillons s'ébattait dans les
achillées, les trèfles et les folles avoines; il y avait dans l'auguste
parc du roi de France un tas de vagabonds, les oiseaux.

Les quatre joyeux couples, mêlés au soleil, aux champs, aux fleurs, aux
arbres, resplendissaient.

Et, dans cette communauté de paradis, parlant, chantant, courant,
dansant, chassant aux papillons, cueillant des liserons, mouillant leurs
bas à jour roses dans les hautes herbes, fraîches, folles, point
méchantes, toutes recevaient un peu çà et là les baisers de tous,
excepté Fantine, enfermée dans sa vague résistance rêveuse et farouche,
et qui aimait.

--Toi, lui disait Favourite, tu as toujours l'air chose.

Ce sont là les joies. Ces passages de couples heureux sont un appel
profond à la vie et à la nature, et font sortir de tout la caresse et la
lumière. Il y avait une fois une fée qui fit les prairies et les arbres
exprès pour les amoureux. De là cette éternelle école buissonnière des
amants qui recommence sans cesse et qui durera tant qu'il y aura des
buissons et des écoliers. De là la popularité du printemps parmi les
penseurs. Le patricien et le gagne-petit, le duc et pair et le robin,
les gens de la cour et les gens de la ville, comme on parlait autrefois,
tous sont sujets de cette fée. On rit, on se cherche, il y a dans l'air
une clarté d'apothéose, quelle transfiguration que d'aimer! Les clercs
de notaire sont des dieux. Et les petits cris, les poursuites dans
l'herbe, les tailles prises au vol, ces jargons qui sont des mélodies,
ces adorations qui éclatent dans la façon de dire une syllabe, ces
cerises arrachées d'une bouche à l'autre, tout cela flamboie et passe
dans des gloires célestes. Les belles filles font un doux gaspillage
d'elles-mêmes. On croit que cela ne finira jamais. Les philosophes, les
poètes, les peintres regardent ces extases et ne savent qu'en faire,
tant cela les éblouit. Le départ pour Cythère! s'écrie Watteau; Lancret,
le peintre de la roture, contemple ses bourgeois envolés dans le bleu;
Diderot tend les bras à toutes ces amourettes, et d'Urfé y mêle des
druides.

Après le déjeuner les quatre couples étaient allés voir, dans ce qu'on
appelait alors le carré du roi, une plante nouvellement arrivée de
l'Inde, dont le nom nous échappe en ce moment, et qui à cette époque
attirait tout Paris à Saint-Cloud; c'était un bizarre et charmant
arbrisseau haut sur tige, dont les innombrables branches fines comme des
fils, ébouriffées, sans feuilles, étaient couvertes d'un million de
petites rosettes blanches; ce qui faisait que l'arbuste avait l'air
d'une chevelure pouilleuse de fleurs. Il y avait toujours foule à
l'admirer.

L'arbuste vu, Tholomyès s'était écrié: «J'offre des ânes!» et, prix fait
avec un ânier, ils étaient revenus par Vanves et Issy. À Issy, incident.
Le parc, Bien National possédé à cette époque par le munitionnaire
Bourguin, était d'aventure tout grand ouvert. Ils avaient franchi la
grille, visité l'anachorète mannequin dans sa grotte, essayé les petits
effets mystérieux du fameux cabinet des miroirs, lascif traquenard digne
d'un satyre devenu millionnaire ou de Turcaret métamorphosé en Priape.
Ils avaient robustement secoué le grand filet balançoire attaché aux
deux châtaigniers célébrés par l'abbé de Bernis. Tout en y balançant ces
belles l'une après l'autre, ce qui faisait, parmi les rires universels,
des plis de jupe envolée où Greuze eût trouvé son compte, le toulousain
Tholomyès, quelque peu espagnol, Toulouse est cousine de Tolosa,
chantait, sur une mélopée mélancolique, la vieille chanson _gallega_
probablement inspirée par quelque belle fille lancée à toute volée sur
une corde entre deux arbres:

          _Soy de Badajoz._
          _Amor me llama._
          _Toda mi alma_
          _Es en mi ojos_
          _Porque enseñas_
          _À tus piernas._

Fantine seule refusa de se balancer.

--Je n'aime pas qu'on ait du genre comme ça, murmura assez aigrement
Favourite.

Les ânes quittés, joie nouvelle; on passa la Seine en bateau, et de
Passy, à pied, ils gagnèrent la barrière de l'Étoile. Ils étaient, on
s'en souvient, debout depuis cinq heures du matin; mais, bah! _il n'y a
pas de lassitude le dimanche_, disait Favourite; _le dimanche, la
fatigue ne travaille pas_. Vers trois heures les quatre couples, effarés
de bonheur, dégringolaient aux montagnes russes, édifice singulier qui
occupait alors les hauteurs Beaujon et dont on apercevait la ligne
serpentante au-dessus des arbres des Champs-Élysées.

De temps en temps Favourite s'écriait:

--Et la surprise? je demande la surprise.

--Patience, répondait Tholomyès.




Chapitre V

Chez Bombarda


Les montagnes russes épuisées, on avait songé au dîner; et le radieux
huitain, enfin un peu las, s'était échoué au cabaret Bombarda,
succursale qu'avait établie aux Champs-Élysées ce fameux restaurateur
Bombarda, dont on voyait alors l'enseigne rue de Rivoli à côté du
passage Delorme.

Une chambre grande, mais laide, avec alcôve et lit au fond (vu la
plénitude du cabaret le dimanche, il avait fallu accepter ce gîte); deux
fenêtres d'où l'on pouvait contempler, à travers les ormes, le quai et
la rivière; un magnifique rayon d'août effleurant les fenêtres; deux
tables; sur l'une une triomphante montagne de bouquets mêlés à des
chapeaux d'hommes et de femmes; à l'autre les quatre couples attablés
autour d'un joyeux encombrement de plats, d'assiettes, de verres et de
bouteilles; des cruchons de bière mêlés à des flacons de vin; peu
d'ordre sur la table, quelque désordre dessous;

    _Ils faisaient sous la table_
    _Un bruit, un trique-trac de pieds épouvantable_

dit Molière.

Voilà où en était vers quatre heures et demie du soir la bergerade
commencée à cinq heures du matin. Le soleil déclinait, l'appétit
s'éteignait.

Les Champs-Élysées, pleins de soleil et de foule, n'étaient que lumière
et poussière, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de
Marly, ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d'or. Les
carrosses allaient et venaient. Un escadron de magnifiques gardes du
corps, clairon en tête, descendait l'avenue de Neuilly; le drapeau
blanc, vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dôme des
Tuileries. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis XV,
regorgeait de promeneurs contents. Beaucoup portaient la fleur de lys
d'argent suspendue au ruban blanc moiré qui, en 1817, n'avait pas encore
tout à fait disparu des boutonnières. Çà et là au milieu des passants
faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient
au vent une bourrée bourbonienne alors célèbre, destinée à foudroyer les
Cent-Jours, et qui avait pour ritournelle:

          _Rendez-nous notre père de Gand,_
             _Rendez-nous notre père._

Des tas de faubouriens endimanchés, parfois même fleurdelysés comme les
bourgeois, épars dans le grand carré et dans le carré Marigny, jouaient
aux bagues et tournaient sur les chevaux de bois; d'autres buvaient;
quelques-uns, apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier; on
entendait leurs rires. Tout était radieux. C'était un temps de paix
incontestable et de profonde sécurité royaliste; c'était l'époque où un
rapport intime et spécial du préfet de police Anglès au roi sur les
faubourgs de Paris se terminait par ces lignes: «Tout bien considéré,
sire, il n'y a rien à craindre de ces gens-là. Ils sont insouciants et
indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant,
celui de Paris ne l'est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en
faudrait deux bout à bout pour faire un de vos grenadiers. Il n'y a
point de crainte du côté de la populace de la capitale. Il est
remarquable que la taille a encore décru dans cette population depuis
cinquante ans; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petit
qu'avant la révolution. Il n'est point dangereux. En somme, c'est de la
canaille bonne.»

Qu'un chat puisse se changer en lion, les préfets de police ne le
croient pas possible; cela est pourtant, et c'est là le miracle du
peuple de Paris. Le chat d'ailleurs, si méprisé du comte Anglès, avait
l'estime des républiques antiques; il incarnait à leurs yeux la liberté,
et, comme pour servir de pendant à la Minerve aptère du Pirée, il y
avait sur la place publique de Corinthe le colosse de bronze d'un chat.
La police naïve de la restauration voyait trop «en beau» le peuple de
Paris. Ce n'est point, autant qu'on le croit, de la «canaille bonne». Le
Parisien est au Français ce que l'Athénien était au Grec; personne ne
dort mieux que lui, personne n'est plus franchement frivole et paresseux
que lui, personne mieux que lui n'a l'air d'oublier; qu'on ne s'y fie
pas pourtant; il est propre à toute sorte de nonchalance, mais, quand il
y a de la gloire au bout, il est admirable à toute espèce de furie.
Donnez-lui une pique, il fera le 10 août; donnez-lui un fusil, vous
aurez Austerlitz. Il est le point d'appui de Napoléon et la ressource de
Danton. S'agit-il de la patrie? il s'enrôle; s'agit-il de la liberté? il
dépave. Gare! ses cheveux pleins de colère sont épiques; sa blouse se
drape en chlamyde. Prenez garde. De la première rue Greneta venue, il
fera des fourches caudines. Si l'heure sonne, ce faubourien va grandir,
ce petit homme va se lever, et il regardera d'une façon terrible, et son
souffle deviendra tempête, et il sortira de cette pauvre poitrine grêle
assez de vent pour déranger les plis des Alpes. C'est grâce au
faubourien de Paris que la révolution, mêlée aux armées, conquiert
l'Europe. Il chante, c'est sa joie. Proportionnez sa chanson à sa
nature, et vous verrez! Tant qu'il n'a pour refrain que la Carmagnole,
il ne renverse que Louis XVI; faites-lui chanter la Marseillaise, il
délivrera le monde.

Cette note écrite en marge du rapport Anglès, nous revenons à nos quatre
couples. Le dîner, comme nous l'avons dit, s'achevait.




Chapitre VI

Chapitre où l'on s'adore


Propos de table et propos d'amour; les uns sont aussi insaisissables que
les autres; les propos d'amour sont des nuées, les propos de table sont
des fumées.

Fameuil et Dahlia fredonnaient; Tholomyès buvait; Zéphine riait, Fantine
souriait. Listolier soufflait dans une trompette de bois achetée à
Saint-Cloud. Favourite regardait tendrement Blachevelle et disait:

--Blachevelle, je t'adore.

Ceci amena une question de Blachevelle:

--Qu'est-ce que tu ferais, Favourite, si je cessais de t'aimer?

--Moi! s'écria Favourite. Ah! ne dis pas cela, même pour rire! Si tu
cessais de m'aimer, je te sauterais après, je te grifferais, je te
gratignerais, je te jetterais de l'eau, je te ferais arrêter.

Blachevelle sourit avec la fatuité voluptueuse d'un homme chatouillé à
l'amour-propre. Favourite reprit:

--Oui, je crierais à la garde! Ah! je me gênerais par exemple! Canaille!

Blachevelle, extasié, se renversa sur sa chaise et ferma
orgueilleusement les deux yeux.

Dahlia, tout en mangeant, dit bas à Favourite dans le brouhaha:

--Tu l'idolâtres donc bien, ton Blachevelle?

--Moi, je le déteste, répondit Favourite du même ton en ressaisissant sa
fourchette. Il est avare. J'aime le petit d'en face de chez moi. Il est
très bien, ce jeune homme-là, le connais-tu? On voit qu'il a le genre
d'être acteur. J'aime les acteurs. Sitôt qu'il rentre, sa mère dit: «Ah!
mon Dieu! ma tranquillité est perdue. Le voilà qui va crier. Mais, mon
ami, tu me casses la tête!» Parce qu'il va dans la maison, dans des
greniers à rats, dans des trous noirs, si haut qu'il peut monter,--et
chanter, et déclamer, est-ce que je sais, moi? qu'on l'entend d'en bas!
Il gagne déjà vingt sous par jour chez un avoué à écrire de la chicane.
Il est fils d'un ancien chantre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah! il est
très bien. Il m'idolâtre tant qu'un jour qu'il me voyait faire de la
pâte pour des crêpes, il m'a dit: _Mamselle, faites des beignets de vos
gants et je les mangerai_. Il n'y a que les artistes pour dire des
choses comme ça. Ah! il est très bien. Je suis en train d'être insensée
de ce petit-là. C'est égal, je dis à Blachevelle que je l'adore. Comme
je mens! Hein? comme je mens!

Favourite fit une pause, et continua:

--Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n'a fait que pleuvoir tout l'été,
le vent m'agace, le vent ne décolère pas, Blachevelle est très pingre,
c'est à peine s'il y a des petits pois au marché, on ne sait que manger,
j'ai le spleen, comme disent les Anglais, le beurre est si cher! et
puis, vois, c'est une horreur, nous dînons dans un endroit où il y a un
lit, ça me dégoûte de la vie.




Chapitre VII

Sagesse de Tholomyès


Cependant, tandis que quelques-uns chantaient, les autres causaient
tumultueusement, et tous ensemble; ce n'était plus que du bruit.
Tholomyès intervint:

--Ne parlons point au hasard ni trop vite, s'écria-t-il. Méditons si
nous voulons être éblouissants. Trop d'improvisation vide bêtement
l'esprit. Bière qui coule n'amasse point de mousse. Messieurs, pas de
hâte. Mêlons la majesté à la ripaille; mangeons avec recueillement;
festinons lentement. Ne nous pressons pas. Voyez le printemps; s'il se
dépêche, il est flambé, c'est-à-dire gelé. L'excès de zèle perd les
pêchers et les abricotiers. L'excès de zèle tue la grâce et la joie des
bons dîners. Pas de zèle, messieurs! Grimod de la Reynière est de l'avis
de Talleyrand.

Une sourde rébellion gronda dans le groupe.

--Tholomyès, laisse-nous tranquilles, dit Blachevelle.

--À bas le tyran! dit Fameuil.

--Bombarda, Bombance et Bamboche! cria Listolier.

--Le dimanche existe, reprit Fameuil.

--Nous sommes sobres, ajouta Listolier.

--Tholomyès, fit Blachevelle, contemple mon calme.

--Tu en es le marquis, répondit Tholomyès.

Ce médiocre jeu de mots fit l'effet d'une pierre dans une mare. Le
marquis de Montcalm était un royaliste alors célèbre. Toutes les
grenouilles se turent.

--Amis, s'écria Tholomyès, de l'accent d'un homme qui ressaisit
l'empire, remettez-vous. Il ne faut pas que trop de stupeur accueille ce
calembour tombé du ciel. Tout ce qui tombe de la sorte n'est pas
nécessairement digne d'enthousiasme et de respect. Le calembour est la
fiente de l'esprit qui vole. Le lazzi tombe n'importe où; et l'esprit,
après la ponte d'une bêtise, s'enfonce dans l'azur. Une tache blanchâtre
qui s'aplatit sur le rocher n'empêche pas le condor de planer. Loin de
moi l'insulte au calembour! Je l'honore dans la proportion de ses
mérites; rien de plus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus
sublime et de plus charmant dans l'humanité, et peut-être hors de
l'humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour
sur saint Pierre, Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur
Octave. Et notez que ce calembour de Cléopâtre a précédé la bataille
d'Actium, et que, sans lui, personne ne se souviendrait de la ville de
Toryne, nom grec qui signifie cuiller à pot. Cela concédé, je reviens à
mon exhortation. Mes frères, je le répète, pas de zèle, pas de
tohu-bohu, pas d'excès, même en pointes, gaîtés, liesses et jeux de
mots. Écoutez-moi, j'ai la prudence d'Amphiaraüs et la calvitie de
César. Il faut une limite, même aux rébus. _Est modus in rebus_. Il faut
une limite, même aux dîners. Vous aimez les chaussons aux pommes,
mesdames, n'en abusez pas. Il faut, même en chaussons, du bon sens et de
l'art. La gloutonnerie châtie le glouton. Gula punit Gulax.
L'indigestion est chargée par le bon Dieu de faire de la morale aux
estomacs. Et, retenez ceci: chacune de nos passions, même l'amour, a un
estomac qu'il ne faut pas trop remplir. En toute chose il faut écrire à
temps le mot _finis_, il faut se contenir, quand cela devient urgent,
tirer le verrou sur son appétit, mettre au violon sa fantaisie et se
mener soi-même au poste. Le sage est celui qui sait à un moment donné
opérer sa propre arrestation. Ayez quelque confiance en moi. Parce que
j'ai fait un peu mon droit, à ce que me disent mes examens, parce que je
sais la différence qu'il y a entre la question mue et la question
pendante, parce que j'ai soutenu une thèse en latin sur la manière dont
on donnait la torture à Rome au temps où Munatius Demens était questeur
du Parricide, parce que je vais être docteur, à ce qu'il paraît, il ne
s'ensuit pas de toute nécessité que je sois un imbécile. Je vous
recommande la modération dans vos désirs. Vrai comme je m'appelle Félix
Tholomyès, je parle bien. Heureux celui qui, lorsque l'heure a sonné,
prend un parti héroïque, et abdique comme Sylla, ou Origène!

Favourite écoutait avec une attention profonde.

--Félix! dit-elle, quel joli mot! j'aime ce nom-là. C'est en latin. Ça
veut dire Prosper.

Tholomyès poursuivit:

--Quirites, gentlemen, Caballeros, mes amis! voulez-vous ne sentir aucun
aiguillon et vous passer de lit nuptial et braver l'amour? Rien de plus
simple. Voici la recette: la limonade, l'exercice outré, le travail
forcé, éreintez-vous, traînez des blocs, ne dormez pas, veillez,
gorgez-vous de boissons nitreuses et de tisanes de nymphaeas, savourez
des émulsions de pavots et d'agnuscastus, assaisonnez-moi cela d'une
diète sévère, crevez de faim, et joignez-y les bains froids, les
ceintures d'herbes, l'application d'une plaque de plomb, les lotions
avec la liqueur de Saturne et les fomentations avec l'oxycrat.

--J'aime mieux une femme, dit Listolier.

--La femme! reprit Tholomyès, méfiez-vous-en. Malheur à celui qui se
livre au coeur changeant de la femme! La femme est perfide et tortueuse.
Elle déteste le serpent par jalousie de métier. Le serpent, c'est la
boutique en face.

--Tholomyès, cria Blachevelle, tu es ivre!

--Pardieu! dit Tholomyès.

--Alors sois gai, reprit Blachevelle.

Et, remplissant son verre, il se leva:

--Gloire au vin! _Nunc te, Bacche, canam_! Pardon, mesdemoiselles, c'est
de l'espagnol. Et la preuve, señoras, la voici: tel peuple, telle
futaille. L'arrobe de Castille contient seize litres, le cantaro
d'Alicante douze, l'almude des Canaries vingt-cinq, le cuartin des
Baléares vingt-six, la botte du czar Pierre trente. Vive ce czar qui
était grand, et vive sa botte qui était plus grande encore! Mesdames, un
conseil d'ami: trompez-vous de voisin, si bon vous semble. Le propre de
l'amour, c'est d'errer. L'amourette n'est pas faite pour s'accroupir et
s'abrutir comme une servante anglaise qui a le calus du scrobage aux
genoux. Elle n'est pas faite pour cela, elle erre gaîment, la douce
amourette! On a dit: l'erreur est humaine; moi je dis: l'erreur est
amoureuse. Mesdames, je vous idolâtre toutes. Ô Zéphine, ô Joséphine,
figure plus que chiffonnée, vous seriez charmante, si vous n'étiez de
travers. Vous avez l'air d'un joli visage sur lequel, par mégarde, on
s'est assis. Quant à Favourite, ô nymphes et muses! un jour que
Blachevelle passait le ruisseau de la rue Guérin-Boisseau, il vit une
belle fille aux bas blancs et bien tirés qui montrait ses jambes. Ce
prologue lui plut, et Blachevelle aima. Celle qu'il aima était
Favourite. Ô Favourite, tu as des lèvres ioniennes. Il y avait un
peintre grec, appelé Euphorion, qu'on avait surnommé le peintre des
lèvres. Ce Grec seul eût été digne de peindre ta bouche! Écoute! avant
toi, il n'y avait pas de créature digne de ce nom. Tu es faite pour
recevoir la pomme comme Vénus ou pour la manger comme Ève. La beauté
commence à toi. Je viens de parler d'Ève, c'est toi qui l'as créée. Tu
mérites le brevet d'invention de la jolie femme. Ô Favourite, je cesse
de vous tutoyer, parce que je passe de la poésie à la prose. Vous
parliez de mon nom tout à l'heure. Cela m'a attendri; mais, qui que nous
soyons, méfions-nous des noms. Ils peuvent se tromper. Je me nomme Félix
et ne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. N'acceptons pas
aveuglément les indications qu'ils nous donnent. Ce serait une erreur
d'écrire à Liège pour avoir des bouchons et à Pau pour avoir des gants.
Miss Dahlia, à votre place, je m'appellerais Rosa. Il faut que la fleur
sente bon et que la femme ait de l'esprit. Je ne dis rien de Fantine,
c'est une songeuse, une rêveuse, une pensive, une sensitive; c'est un
fantôme ayant la forme d'une nymphe et la pudeur d'une nonne, qui se
fourvoie dans la vie de grisette, mais qui se réfugie dans les
illusions, et qui chante, et qui prie, et qui regarde l'azur sans trop
savoir ce qu'elle voit ni ce qu'elle fait, et qui, les yeux au ciel,
erre dans un jardin où il y a plus d'oiseaux qu'il n'en existe! Ô
Fantine, sache ceci: moi Tholomyès, je suis une illusion; mais elle ne
m'entend même pas, la blonde fille des chimères! Du reste, tout en elle
est fraîcheur, suavité, jeunesse, douce clarté matinale. Ô Fantine,
fille digne de vous appeler marguerite ou perle, vous êtes une femme du
plus bel orient. Mesdames, un deuxième conseil: ne vous mariez point; le
mariage est une greffe; cela prend bien ou mal; fuyez ce risque. Mais,
bah! qu'est-ce que je chante là? Je perds mes paroles. Les filles sont
incurables sur l'épousaille; et tout ce que nous pouvons dire, nous
autres sages, n'empêchera point les giletières et les piqueuses de
bottines de rêver des maris enrichis de diamants. Enfin, soit; mais,
belles, retenez ceci: vous mangez trop de sucre. Vous n'avez qu'un tort,
ô femmes, c'est de grignoter du sucre. Ô sexe rongeur, tes jolies
petites dents blanches adorent le sucre. Or, écoutez bien, le sucre est
un sel. Tout sel est desséchant. Le sucre est le plus desséchant de tous
les sels. Il pompe à travers les veines les liquides du sang; de là la
coagulation, puis la solidification du sang; de là les tubercules dans
le poumon; de là la mort. Et c'est pourquoi le diabète confine à la
phthisie. Donc ne croquez pas de sucre, et vous vivrez! Je me tourne
vers les hommes. Messieurs, faites des conquêtes. Pillez-vous les uns
aux autres sans remords vos bien-aimées. Chassez-croisez. En amour, il
n'y a pas d'amis. Partout où il y a une jolie femme l'hostilité est
ouverte. Pas de quartier, guerre à outrance! Une jolie femme est un
casus belli; une jolie femme est un flagrant délit. Toutes les invasions
de l'histoire sont déterminées par des cotillons. La femme est le droit
de l'homme. Romulus a enlevé les Sabines, Guillaume a enlevé les
Saxonnes, César a enlevé les Romaines. L'homme qui n'est pas aimé plane
comme un vautour sur les amantes d'autrui; et quant à moi, à tous ces
infortunés qui sont veufs, je jette la proclamation sublime de Bonaparte
à l'armée d'Italie: «Soldats, vous manquez de tout. L'ennemi en a.»

Tholomyès s'interrompit.

--Souffle, Tholomyès, dit Blachevelle.

En même temps, Blachevelle, appuyé de Listolier et de Fameuil, entonna
sur un air de complainte une de ces chansons d'atelier composées des
premiers mots venus, rimées richement et pas du tout, vides de sens
comme le geste de l'arbre et le bruit du vent, qui naissent de la vapeur
des pipes et se dissipent et s'envolent avec elle. Voici par quel
couplet le groupe donna la réplique à la harangue de Tholomyès:

Les pères dindons donnèrent de l'argent à un agent pour que mons
Clermont-Tonnerre fût fait pape à la Saint-Jean; Mais Clermont ne put
pas être fait pape, n'étant pas prêtre.

Alors leur agent rageant leur rapporta leur argent.

Ceci n'était pas fait pour calmer l'improvisation de Tholomyès; il vida
son verre, le remplit, et recommença.

--À bas la sagesse! oubliez tout ce que j'ai dit. Ne soyons ni prudes,
ni prudents, ni prud'hommes. Je porte un toast à l'allégresse; soyons
allègres! Complétons notre cours de droit par la folie et la nourriture.
Indigestion et digeste. Que Justinien soit le mâle et que Ripaille soit
la femelle! Joie dans les profondeurs! Vis, ô création! Le monde est un
gros diamant! Je suis heureux. Les oiseaux sont étonnants. Quelle fête
partout! Le rossignol est un Elleviou gratis. Été, je te salue. Ô
Luxembourg, ô Géorgiques de la rue Madame et de l'allée de
l'Observatoire! Ô pioupious rêveurs! ô toutes ces bonnes charmantes qui,
tout en gardant des enfants, s'amusent à en ébaucher! Les pampas de
l'Amérique me plairaient, si je n'avais les arcades de l'Odéon. Mon âme
s'envole dans les forêts vierges et dans les savanes. Tout est beau. Les
mouches bourdonnent dans les rayons. Le soleil a éternué le colibri.
Embrasse-moi, Fantine!

Il se trompa, et embrassa Favourite.




Chapitre VIII

Mort d'un cheval


--On dîne mieux chez Edon que chez Bombarda, s'écria Zéphine.

--Je préfère Bombarda à Edon, déclara Blachevelle. Il a plus de luxe.
C'est plus asiatique. Voyez la salle d'en bas. Il y a des glaces sur les
murs.

--J'en aime mieux dans mon assiette, dit Favourite.

Blachevelle insista:

--Regardez les couteaux. Les manches sont en argent chez Bombarda, et en
os chez Edon. Or, l'argent est plus précieux que l'os.

--Excepté pour ceux qui ont un menton d'argent, observa Tholomyès.

Il regardait en cet instant-là le dôme des Invalides, visible des
fenêtres de Bombarda.

Il y eut une pause.

--Tholomyès, cria Fameuil, tout à l'heure, Listolier et moi, nous avions
une discussion.

--Une discussion est bonne, répondit Tholomyès, une querelle vaut mieux.

--Nous disputions philosophie.

--Soit.

--Lequel préfères-tu de Descartes ou de Spinosa?

--Désaugiers, dit Tholomyès.

Cet arrêt rendu, il but et reprit:

--Je consens à vivre. Tout n'est pas fini sur la terre, puisqu'on peut
encore déraisonner. J'en rends grâces aux dieux immortels. On ment, mais
on rit. On affirme, mais on doute. L'inattendu jaillit du syllogisme.
C'est beau. Il est encore ici-bas des humains qui savent joyeusement
ouvrir et fermer la boîte à surprises du paradoxe. Ceci, mesdames, que
vous buvez d'un air tranquille, est du vin de Madère, sachez-le, du cru
de Coural das Freiras qui est à trois cent dix-sept toises au-dessus du
niveau de la mer! Attention en buvant! trois cent dix-sept toises! et
monsieur Bombarda, le magnifique restaurateur, vous donne ces trois cent
dix-sept toises pour quatre francs cinquante centimes!

Fameuil interrompit de nouveau:

--Tholomyès, tes opinions font loi. Quel est ton auteur favori?

--Ber....

--Quin?

--Non. Choux.

Et Tholomyès poursuivit:

--Honneur à Bombarda! il égalerait Munophis d'Elephanta s'il pouvait me
cueillir une almée, et Thygélion de Chéronée s'il pouvait m'apporter une
hétaïre! car, ô mesdames, il y avait des Bombarda en Grèce et en Égypte.
C'est Apulée qui nous l'apprend. Hélas! toujours les mêmes choses et
rien de nouveau. Plus rien d'inédit dans la création du créateur! _Nil
sub sole novum_, dit Salomon; _amor omnibus idem_, dit Virgile; et
Carabine monte avec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme
Aspasie s'embarquait avec Périclès sur la flotte de Samos. Un dernier
mot. Savez-vous ce que c'était qu'Aspasie, mesdames? Quoiqu'elle vécût
dans un temps où les femmes n'avaient pas encore d'âme, c'était une âme;
une âme d'une nuance rose et pourpre, plus embrasée que le feu, plus
franche que l'aurore. Aspasie était une créature en qui se touchaient
les deux extrêmes de la femme; c'était la prostituée déesse. Socrate,
plus Manon Lescaut. Aspasie fut créée pour le cas où il faudrait une
catin à Prométhée.

Tholomyès, lancé, se serait difficilement arrêté, si un cheval ne se fût
abattu sur le quai en cet instant-là même. Du choc, la charrette et
l'orateur restèrent court. C'était une jument beauceronne, vieille et
maigre et digne de l'équarrisseur, qui traînait une charrette fort
lourde. Parvenue devant Bombarda, la bête, épuisée et accablée, avait
refusé d'aller plus loin. Cet incident avait fait de la foule. À peine
le charretier, jurant et indigné, avait-il eu le temps de prononcer avec
l'énergie convenable le mot sacramentel: _mâtin_! appuyé d'un implacable
coup de fouet, que la haridelle était tombée pour ne plus se relever. Au
brouhaha des passants, les gais auditeurs de Tholomyès tournèrent la
tête, et Tholomyès en profita pour clore son allocution par cette
strophe mélancolique:

          _Elle était de ce monde où coucous et carrosses_
                   _Ont le même destin,_
          _Et, rosse, elle a vécu ce que vivent les rosses,_
                   _L'espace d'un: mâtin!_

--Pauvre cheval, soupira Fantine.

Et Dahlia s'écria:

--Voilà Fantine qui va se mettre à plaindre les chevaux! Peut-on être
fichue bête comme ça!

En ce moment, Favourite, croisant les bras et renversant la tête en
arrière, regarda résolûment Tholomyès et dit:

--Ah çà! et la surprise?

--Justement. L'instant est arrivé, répondit Tholomyès. Messieurs,
l'heure de la surprise a sonné. Mesdames, attendez-nous un moment.

--Cela commence par un baiser, dit Blachevelle.

--Sur le front, ajouta Tholomyès.

Chacun déposa gravement un baiser sur le front de sa maîtresse; puis ils
se dirigèrent vers la porte tous les quatre à la file, en mettant leur
doigt sur la bouche.

Favourite battit des mains à leur sortie.

--C'est déjà amusant, dit-elle.

--Ne soyez pas trop longtemps, murmura Fantine. Nous vous attendons.




Chapitre IX

Fin joyeuse de la joie


Les jeunes filles, restées seules, s'accoudèrent deux à deux sur l'appui
des fenêtres, jasant, penchant leur tête et se parlant d'une croisée à
l'autre.

Elles virent les jeunes gens sortir du cabaret Bombarda bras dessus bras
dessous; ils se retournèrent, leur firent des signes en riant, et
disparurent dans cette poudreuse cohue du dimanche qui envahit
hebdomadairement les Champs-Élysées.

--Ne soyez pas longtemps! cria Fantine.

--Que vont-ils nous rapporter? dit Zéphine.

--Pour sûr ce sera joli, dit Dahlia.

--Moi, reprit Favourite, je veux que ce soit en or.

Elles furent bientôt distraites par le mouvement du bord de l'eau
qu'elles distinguaient dans les branches des grands arbres et qui les
divertissait fort. C'était l'heure du départ des malles-poste et des
diligences. Presque toutes les messageries du midi et de l'ouest
passaient alors par les Champs-Élysées. La plupart suivaient le quai et
sortaient par la barrière de Passy. De minute en minute, quelque grosse
voiture peinte en jaune et en noir, pesamment chargée, bruyamment
attelée, difforme à force de malles, de bâches et de valises, pleine de
têtes tout de suite disparues, broyant la chaussée, changeant tous les
pavés en briquets, se ruait à travers la foule avec toutes les
étincelles d'une forge, de la poussière pour fumée, et un air de furie.
Ce vacarme réjouissait les jeunes filles. Favourite s'exclamait:

--Quel tapage! on dirait des tas de chaînes qui s'envolent.

Il arriva une fois qu'une de ces voitures qu'on distinguait
difficilement dans l'épaisseur des ormes, s'arrêta un moment, puis
repartit au galop. Cela étonna Fantine.

--C'est particulier! dit-elle. Je croyais que la diligence ne s'arrêtait
jamais. Favourite haussa les épaules.

--Cette Fantine est surprenante. Je viens la voir par curiosité. Elle
s'éblouit des choses les plus simples. Une supposition; je suis un
voyageur, je dis à la diligence: je vais en avant, vous me prendrez sur
le quai en passant. La diligence passe, me voit, s'arrête, et me prend.
Cela se fait tous les jours. Tu ne connais pas la vie, ma chère.

Un certain temps s'écoula ainsi. Tout à coup Favourite eut le mouvement
de quelqu'un qui se réveille.

--Eh bien, fit-elle, et la surprise?

--À propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise?

--Ils sont bien longtemps! dit Fantine.

Comme Fantine achevait ce soupir, le garçon qui avait servi le dîner
entra. Il tenait à la main quelque chose qui ressemblait à une lettre.

--Qu'est-ce que cela? demanda Favourite.

Le garçon répondit:

--C'est un papier que ces messieurs ont laissé pour ces dames.

--Pourquoi ne l'avoir pas apporté tout de suite?

--Parce que ces messieurs, reprit le garçon, ont commandé de ne le
remettre à ces dames qu'au bout d'une heure.

Favourite arracha le papier des mains du garçon. C'était une lettre en
effet.

--Tiens! dit-elle. Il n'y a pas d'adresse. Mais voici ce qui est écrit
dessus:

Ceci est la surprise.

Elle décacheta vivement la lettre, l'ouvrit et lut (elle savait lire):

«Ô nos amantes!

«Sachez que nous avons des parents. Des parents, vous ne connaissez pas
beaucoup ça. Ça s'appelle des pères et mères dans le code civil, puéril
et honnête. Or, ces parents gémissent, ces vieillards nous réclament,
ces bons hommes et ces bonnes femmes nous appellent enfants prodigues,
ils souhaitent nos retours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur
obéissons, étant vertueux. À l'heure où vous lirez ceci, cinq chevaux
fougueux nous rapporteront à nos papas et à nos mamans. Nous fichons le
camp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons
dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. La diligence de
Toulouse nous arrache à l'abîme, et l'abîme c'est vous, ô nos belles
petites! Nous rentrons dans la société, dans le devoir et dans l'ordre,
au grand trot, à raison de trois lieues à l'heure. Il importe à la
patrie que nous soyons, comme tout le monde, préfets, pères de famille,
gardes champêtres et conseillers d'État. Vénérez-nous. Nous nous
sacrifions. Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. Si cette
lettre vous déchire, rendez-le-lui. Adieu.

«Pendant près de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. Ne nous en
gardez pas rancune.

«Signé: Blachevelle.

«Fameuil.

«Listolier.

«Félix Tholomyès

«Post-scriptum. Le dîner est payé.»

Les quatre jeunes filles se regardèrent.

Favourite rompit la première le silence.

--Eh bien! s'écria-t-elle, c'est tout de même une bonne farce.

--C'est très drôle, dit Zéphine.

--Ce doit être Blachevelle qui a eu cette idée-là, reprit Favourite. Ça
me rend amoureuse de lui. Sitôt parti, sitôt aimé. Voilà l'histoire.

--Non, dit Dahlia, c'est une idée à Tholomyès. Ça se reconnaît.

--En ce cas, reprit Favourite, mort à Blachevelle et vive Tholomyès!

--Vive Tholomyès! crièrent Dahlia et Zéphine.

Et elles éclatèrent de rire.

Fantine rit comme les autres.

Une heure après, quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle pleura.
C'était, nous l'avons dit, son premier amour; elle s'était donnée à ce
Tholomyès comme à un mari, et la pauvre fille avait un enfant.




Livre quatrième--Confier, c'est quelquefois livrer




Chapitre I

Une mère qui en rencontre une autre


Il y avait, dans le premier quart de ce siècle, à Montfermeil, près de
Paris, une façon de gargote qui n'existe plus aujourd'hui. Cette gargote
était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme. Elle était
située dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-dessus de la porte une
planche clouée à plat sur le mur. Sur cette planche était peint quelque
chose qui ressemblait à un homme portant sur son dos un autre homme,
lequel avait de grosses épaulettes de général dorées avec de larges
étoiles argentées; des taches rouges figuraient du sang; le reste du
tableau était de la fumée et représentait probablement une bataille. Au
bas on lisait cette inscription: _Au Sergent de Waterloo._

Rien n'est plus ordinaire qu'un tombereau ou une charrette à la porte
d'une auberge. Cependant le véhicule ou, pour mieux dire, le fragment de
véhicule qui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de Waterloo,
un soir du printemps de 1818, eût certainement attiré par sa masse
l'attention d'un peintre qui eût passé là.

C'était l'avant-train d'un de ces fardiers, usités dans les pays de
forêts, et qui servent à charrier des madriers et des troncs d'arbres.
Cet avant-train se composait d'un massif essieu de fer à pivot où
s'emboîtait un lourd timon, et que supportaient deux roues démesurées.
Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. On eût dit l'affût
d'un canon géant. Les ornières avaient donné aux roues, aux jantes, aux
moyeux, à l'essieu et au timon, une couche de vase, hideux badigeonnage
jaunâtre assez semblable à celui dont on orne volontiers les
cathédrales. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la
rouille. Sous l'essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne de
Goliath forçat. Cette chaîne faisait songer, non aux poutres qu'elle
avait fonction de transporter, mais aux mastodontes et aux mammons
qu'elle eût pu atteler; elle avait un air de bagne, mais de bagne
cyclopéen et surhumain, et elle semblait détachée de quelque monstre.
Homère y eût lié Polyphème et Shakespeare Caliban.

Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue?
D'abord, pour encombrer la rue; ensuite pour achever de se rouiller. Il
y a dans le vieil ordre social une foule d'institutions qu'on trouve de
la sorte sur son passage en plein air et qui n'ont pas pour être là
d'autres raisons.

Le centre de la chaîne pendait sous l'essieu assez près de terre, et sur
la courbure, comme sur la corde d'une balançoire, étaient assises et
groupées, ce soir-là, dans un entrelacement exquis, deux petites filles,
l'une d'environ deux ans et demi, l'autre de dix-huit mois, la plus
petite dans les bras de la plus grande. Un mouchoir savamment noué les
empêchait de tomber. Une mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait
dit: Tiens! voilà un joujou pour mes enfants.

Les deux enfants, du reste gracieusement attifées, et avec quelque
recherche, rayonnaient; on eût dit deux roses dans de la ferraille;
leurs yeux étaient un triomphe; leurs fraîches joues riaient. L'une
était châtain, l'autre était brune. Leurs naïfs visages étaient deux
étonnements ravis; un buisson fleuri qui était près de là envoyait aux
passants des parfums qui semblaient venir d'elles; celle de dix-huit
mois montrait son gentil ventre nu avec cette chaste indécence de la
petitesse.

Au-dessus et autour de ces deux têtes délicates, pétries dans le bonheur
et trempées dans la lumière, le gigantesque avant-train, noir de
rouille, presque terrible, tout enchevêtré de courbes et d'angles
farouches, s'arrondissait comme un porche de caverne. À quelques pas,
accroupie sur le seuil de l'auberge, la mère, femme d'un aspect peu
avenant du reste, mais touchante en ce moment-là, balançait les deux
enfants au moyen d'une longue ficelle, les couvant des yeux de peur
d'accident avec cette expression animale et céleste propre à la
maternité; à chaque va-et-vient, les hideux anneaux jetaient un bruit
strident qui ressemblait à un cri de colère; les petites filles
s'extasiaient, le soleil couchant se mêlait à cette joie, et rien
n'était charmant comme ce caprice du hasard, qui avait fait d'une chaîne
de titans une escarpolette de chérubins.

Tout en berçant ses deux petites, la mère chantonnait d'une voix fausse
une romance alors célèbre:

          _Il le faut, disait un guerrier._

Sa chanson et la contemplation de ses filles l'empêchaient d'entendre et
de voir ce qui se passait dans la rue.

Cependant quelqu'un s'était approché d'elle, comme elle commençait le
premier couplet de la romance, et tout à coup elle entendit une voix qui
disait très près de son oreille:

--Vous avez là deux jolis enfants, madame, répondit la mère, continuant
sa romance:

          _À la belle et tendre Imogine._

répondit la mère, continuant sa romance, puis elle tourna la tête.

Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi,
avait un enfant qu'elle portait dans ses bras.

Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd.

L'enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu'on pût voir.
C'était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux
autres pour la coquetterie de l'ajustement; elle avait un bavolet de
linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet.
Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et
ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite
donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien
dire de ses yeux, sinon qu'ils devaient être très grands et qu'ils
avaient des cils magnifiques. Elle dormait.

Elle dormait de ce sommeil d'absolue confiance propre à son âge. Les
bras des mères sont faits de tendresse; les enfants y dorment
profondément.

Quant à la mère, l'aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise
d'une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune.
Était-elle belle? peut-être; mais avec cette mise il n'y paraissait pas.
Ses cheveux, d'où s'échappait une mèche blonde, semblaient fort épais,
mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide,
serrée, étroite, et nouée au menton. Le rire montre les belles dents
quand on en a; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être
secs depuis très longtemps. Elle était pâle; elle avait l'air très lasse
et un peu malade; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec
cet air particulier d'une mère qui a nourri son enfant. Un large
mouchoir bleu, comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu,
masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes
piquées de taches de rousseur, l'index durci et déchiqueté par
l'aiguille, une Mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de
gros souliers. C'était Fantine.

C'était Fantine. Difficile à reconnaître. Pourtant, à l'examiner
attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui
ressemblait à un commencement d'ironie, ridait sa joue droite. Quant à
sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui
semblait faite avec de la gaîté, de la folie et de la musique, pleine de
grelots et parfumée de lilas, elle s'était évanouie comme ces beaux
givres éclatants qu'on prend pour des diamants au soleil; ils fondent et
laissent la branche toute noire.

Dix mois s'étaient écoulés depuis «la bonne farce».

Que s'était-il passé pendant ces dix mois? on le devine.

Après l'abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue
Favourite, Zéphine et Dahlia; le lien, brisé du côté des hommes, s'était
défait du côté des femmes; on les eût bien étonnées, quinze jours après,
si on leur eût dit qu'elles étaient amies; cela n'avait plus de raison
d'être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti,--hélas!
ces ruptures-là sont irrévocables,--elle se trouva absolument isolée,
avec l'habitude du travail de moins et le goût du plaisir de plus.
Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner le petit métier
qu'elle savait, elle avait négligé ses débouchés; ils s'étaient fermés.
Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire; on
lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom; elle avait
fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès, puis une
seconde, puis une troisième. Tholomyès n'avait répondu à aucune. Un
jour, Fantine entendit des commères dire en regardant sa fille:

--Est-ce qu'on prend ces enfants-là au sérieux? on hausse les épaules de
ces enfants-là!

Alors elle songea à Tholomyès qui haussait les épaules de son enfant et
qui ne prenait pas cet être innocent au sérieux; et son coeur devint
sombre à l'endroit de cet homme. Quel parti prendre pourtant? Elle ne
savait plus à qui s'adresser. Elle avait commis une faute, mais le fond
de sa nature, on s'en souvient, était pudeur et vertu. Elle sentit
vaguement qu'elle était à la veille de tomber dans la détresse, et de
glisser dans le pire. Il fallait du courage; elle en eut, et se roidit.
L'idée lui vint de retourner dans sa ville natale, à Montreuil-sur-mer.
Là quelqu'un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. Oui;
mais il faudrait cacher sa faute. Et elle entrevoyait confusément la
nécessité possible d'une séparation plus douloureuse encore que la
première. Son coeur se serra, mais elle prit sa résolution. Fantine, on
le verra, avait la farouche bravoure de la vie.

Elle avait déjà vaillamment renoncé à la parure, s'était vêtue de toile,
et avait mis toute sa soie, tous ses chiffons, tous ses rubans et toutes
ses dentelles sur sa fille, seule vanité qui lui restât, et sainte
celle-là. Elle vendit tout ce qu'elle avait, ce qui lui produisit deux
cents francs; ses petites dettes payées, elle n'eut plus que
quatre-vingts francs environ. À vingt-deux ans, par une belle matinée de
printemps, elle quittait Paris, emportant son enfant sur son dos.
Quelqu'un qui les eût vues passer toutes les deux eût pitié. Cette femme
n'avait au monde que cet enfant, et cet enfant n'avait au monde que
cette femme. Fantine avait nourri sa fille; cela lui avait fatigué la
poitrine, et elle toussait un peu.

Nous n'aurons plus occasion de parler de M. Félix Tholomyès.
Bornons-nous à dire que, vingt ans plus tard, sous le roi
Louis-Philippe, c'était un gros avoué de province, influent et riche,
électeur sage et juré très sévère; toujours homme de plaisir.

Vers le milieu du jour, après avoir, pour se reposer, cheminé de temps
en temps, moyennant trois ou quatre sous par lieue, dans ce qu'on
appelait alors les Petites Voitures des Environs de Paris, Fantine se
trouvait à Montfermeil, dans la ruelle du Boulanger.

Comme elle passait devant l'auberge Thénardier, les deux petites filles,
enchantées sur leur escarpolette monstre, avaient été pour elle une
sorte d'éblouissement, et elle s'était arrêtée devant cette vision de
joie.

Il y a des charmes. Ces deux petites filles en furent un pour cette
mère.

Elle les considérait, toute émue. La présence des anges est une annonce
de paradis. Elle crut voir au dessus de cette auberge le mystérieux ICI
de la providence. Ces deux petites étaient si évidemment heureuses! Elle
les regardait, elle les admirait, tellement attendrie qu'au moment où la
mère reprenait haleine entre deux vers de sa chanson, elle ne put
s'empêcher de lui dire ce mot qu'on vient de lire:

--Vous avez là deux jolis enfants, madame.

Les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs
petits. La mère leva la tête et remercia, et fit asseoir la passante sur
le banc de la porte, elle-même étant sur le seuil. Les deux femmes
causèrent.

--Je m'appelle madame Thénardier, dit la mère des deux petites. Nous
tenons cette auberge.

Puis, toujours à sa romance, elle reprit entre ses dents:

          _Il le faut, je suis chevalier,_
          _Et je pars pour la Palestine._

Cette madame Thénardier était une femme rousse, charnue, anguleuse; le
type femme-à-soldat dans toute sa disgrâce. Et, chose bizarre, avec un
air penché qu'elle devait à des lectures romanesques. C'était une
minaudière hommasse. De vieux romans qui se sont éraillés sur des
imaginations de gargotières ont de ces effets-là. Elle était jeune
encore; elle avait à peine trente ans. Si cette femme, qui était
accroupie, se fût tenue droite, peut-être sa haute taille et sa carrure
de colosse ambulant propre aux foires, eussent-elles dès l'abord
effarouché la voyageuse, troublé sa confiance, et fait évanouir ce que
nous avons à raconter. Une personne qui est assise au lieu d'être
debout, les destinées tiennent à cela.

La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiée:

Qu'elle était ouvrière; que son mari était mort; que le travail lui
manquait à Paris, et qu'elle allait en chercher ailleurs; dans son pays;
qu'elle avait quitté Paris, le matin même, à pied; que, comme elle
portait son enfant, se sentant fatiguée, et ayant rencontré la voiture
de Villemomble, elle y était montée; que de Villemomble elle était venue
à Montfermeil à pied, que la petite avait un peu marché, mais pas
beaucoup, c'est si jeune, et qu'il avait fallu la prendre, et que le
bijou s'était endormi.

Et sur ce mot elle donna à sa fille un baiser passionné qui la réveilla.
L'enfant ouvrit les yeux, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère, et
regarda, quoi? rien, tout, avec cet air sérieux et quelquefois sévère
des petits enfants, qui est un mystère de leur lumineuse innocence
devant nos crépuscules de vertus. On dirait qu'ils se sentent anges et
qu'ils nous savent hommes. Puis l'enfant se mit à rire, et, quoique la
mère la retint, glissa à terre avec l'indomptable énergie d'un petit
être qui veut courir. Tout à coup elle aperçut les deux autres sur leur
balançoire, s'arrêta court, et tira la langue, signe d'admiration.

La mère Thénardier détacha ses filles, les fit descendre de
l'escarpolette, et dit:

--Amusez-vous toutes les trois.

Ces âges-là s'apprivoisent vite, et au bout d'une minute les petites
Thénardier jouaient avec la nouvelle venue à faire des trous dans la
terre, plaisir immense.

Cette nouvelle venue était très gaie; la bonté de la mère est écrite
dans la gaîté du marmot; elle avait pris un brin de bois qui lui servait
de pelle, et elle creusait énergiquement une fosse bonne pour une
mouche. Ce que fait le fossoyeur devient riant, fait par l'enfant.

Les deux femmes continuaient de causer.

--Comment s'appelle votre mioche?

--Cosette.

Cosette, lisez Euphrasie. La petite se nommait Euphrasie. Mais
d'Euphrasie la mère avait fait Cosette, par ce doux et gracieux instinct
des mères et du peuple qui change Josefa en Pepita et Françoise en
Sillette. C'est là un genre de dérivés qui dérange et déconcerte toute
la science des étymologistes. Nous avons connu une grand'mère qui avait
réussi à faire de Théodore, Gnon.

--Quel âge a-t-elle?

--Elle va sur trois ans.

--C'est comme mon aînée.

Cependant les trois petites filles étaient groupées dans une posture
d'anxiété profonde et de béatitude; un événement avait lieu; un gros ver
venait de sortir de terre; et elles avaient peur, et elles étaient en
extase.

Leurs fronts radieux se touchaient; on eût dit trois têtes dans une
auréole.

--Les enfants, s'écria la mère Thénardier, comme ça se connaît tout de
suite! les voilà qu'on jurerait trois soeurs!

Ce mot fut l'étincelle qu'attendait probablement l'autre mère. Elle
saisit la main de la Thénardier, la regarda fixement, et lui dit:

--Voulez-vous me garder mon enfant?

La Thénardier eut un de ces mouvements surpris qui ne sont ni le
consentement ni le refus.

La mère de Cosette poursuivit:

--Voyez-vous, je ne peux pas emmener ma fille au pays. L'ouvrage ne le
permet pas. Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. Ils sont si
ridicules dans ce pays-là. C'est le bon Dieu qui m'a fait passer devant
votre auberge. Quand j'ai vu vos petites si jolies et si propres et si
contentes, cela m'a bouleversée. J'ai dit: voilà une bonne mère. C'est
ça; ça fera trois soeurs. Et puis, je ne serai pas longtemps à revenir.
Voulez-vous me garder mon enfant?

--Il faudrait voir, dit la Thénardier.

--Je donnerais six francs par mois.

Ici une voix d'homme cria du fond de la gargote:

--Pas à moins de sept francs. Et six mois payés d'avance.

--Six fois sept quarante-deux, dit la Thénardier.

--Je les donnerai, dit la mère.

--Et quinze francs en dehors pour les premiers frais, ajouta la voix
d'homme.

--Total cinquante-sept francs, dit la madame Thénardier. Et à travers
ces chiffres, elle chantonnait vaguement:

_Il le faut, disait un guerrier._

--Je les donnerai, dit la mère, j'ai quatre-vingts francs. Il me restera
de quoi aller au pays. En allant à pied. Je gagnerai de l'argent là-bas,
et dès que j'en aurai un peu, je reviendrai chercher l'amour.

La voix d'homme reprit:

--La petite a un trousseau?

--C'est mon mari, dit la Thénardier.

--Sans doute elle a un trousseau, le pauvre trésor. J'ai bien vu que
c'était votre mari. Et un beau trousseau encore! un trousseau insensé.
Tout par douzaines; et des robes de soie comme une dame. Il est là dans
mon sac de nuit.

--Il faudra le donner, repartit la voix d'homme.

--Je crois bien que je le donnerai! dit la mère. Ce serait cela qui
serait drôle si je laissais ma fille toute nue!

La face du maître apparut.

--C'est bon, dit-il.

Le marché fut conclu. La mère passa la nuit à l'auberge, donna son
argent et laissa son enfant, renoua son sac de nuit dégonflé du
trousseau et léger désormais, et partit le lendemain matin, comptant
revenir bientôt. On arrange tranquillement ces départs-là, mais ce sont
des désespoirs.

Une voisine des Thénardier rencontra cette mère comme elle s'en allait,
et s'en revint en disant:

--Je viens de voir une femme qui pleure dans la rue, que c'est un
déchirement.

Quand la mère de Cosette fut partie, l'homme dit à la femme:

--Cela va me payer mon effet de cent dix francs qui échoit demain. Il me
manquait cinquante francs. Sais-tu que j'aurais eu l'huissier et un
protêt? Tu as fait là une bonne souricière avec tes petites.

--Sans m'en douter, dit la femme.




Chapitre II

Première esquisse de deux figures louches


La souris prise était bien chétive; mais le chat se réjouit même d'une
souris maigre. Qu'était-ce que les Thénardier?

Disons-en un mot dès à présent. Nous compléterons le croquis plus tard.

Ces êtres appartenaient à cette classe bâtarde composée de gens
grossiers parvenus et de gens intelligents déchus, qui est entre la
classe dite moyenne et la classe dite inférieure, et qui combine
quelques-uns des défauts de la seconde avec presque tous les vices de la
première, sans avoir le généreux élan de l'ouvrier ni l'ordre honnête du
bourgeois.

C'étaient de ces natures naines qui, si quelque feu sombre les chauffe
par hasard, deviennent facilement monstrueuses. Il y avait dans la femme
le fond d'une brute et dans l'homme l'étoffe d'un gueux. Tous deux
étaient au plus haut degré susceptibles de l'espèce de hideux progrès
qui se fait dans le sens du mal. Il existe des âmes écrevisses reculant
continuellement vers les ténèbres, rétrogradant dans la vie plutôt
qu'elles n'y avancent, employant l'expérience à augmenter leur
difformité, empirant sans cesse, et s'empreignant de plus en plus d'une
noirceur croissante. Cet homme et cette femme étaient de ces âmes-là.

Le Thénardier particulièrement était gênant pour le physionomiste. On
n'a qu'à regarder certains hommes pour s'en défier, on les sent
ténébreux à leurs deux extrémités. Ils sont inquiets derrière eux et
menaçants devant eux. Il y a en eux de l'inconnu. On ne peut pas plus
répondre de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils feront. L'ombre qu'ils
ont dans le regard les dénonce. Rien qu'en les entendant dire un mot ou
qu'en les voyant faire un geste on entrevoit de sombres secrets dans
leur passé et de sombres mystères dans leur avenir.

Ce Thénardier, s'il fallait l'en croire, avait été soldat; sergent,
disait-il; il avait fait probablement la campagne de 1815, et s'était
même comporté assez bravement, à ce qu'il paraît. Nous verrons plus tard
ce qu'il en était. L'enseigne de son cabaret était une allusion à l'un
de ses faits d'armes. Il l'avait peinte lui-même, car il savait faire un
peu de tout; mal.

C'était l'époque où l'antique roman classique, qui, après avoir été
_Clélie_, n'était plus que _Lodoïska_, toujours noble, mais de plus en
plus vulgaire, tombé de mademoiselle de Scudéri à madame
Barthélemy-Hadot, et de madame de Lafayette à madame Bournon-Malarme,
incendiait l'âme aimante des portières de Paris et ravageait même un peu
la banlieue. Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire
ces espèces de livres. Elle s'en nourrissait. Elle y noyait ce qu'elle
avait de cervelle; cela lui avait donné, tant qu'elle avait été très
jeune, et même un peu plus tard, une sorte d'attitude pensive près de
son mari, coquin d'une certaine profondeur, ruffian lettré à la
grammaire près, grossier et fin en même temps, mais, en fait de
sentimentalisme, lisant Pigault-Lebrun, et pour «tout ce qui touche le
sexe», comme il disait dans son jargon, butor correct et sans mélange.
Sa femme avait quelque douze ou quinze ans de moins que lui. Plus tard,
quand les cheveux romanesquement pleureurs commencèrent à grisonner,
quand la Mégère se dégagea de la Paméla, la Thénardier ne fut plus
qu'une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes. Or on ne
lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se
nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer
Gulnare; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un
roman de Ducray-Duminil, de ne s'appeler qu'Azelma.

Au reste, pour le dire en passant, tout n'est pas ridicule et
superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici
allusion, et qu'on pourrait appeler l'anarchie des noms de baptême. À
côté de l'élément romanesque, que nous venons d'indiquer, il y a le
symptôme social. Il n'est pas rare aujourd'hui que le garçon bouvier se
nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte--s'il y a encore des
vicomtes--se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacement qui met le
nom «élégant» sur le plébéien et le nom campagnard sur l'aristocrate
n'est autre chose qu'un remous d'égalité. L'irrésistible pénétration du
souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette discordance apparente,
il y a une chose grande et profonde: la révolution française.




Chapitre III

L'Alouette


Il ne suffit pas d'être méchant pour prospérer. La gargote allait mal.

Grâce aux cinquante-sept francs de la voyageuse, Thénardier avait pu
éviter un protêt et faire honneur à sa signature. Le mois suivant ils
eurent encore besoin d'argent; la femme porta à Paris et engagea au
Mont-de-Piété le trousseau de Cosette pour une somme de soixante francs.
Dès que cette somme fut dépensée, les Thénardier s'accoutumèrent à ne
plus voir dans la petite fille qu'un enfant qu'ils avaient chez eux par
charité, et la traitèrent en conséquence. Comme elle n'avait plus de
trousseau, on l'habilla des vieilles jupes et des vieilles chemises des
petites Thénardier, c'est-à-dire de haillons.

On la nourrit des restes de tout le monde, un peu mieux que le chien et
un peu plus mal que le chat. Le chat et le chien étaient du reste ses
commensaux habituels; Cosette mangeait avec eux sous la table dans une
écuelle de bois pareille à la leur. La mère qui s'était fixée, comme on
le verra plus tard, à Montreuil-sur-mer, écrivait, ou, pour mieux dire,
faisait écrire tous les mois afin d'avoir des nouvelles de son enfant.
Les Thénardier répondaient invariablement: Cosette est à merveille. Les
six premiers mois révolus, la mère envoya sept francs pour le septième
mois, et continua assez exactement ses envois de mois en mois. L'année
n'était pas finie que le Thénardier dit:

--Une belle grâce qu'elle nous fait là! que veut-elle que nous fassions
avec ses sept francs?

Et il écrivit pour exiger douze francs. La mère, à laquelle ils
persuadaient que son enfant était heureuse "et venait bien", se soumit
et envoya les douze francs.

Certaines natures ne peuvent aimer d'un côté sans haïr de l'autre. La
mère Thénardier aimait passionnément ses deux filles à elle, ce qui fit
qu'elle détesta l'étrangère. Il est triste de songer que l'amour d'une
mère peut avoir de vilains aspects. Si peu de place que Cosette tînt
chez elle, il lui semblait que cela était pris aux siens, et que cette
petite diminuait l'air que ses filles respiraient. Cette femme, comme
beaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme de caresses et une somme
de coups et d'injures à dépenser chaque jour. Si elle n'avait pas eu
Cosette, il est certain que ses filles, tout idolâtrées qu'elles
étaient, auraient tout reçu; mais l'étrangère leur rendit le service de
détourner les coups sur elle. Ses filles n'eurent que les caresses.
Cosette ne faisait pas un mouvement qui ne fît pleuvoir sur sa tête une
grêle de châtiments violents et immérités. Doux être faible qui ne
devait rien comprendre à ce monde ni à Dieu, sans cesse punie, grondée,
rudoyée, battue et voyant à côté d'elle deux petites créatures comme
elle, qui vivaient dans un rayon d'aurore!

La Thénardier étant méchante pour Cosette, Éponine et Azelma furent
méchantes. Les enfants, à cet âge, ne sont que des exemplaires de la
mère. Le format est plus petit, voilà tout.

Une année s'écoula, puis une autre.

On disait dans le village:

--Ces Thénardier sont de braves gens. Ils ne sont pas riches, et ils
élèvent un pauvre enfant qu'on leur a abandonné chez eux!

On croyait Cosette oubliée par sa mère.

Cependant le Thénardier, ayant appris par on ne sait quelles voies
obscures que l'enfant était probablement bâtard et que la mère ne
pouvait l'avouer, exigea quinze francs par mois, disant que «la
créature» grandissait et «_mangeait_», et menaçant de la renvoyer.
«Quelle ne m'embête pas! s'écriait-il, je lui bombarde son mioche tout
au beau milieu de ses cachotteries. Il me faut de l'augmentation.» La
mère paya les quinze francs.

D'année en année, l'enfant grandit, et sa misère aussi.

Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux
autres enfants; dès qu'elle se mit à se développer un peu, c'est-à-dire
avant même qu'elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison.

Cinq ans, dira-t-on, c'est invraisemblable. Hélas, c'est vrai. La
souffrance sociale commence à tout âge.

N'avons-nous pas vu, récemment, le procès d'un nommé Dumolard, orphelin
devenu bandit, qui, dès l'âge de cinq ans, disent les documents
officiels, étant seul au monde «travaillait pour vivre, et volait.»

On fit faire à Cosette les commissions, balayer les chambres, la cour,
la rue, laver la vaisselle, porter même des fardeaux. Les Thénardier se
crurent d'autant plus autorisés à agir ainsi que la mère qui était
toujours à Montreuil-sur-mer commença à mal payer. Quelques mois
restèrent en souffrance.

Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années,
elle n'eût point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraîche à
son arrivée dans cette maison, était maintenant maigre et blême. Elle
avait je ne sais quelle allure inquiète. Sournoise! disaient les
Thénardier.

L'injustice l'avait faite hargneuse et la misère l'avait rendue laide.
Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce
que, grands comme ils étaient, il semblait qu'on y vît une plus grande
quantité de tristesse.

C'était une chose navrante de voir, l'hiver, ce pauvre enfant, qui
n'avait pas encore six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile
trouées, balayer la rue avant le jour avec un énorme balai dans ses
petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux.

Dans le pays on l'appelait l'Alouette. Le peuple, qui aime les figures,
s'était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu'un oiseau,
tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin
dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les
champs avant l'aube. Seulement la pauvre Alouette ne chantait jamais.




Livre cinquième--La descente




Chapitre I

Histoire d'un progrès dans les verroteries noires


Cette mère cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait
avoir abandonné son enfant, que devenait-elle? où était-elle? que
faisait-elle?

Après avoir laissé sa petite Cosette aux Thénardier, elle avait continué
son chemin et était arrivée à Montreuil-sur-mer.

C'était, on se le rappelle, en 1818.

Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d'années.
Montreuil-sur-mer avait changé d'aspect. Tandis que Fantine descendait
lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré.

Depuis deux ans environ, il s'y était accompli un de ces faits
industriels qui sont les grands événements des petits pays.

Ce détail importe, et nous croyons utile de le développer; nous dirions
presque, de le souligner.

De temps immémorial, Montreuil-sur-mer avait pour industrie spéciale
l'imitation des jais anglais et des verroteries noires d'Allemagne.
Cette industrie avait toujours végété, à cause de la cherté des matières
premières qui réagissait sur la main-d'oeuvre. Au moment où Fantine
revint à Montreuil-sur-mer, une transformation inouïe s'était opérée
dans cette production des «articles noirs». Vers la fin de 1815, un
homme, un inconnu, était venu s'établir dans la ville et avait eu l'idée
de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque à la résine et,
pour les bracelets en particulier, les coulants en tôle simplement
rapprochée aux coulants en tôle soudée. Ce tout petit changement avait
été une révolution.

Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement réduit le prix
de la matière première, ce qui avait permis, premièrement, d'élever le
prix de la main-d'oeuvre, bienfait pour le pays; deuxièmement,
d'améliorer la fabrication, avantage pour le consommateur;
troisièmement, de vendre à meilleur marché tout en triplant le bénéfice,
profit pour le manufacturier.

Ainsi pour une idée trois résultats.

En moins de trois ans, l'auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui
est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il
était étranger au département. De son origine, on ne savait rien; de ses
commencements, peu de chose.

On contait qu'il était venu dans la ville avec fort peu d'argent,
quelques centaines de francs tout au plus.

C'est de ce mince capital, mis au service d'une idée ingénieuse, fécondé
par l'ordre et par la pensée, qu'il avait tiré sa fortune et la fortune
de tout ce pays.

À son arrivée à Montreuil-sur-mer, il n'avait que les vêtements, la
tournure et le langage d'un ouvrier.

Il paraît que, le jour même où il faisait obscurément son entrée dans la
petite ville de Montreuil-sur-mer, à la tombée d'un soir de décembre, le
sac au dos et le bâton d'épine à la main, un gros incendie venait
d'éclater à la maison commune. Cet homme s'était jeté dans le feu, et
avait sauvé, au péril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient être
ceux du capitaine de gendarmerie; ce qui fait qu'on n'avait pas songé à
lui demander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Il
s'appelait le _père Madeleine_.




Chapitre II

M. Madeleine


C'était un homme d'environ cinquante ans, qui avait l'air préoccupé et
qui était bon. Voilà tout ce qu'on en pouvait dire.

Grâce aux progrès rapides de cette industrie qu'il avait si
admirablement remaniée, Montreuil-sur-mer était devenu un centre
d'affaires considérable. L'Espagne, qui consomme beaucoup de jais noir,
y commandait chaque année des achats immenses. Montreuil-sur-mer, pour
ce commerce, faisait presque concurrence à Londres et à Berlin. Les
bénéfices du père Madeleine étaient tels que, dès la deuxième année, il
avait pu bâtir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes
ateliers, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Quiconque avait
faim pouvait s'y présenter, et était sûr de trouver là de l'emploi et du
pain. Le père Madeleine demandait aux hommes de la bonne volonté, aux
femmes des moeurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les
ateliers afin de séparer les sexes et que les filles et les femmes
pussent rester sages. Sur ce point, il était inflexible. C'était le seul
où il fût en quelque sorte intolérant. Il était d'autant plus fondé à
cette sévérité que, Montreuil-sur-mer étant une ville de garnison, les
occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait été un
bienfait, et sa présence était une providence. Avant l'arrivée du père
Madeleine, tout languissait dans le pays; maintenant tout y vivait de la
vie saine du travail. Une forte circulation échauffait tout et pénétrait
partout. Le chômage et la misère étaient inconnus. Il n'y avait pas de
poche si obscure où il n'y eût un peu d'argent, pas de logis si pauvre
où il n'y eût un peu de joie.

Le père Madeleine employait tout le monde. Il n'exigeait qu'une chose:
soyez honnête homme! soyez honnête fille!

Comme nous l'avons dit, au milieu de cette activité dont il était la
cause et le pivot, le père Madeleine faisait sa fortune, mais, chose
assez singulière dans un simple homme de commerce, il ne paraissait
point que ce fût là son principal souci. Il semblait qu'il songeât
beaucoup aux autres et peu à lui. En 1820, on lui connaissait une somme
de six cent trente mille francs placée à son nom chez Laffitte; mais
avant de se réserver ces six cent trente mille francs, il avait dépensé
plus d'un million pour la ville et pour les pauvres.

L'hôpital était mal doté; il y avait fondé dix lits. Montreuil-sur-mer
est divisé en ville haute et ville basse. La ville basse, qu'il
habitait, n'avait qu'une école, méchante masure qui tombait en ruine; il
en avait construit deux, une pour les filles, l'autre pour les garçons.
Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnité double de
leur maigre traitement officiel, et un jour, à quelqu'un qui s'en
étonnait, il dit: «Les deux premiers fonctionnaires de l'état, c'est la
nourrice et le maître d'école.» Il avait créé à ses frais une salle
d'asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de
secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture étant un
centre, un nouveau quartier où il y avait bon nombre de familles
indigentes avait rapidement surgi autour de lui; il y avait établi une
pharmacie gratuite.

Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes âmes
dirent: C'est un gaillard qui veut s'enrichir. Quand on le vit enrichir
le pays avant de s'enrichir lui-même, les mêmes bonnes âmes dirent:
C'est un ambitieux. Cela semblait d'autant plus probable que cet homme
était religieux, et même pratiquait dans une certaine mesure, chose fort
bien vue à cette époque. Il allait régulièrement entendre une basse
messe tous les dimanches. Le député local, qui flairait partout des
concurrences, ne tarda pas à s'inquiéter de cette religion. Ce député,
qui avait été membre du corps législatif de l'empire, partageait les
idées religieuses d'un père de l'oratoire connu sous le nom de Fouché,
duc d'Otrante, dont il avait été la créature et l'ami. À huis clos il
riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche manufacturier
Madeleine aller à la basse messe de sept heures, il entrevit un candidat
possible, et résolut de le dépasser; il prit un confesseur jésuite et
alla à la grand'messe et à vêpres. L'ambition en ce temps-là était, dans
l'acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres
profitèrent de cette terreur comme le bon Dieu, car l'honorable député
fonda aussi deux lits à l'hôpital; ce qui fit douze.

Cependant en 1819 le bruit se répandit un matin dans la ville que, sur
la présentation de M. le préfet, et en considération des services rendus
au pays, le père Madeleine allait être nommé par le roi maire de
Montreuil-sur-mer. Ceux qui avaient déclaré ce nouveau venu «un
ambitieux», saisirent avec transport cette occasion que tous les hommes
souhaitent de s'écrier: «Là! qu'est-ce que nous avions dit?» Tout
Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruit était fondé. Quelques jours
après, la nomination parut dans _le Moniteur_. Le lendemain, le père
Madeleine refusa.

Dans cette même année 1819, les produits du nouveau procédé inventé par
Madeleine figurèrent à l'exposition de l'industrie; sur le rapport du
jury, le roi nomma l'inventeur chevalier de la Légion d'honneur.
Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c'est la croix qu'il
voulait! Le père Madeleine refusa la croix.

Décidément cet homme était une énigme. Les bonnes âmes se tirèrent
d'affaire en disant: Après tout, c'est une espèce d'aventurier.

On l'a vu, le pays lui devait beaucoup, les pauvres lui devaient tout;
il était si utile qu'il avait bien fallu qu'on finît par l'honorer, et
il était si doux qu'il avait bien fallu qu'on finît par l'aimer; ses
ouvriers en particulier l'adoraient, et il portait cette adoration avec
une sorte de gravité mélancolique. Quand il fut constaté riche, «les
personnes de la société» le saluèrent, et on l'appela dans la ville
monsieur Madeleine; ses ouvriers et les enfants continuèrent de
l'appeler _le père Madeleine_, et c'était la chose qui le faisait le
mieux sourire. À mesure qu'il montait, les invitations pleuvaient sur
lui. «La société» le réclamait. Les petits salons guindés de
Montreuil-sur-mer qui, bien entendu, se fussent dans les premiers temps
fermés à l'artisan, s'ouvrirent à deux battants au millionnaire. On lui
fit mille avances. Il refusa.

Cette fois encore les bonnes âmes ne furent point empêchées.

--C'est un homme ignorant et de basse éducation. On ne sait d'où cela
sort. Il ne saurait pas se tenir dans le monde. Il n'est pas du tout
prouvé qu'il sache lire.

Quand on l'avait vu gagner de l'argent, on avait dit: c'est un marchand.
Quand on l'avait vu semer son argent, on avait dit: c'est un ambitieux.
Quand on l'avait vu repousser les honneurs, on avait dit: c'est un
aventurier. Quand on le vit repousser le monde, on dit: c'est une brute.

En 1820, cinq ans après son arrivée à Montreuil-sur-mer, les services
qu'il avait rendus au pays étaient si éclatants, le voeu de la contrée
fut tellement unanime, que le roi le nomma de nouveau maire de la ville.
Il refusa encore, mais le préfet résista à son refus, tous les notables
vinrent le prier, le peuple en pleine rue le suppliait, l'insistance fut
si vive qu'il finit par accepter. On remarqua que ce qui parut surtout
le déterminer, ce fut l'apostrophe presque irritée d'une vieille femme
du peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur: _Un bon maire,
c'est utile. Est-ce qu'on recule devant du bien qu'on peut faire?_

Ce fut là la troisième phase de son ascension. Le père Madeleine était
devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire.




Chapitre III

Sommes déposées chez Laffitte


Du reste, il était demeuré aussi simple que le premier jour. Il avait
les cheveux gris, l'oeil sérieux, le teint hâlé d'un ouvrier, le visage
pensif d'un philosophe. Il portait habituellement un chapeau à bords
larges et une longue redingote de gros drap, boutonnée jusqu'au menton.
Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait
solitaire. Il parlait à peu de monde. Il se dérobait aux politesses,
saluait de côté, s'esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer,
donnait pour se dispenser de sourire. Les femmes disaient de lui: Quel
bon ours! Son plaisir était de se promener dans les champs.

Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui où
il lisait. Il avait une petite bibliothèque bien faite. Il aimait les
livres; les livres sont des amis froids et sûrs. À mesure que le loisir
lui venait avec la fortune, il semblait qu'il en profitât pour cultiver
son esprit. Depuis qu'il était à Montreuil-sur-mer, on remarquait que
d'année en année son langage devenait plus poli, plus choisi et plus
doux.

Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s'en
servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir
infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif.
Jamais il ne tirait un petit oiseau. Quoiqu'il ne fût plus jeune, on
contait qu'il était d'une force prodigieuse. Il offrait un coup de main
à qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait à une roue
embourbée, arrêtait par les cornes un taureau échappé. Il avait toujours
ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il
passait dans un village, les marmots déguenillés couraient joyeusement
après lui et l'entouraient comme une nuée de moucherons.

On croyait deviner qu'il avait dû vivre jadis de la vie des champs, car
il avait toutes sortes de secrets utiles qu'il enseignait aux paysans.
Il leur apprenait à détruire la teigne des blés en aspergeant le grenier
et en inondant les fentes du plancher d'une dissolution de sel commun,
et à chasser les charançons en suspendant partout, aux murs et aux
toits, dans les héberges et dans les maisons, de l'orviot en fleur. Il
avait des "recettes" pour extirper d'un champ la luzette, la nielle, la
vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui
mangent le blé. Il défendait une lapinière contre les rats rien qu'avec
l'odeur d'un petit cochon de Barbarie qu'il y mettait. Un jour il voyait
des gens du pays très occupés à arracher des orties. Il regarda ce tas
de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit:

--C'est mort. Cela serait pourtant bon si l'on savait s'en servir. Quand
l'ortie est jeune, la feuille est un légume excellent; quand elle
vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin.
La toile d'ortie vaut la toile de chanvre. Hachée, l'ortie est bonne
pour la volaille; broyée, elle est bonne pour les bêtes à cornes. La
graine de l'ortie mêlée au fourrage donne du luisant au poil des
animaux; la racine mêlée au sel produit une belle couleur jaune. C'est
du reste un excellent foin qu'on peut faucher deux fois. Et que faut-il
à l'ortie? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine
tombe à mesure qu'elle mûrit, et est difficile à récolter. Voilà tout.
Avec quelque peine qu'on prendrait, l'ortie serait utile; on la néglige,
elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d'hommes ressemblent à
l'ortie!

Il ajouta après un silence:

--Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais
hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs.

Les enfants l'aimaient encore parce qu'il savait faire de charmants
petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco.

Quand il voyait la porte d'une église tendue de noir, il entrait; il
recherchait un enterrement comme d'autres recherchent un baptême. Le
veuvage et le malheur d'autrui l'attiraient à cause de sa grande
douceur; il se mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir,
aux prêtres gémissant autour d'un cercueil. Il semblait donner
volontiers pour texte à ses pensées ces psalmodies funèbres pleines de
la vision d'un autre monde. L'oeil au ciel, il écoutait, avec une sorte
d'aspiration vers tous les mystères de l'infini, ces voix tristes qui
chantent sur le bord de l'abîme obscur de la mort.

Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache
pour les mauvaises. Il pénétrait à la dérobée, le soir, dans les
maisons; il montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en
rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait été ouverte,
quelquefois même forcée, dans son absence. Le pauvre homme se récriait:
quelque malfaiteur est venu! Il entrait, et la première chose qu'il
voyait, c'était une pièce d'or oubliée sur un meuble. "Le malfaiteur"
qui était venu, c'était le père Madeleine.

Il était affable et triste. Le peuple disait: «Voilà un homme riche qui
n'a pas l'air fier. Voilà un homme heureux qui n'a pas l'air content.»

Quelques-uns prétendaient que c'était un personnage mystérieux, et
affirmaient qu'on n'entrait jamais dans sa chambre, laquelle était une
vraie cellule d'anachorète meublée de sabliers ailés et enjolivée de
tibias en croix et de têtes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien
que quelques jeunes femmes élégantes et malignes de Montreuil-sur-mer
vinrent chez lui un jour, et lui demandèrent:

--Monsieur le maire, montrez-nous donc votre chambre. On dit que c'est
une grotte.

Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette «grotte». Elles
furent bien punies de leur curiosité. C'était une chambre garnie tout
bonnement de meubles d'acajou assez laids comme tous les meubles de ce
genre et tapissée de papier à douze sous. Elles n'y purent rien
remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui étaient sur la
cheminée et qui avaient l'air d'être en argent, «car ils étaient
contrôlés». Observation pleine de l'esprit des petites villes.

On n'en continua pas moins de dire que personne ne pénétrait dans cette
chambre et que c'était une caverne d'ermite, un rêvoir, un trou, un
tombeau.

On se chuchotait aussi qu'il avait des sommes «immenses» déposées chez
Laffitte, avec cette particularité qu'elles étaient toujours à sa
disposition immédiate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine
pourrait arriver un matin chez Laffitte, signer un reçu et emporter ses
deux ou trois millions en dix minutes. Dans la réalité ces «deux ou
trois millions» se réduisaient, nous l'avons dit, à six cent trente ou
quarante mille francs.




Chapitre IV

M. Madeleine en deuil


Au commencement de 1821, les journaux annoncèrent la mort de M. Myriel,
évêque de Digne, «surnommé _monseigneur Bienvenu_», et trépassé en odeur
de sainteté à l'âge de quatre-vingt-deux ans.

L'évêque de Digne, pour ajouter ici un détail que les journaux omirent,
était, quand il mourut, depuis plusieurs années aveugle, et content
d'être aveugle, sa soeur étant près de lui.

Disons-le en passant, être aveugle et être aimé, c'est en effet, sur
cette terre où rien n'est complet, une des formes les plus étrangement
exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une
fille, une soeur, un être charmant, qui est là parce que vous avez
besoin d'elle et parce qu'elle ne peut se passer de vous, se savoir
indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer
son affection à la quantité de présence qu'elle nous donne, et se dire:
puisqu'elle me consacre tout son temps, c'est que j'ai tout son coeur;
voir la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d'un être
dans l'éclipse du monde, percevoir le frôlement d'une robe comme un
bruit d'ailes, l'entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler,
chanter, et songer qu'on est le centre de ces pas, de cette parole, de
ce chant, manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir
d'autant plus puissant qu'on est plus infirme, devenir dans l'obscurité,
et par l'obscurité, l'astre autour duquel gravite cet ange, peu de
félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de la vie, c'est la
conviction qu'on est aimé; aimé pour soi-même, disons mieux, aimé malgré
soi-même; cette conviction, l'aveugle l'a. Dans cette détresse, être
servi, c'est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose? Non. Ce n'est
point perdre la lumière qu'avoir l'amour. Et quel amour! un amour
entièrement fait de vertu. Il n'y a point de cécité où il y a certitude.
L'âme à tâtons cherche l'âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et
prouvée est une femme. Une main vous soutient, c'est la sienne; une
bouche effleure votre front, c'est sa bouche; vous entendez une
respiration tout près de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis son
culte jusqu'à sa pitié, n'être jamais quitté, avoir cette douce
faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur ce roseau inébranlable,
toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras,
Dieu palpable, quel ravissement! Le coeur, cette céleste fleur obscure,
entre dans un épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre
pour toute la clarté. L'âme ange est là, sans cesse là; si elle
s'éloigne, c'est pour revenir; elle s'efface comme le rêve et reparaît
comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, la voilà. On
déborde de sérénité, de gaîté et d'extase; on est un rayonnement dans la
nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide.
Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer,
et suppléant pour vous à l'univers évanoui. On est caressé avec de
l'âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré. C'est un paradis de
ténèbres.

C'est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l'autre.

L'annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de
Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un
crêpe à son chapeau.

On remarqua dans la ville ce deuil, et l'on jasa. Cela parut une lueur
sur l'origine de M. Madeleine. On en conclut qu'il avait quelque
alliance avec le vénérable évêque. _Il drape pour l'évêque de Digne_,
dirent les salons; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna
subitement et d'emblée une certaine considération dans le monde noble de
Montreuil-sur-mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de l'endroit
songea à faire cesser la quarantaine de M. Madeleine, parent probable
d'un évêque. M. Madeleine s'aperçut de l'avancement qu'il obtenait à
plus de révérences des vieilles femmes et à plus de sourires des jeunes.
Un soir, une doyenne de ce petit grand monde-là, curieuse par droit
d'ancienneté, se hasarda à lui demander:

--Monsieur le maire est sans doute cousin du feu évêque de Digne?

Il dit:

--Non, madame.

--Mais, reprit la douairière, vous en portez le deuil?

Il répondit:

--C'est que dans ma jeunesse j'ai été laquais dans sa famille.

Une remarque qu'on faisait encore, c'est que, chaque fois qu'il passait
dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des
cheminées à ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son
nom, et lui donnait de l'argent. Les petits savoyards se le disaient, et
il en passait beaucoup.




Chapitre V

Vagues éclairs à l'horizon


Peu à peu, et avec le temps, toutes les oppositions étaient tombées. Il
y avait eu d'abord contre M. Madeleine, sorte de loi que subissent
toujours ceux qui s'élèvent, des noirceurs et des calomnies, puis ce ne
fut plus que des méchancetés, puis ce ne fut que des malices, puis cela
s'évanouit tout à fait; le respect devint complet, unanime, cordial, et
il arriva un moment, vers 1821, où ce mot: monsieur le maire, fut
prononcé à Montreuil-sur-mer presque du même accent que ce mot:
monseigneur l'évêque, était prononcé à Digne en 1815. On venait de dix
lieues à la ronde consulter M. Madeleine. Il terminait les différends,
il empêchait les procès, il réconciliait les ennemis. Chacun le prenait
pour juge de son bon droit. Il semblait qu'il eût pour âme le livre de
la loi naturelle. Ce fut comme une contagion de vénération qui, en six
ou sept ans et de proche en proche, gagna tout le pays.

Un seul homme, dans la ville et dans l'arrondissement, se déroba
absolument à cette contagion, et, quoi que fît le père Madeleine, y
demeura rebelle, comme si une sorte d'instinct, incorruptible et
imperturbable, l'éveillait et l'inquiétait. Il semblerait en effet qu'il
existe dans certains hommes un véritable instinct bestial, pur et
intègre comme tout instinct, qui crée les antipathies et les sympathies,
qui sépare fatalement une nature d'une autre nature, qui n'hésite pas,
qui ne se trouble, ne se tait et ne se dément jamais, clair dans son
obscurité, infaillible, impérieux, réfractaire à tous les conseils de
l'intelligence et à tous les dissolvants de la raison, et qui, de
quelque façon que les destinées soient faites, avertit secrètement
l'homme-chien de la présence de l'homme-chat, et l'homme-renard de la
présence de l'homme-lion.

Souvent, quand M. Madeleine passait dans une rue, calme, affectueux,
entouré des bénédictions de tous, il arrivait qu'un homme de haute
taille, vêtu d'une redingote gris de fer, armé d'une grosse canne et
coiffé d'un chapeau rabattu, se retournait brusquement derrière lui, et
le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu, croisant les bras,
secouant lentement la tête, et haussant sa lèvre supérieure avec sa
lèvre inférieure jusqu'à son nez, sorte de grimace significative qui
pourrait se traduire par: «Mais qu'est-ce que c'est que cet
homme-là?--Pour sûr je l'ai vu quelque part.--En tout cas, je ne suis
toujours pas sa dupe.»

Ce personnage, grave d'une gravité presque menaçante, était de ceux qui,
même rapidement entrevus, préoccupent l'observateur.

Il se nommait Javert, et il était de la police.

Il remplissait à Montreuil-sur-mer les fonctions pénibles, mais utiles,
d'inspecteur. Il n'avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert
devait le poste qu'il occupait à la protection de M. Chabouillet, le
secrétaire du ministre d'État, comte Anglès, alors préfet de police à
Paris. Quand Javert était arrivé à Montreuil-sur-mer, la fortune du
grand manufacturier était déjà faite, et le père Madeleine était devenu
monsieur Madeleine.

Certains officiers de police ont une physionomie à part et qui se
complique d'un air de bassesse mêlé à un air d'autorité. Javert avait
cette physionomie, moins la bassesse.

Dans notre conviction, si les âmes étaient visibles aux yeux, on verrait
distinctement cette chose étrange que chacun des individus de l'espèce
humaine correspond à quelqu'une des espèces de la création animale; et
l'on pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le
penseur, que, depuis l'huître jusqu'à l'aigle, depuis le porc jusqu'au
tigre, tous les animaux sont dans l'homme et que chacun d'eux est dans
un homme. Quelquefois même plusieurs d'entre eux à la fois.

Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos
vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes. Dieu
nous les montre pour nous faire réfléchir. Seulement, comme les animaux
ne sont que des ombres, Dieu ne les a point faits éducables dans le sens
complet du mot; à quoi bon? Au contraire, nos âmes étant des réalités et
ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donné l'intelligence,
c'est-à-dire l'éducation possible. L'éducation sociale bien faite peut
toujours tirer d'une âme, quelle qu'elle soit, l'utilité qu'elle
contient.

Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue restreint de la vie
terrestre apparente, et sans préjuger la question profonde de la
personnalité antérieure et ultérieure des êtres qui ne sont pas l'homme.
Le moi visible n'autorise en aucune façon le penseur à nier le moi
latent. Cette réserve faite, passons.

Maintenant, si l'on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a
une des espèces animales de la création, il nous sera facile de dire ce
que c'était que l'officier de paix Javert.

Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portée de louve il
y a un chien, lequel est tué par la mère, sans quoi en grandissant il
dévorerait les autres petits.

Donnez une face humaine à ce chien fils d'une louve, et ce sera Javert.

Javert était né dans une prison d'une tireuse de cartes dont le mari
était aux galères. En grandissant, il pensa qu'il était en dehors de la
société et désespéra d'y rentrer jamais. Il remarqua que la société
maintient irrémissiblement en dehors d'elle deux classes d'hommes, ceux
qui l'attaquent et ceux qui la gardent; il n'avait le choix qu'entre ces
deux classes; en même temps il se sentait je ne sais quel fond de
rigidité, de régularité et de probité, compliqué d'une inexprimable
haine pour cette race de bohèmes dont il était. Il entra dans la police.

Il y réussit. À quarante ans il était inspecteur.

Il avait dans sa jeunesse été employé dans les chiourmes du midi.

Avant d'aller plus loin, entendons-nous sur ce mot face humaine que nous
appliquions tout à l'heure à Javert.

La face humaine de Javert consistait en un nez camard, avec deux
profondes narines vers lesquelles montaient sur ses deux joues d'énormes
favoris. On se sentait mal à l'aise la première fois qu'on voyait ces
deux forêts et ces deux cavernes. Quand Javert riait, ce qui était rare
et terrible, ses lèvres minces s'écartaient, et laissaient voir, non
seulement ses dents, mais ses gencives, et il se faisait autour de son
nez un plissement épaté et sauvage comme sur un mufle de bête fauve.
Javert sérieux était un dogue; lorsqu'il riait, c'était un tigre. Du
reste, peu de crâne, beaucoup de mâchoire, les cheveux cachant le front
et tombant sur les sourcils, entre les deux yeux un froncement central
permanent comme une étoile de colère, le regard obscur, la bouche pincée
et redoutable, l'air du commandement féroce.

Cet homme était composé de deux sentiments très simples, et relativement
très bons, mais qu'il faisait presque mauvais à force de les exagérer:
le respect de l'autorité, la haine de la rébellion; et à ses yeux le
vol, le meurtre, tous les crimes, n'étaient que des formes de la
rébellion. Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout
ce qui a une fonction dans l'État, depuis le premier ministre jusqu'au
garde champêtre. Il couvrait de mépris, d'aversion et de dégoût tout ce
qui avait franchi une fois le seuil légal du mal. Il était absolu et
n'admettait pas d'exceptions. D'une part il disait:

--Le fonctionnaire ne peut se tromper; le magistrat n'a jamais tort.

D'autre part il disait:

--Ceux-ci sont irrémédiablement perdus. Rien de bon n'en peut sortir.

Il partageait pleinement l'opinion de ces esprits extrêmes qui
attribuent à la loi humaine je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on
veut, de constater des damnés, et qui mettent un Styx au bas de la
société. Il était stoïque, sérieux, austère; rêveur triste; humble et
hautain comme les fanatiques. Son regard était une vrille. Cela était
froid et cela perçait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots: veiller
et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu'il y a de
plus tortueux au monde; il avait la conscience de son utilité, la
religion de ses fonctions, et il était espion comme on est prêtre.
Malheur à qui tombait sous sa main! Il eût arrêté son père s'évadant du
bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l'eût fait avec cette
sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu. Avec cela une vie
de privations, l'isolement, l'abnégation, la chasteté, jamais une
distraction. C'était le devoir implacable, la police comprise comme les
Spartiates comprenaient Sparte, un guet impitoyable, une honnêteté
farouche, un mouchard marmoréen, Brutus dans Vidocq.

Toute la personne de Javert exprimait l'homme qui épie et qui se dérobe.
L'école mystique de Joseph de Maistre, laquelle à cette époque
assaisonnait de haute cosmogonie ce qu'on appelait les journaux ultras,
n'eût pas manqué de dire que Javert était un symbole. On ne voyait pas
son front qui disparaissait sous son chapeau, on ne voyait pas ses yeux
qui se perdaient sous ses sourcils, on ne voyait pas son menton qui
plongeait dans sa cravate, on ne voyait pas ses mains qui rentraient
dans ses manches, on ne voyait pas sa canne qu'il portait sous sa
redingote. Mais l'occasion venue, on voyait tout à coup sortir de toute
cette ombre, comme d'une embuscade, un front anguleux et étroit, un
regard funeste, un menton menaçant, des mains énormes; et un gourdin
monstrueux.

À ses moments de loisir, qui étaient peu fréquents, tout en haïssant les
livres, il lisait; ce qui fait qu'il n'était pas complètement illettré.
Cela se reconnaissait à quelque emphase dans la parole.

Il n'avait aucun vice, nous l'avons dit. Quand il était content de lui,
il s'accordait une prise de tabac. Il tenait à l'humanité par là.

On comprendra sans peine que Javert était l'effroi de toute cette classe
que la statistique annuelle du ministère de la justice désigne sous la
rubrique: _Gens sans aveu_. Le nom de Javert prononcé les mettait en
déroute; la face de Javert apparaissant les pétrifiait.

Tel était cet homme formidable.

Javert était comme un oeil toujours fixé sur M. Madeleine. Oeil plein de
soupçon et de conjectures. M. Madeleine avait fini par s'en apercevoir,
mais il sembla que cela fût insignifiant pour lui. Il ne fit pas même
une question à Javert, il ne le cherchait ni ne l'évitait, et il
portait, sans paraître y faire attention, ce regard gênant et presque
pesant. Il traitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bonté.

À quelques paroles échappées à Javert, on devinait qu'il avait recherché
secrètement, avec cette curiosité qui tient à la race et où il entre
autant d'instinct que de volonté, toutes les traces antérieures que le
père Madeleine avait pu laisser ailleurs. Il paraissait savoir, et il
disait parfois à mots couverts, que quelqu'un avait pris certaines
informations dans un certain pays sur une certaine famille disparue. Une
fois il lui arriva de dire, se parlant à lui-même:

--Je crois que je le tiens!

Puis il resta trois jours pensif sans prononcer une parole. Il paraît
que le fil qu'il croyait tenir s'était rompu. Du reste, et ceci est le
correctif nécessaire à ce que le sens de certains mots pourrait
présenter de trop absolu, il ne peut y avoir rien de vraiment
infaillible dans une créature humaine, et le propre de l'instinct est
précisément de pouvoir être troublé, dépisté et dérouté. Sans quoi il
serait supérieur à l'intelligence, et la bête se trouverait avoir une
meilleure lumière que l'homme.

Javert était évidemment quelque peu déconcerté par le complet naturel et
la tranquillité de M. Madeleine.

Un jour pourtant son étrange manière d'être parut faire impression sur
M. Madeleine. Voici à quelle occasion.




Chapitre VI

Le père Fauchelevent


M. Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavée de
Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et vit un groupe à quelque
distance. Il y alla. Un vieux homme, nommé le père Fauchelevent, venait
de tomber sous sa charrette dont le cheval s'était abattu.

Ce Fauchelevent était un des rares ennemis qu'eût encore M. Madeleine à
cette époque. Lorsque Madeleine était arrivé dans le pays, Fauchelevent,
ancien tabellion et paysan presque lettré, avait un commerce qui
commençait à aller mal. Fauchelevent avait vu ce simple ouvrier qui
s'enrichissait, tandis que lui, maître, se ruinait. Cela l'avait rempli
de jalousie, et il avait fait ce qu'il avait pu en toute occasion pour
nuire à Madeleine. Puis la faillite était venue, et, vieux, n'ayant plus
à lui qu'une charrette et un cheval, sans famille et sans enfants du
reste, pour vivre il s'était fait charretier.

Le cheval avait les deux cuisses cassées et ne pouvait se relever. Le
vieillard était engagé entre les roues. La chute avait été tellement
malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. La charrette
était assez lourdement chargée. Le père Fauchelevent poussait des râles
lamentables. On avait essayé de le tirer, mais en vain. Un effort
désordonné, une aide maladroite, une secousse à faux pouvaient
l'achever. Il était impossible de le dégager autrement qu'en soulevant
la voiture par-dessous. Javert, qui était survenu au moment de
l'accident, avait envoyé chercher un cric.

M. Madeleine arriva. On s'écarta avec respect.

--À l'aide! criait le vieux Fauchelevent. Qui est-ce qui est bon enfant
pour sauver le vieux?

M. Madeleine se tourna vers les assistants:

--A-t-on un cric?

--On en est allé quérir un, répondit un paysan.

--Dans combien de temps l'aura-t-on?

--On est allé au plus près, au lieu Flachot, où il y a un maréchal; mais
c'est égal, il faudra bien un bon quart d'heure.

--Un quart d'heure! s'écria Madeleine.

Il avait plu la veille, le sol était détrempé, la charrette s'enfonçait
dans la terre à chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine
du vieux charretier. Il était évident qu'avant cinq minutes il aurait
les côtes brisées.

--Il est impossible d'attendre un quart d'heure, dit Madeleine aux
paysans qui regardaient.

--Il faut bien!

--Mais il ne sera plus temps! Vous ne voyez donc pas que la charrette
s'enfonce?

--Dame!

--Écoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la
voiture pour qu'un homme s'y glisse et la soulève avec son dos. Rien
qu'une demi-minute, et l'on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici
quelqu'un qui ait des reins et du coeur? Cinq louis d'or à gagner!

Personne ne bougea dans le groupe.

--Dix louis, dit Madeleine.

Les assistants baissaient les yeux. Un d'eux murmura:

--Il faudrait être diablement fort. Et puis, on risque de se faire
écraser!

--Allons! recommença Madeleine, vingt louis! Même silence.

--Ce n'est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix.

M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l'avait pas aperçu
en arrivant. Javert continua:

--C'est la force. Il faudrait être un terrible homme pour faire la chose
de lever une voiture comme cela sur son dos.

Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur
chacun des mots qu'il prononçait:

--Monsieur Madeleine, je n'ai jamais connu qu'un seul homme capable de
faire ce que vous demandez là.

Madeleine tressaillit.

Javert ajouta avec un air d'indifférence, mais sans quitter des yeux
Madeleine:

--C'était un forçat.

--Ah! dit Madeleine.

--Du bagne de Toulon.

Madeleine devint pâle.

Cependant la charrette continuait à s'enfoncer lentement. Le père
Fauchelevent râlait et hurlait:

--J'étouffe! Ça me brise les côtes! Un cric! quelque chose! Ah!

Madeleine regarda autour de lui:

--Il n'y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie
à ce pauvre vieux?

Aucun des assistants ne remua. Javert reprit:

--Je n'ai jamais connu qu'un homme qui pût remplacer un cric. C'était ce
forçat.

--Ah! voilà que ça m'écrase! cria le vieillard.

Madeleine leva la tête, rencontra l'oeil de faucon de Javert toujours
attaché sur lui, regarda les paysans immobiles, et sourit tristement.
Puis, sans dire une parole, il tomba à genoux, et avant même que la
foule eût eu le temps de jeter un cri, il était sous la voiture.

Il y eut un affreux moment d'attente et de silence.

On vit Madeleine presque à plat ventre sous ce poids effrayant essayer
deux fois en vain de rapprocher ses coudes de ses genoux. On lui cria:

--Père Madeleine! retirez-vous de là!

Le vieux Fauchelevent lui-même lui dit:

--Monsieur Madeleine! allez-vous-en! C'est qu'il faut que je meure,
voyez-vous! Laissez-moi! Vous allez vous faire écraser aussi!

Madeleine ne répondit pas.

Les assistants haletaient. Les roues avaient continué de s'enfoncer, et
il était déjà devenu presque impossible que Madeleine sortît de dessous
la voiture.

Tout à coup on vit l'énorme masse s'ébranler, la charrette se soulevait
lentement, les roues sortaient à demi de l'ornière. On entendit une voix
étouffée qui criait:

--Dépêchez-vous! aidez!

C'était Madeleine qui venait de faire un dernier effort.

Ils se précipitèrent. Le dévouement d'un seul avait donné de la force et
du courage à tous. La charrette fut enlevée par vingt bras. Le vieux
Fauchelevent était sauvé.

Madeleine se releva. Il était blême, quoique ruisselant de sueur. Ses
habits étaient déchirés et couverts de boue. Tous pleuraient. Le
vieillard lui baisait les genoux et l'appelait le bon Dieu. Lui, il
avait sur le visage je ne sais quelle expression de souffrance heureuse
et céleste, et il fixait son oeil tranquille sur Javert qui le regardait
toujours.




Chapitre VII

Fauchelevent devient jardinier à Paris


Fauchelevent s'était démis la rotule dans sa chute. Le père Madeleine le
fit transporter dans une infirmerie qu'il avait établie pour ses
ouvriers dans le bâtiment même de sa fabrique et qui était desservie par
deux soeurs de charité. Le lendemain matin, le vieillard trouva un
billet de mille francs sur sa table de nuit, avec ce mot de la main du
père Madeleine: _Je vous achète votre charrette et votre cheval_. La
charrette était brisée et le cheval était mort. Fauchelevent guérit,
mais son genou resta ankylosé. M. Madeleine, par les recommandations des
soeurs et de son curé, fit placer le bonhomme comme jardinier dans un
couvent de femmes du quartier Saint-Antoine à Paris.

Quelque temps après, M. Madeleine fut nommé maire. La première fois que
Javert vit M. Madeleine revêtu de l'écharpe qui lui donnait toute
autorité sur la ville, il éprouva cette sorte de frémissement
qu'éprouverait un dogue qui flairerait un loup sous les habits de son
maître. À partir de ce moment, il l'évita le plus qu'il put. Quand les
besoins du service l'exigeaient impérieusement et qu'il ne pouvait faire
autrement que de se trouver avec M. le maire, il lui parlait avec un
respect profond.

Cette prospérité créée à Montreuil-sur-mer par le père Madeleine avait,
outre les signes visibles que nous avons indiqués, un autre symptôme
qui, pour n'être pas visible, n'était pas moins significatif. Ceci ne
trompe jamais.

Quand la population souffre, quand le travail manque, quand le commerce
est nul, le contribuable résiste à l'impôt par pénurie, épuise et
dépasse les délais, et l'état dépense beaucoup d'argent en frais de
contrainte et de rentrée. Quand le travail abonde, quand le pays est
heureux et riche, l'impôt se paye aisément et coûte peu à l'état. On
peut dire que la misère et la richesse publiques ont un thermomètre
infaillible, les frais de perception de l'impôt. En sept ans, les frais
de perception de l'impôt s'étaient réduits des trois quarts dans
l'arrondissement de Montreuil-sur-mer, ce qui faisait fréquemment citer
cet arrondissement entre tous par M. de Villèle, alors ministre des
finances.

Telle était la situation du pays, lorsque Fantine y revint. Personne ne
se souvenait plus d'elle. Heureusement la porte de la fabrique de M.
Madeleine était comme un visage ami. Elle s'y présenta, et fut admise
dans l'atelier des femmes. Le métier était tout nouveau pour Fantine,
elle n'y pouvait être bien adroite, elle ne tirait donc de sa journée de
travail que peu de chose, mais enfin cela suffisait, le problème était
résolu, elle gagnait sa vie.




Chapitre VIII

Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale


Quand Fantine vit qu'elle vivait, elle eut un moment de joie. Vivre
honnêtement de son travail, quelle grâce du ciel! Le goût du travail lui
revint vraiment. Elle acheta un miroir, se réjouit d'y regarder sa
jeunesse, ses beaux cheveux et ses belles dents, oublia beaucoup de
choses, ne songea plus qu'à sa Cosette et à l'avenir possible, et fut
presque heureuse. Elle loua une petite chambre et la meubla à crédit sur
son travail futur; reste de ses habitudes de désordre.

Ne pouvant pas dire qu'elle était mariée, elle s'était bien gardée,
comme nous l'avons déjà fait entrevoir, de parler de sa petite fille.

En ces commencements, on l'a vu, elle payait exactement les Thénardier.
Comme elle ne savait que signer, elle était obligée de leur écrire par
un écrivain public.

Elle écrivait souvent. Cela fut remarqué. On commença à dire tout bas
dans l'atelier des femmes que Fantine «écrivait des lettres» et qu'«elle
avait des allures».

Il n'y a rien de tel pour épier les actions des gens que ceux qu'elles
ne regardent pas.--Pourquoi ce monsieur ne vient-il jamais qu'à la
brune? pourquoi monsieur un tel n'accroche-t-il jamais sa clef au clou
le jeudi? pourquoi prend-il toujours les petites rues? pourquoi madame
descend-elle toujours de son fiacre avant d'arriver à la maison?
pourquoi envoie-t-elle acheter un cahier de papier à lettres, quand elle
en a «plein sa papeterie?» etc., etc.--Il existe des êtres qui, pour
connaître le mot de ces énigmes, lesquelles leur sont du reste
parfaitement indifférentes, dépensent plus d'argent, prodiguent plus de
temps, se donnent plus de peine qu'il n'en faudrait pour dix bonnes
actions; et cela, gratuitement, pour le plaisir, sans être payés de la
curiosité autrement que par la curiosité. Ils suivront celui-ci ou
celle-là des jours entiers, feront faction des heures à des coins de
rue, sous des portes d'allées, la nuit, par le froid et par la pluie,
corrompront des commissionnaires, griseront des cochers de fiacre et des
laquais, achèteront une femme de chambre, feront acquisition d'un
portier. Pourquoi? pour rien. Pur acharnement de voir, de savoir et de
pénétrer. Pure démangeaison de dire. Et souvent ces secrets connus, ces
mystères publiés, ces énigmes éclairées du grand jour, entraînent des
catastrophes, des duels, des faillites, des familles ruinées, des
existences brisées, à la grande joie de ceux qui ont «tout découvert»
sans intérêt et par pur instinct. Chose triste.

Certaines personnes sont méchantes uniquement par besoin de parler. Leur
conversation, causerie dans le salon, bavardage dans l'antichambre, est
comme ces cheminées qui usent vite le bois; il leur faut beaucoup de
combustible; et le combustible, c'est le prochain.

On observa donc Fantine.

Avec cela, plus d'une était jalouse de ses cheveux blonds et de ses
dents blanches. On constata que dans l'atelier, au milieu des autres,
elle se détournait souvent pour essuyer une larme. C'étaient les moments
où elle songeait à son enfant; peut-être aussi à l'homme qu'elle avait
aimé.

C'est un douloureux labeur que la rupture des sombres attaches du passé.

On constata qu'elle écrivait, au moins deux fois par mois, toujours à la
même adresse, et qu'elle affranchissait la lettre. On parvint à se
procurer l'adresse: _Monsieur, Monsieur Thénardier, aubergiste, à
Montfermeil_. On fit jaser au cabaret l'écrivain public, vieux bonhomme
qui ne pouvait pas emplir son estomac de vin rouge sans vider sa poche
aux secrets. Bref, on sut que Fantine avait un enfant. «Ce devait être
une espèce de fille.» Il se trouva une commère qui fit le voyage de
Montfermeil, parla aux Thénardier, et dit à son retour: «Pour mes
trente-cinq francs, j'en ai eu le coeur net. J'ai vu l'enfant!»

La commère qui fit cela était une gorgone appelée madame Victurnien,
gardienne et portière de la vertu de tout le monde. Madame Victurnien
avait cinquante-six ans, et doublait le masque de la laideur du masque
de la vieillesse. Voix chevrotante, esprit capricant. Cette vieille
femme avait été jeune, chose étonnante. Dans sa jeunesse, en plein 93,
elle avait épousé un moine échappé du cloître en bonnet rouge et passé
des bernardins aux jacobins. Elle était sèche, rêche, revêche, pointue,
épineuse, presque venimeuse; tout en se souvenant de son moine dont elle
était veuve, et qui l'avait fort domptée et pliée. C'était une ortie où
l'on voyait le froissement du froc. À la restauration, elle s'était
faite bigote, et si énergiquement que les prêtres lui avaient pardonné
son moine. Elle avait un petit bien qu'elle léguait bruyamment à une
communauté religieuse. Elle était fort bien vue à l'évêché d'Arras.
Cette madame Victurnien donc alla à Montfermeil, et revint en disant:
«J'ai vu l'enfant».

Tout cela prit du temps. Fantine était depuis plus d'un an à la
fabrique, lorsqu'un matin la surveillante de l'atelier lui remit, de la
part de M. le maire, cinquante francs, en lui disant qu'elle ne faisait
plus partie de l'atelier et en l'engageant, de la part de M. le maire, à
quitter le pays.

C'était précisément dans ce même mois que les Thénardier, après avoir
demandé douze francs au lieu de six, venaient d'exiger quinze francs au
lieu de douze.

Fantine fut atterrée. Elle ne pouvait s'en aller du pays, elle devait
son loyer et ses meubles. Cinquante francs ne suffisaient pas pour
acquitter cette dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. La
surveillante lui signifia qu'elle eût à sortir sur-le-champ de
l'atelier. Fantine n'était du reste qu'une ouvrière médiocre. Accablée
de honte plus encore que de désespoir, elle quitta l'atelier et rentra
dans sa chambre. Sa faute était donc maintenant connue de tous!

Elle ne se sentit plus la force de dire un mot. On lui conseilla de voir
M. le maire; elle n'osa pas. M. le maire lui donnait cinquante francs,
parce qu'il était bon, et la chassait, parce qu'il était juste. Elle
plia sous cet arrêt.




Chapitre IX

Succès de Madame Victurnien


La veuve du moine fut donc bonne à quelque chose.

Du reste, M. Madeleine n'avait rien su de tout cela. Ce sont là de ces
combinaisons d'événements dont la vie est pleine. M. Madeleine avait
pour habitude de n'entrer presque jamais dans l'atelier des femmes. Il
avait mis à la tête de cet atelier une vieille fille, que le curé lui
avait donnée, et il avait toute confiance dans cette surveillante,
personne vraiment respectable, ferme, équitable, intègre, remplie de la
charité qui consiste à donner, mais n'ayant pas au même degré la charité
qui consiste à comprendre et à pardonner. M. Madeleine se remettait de
tout sur elle. Les meilleurs hommes sont souvent forcés de déléguer leur
autorité. C'est dans cette pleine puissance et avec la conviction
qu'elle faisait bien, que la surveillante avait instruit le procès,
jugé, condamné et exécuté Fantine.

Quant aux cinquante francs, elle les avait donnés sur une somme que M.
Madeleine lui confiait pour aumônes et secours aux ouvrières et dont
elle ne rendait pas compte.

Fantine s'offrit comme servante dans le pays; elle alla d'une maison à
l'autre. Personne ne voulut d'elle. Elle n'avait pu quitter la ville. Le
marchand fripier auquel elle devait ses meubles, quels meubles! lui
avait dit: «Si vous vous en allez, je vous fais arrêter comme voleuse.»
Le propriétaire auquel elle devait son loyer, lui avait dit:

«Vous êtes jeune et jolie, vous pouvez payer.» Elle partagea les
cinquante francs entre le propriétaire et le fripier, rendit au marchand
les trois quarts de son mobilier, ne garda que le nécessaire, et se
trouva sans travail, sans état, n'ayant plus que son lit, et devant
encore environ cent francs.

Elle se mit à coudre de grosses chemises pour les soldats de la
garnison, et gagnait douze sous par jour. Sa fille lui en coûtait dix.
C'est en ce moment qu'elle commença à mal payer les Thénardier.

Cependant une vieille femme qui lui allumait sa chandelle quand elle
rentrait le soir, lui enseigna l'art de vivre dans la misère. Derrière
vivre de peu, il y a vivre de rien. Ce sont deux chambres; la première
est obscure, la seconde est noire.

Fantine apprit comment on se passe tout à fait de feu en hiver, comment
on renonce à un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux
jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture
son jupon, comment on ménage sa chandelle en prenant son repas à la
lumière de la fenêtre d'en face. On ne sait pas tout ce que certains
êtres faibles, qui ont vieilli dans le dénûment et l'honnêteté, savent
tirer d'un sou. Cela finit par être un talent. Fantine acquit ce sublime
talent et reprit un peu de courage.

À cette époque, elle disait à une voisine:

--Bah! je me dis: en ne dormant que cinq heures et en travaillant tout
le reste à mes coutures, je parviendrai bien toujours à gagner à peu
près du pain. Et puis, quand on est triste, on mange moins. Eh bien! des
souffrances, des inquiétudes, un peu de pain d'un côté, des chagrins de
l'autre, tout cela me nourrira.

Dans cette détresse, avoir sa petite fille eût été un étrange bonheur.
Elle songea à la faire venir. Mais quoi! lui faire partager son
dénûment! Et puis, elle devait aux Thénardier! comment s'acquitter? Et
le voyage! comment le payer?

La vieille qui lui avait donné ce qu'on pourrait appeler des leçons de
vie indigente était une sainte fille nommée Marguerite, dévote de la
bonne dévotion, pauvre, et charitable pour les pauvres et même pour les
riches, sachant tout juste assez écrire pour signer _Margueritte_, et
croyant en Dieu, ce qui est la science.

Il y a beaucoup de ces vertus-là en bas; un jour elles seront en haut.
Cette vie a un lendemain.

Dans les premiers temps, Fantine avait été si honteuse qu'elle n'avait
pas osé sortir. Quand elle était dans la rue, elle devinait qu'on se
retournait derrière elle et qu'on la montrait du doigt; tout le monde la
regardait et personne ne la saluait; le mépris âcre et froid des
passants lui pénétrait dans la chair et dans l'âme comme une bise.

Dans les petites villes, il semble qu'une malheureuse soit nue sous les
sarcasmes et la curiosité de tous. À Paris, du moins, personne ne vous
connaît, et cette obscurité est un vêtement. Oh! comme elle eût souhaité
venir à Paris! Impossible.

Il fallut bien s'accoutumer à la déconsidération, comme elle s'était
accoutumée à l'indigence. Peu à peu elle en prit son parti. Après deux
ou trois mois elle secoua la honte et se remit à sortir comme si de rien
n'était.

--Cela m'est bien égal, dit-elle.

Elle alla et vint, la tête haute, avec un sourire amer, et sentit
qu'elle devenait effrontée.

Madame Victurnien quelquefois la voyait passer de sa fenêtre, remarquait
la détresse de «cette créature», grâce à elle "remise à sa place", et se
félicitait. Les méchants ont un bonheur noir.

L'excès du travail fatiguait Fantine, et la petite toux sèche qu'elle
avait augmenta. Elle disait quelquefois à sa voisine Marguerite: «Tâtez
donc comme mes mains sont chaudes.»

Cependant le matin, quand elle peignait avec un vieux peigne cassé ses
beaux cheveux qui ruisselaient comme de la soie floche, elle avait une
minute de coquetterie heureuse.




Chapitre X

Suite du succès


Elle avait été congédiée vers la fin de l'hiver; l'été se passa, mais
l'hiver revint. Jours courts, moins de travail. L'hiver, point de
chaleur, point de lumière, point de midi, le soir touche au matin,
brouillard, crépuscule, la fenêtre est grise, on n'y voit pas clair. Le
ciel est un soupirail. Toute la journée est une cave. Le soleil a l'air
d'un pauvre. L'affreuse saison! L'hiver change en pierre l'eau du ciel
et le coeur de l'homme. Ses créanciers la harcelaient.

Fantine gagnait trop peu. Ses dettes avaient grossi. Les Thénardier, mal
payés, lui écrivaient à chaque instant des lettres dont le contenu la
désolait et dont le port la ruinait. Un jour ils lui écrivirent que sa
petite Cosette était toute nue par le froid qu'il faisait, qu'elle avait
besoin d'une jupe de laine, et qu'il fallait au moins que la mère
envoyât dix francs pour cela. Elle reçut la lettre, et la froissa dans
ses mains tout le jour. Le soir elle entra chez un barbier qui habitait
le coin de la rue, et défit son peigne. Ses admirables cheveux blonds
lui tombèrent jusqu'aux reins.

--Les beaux cheveux! s'écria le barbier.

--Combien m'en donneriez-vous? dit-elle.

--Dix francs.

--Coupez-les.

Elle acheta une jupe de tricot et l'envoya aux Thénardier.

Cette jupe fit les Thénardier furieux. C'était de l'argent qu'ils
voulaient. Ils donnèrent la jupe à Eponine. La pauvre Alouette continua
de frissonner.

Fantine pensa: «Mon enfant n'a plus froid. Je l'ai habillée de mes
cheveux.» Elle mettait de petits bonnets ronds qui cachaient sa tête
tondue et avec lesquels elle était encore jolie.

Un travail ténébreux se faisait dans le coeur de Fantine. Quand elle vit
qu'elle ne pouvait plus se coiffer, elle commença à tout prendre en
haine autour d'elle. Elle avait longtemps partagé la vénération de tous
pour le père Madeleine; cependant, à force de se répéter que c'était lui
qui l'avait chassée, et qu'il était la cause de son malheur, elle en
vint à le haïr lui aussi, lui surtout. Quand elle passait devant la
fabrique aux heures où les ouvriers sont sur la porte, elle affectait de
rire et de chanter.

Une vieille ouvrière qui la vit une fois chanter et rire de cette façon
dit:

--Voilà une fille qui finira mal.

Elle prit un amant, le premier venu, un homme qu'elle n'aimait pas, par
bravade, avec la rage dans le coeur. C'était un misérable, une espèce de
musicien mendiant, un oisif gueux, qui la battait, et qui la quitta
comme elle l'avait pris, avec dégoût. Elle adorait son enfant.

Plus elle descendait, plus tout devenait sombre autour d'elle plus ce
doux petit ange rayonnait dans le fond de son âme. Elle disait. Quand je
serai riche, j'aurai ma Cosette avec moi; et elle riait. La toux ne la
quittait pas, et elle avait des sueurs dans le dos.

Un jour elle reçut des Thénardier une lettre ainsi conçue:

«Cosette est malade d'une maladie qui est dans le pays. Une fièvre
miliaire, qu'ils appellent. Il faut des drogues chères. Cela nous ruine
et nous ne pouvons plus payer. Si vous ne nous envoyez pas quarante
francs avant huit jours, la petite est morte.»

Elle se mit à rire aux éclats, et elle dit à sa vieille voisine:

--Ah! ils sont bons! quarante francs! que ça! ça fait deux napoléons! Où
veulent-ils que je les prenne? Sont-ils bêtes, ces paysans!

Cependant elle alla dans l'escalier près d'une lucarne et relut la
lettre.

Puis elle descendit l'escalier et sortit en courant et en sautant, riant
toujours. Quelqu'un qui la rencontra lui dit:

--Qu'est-ce que vous avez donc à être si gaie?

Elle répondit:

--C'est une bonne bêtise que viennent de m'écrire des gens de la
campagne. Ils me demandent quarante francs. Paysans, va!

Comme elle passait sur la place, elle vit beaucoup de monde qui
entourait une voiture de forme bizarre sur l'impériale de laquelle
pérorait tout debout un homme vêtu de rouge. C'était un bateleur
dentiste en tournée, qui offrait au public des râteliers complets, des
opiats, des poudres et des élixirs.

Fantine se mêla au groupe et se mit à rire comme les autres de cette
harangue où il y avait de l'argot pour la canaille et du jargon pour les
gens comme il faut. L'arracheur de dents vit cette belle fille qui
riait, et s'écria tout à coup:

--Vous avez de jolies dents, la fille qui riez là. Si vous voulez me
vendre vos deux palettes, je vous donne de chaque un napoléon d'or.

--Qu'est-ce que c'est que ça, mes palettes? demanda Fantine.

--Les palettes, reprit le professeur dentiste, c'est les dents de
devant, les deux d'en haut.

--Quelle horreur! s'écria Fantine.

--Deux napoléons! grommela une vieille édentée qui était là. Qu'en voilà
une qui est heureuse!

Fantine s'enfuit, et se boucha les oreilles pour ne pas entendre la voix
enrouée de l'homme qui lui criait: Réfléchissez, la belle! deux
napoléons, ça peut servir. Si le coeur vous en dit, venez ce soir à
l'auberge du _Tillac d'argent_, vous m'y trouverez.

Fantine rentra, elle était furieuse et conta la chose à sa bonne voisine
Marguerite:

--Comprenez-vous cela? ne voilà-t-il pas un abominable homme? comment
laisse-t-on des gens comme cela aller dans le pays! M'arracher mes deux
dents de devant! mais je serais horrible! Les cheveux repoussent, mais
les dents! Ah! le monstre d'homme! j'aimerais mieux me jeter d'un
cinquième la tête la première sur le pavé! Il m'a dit qu'il serait ce
soir au _Tillac d'argent_.

--Et qu'est-ce qu'il offrait? demanda Marguerite.

--Deux napoléons.

--Cela fait quarante francs.

--Oui, dit Fantine, cela fait quarante francs.

Elle resta pensive, et se mit à son ouvrage. Au bout d'un quart d'heure,
elle quitta sa couture et alla relire la lettre des Thénardier sur
l'escalier.

En rentrant, elle dit à Marguerite qui travaillait près d'elle:

--Qu'est-ce que c'est donc que cela, une fièvre miliaire? Savez-vous?

--Oui, répondit la vieille fille, c'est une maladie.

--Ça a donc besoin de beaucoup de drogues?

--Oh! des drogues terribles.

--Où ça vous prend-il?

--C'est une maladie qu'on a comme ça.

--Cela attaque donc les enfants?

--Surtout les enfants.

--Est-ce qu'on en meurt?

--Très bien, dit Marguerite.

Fantine sortit et alla encore une fois relire la lettre sur l'escalier.

Le soir elle descendit, et on la vit qui se dirigeait du côté de la rue
de Paris où sont les auberges.

Le lendemain matin, comme Marguerite entrait dans la chambre de Fantine
avant le jour, car elles travaillaient toujours ensemble et de cette
façon n'allumaient qu'une chandelle pour deux, elle trouva Fantine
assise sur son lit, pâle, glacée. Elle ne s'était pas couchée. Son
bonnet était tombé sur ses genoux. La chandelle avait brûlé toute la
nuit et était presque entièrement consumée.

Marguerite s'arrêta sur le seuil, pétrifiée de cet énorme désordre, et
s'écria:

--Seigneur! la chandelle qui est toute brûlée! il s'est passé des
événements!

Puis elle regarda Fantine qui tournait vers elle sa tête sans cheveux.

Fantine depuis la veille avait vieilli de dix ans.

--Jésus! fit Marguerite, qu'est-ce que vous avez, Fantine?

--Je n'ai rien, répondit Fantine. Au contraire. Mon enfant ne mourra pas
de cette affreuse maladie, faute de secours. Je suis contente.

En parlant ainsi, elle montrait à la vieille fille deux napoléons qui
brillaient sur la table.

--Ah, Jésus Dieu! dit Marguerite. Mais c'est une fortune! Où avez-vous
eu ces louis d'or?

--Je les ai eus, répondit Fantine.

En même temps elle sourit. La chandelle éclairait son visage. C'était un
sourire sanglant. Une salive rougeâtre lui souillait le coin des lèvres,
et elle avait un trou noir dans la bouche.

Les deux dents étaient arrachées.

Elle envoya les quarante francs à Montfermeil.

Du reste c'était une ruse des Thénardier pour avoir de l'argent. Cosette
n'était pas malade.

Fantine jeta son miroir par la fenêtre. Depuis longtemps elle avait
quitté sa cellule du second pour une mansarde fermée d'un loquet sous le
toit; un de ces galetas dont le plafond fait angle avec le plancher et
vous heurte à chaque instant la tête. Le pauvre ne peut aller au fond de
sa chambre comme au fond de sa destinée qu'en se courbant de plus en
plus. Elle n'avait plus de lit, il lui restait une loque qu'elle
appelait sa couverture, un matelas à terre et une chaise dépaillée. Un
petit rosier qu'elle avait s'était désséché dans un coin, oublié. Dans
l'autre coin, il y avait un pot à beurre à mettre l'eau, qui gelait
l'hiver, et où les différents niveaux de l'eau restaient longtemps
marqués par des cercles de glace. Elle avait perdu la honte, elle perdit
la coquetterie. Dernier signe. Elle sortait avec des bonnets sales. Soit
faute de temps, soit indifférence, elle ne raccommodait plus son linge.
À mesure que les talons s'usaient, elle tirait ses bas dans ses
souliers. Cela se voyait à de certains plis perpendiculaires. Elle
rapiéçait son corset, vieux et usé, avec des morceaux de calicot qui se
déchiraient au moindre mouvement. Les gens auxquels elle devait, lui
faisaient «des scènes», et ne lui laissaient aucun repos. Elle les
trouvait dans la rue, elle les retrouvait dans son escalier. Elle
passait des nuits à pleurer et à songer. Elle avait les yeux très
brillants, et elle sentait une douleur fixe dans l'épaule, vers le haut
de l'omoplate gauche. Elle toussait beaucoup. Elle haïssait profondément
le père Madeleine, et ne se plaignait pas. Elle cousait dix-sept heures
par jour; mais un entrepreneur du travail des prisons, qui faisait
travailler les prisonnières au rabais, fit tout à coup baisser les prix,
ce qui réduisit la journée des ouvrières libres à neuf sous. Dix-sept
heures de travail, et neuf sous par jour! Ses créanciers étaient plus
impitoyables que jamais. Le fripier, qui avait repris presque tous les
meubles, lui disait sans cesse: Quand me payeras-tu, coquine? Que
voulait-on d'elle, bon Dieu! Elle se sentait traquée et il se
développait en elle quelque chose de la bête farouche. Vers le même
temps, le Thénardier lui écrivit que décidément il avait attendu avec
beaucoup trop de bonté, et qu'il lui fallait cent francs, tout de suite;
sinon qu'il mettrait à la porte la petite Cosette, toute convalescente
de sa grande maladie, par le froid, par les chemins, et qu'elle
deviendrait ce qu'elle pourrait, et qu'elle crèverait, si elle voulait.
«Cent francs, songea Fantine! Mais où y a-t-il un état à gagner cent
sous par jour?»

--Allons! dit-elle, vendons le reste.

L'infortunée se fit fille publique.




Chapitre XI

_Christus nos liberavit_


Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Fantine? C'est la société
achetant une esclave.

À qui? À la misère.

À la faim, au froid, à l'isolement, à l'abandon, au dénûment. Marché
douloureux. Une âme pour un morceau de pain. La misère offre, la société
accepte.

La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne
la pénètre pas encore. On dit que l'esclavage a disparu de la
civilisation européenne. C'est une erreur. Il existe toujours, mais il
ne pèse plus que sur la femme, et il s'appelle prostitution.

Il pèse sur la femme, c'est-à-dire sur la grâce, sur la faiblesse, sur
la beauté, sur la maternité. Ceci n'est pas une des moindres hontes de
l'homme.

Au point de ce douloureux drame où nous sommes arrivés, il ne reste plus
rien à Fantine de ce qu'elle a été autrefois. Elle est devenue marbre en
devenant boue. Qui la touche a froid. Elle passe, elle vous subit et
elle vous ignore; elle est la figure déshonorée et sévère. La vie et
l'ordre social lui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout ce
qui lui arrivera. Elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé,
tout souffert, tout perdu, tout pleuré. Elle est résignée de cette
résignation qui ressemble à l'indifférence comme la mort ressemble au
sommeil. Elle n'évite plus rien. Elle ne craint plus rien. Tombe sur
elle toute la nuée et passe sur elle tout l'océan! que lui importe!
c'est une éponge imbibée.

Elle le croit du moins, mais c'est une erreur de s'imaginer qu'on épuise
le sort et qu'on touche le fond de quoi que ce soit.

Hélas! qu'est-ce que toutes ces destinées ainsi poussées pêle-mêle? où
vont-elles? pourquoi sont-elles ainsi?

Celui qui sait cela voit toute l'ombre.

Il est seul. Il s'appelle Dieu.




Chapitre XII

Le désoeuvrement de M. Bamatabois


Il y a dans toutes les petites villes, et il y avait à Montreuil-sur-mer
en particulier, une classe de jeunes gens qui grignotent quinze cents
livres de rente en province du même air dont leurs pareils dévorent à
Paris deux cent mille francs par an. Ce sont des êtres de la grande
espèce neutre; hongres, parasites, nuls, qui ont un peu de terre, un peu
de sottise et un peu d'esprit, qui seraient des rustres dans un salon et
se croient des gentilshommes au cabaret, qui disent: mes prés, mes bois,
mes paysans, sifflent les actrices du théâtre pour prouver qu'ils sont
gens de goût, querellent les officiers de la garnison pour montrer
qu'ils sont gens de guerre, chassent, fument, bâillent, boivent, sentent
le tabac, jouent au billard, regardent les voyageurs descendre de
diligence, vivent au café, dînent à l'auberge, ont un chien qui mange
les os sous la table et une maîtresse qui pose les plats dessus,
tiennent à un sou, exagèrent les modes, admirent la tragédie, méprisent
les femmes, usent leurs vieilles bottes, copient Londres à travers Paris
et Paris à travers Pont-à-Mousson, vieillissent hébétés, ne travaillent
pas, ne servent à rien et ne nuisent pas à grand'chose.

M. Félix Tholomyès, resté dans sa province et n'ayant jamais vu Paris,
serait un de ces hommes-là.

S'ils étaient plus riches, on dirait: ce sont des élégants; s'ils
étaient plus pauvres, on dirait: ce sont des fainéants. Ce sont tout
simplement des désoeuvrés. Parmi ces désoeuvrés, il y a des ennuyeux,
des ennuyés, des rêvasseurs, et quelques drôles.

Dans ce temps-là, un élégant se composait d'un grand col, d'une grande
cravate, d'une montre à breloques, de trois gilets superposés de
couleurs différentes, le bleu et le rouge en dedans, d'un habit couleur
olive à taille courte, à queue de morue, à double rangée de boutons
d'argent serrés les uns contre les autres et montant jusque sur
l'épaule, et d'un pantalon olive plus clair, orné sur les deux coutures
d'un nombre de côtes indéterminé, mais toujours impair, variant de une à
onze, limite qui n'était jamais franchie. Ajoutez à cela des
souliers-bottes avec de petits fers au talon, un chapeau à haute forme
et à bords étroits, des cheveux en touffe, une énorme canne, et une
conversation rehaussée des calembours de Potier. Sur le tout des éperons
et des moustaches. À cette époque, des moustaches voulaient dire
bourgeois et des éperons voulaient dire piéton.

L'élégant de province portait les éperons plus longs et les moustaches
plus farouches. C'était le temps de la lutte des républiques de
l'Amérique méridionale contre le roi d'Espagne, de Bolivar contre
Morillo. Les chapeaux à petits bords étaient royalistes et se nommaient
des morillos; les libéraux portaient des chapeaux à larges bords qui
s'appelaient des bolivars.

Huit ou dix mois donc après ce qui a été raconté dans les pages
précédentes, vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu'il
avait neigé, un de ces élégants, un de ces désoeuvrés, un "bien
pensant", car il avait un morillo, de plus chaudement enveloppé d'un de
ces grands manteaux qui complétaient dans les temps froids le costume à
la mode, se divertissait à harceler une créature qui rôdait en robe de
bal et toute décolletée avec des fleurs sur la tête devant la vitre du
café des officiers. Cet élégant fumait, car c'était décidément la mode.

Chaque fois que cette femme passait devant lui, il lui jetait, avec une
bouffée de la fumée de son cigare, quelque apostrophe qu'il croyait
spirituelle et gaie, comme:--Que tu es laide!--Veux-tu te cacher!--Tu
n'as pas de dents! etc., etc.--Ce monsieur s'appelait monsieur
Bamatabois. La femme, triste spectre paré qui allait et venait sur la
neige, ne lui répondait pas, ne le regardait même pas, et n'en
accomplissait pas moins en silence et avec une régularité sombre sa
promenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes sous le
sarcasme, comme le soldat condamné qui revient sous les verges. Ce peu
d'effet piqua sans doute l'oisif qui, profitant d'un moment où elle se
retournait, s'avança derrière elle à pas de loup et en étouffant son
rire, se baissa, prit sur le pavé une poignée de neige et la lui plongea
brusquement dans le dos entre ses deux épaules nues. La fille poussa un
rugissement, se tourna, bondit comme une panthère, et se rua sur
l'homme, lui enfonçant ses ongles dans le visage, avec les plus
effroyables paroles qui puissent tomber du corps de garde dans le
ruisseau. Ces injures, vomies d'une voix enrouée par l'eau-de-vie,
sortaient hideusement d'une bouche à laquelle manquaient en effet les
deux dents de devant. C'était la Fantine.

Au bruit que cela fit, les officiers sortirent en foule du café, les
passants s'amassèrent, et il se forma un grand cercle riant, huant et
applaudissant, autour de ce tourbillon composé de deux êtres où l'on
avait peine à reconnaître un homme et une femme, l'homme se débattant,
son chapeau à terre, la femme frappant des pieds et des poings,
décoiffée, hurlant, sans dents et sans cheveux, livide de colère,
horrible. Tout à coup un homme de haute taille sortit vivement de la
foule, saisit la femme à son corsage de satin couvert de boue, et lui
dit: Suis-moi!

La femme leva la tête; sa voix furieuse s'éteignit subitement. Ses yeux
étaient vitreux, de livide elle était devenue pâle, et elle tremblait
d'un tremblement de terreur. Elle avait reconnu Javert.

L'élégant avait profité de l'incident pour s'esquiver.




Chapitre XIII

Solution de quelques questions de police municipale


Javert écarta les assistants, rompit le cercle et se mit à marcher à grands
pas vers le bureau de police qui est à l'extrémité de la place, traînant
après lui la misérable. Elle se laissait faire machinalement. Ni lui ni
elle ne disaient un mot. La nuée des spectateurs, au paroxysme de la
joie, suivait avec des quolibets. La suprême misère, occasion
d'obscénités. Arrivé au bureau de police qui était une salle basse
chauffée par un poêle et gardée par un poste, avec une porte vitrée et
grillée sur la rue, Javert ouvrit la porte, entra avec Fantine, et
referma la porte derrière lui, au grand désappointement des curieux qui
se haussèrent sur la pointe du pied et allongèrent le cou devant la
vitre trouble du corps de garde, cherchant à voir. La curiosité est une
gourmandise. Voir, c'est dévorer.

En entrant, la Fantine alla tomber dans un coin, immobile et muette,
accroupie comme une chienne qui a peur.

Le sergent du poste apporta une chandelle allumée sur une table. Javert
s'assit, tira de sa poche une feuille de papier timbré et se mit à
écrire.

Ces classes de femmes sont entièrement remises par nos lois à la
discrétion de la police. Elle en fait ce qu'elle veut, les punit comme
bon lui semble, et confisque à son gré ces deux tristes choses qu'elles
appellent leur industrie et leur liberté. Javert était impassible; son
visage sérieux ne trahissait aucune émotion. Pourtant il était gravement
et profondément préoccupé. C'était un de ces moments où il exerçait sans
contrôle, mais avec tous les scrupules d'une conscience sévère, son
redoutable pouvoir discrétionnaire. En cet instant, il le sentait, son
escabeau d'agent de police était un tribunal. Il jugeait. Il jugeait, et
il condamnait. Il appelait tout ce qu'il pouvait avoir d'idées dans
l'esprit autour de la grande chose qu'il faisait. Plus il examinait le
fait de cette fille, plus il se sentait révolté. Il était évident qu'il
venait de voir commettre un crime. Il venait de voir, là dans la rue, la
société, représentée par un propriétaire-électeur, insultée et attaquée
par une créature en dehors de tout. Une prostituée avait attenté à un
bourgeois. Il avait vu cela, lui Javert. Il écrivait en silence.

Quand il eut fini, il signa, plia le papier et dit au sergent du poste,
en le lui remettant:

--Prenez trois hommes, et menez cette fille au bloc.

Puis se tournant vers la Fantine:

--Tu en as pour six mois.

La malheureuse tressaillit.

--Six mois! six mois de prison! Six mois à gagner sept sous par jour!
Mais que deviendra Cosette? ma fille! ma fille! Mais je dois encore plus
de cent francs aux Thénardier, monsieur l'inspecteur, savez-vous cela?

Elle se traîna sur la dalle mouillée par les bottes boueuses de tous ces
hommes, sans se lever, joignant les mains, faisant de grands pas avec
ses genoux.

--Monsieur Javert, dit-elle, je vous demande grâce. Je vous assure que
je n'ai pas eu tort. Si vous aviez vu le commencement, vous auriez vu!
je vous jure le bon Dieu que je n'ai pas eu tort. C'est ce monsieur le
bourgeois que je ne connais pas qui m'a mis de la neige dans le dos.
Est-ce qu'on a le droit de nous mettre de la neige dans le dos quand
nous passons comme cela tranquillement sans faire de mal à personne?
Cela m'a saisie. Je suis un peu malade, voyez-vous! Et puis il y avait
déjà un peu de temps qu'il me disait des raisons. Tu es laide! tu n'as
pas de dents! Je le sais bien que je n'ai plus mes dents. Je ne faisais
rien, moi; je disais: c'est un monsieur qui s'amuse. J'étais honnête
avec lui, je ne lui parlais pas. C'est à cet instant-là qu'il m'a mis de
la neige. Monsieur Javert, mon bon monsieur l'inspecteur! est-ce qu'il
n'y a personne là qui ait vu pour vous dire que c'est bien vrai? J'ai
peut-être eu tort de me fâcher. Vous savez, dans le premier moment, on
n'est pas maître. On a des vivacités. Et puis, quelque chose de si froid
qu'on vous met dans le dos à l'heure que vous ne vous y attendez pas!
J'ai eu tort d'abîmer le chapeau de ce monsieur. Pourquoi s'est-il en
allé? Je lui demanderais pardon. Oh! mon Dieu, cela me serait bien égal
de lui demander pardon. Faites-moi grâce pour aujourd'hui cette fois,
monsieur Javert. Tenez, vous ne savez pas ça, dans les prisons on ne
gagne que sept sous, ce n'est pas la faute du gouvernement, mais on
gagne sept sous, et figurez-vous que j'ai cent francs à payer, ou
autrement on me renverra ma petite. Ô mon Dieu! je ne peux pas l'avoir
avec moi. C'est si vilain ce que je fais! Ô ma Cosette, ô mon petit ange
de la bonne sainte Vierge, qu'est-ce qu'elle deviendra, pauvre loup! Je
vais vous dire, c'est les Thénardier, des aubergistes, des paysans, ça
n'a pas de raisonnement. Il leur faut de l'argent. Ne me mettez pas en
prison! Voyez-vous, c'est une petite qu'on mettrait à même sur la grande
route, va comme tu pourras, en plein coeur d'hiver, il faut avoir pitié
de cette chose-là, mon bon monsieur Javert. Si c'était plus grand, ça
gagnerait sa vie, mais ça ne peut pas, à ces âges-là. Je ne suis pas une
mauvaise femme au fond. Ce n'est pas la lâcheté et la gourmandise qui
ont fait de moi ça. J'ai bu de l'eau-de-vie, c'est par misère. Je ne
l'aime pas, mais cela étourdit. Quand j'étais plus heureuse, on n'aurait
eu qu'à regarder dans mes armoires, on aurait bien vu que je n'étais pas
une femme coquette qui a du désordre. J'avais du linge, beaucoup de
linge. Ayez pitié de moi, monsieur Javert!

Elle parlait ainsi, brisée en deux, secouée par les sanglots, aveuglée
par les larmes, la gorge nue, se tordant les mains, toussant d'une toux
sèche et courte, balbutiant tout doucement avec la voix de l'agonie. La
grande douleur est un rayon divin et terrible qui transfigure les
misérables. À ce moment-là, la Fantine était redevenue belle. À de
certains instants, elle s'arrêtait et baisait tendrement le bas de la
redingote du mouchard. Elle eût attendri un coeur de granit, mais on
n'attendrit pas un coeur de bois.

--Allons! dit Javert, je t'ai écoutée. As-tu bien tout dit? Marche à
présent! Tu as tes six mois; _le Père éternel en personne n'y pourrait
plus rien_.

À cette solennelle parole, Le Père éternel en personne n'y pourrait plus
rien, elle comprit que l'arrêt était prononcé. Elle s'affaissa sur
elle-même en murmurant:

--Grâce!

Javert tourna le dos.

Les soldats la saisirent par les bras.

Depuis quelques minutes, un homme était entré sans qu'on eût pris garde
à lui. Il avait refermé la porte, s'y était adossé, et avait entendu les
prières désespérées de la Fantine. Au moment où les soldats mirent la
main sur la malheureuse, qui ne voulait pas se lever, il fit un pas,
sortit de l'ombre, et dit:

--Un instant, s'il vous plaît!

Javert leva les yeux et reconnut M. Madeleine. Il ôta son chapeau, et
saluant avec une sorte de gaucherie fâchée:

--Pardon, monsieur le maire....

Ce mot, monsieur le maire, fit sur la Fantine un effet étrange. Elle se
dressa debout tout d'une pièce comme un spectre qui sort de terre,
repoussa les soldats des deux bras, marcha droit à M. Madeleine avant
qu'on eût pu la retenir, et le regardant fixement, l'air égaré, elle
cria:

--Ah! c'est donc toi qui es monsieur le maire!

Puis elle éclata de rire et lui cracha au visage.

M. Madeleine s'essuya le visage, et dit:

--Inspecteur Javert, mettez cette femme en liberté.

Javert se sentit au moment de devenir fou. Il éprouvait en cet instant,
coup sur coup, et presque mêlées ensemble, les plus violentes émotions
qu'il eût ressenties de sa vie. Voir une fille publique cracher au
visage d'un maire, cela était une chose si monstrueuse que, dans ses
suppositions les plus effroyables, il eût regardé comme un sacrilège de
le croire possible. D'un autre côté, dans le fond de sa pensée, il
faisait confusément un rapprochement hideux entre ce qu'était cette
femme et ce que pouvait être ce maire, et alors il entrevoyait avec
horreur je ne sais quoi de tout simple dans ce prodigieux attentat. Mais
quand il vit ce maire, ce magistrat, s'essuyer tranquillement le visage
et dire: _mettez cette femme en liberté_, il eut comme un éblouissement
de stupeur; la pensée et la parole lui manquèrent également; la somme de
l'étonnement possible était dépassée pour lui. Il resta muet.

Ce mot n'avait pas porté un coup moins étrange à la Fantine. Elle leva
son bras nu et se cramponna à la clef du poêle comme une personne qui
chancelle. Cependant elle regardait tout autour d'elle et elle se mit à
parler à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même.

--En liberté! qu'on me laisse aller! que je n'aille pas en prison six
mois! Qui est-ce qui a dit cela? Il n'est pas possible qu'on ait dit
cela. J'ai mal entendu. Ça ne peut pas être ce monstre de maire! Est-ce
que c'est vous, mon bon monsieur Javert, qui avez dit qu'on me mette en
liberté? Oh! voyez-vous! je vais vous dire et vous me laisserez aller.
Ce monstre de maire, ce vieux gredin de maire, c'est lui qui est cause
de tout. Figurez-vous, monsieur Javert, qu'il m'a chassée! à cause d'un
tas de gueuses qui tiennent des propos dans l'atelier. Si ce n'est pas
là une horreur! renvoyer une pauvre fille qui fait honnêtement son
ouvrage! Alors je n'ai plus gagné assez, et tout le malheur est venu.
D'abord il y a une amélioration que ces messieurs de la police devraient
bien faire, ce serait d'empêcher les entrepreneurs des prisons de faire
du tort aux pauvres gens. Je vais vous expliquer cela, voyez-vous. Vous
gagnez douze sous dans les chemises, cela tombe à neuf sous, il n'y a
plus moyen de vivre. Il faut donc devenir ce qu'on peut. Moi, j'avais ma
petite Cosette, j'ai bien été forcée de devenir une mauvaise femme. Vous
comprenez à présent, que c'est ce gueux de maire qui a tout fait le mal.
Après cela, j'ai piétiné le chapeau de ce monsieur bourgeois devant le
café des officiers. Mais lui, il m'avait perdu toute ma robe avec sa
neige. Nous autres, nous n'avons qu'une robe de soie, pour le soir.
Voyez-vous, je n'ai jamais fait de mal exprès, vrai, monsieur Javert, et
je vois partout des femmes bien plus méchantes que moi qui sont bien
plus heureuses. Ô monsieur Javert, c'est vous qui avez dit qu'on me
mette dehors, n'est-ce pas? Prenez des informations, parlez à mon
propriétaire, maintenant je paye mon terme, on vous dira bien que je
suis honnête. Ah! mon Dieu, je vous demande pardon, j'ai touché, sans
faire attention, à la clef du poêle, et cela fait fumer.

M. Madeleine l'écoutait avec une attention profonde. Pendant qu'elle
parlait, il avait fouillé dans son gilet, en avait tiré sa bourse et
l'avait ouverte. Elle était vide. Il l'avait remise dans sa poche. Il
dit à la Fantine:

--Combien avez-vous dit que vous deviez?

La Fantine, qui ne regardait que Javert, se retourna de son côté:

--Est-ce que je te parle à toi!

Puis s'adressant aux soldats:

--Dites donc, vous autres, avez-vous vu comme je te vous lui ai craché à
la figure? Ah! vieux scélérat de maire, tu viens ici pour me faire peur,
mais je n'ai pas peur de toi. J'ai peur de monsieur Javert. J'ai peur de
mon bon monsieur Javert!

En parlant ainsi elle se retourna vers l'inspecteur:

--Avec ça, voyez-vous, monsieur l'inspecteur, il faut être juste. Je
comprends que vous êtes juste, monsieur l'inspecteur. Au fait, c'est
tout simple, un homme qui joue à mettre un peu de neige dans le dos
d'une femme, ça les faisait rire, les officiers, il faut bien qu'on se
divertisse à quelque chose, nous autres nous sommes là pour qu'on
s'amuse, quoi! Et puis, vous, vous venez, vous êtes bien forcé de mettre
l'ordre, vous emmenez la femme qui a tort, mais en y réfléchissant,
comme vous êtes bon, vous dites qu'on me mette en liberté, c'est pour la
petite, parce que six mois en prison, cela m'empêcherait de nourrir mon
enfant. Seulement n'y reviens plus, coquine! Oh! je n'y reviendrai plus,
monsieur Javert! on me fera tout ce qu'on voudra maintenant, je ne
bougerai plus. Seulement, aujourd'hui, voyez-vous, j'ai crié parce que
cela m'a fait mal, je ne m'attendais pas du tout à cette neige de ce
monsieur, et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas très bien, je
tousse, j'ai là dans l'estomac comme une boule qui me brûle, que le
médecin me dit: soignez-vous. Tenez, tâtez, donnez votre main, n'ayez
pas peur, c'est ici.

Elle ne pleurait plus, sa voix était caressante, elle appuyait sur sa
gorge blanche et délicate la grosse main rude de Javert, et elle le
regardait en souriant.

Tout à coup elle rajusta vivement le désordre de ses vêtements, fit
retomber les plis de sa robe qui en se traînant s'était relevée presque
à la hauteur du genou, et marcha vers la porte en disant à demi-voix aux
soldats avec un signe de tête amical:

--Les enfants, monsieur l'inspecteur a dit qu'on me lâche, je m'en vas.

Elle mit la main sur le loquet. Un pas de plus, elle était dans la rue.

Javert jusqu'à cet instant était resté debout, immobile, l'oeil fixé à
terre, posé de travers au milieu de cette scène comme une statue
dérangée qui attend qu'on la mette quelque part.

Le bruit que fit le loquet le réveilla. Il releva la tête avec une
expression d'autorité souveraine, expression toujours d'autant plus
effrayante que le pouvoir se trouve placé plus bas, féroce chez la bête
fauve, atroce chez l'homme de rien.

--Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pas que cette drôlesse s'en va! Qui
est-ce qui vous a dit de la laisser aller?

--Moi, dit Madeleine.

La Fantine à la voix de Javert avait tremblé et lâché le loquet comme un
voleur pris lâche l'objet volé. À la voix de Madeleine, elle se
retourna, et à partir de ce moment, sans qu'elle prononçât un mot, sans
qu'elle osât même laisser sortir son souffle librement, son regard alla
tour à tour de Madeleine à Javert et de Javert à Madeleine, selon que
c'était l'un ou l'autre qui parlait.

Il était évident qu'il fallait que Javert eût été, comme on dit, «jeté
hors des gonds» pour qu'il se fût permis d'apostropher le sergent comme
il l'avait fait, après l'invitation du maire de mettre Fantine en
liberté. En était-il venu à oublier la présence de monsieur le maire?
Avait-il fini par se déclarer à lui-même qu'il était impossible qu'une
«autorité» eût donné un pareil ordre, et que bien certainement monsieur
le maire avait dû dire sans le vouloir une chose pour une autre? Ou
bien, devant les énormités dont il était témoin depuis deux heures, se
disait-il qu'il fallait revenir aux suprêmes résolutions, qu'il était
nécessaire que le petit se fit grand, que le mouchard se transformât en
magistrat, que l'homme de police devînt homme de justice, et qu'en cette
extrémité prodigieuse l'ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la
société tout entière, se personnifiaient en lui Javert?

Quoi qu'il en soit, quand M. Madeleine eut dit ce moi qu'on vient
d'entendre, on vit l'inspecteur de police Javert se tourner vers
monsieur le maire, pâle, froid, les lèvres bleues, le regard désespéré,
tout le corps agité d'un tremblement imperceptible, et, chose inouïe,
lui dire, l'oeil baissé, mais la voix ferme:

--Monsieur le maire, cela ne se peut pas.

--Comment? dit M. Madeleine.

--Cette malheureuse a insulté un bourgeois.

--Inspecteur Javert, repartit M. Madeleine avec un accent conciliant et
calme, écoutez. Vous êtes un honnête homme, et je ne fais nulle
difficulté de m'expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la
place comme vous emmeniez cette femme, il y avait encore des groupes, je
me suis informé, j'ai tout su, c'est le bourgeois qui a eu tort et qui,
en bonne police, eût dû être arrêté.

Javert reprit:

--Cette misérable vient d'insulter monsieur le maire.

--Ceci me regarde, dit M. Madeleine. Mon injure est à moi peut-être.
J'en puis faire ce que je veux.

--Je demande pardon à monsieur le maire. Son injure n'est pas à lui,
elle est à la justice.

--Inspecteur Javert, répliqua M. Madeleine, la première justice, c'est
la conscience. J'ai entendu cette femme. Je sais ce que je fais.

--Et moi, monsieur le maire, je ne sais pas ce que je vois.

--Alors contentez-vous d'obéir.

--J'obéis à mon devoir. Mon devoir veut que cette femme fasse six mois
de prison.

M. Madeleine répondit avec douceur:

--Écoutez bien ceci. Elle n'en fera pas un jour.

À cette parole décisive, Javert osa regarder le maire fixement, et lui
dit, mais avec un son de voix toujours profondément respectueux:

--Je suis au désespoir de résister à monsieur le maire, c'est la
première fois de ma vie, mais il daignera me permettre de lui faire
observer que je suis dans la limite de mes attributions. Je reste,
puisque monsieur le maire le veut, dans le fait du bourgeois. J'étais
là. C'est cette fille qui s'est jetée sur monsieur Bamatabois, qui est
électeur et propriétaire de cette belle maison à balcon qui fait le coin
de l'esplanade, à trois étages et toute en pierre de taille. Enfin, il y
a des choses dans ce monde! Quoi qu'il en soit, monsieur le maire, cela,
c'est un fait de police de la rue qui me regarde, et je retiens la femme
Fantine.

Alors M. Madeleine croisa les bras et dit avec une voix sévère que
personne dans la ville n'avait encore entendue:

--Le fait dont vous parlez est un fait de police municipale. Aux termes
des articles neuf, onze, quinze et soixante-six du code d'instruction
criminelle, j'en suis juge. J'ordonne que cette femme soit mise en
liberté.

Javert voulut tenter un dernier effort.

--Mais, monsieur le maire....

--Je vous rappelle, à vous, l'article quatre-vingt-un de la loi du 13
décembre 1799 sur la détention arbitraire.

--Monsieur le maire, permettez....

--Plus un mot.

--Pourtant....

--Sortez, dit M. Madeleine.

Javert reçut le coup, debout, de face, et en pleine poitrine comme un
soldat russe. Il salua jusqu'à terre monsieur le maire, et sortit.

Fantine se rangea de la porte et le regarda avec stupeur passer devant
elle.

Cependant elle aussi était en proie à un bouleversement étrange. Elle
venait de se voir en quelque sorte disputée par deux puissances
opposées. Elle avait vu lutter devant ses yeux deux hommes tenant dans
leurs mains sa liberté, sa vie, son âme, son enfant; l'un de ces hommes
la tirait du côté de l'ombre, l'autre la ramenait vers la lumière. Dans
cette lutte, entrevue à travers les grossissements de l'épouvante, ces
deux hommes lui étaient apparus comme deux géants; l'un parlait comme
son démon, l'autre parlait comme son bon ange. L'ange avait vaincu le
démon, et, chose qui la faisait frissonner de la tête aux pieds, cet
ange, ce libérateur, c'était précisément l'homme qu'elle abhorrait, ce
maire qu'elle avait si longtemps considéré comme l'auteur de tous ses
maux, ce Madeleine! et au moment même où elle venait de l'insulter d'une
façon hideuse, il la sauvait! S'était-elle donc trompée? Devait-elle
donc changer toute son âme?... Elle ne savait, elle tremblait. Elle
écoutait éperdue, elle regardait effarée, et à chaque parole que disait
M. Madeleine, elle sentait fondre et s'écrouler en elle les affreuses
ténèbres de la haine et naître dans son coeur je ne sais quoi de
réchauffant et d'ineffable qui était de la joie, de la confiance et de
l'amour.

Quand Javert fut sorti, M. Madeleine se tourna vers elle, et lui dit
avec une voix lente, ayant peine à parler comme un homme sérieux qui ne
veut pas pleurer:

--Je vous ai entendue. Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Je
crois que c'est vrai, et je sens que c'est vrai. J'ignorais même que
vous eussiez quitté mes ateliers. Pourquoi ne vous êtes-vous pas
adressée à moi? Mais voici: je payerai vos dettes, je ferai venir votre
enfant, ou vous irez la rejoindre. Vous vivrez ici, à Paris, où vous
voudrez. Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez
plus, si vous voulez. Je vous donnerai tout l'argent qu'il vous faudra.
Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. Et même, écoutez, je
vous le déclare dès à présent, si tout est comme vous le dites, et je
n'en doute pas, vous n'avez jamais cessé d'être vertueuse et sainte
devant Dieu. Oh! pauvre femme!

C'en était plus que la pauvre Fantine n'en pouvait supporter. Avoir
Cosette! sortir de cette vie infâme! vivre libre, riche, heureuse,
honnête, avec Cosette! voir brusquement s'épanouir au milieu de sa
misère toutes ces réalités du paradis! Elle regarda comme hébétée cet
homme qui lui parlait, et ne put que jeter deux ou trois sanglots: oh!
oh! oh! Ses jarrets plièrent, elle se mit à genoux devant M. Madeleine,
et, avant qu'il eût pu l'en empêcher, il sentit qu'elle lui prenait la
main et que ses lèvres s'y posaient.

Puis elle s'évanouit.




Livre sixième--Javert




Chapitre I

Commencement du repos


M. Madeleine fit transporter la Fantine à cette infirmerie qu'il avait
dans sa propre maison. Il la confia aux soeurs qui la mirent au lit. Une
fièvre ardente était survenue. Elle passa une partie de la nuit à
délirer et à parler haut. Cependant elle finit par s'endormir.

Le lendemain vers midi Fantine se réveilla, elle entendit une
respiration tout près de son lit, elle écarta son rideau et vit M.
Madeleine debout qui regardait quelque chose au-dessus de sa tête. Ce
regard était plein de pitié et d'angoisse et suppliait. Elle en suivit
la direction et vit qu'il s'adressait à un crucifix cloué au mur.

M. Madeleine était désormais transfiguré aux yeux de Fantine. Il lui
paraissait enveloppé de lumière. Il était absorbé dans une sorte de
prière. Elle le considéra longtemps sans oser l'interrompre. Enfin elle
lui dit timidement:

--Que faites-vous donc là?

M. Madeleine était à cette place depuis une heure. Il attendait que
Fantine se réveillât. Il lui prit la main, lui tâta le pouls, et
répondit:

--Comment êtes-vous?

--Bien, j'ai dormi, dit-elle, je crois que je vais mieux. Ce ne sera
rien.

Lui reprit, répondant à la question qu'elle lui avait adressée d'abord,
comme s'il ne faisait que de l'entendre:

--Je priais le martyr qui est là-haut.

Et il ajouta dans sa pensée: «Pour la martyre qui est ici-bas.»

M. Madeleine avait passé la nuit et la matinée à s'informer. Il savait
tout maintenant. Il connaissait dans tous ses poignants détails
l'histoire de Fantine. Il continua:

--Vous avez bien souffert, pauvre mère. Oh! ne vous plaignez pas, vous
avez à présent la dot des élus. C'est de cette façon que les hommes font
des anges. Ce n'est point leur faute; ils ne savent pas s'y prendre
autrement. Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme
du ciel. Il fallait commencer par là.

Il soupira profondément. Elle cependant lui souriait avec ce sublime
sourire auquel il manquait deux dents.

Javert dans cette même nuit avait écrit une lettre. Il remit lui-même
cette lettre le lendemain matin au bureau de poste de Montreuil-sur-mer.
Elle était pour Paris, et la suscription portait: À _monsieur
Chabouillet, secrétaire de monsieur le préfet de police_. Comme
l'affaire du corps de garde s'était ébruitée, la directrice du bureau de
poste et quelques autres personnes qui virent la lettre avant le départ
et qui reconnurent l'écriture de Javert sur l'adresse, pensèrent que
c'était sa démission qu'il envoyait.

M. Madeleine se hâta d'écrire aux Thénardier. Fantine leur devait cent
vingt francs. Il leur envoya trois cents francs en leur disant de se
payer sur cette somme, et d'amener tout de suite l'enfant à
Montreuil-sur-mer où sa mère malade la réclamait.

Ceci éblouit le Thénardier.

--Diable! dit-il à sa femme, ne lâchons pas l'enfant. Voilà que cette
mauviette va devenir une vache à lait. Je devine. Quelque jocrisse se
sera amouraché de la mère.

Il riposta par un mémoire de cinq cents et quelques francs fort bien
fait. Dans ce mémoire figuraient pour plus de trois cents francs deux
notes incontestables, l'une d'un médecin, l'autre d'un apothicaire,
lesquels avaient soigné et médicamenté dans deux longues maladies
Éponine et Azelma. Cosette, nous l'avons dit, n'avait pas été malade. Ce
fut l'affaire d'une toute petite substitution de noms. Thénardier mit au
bas du mémoire: _reçu à compte trois cents francs_.

M. Madeleine envoya tout de suite trois cents autres francs et écrivit:
Dépêchez-vous d'amener Cosette.

--Christi! dit le Thénardier, ne lâchons pas l'enfant.

Cependant Fantine ne se rétablissait point. Elle était toujours à
l'infirmerie. Les soeurs n'avaient d'abord reçu et soigné «cette fille»
qu'avec répugnance. Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du
gonflement de la lèvre inférieure des vierges sages regardant les
vierges folles. Cet antique mépris des vestales pour les ambulaïes est
un des plus profonds instincts de la dignité féminine; les soeurs
l'avaient éprouvé, avec le redoublement qu'ajoute la religion. Mais, en
peu de jours, Fantine les avait désarmées. Elle avait toutes sortes de
paroles humbles et douces, et la mère qui était en elle attendrissait.
Un jour les soeurs l'entendirent qui disait à travers la fièvre:

--J'ai été une pécheresse, mais quand j'aurai mon enfant près de moi,
cela voudra dire que Dieu m'a pardonné. Pendant que j'étais dans le mal,
je n'aurais pas voulu avoir ma Cosette avec moi, je n'aurais pas pu
supporter ses yeux étonnés et tristes. C'était pour elle pourtant que je
faisais le mal, et c'est ce qui fait que Dieu me pardonne. Je sentirai
la bénédiction du bon Dieu quand Cosette sera ici. Je la regarderai,
cela me fera du bien de voir cette innocente. Elle ne sait rien du tout.
C'est un ange, voyez-vous, mes soeurs. À cet âge-là, les ailes, ça n'est
pas encore tombé.

M. Madeleine l'allait voir deux fois par jour, et chaque fois elle lui
demandait:

--Verrai-je bientôt ma Cosette?

Il lui répondait:

--Peut-être demain matin. D'un moment à l'autre elle arrivera, je
l'attends.

Et le visage pâle de la mère rayonnait.

--Oh! disait-elle, comme je vais être heureuse!

Nous venons de dire qu'elle ne se rétablissait pas. Au contraire, son
état semblait s'aggraver de semaine en semaine. Cette poignée de neige
appliquée à nu sur la peau entre les deux omoplates avait déterminé une
suppression subite de transpiration à la suite de laquelle la maladie
qu'elle couvait depuis plusieurs années finit par se déclarer
violemment. On commençait alors à suivre pour l'étude et le traitement
des maladies de poitrine les belles indications de Laennec. Le médecin
ausculta Fantine et hocha la tête.

M. Madeleine dit au médecin:

--Eh bien?

--N'a-t-elle pas un enfant qu'elle désire voir? dit le médecin.

--Oui.

--Eh bien, hâtez-vous de le faire venir.

M. Madeleine eut un tressaillement.

Fantine lui demanda:

--Qu'a dit le médecin?

M. Madeleine s'efforça de sourire.

--Il a dit de faire venir bien vite votre enfant. Que cela vous rendra
la santé.

--Oh! reprit-elle, il a raison! Mais qu'est-ce qu'ils ont donc ces
Thénardier à me garder ma Cosette! Oh! elle va venir. Voici enfin que je
vois le bonheur tout près de moi!

Le Thénardier cependant ne «lâchait pas l'enfant» et donnait cent
mauvaises raisons. Cosette était un peu souffrante pour se mettre en
route l'hiver. Et puis il y avait un reste de petites dettes criardes
dans le pays dont il rassemblait les factures, etc., etc.

--J'enverrai quelqu'un chercher Cosette, dit le père Madeleine. S'il le
faut, j'irai moi-même.

Il écrivit sous la dictée de Fantine cette lettre qu'il lui fit signer:

«Monsieur Thénardier,

«Vous remettrez Cosette à la personne.

«On vous payera toutes les petites choses.

«J'ai l'honneur de vous saluer avec considération.

«Fantine.»

Sur ces entrefaites, il survint un grave incident. Nous avons beau
tailler de notre mieux le bloc mystérieux dont notre vie est faite, la
veine noire de la destinée y reparaît toujours.




Chapitre II

Comment Jean peut devenir Champ


Un matin, M. Madeleine était dans son cabinet, occupé à régler d'avance
quelques affaires pressantes de la mairie pour le cas où il se
déciderait à ce voyage de Montfermeil, lorsqu'on vint lui dire que
l'inspecteur de police Javert demandait à lui parler. En entendant
prononcer ce nom, M. Madeleine ne put se défendre d'une impression
désagréable. Depuis l'aventure du bureau de police, Javert l'avait plus
que jamais évité, et M. Madeleine ne l'avait point revu.

--Faites entrer, dit-il.

Javert entra.

M. Madeleine était resté assis près de la cheminée, une plume à la main,
l'oeil sur un dossier qu'il feuilletait et qu'il annotait, et qui
contenait des procès-verbaux de contraventions à la police de la voirie.
Il ne se dérangea point pour Javert. Il ne pouvait s'empêcher de songer
à la pauvre Fantine, et il lui convenait d'être glacial.

Javert salua respectueusement M. le maire qui lui tournait le dos. M. le
maire ne le regarda pas et continua d'annoter son dossier.

Javert fit deux ou trois pas dans le cabinet, et s'arrêta sans rompre le
silence. Un physionomiste qui eût été familier avec la nature de Javert,
qui eût étudié depuis longtemps ce sauvage au service de la
civilisation, ce composé bizarre du Romain, du Spartiate, du moine et du
caporal, cet espion incapable d'un mensonge, ce mouchard vierge, un
physionomiste qui eût su sa secrète et ancienne aversion pour M.
Madeleine, son conflit avec le maire au sujet de la Fantine, et qui eût
considéré Javert en ce moment, se fût dit: que s'est-il passé? Il était
évident, pour qui eût connu cette conscience droite, claire, sincère,
probe, austère et féroce, que Javert sortait de quelque grand événement
intérieur. Javert n'avait rien dans l'âme qu'il ne l'eût aussi sur le
visage. Il était, comme les gens violents, sujet aux revirements
brusques. Jamais sa physionomie n'avait été plus étrange et plus
inattendue. En entrant, il s'était incliné devant M. Madeleine avec un
regard où il n'y avait ni rancune, ni colère, ni défiance, il s'était
arrêté à quelques pas derrière le fauteuil du maire; et maintenant il se
tenait là, debout, dans une attitude presque disciplinaire, avec la
rudesse naïve et froide d'un homme qui n'a jamais été doux et qui a
toujours été patient; il attendait, sans dire un mot, sans faire un
mouvement, dans une humilité vraie et dans une résignation tranquille,
qu'il plût à monsieur le maire de se retourner, calme, sérieux, le
chapeau à la main, les yeux baissés, avec une expression qui tenait le
milieu entre le soldat devant son officier et le coupable devant son
juge. Tous les sentiments comme tous les souvenirs qu'on eût pu lui
supposer avaient disparu. Il n'y avait plus rien sur ce visage
impénétrable et simple comme le granit, qu'une morne tristesse. Toute sa
personne respirait l'abaissement et la fermeté, et je ne sais quel
accablement courageux.

Enfin M. le maire posa sa plume et se tourna à demi.

--Eh bien! qu'est-ce? qu'y a-t-il, Javert?

Javert demeura un instant silencieux comme s'il se recueillait, puis
éleva la voix avec une sorte de solennité triste qui n'excluait pourtant
pas la simplicité:

--Il y a, monsieur le maire, qu'un acte coupable a été commis.

--Quel acte?

--Un agent inférieur de l'autorité a manqué de respect à un magistrat de
la façon la plus grave. Je viens, comme c'est mon devoir, porter le fait
à votre connaissance.

--Quel est cet agent? demanda M. Madeleine.

--Moi, dit Javert.

--Vous?

--Moi.

--Et quel est le magistrat qui aurait à se plaindre de l'agent?

--Vous, monsieur le maire.

M. Madeleine se dressa sur son fauteuil. Javert poursuivit, l'air sévère
et les yeux toujours baissés:

--Monsieur le maire, je viens vous prier de vouloir bien provoquer près
de l'autorité ma destitution.

M. Madeleine stupéfait ouvrit la bouche. Javert l'interrompit.

--Vous direz, j'aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas.
Donner sa démission, c'est honorable. J'ai failli, je dois être puni. Il
faut que je sois chassé.

Et après une pause, il ajouta:

--Monsieur le maire, vous avez été sévère pour moi l'autre jour
injustement. Soyez-le aujourd'hui justement.

--Ah çà! pourquoi? s'écria M. Madeleine. Quel est ce galimatias?
qu'est-ce que cela veut dire? où y a-t-il un acte coupable commis contre
moi par vous? qu'est-ce que vous m'avez fait? quels torts avez-vous
envers moi? Vous vous accusez, vous voulez être remplacé....

--Chassé, dit Javert.

--Chassé, soit. C'est fort bien. Je ne comprends pas.

--Vous allez comprendre, monsieur le maire.

Javert soupira du fond de sa poitrine et reprit toujours froidement et
tristement:

--Monsieur le maire, il y a six semaines, à la suite de cette scène pour
cette fille, j'étais furieux, je vous ai dénoncé.

--Dénoncé!

--À la préfecture de police de Paris.

M. Madeleine, qui ne riait pas beaucoup plus souvent que Javert, se mit
à rire.

--Comme maire ayant empiété sur la police?

--Comme ancien forçat.

Le maire devint livide.

Javert, qui n'avait pas levé les yeux, continua:

--Je le croyais. Depuis longtemps j'avais des idées.

Une ressemblance, des renseignements que vous avez fait prendre à
Faverolles, votre force des reins, l'aventure du vieux Fauchelevent,
votre adresse au tir, votre jambe qui traîne un peu, est-ce que je sais,
moi? des bêtises! mais enfin je vous prenais pour un nommé Jean Valjean.

--Un nommé?... Comment dites-vous ce nom-là?

--Jean Valjean. C'est un forçat que j'avais vu il y a vingt ans quand
j'étais adjudant-garde-chiourme à Toulon. En sortant du bagne, ce Jean
Valjean avait, à ce qu'il paraît, volé chez un évêque, puis il avait
commis un autre vol à main armée, dans un chemin public, sur un petit
savoyard. Depuis huit ans il s'était dérobé, on ne sait comment, et on
le cherchait. Moi je m'étais figuré... Enfin, j'ai fait cette chose! La
colère m'a décidé, je vous ai dénoncé à la préfecture.

M. Madeleine, qui avait ressaisi le dossier depuis quelques instants,
reprit avec un accent de parfaite indifférence:

--Et que vous a-t-on répondu?

--Que j'étais fou.

--Eh bien?

--Eh bien, on avait raison.

--C'est heureux que vous le reconnaissiez!

--Il faut bien, puisque le véritable Jean Valjean est trouvé.

La feuille que tenait M. Madeleine lui échappa des mains, il leva la
tête, regarda fixement Javert, et dit avec un accent inexprimable:

--Ah!

Javert poursuivit:

--Voilà ce que c'est, monsieur le maire. Il paraît qu'il y avait dans le
pays, du côté d'Ailly-le-Haut-Clocher, une espèce de bonhomme qu'on
appelait le père Champmathieu. C'était très misérable. On n'y faisait
pas attention. Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit.
Dernièrement, cet automne, le père Champmathieu a été arrêté pour un vol
de pommes à cidre, commis chez...--enfin n'importe! Il y a eu vol, mur
escaladé, branches de l'arbre cassées. On a arrêté mon Champmathieu. Il
avait encore la branche de pommier à la main. On coffre le drôle.
Jusqu'ici ce n'est pas beaucoup plus qu'une affaire correctionnelle.
Mais voici qui est de la providence. La geôle étant en mauvais état,
monsieur le juge d'instruction trouve à propos de faire transférer
Champmathieu à Arras où est la prison départementale. Dans cette prison
d'Arras, il y a un ancien forçat nommé Brevet qui est détenu pour je ne
sais quoi et qu'on a fait guichetier de chambrée parce qu'il se conduit
bien. Monsieur le maire, Champmathieu n'est pas plus tôt débarqué que
voilà Brevet qui s'écrie: «Eh mais! je connais cet homme-là. C'est un
fagot. Regardez-moi donc, bonhomme! Vous êtes Jean Valjean!--Jean
Valjean! qui ça Jean Valjean? Le Champmathieu joue l'étonné.--Ne fais
donc pas le sinvre, dit Brevet. Tu es Jean Valjean! Tu as été au bagne
de Toulon. Il y a vingt ans. Nous y étions ensemble.--Le Champmathieu
nie. Parbleu! vous comprenez. On approfondit. On me fouille cette
aventure-là. Voici ce qu'on trouve: ce Champmathieu, il y a une
trentaine d'années, a été ouvrier émondeur d'arbres dans plusieurs pays,
notamment à Faverolles. Là on perd sa trace. Longtemps après, on le
revoit en Auvergne, puis à Paris, où il dit avoir été charron et avoir
eu une fille blanchisseuse, mais cela n'est pas prouvé; enfin dans ce
pays-ci. Or, avant d'aller au bagne pour vol qualifié, qu'était Jean
Valjean? émondeur. Où? à Faverolles. Autre fait. Ce Valjean s'appelait
de son nom de baptême Jean et sa mère se nommait de son nom de famille
Mathieu. Quoi de plus naturel que de penser qu'en sortant du bagne il
aura pris le nom de sa mère pour se cacher et se sera fait appeler Jean
Mathieu? Il va en Auvergne. De _Jean_ la prononciation du pays fait
_Chan_, on l'appelle Chan Mathieu. Notre homme se laisse faire et le
voilà transformé en Champmathieu. Vous me suivez, n'est-ce pas? On
s'informe à Faverolles. La famille de Jean Valjean n'y est plus. On ne
sait plus où elle est. Vous savez, dans ces classes-là, il y a souvent
de ces évanouissements d'une famille. On cherche, on ne trouve plus
rien. Ces gens-là, quand ce n'est pas de la boue, c'est de la poussière.
Et puis, comme le commencement de ces histoires date de trente ans, il
n'y a plus personne à Faverolles qui ait connu Jean Valjean. On
s'informe à Toulon. Avec Brevet, il n'y a plus que deux forçats qui
aient vu Jean Valjean. Ce sont les condamnés à vie Cochepaille et
Chenildieu. On les extrait du bagne et on les fait venir. On les
confronte au prétendu Champmathieu. Ils n'hésitent pas. Pour eux comme
pour Brevet, c'est Jean Valjean. Même âge, il a cinquante-quatre ans,
même taille, même air, même homme enfin, c'est lui. C'est en ce
moment-là même que j'envoyais ma dénonciation à la préfecture de Paris.
On me répond que je perds l'esprit et que Jean Valjean est à Arras au
pouvoir de la justice. Vous concevez si cela m'étonne, moi qui croyais
tenir ici ce même Jean Valjean! J'écris à monsieur le juge
d'instruction. Il me fait venir, on m'amène le Champmathieu....

--Eh bien? interrompit M. Madeleine.

Javert répondit avec son visage incorruptible et triste:

--Monsieur le maire, la vérité est la vérité. J'en suis fâché, mais
c'est cet homme-là qui est Jean Valjean. Moi aussi je l'ai reconnu.

M. Madeleine reprit d'une voix très basse:

--Vous êtes sûr?

Javert se mit à rire de ce rire douloureux qui échappe à une conviction
profonde:

--Oh, sûr!

Il demeura un moment pensif, prenant machinalement des pincées de poudre
de bois dans la sébille à sécher l'encre qui était sur la table, et il
ajouta:

--Et même, maintenant que je vois le vrai Jean Valjean, je ne comprends
pas comment j'ai pu croire autre chose. Je vous demande pardon, monsieur
le maire.

En adressant cette parole suppliante et grave à celui qui, six semaines
auparavant, l'avait humilié en plein corps de garde et lui avait dit:
«sortez!» Javert, cet homme hautain, était à son insu plein de
simplicité et de dignité. M. Madeleine ne répondit à sa prière que par
cette question brusque:

--Et que dit cet homme?

--Ah, dame! monsieur le maire, l'affaire est mauvaise. Si c'est Jean
Valjean, il y a récidive. Enjamber un mur, casser une branche, chiper
des pommes, pour un enfant, c'est une polissonnerie; pour un homme,
c'est un délit; pour un forçat, c'est un crime. Escalade et vol, tout y
est. Ce n'est plus la police correctionnelle, c'est la cour d'assises.
Ce n'est plus quelques jours de prison, ce sont les galères à
perpétuité. Et puis, il y a l'affaire du petit savoyard que j'espère
bien qui reviendra. Diable! il y a de quoi se débattre, n'est-ce pas?
Oui, pour un autre que Jean Valjean. Mais Jean Valjean est un sournois.
C'est encore là que je le reconnais. Un autre sentirait que cela
chauffe; il se démènerait, il crierait, la bouilloire chante devant le
feu, il ne voudrait pas être Jean Valjean, et caetera. Lui, il n'a pas
l'air de comprendre, il dit: Je suis Champmathieu, je ne sors pas de là!
Il a l'air étonné, il fait la brute, c'est bien mieux. Oh! le drôle est
habile. Mais c'est égal, les preuves sont là. Il est reconnu par quatre
personnes, le vieux coquin sera condamné. C'est porté aux assises, à
Arras. Je vais y aller pour témoigner. Je suis cité.

M. Madeleine s'était remis à son bureau, avait ressaisi son dossier, et
le feuilletait tranquillement, lisant et écrivant tour à tour comme un
homme affairé. Il se tourna vers Javert:

--Assez, Javert. Au fait, tous ces détails m'intéressent fort peu. Nous
perdons notre temps, et nous avons des affaires pressées. Javert, vous
allez vous rendre sur-le-champ chez la bonne femme Buseaupied qui vend
des herbes là-bas au coin de la rue Saint-Saulve. Vous lui direz de
déposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. Cet homme est
un brutal qui a failli écraser cette femme et son enfant. Il faut qu'il
soit puni. Vous irez ensuite chez M. Charcellay, rue
Montre-de-Champigny. Il se plaint qu'il y a une gouttière de la maison
voisine qui verse l'eau de la pluie chez lui, et qui affouille les
fondations de sa maison. Après vous constaterez des contraventions de
police qu'on me signale rue Guibourg chez la veuve Doris, et rue du
Garraud-Blanc chez madame Renée Le Bossé, et vous dresserez
procès-verbal. Mais je vous donne là beaucoup de besogne. N'allez-vous
pas être absent? ne m'avez-vous pas dit que vous alliez à Arras pour
cette affaire dans huit ou dix jours?...

--Plus tôt que cela, monsieur le maire.

--Quel jour donc?

--Mais je croyais avoir dit à monsieur le maire que cela se jugeait
demain et que je partais par la diligence cette nuit.

M. Madeleine fit un mouvement imperceptible.

--Et combien de temps durera l'affaire?

--Un jour tout au plus. L'arrêt sera prononcé au plus tard demain dans
la nuit. Mais je n'attendrai pas l'arrêt, qui ne peut manquer. Sitôt ma
déposition faite, je reviendrai ici.

--C'est bon, dit M. Madeleine.

Et il congédia Javert d'un signe de main. Javert ne s'en alla pas.

--Pardon, monsieur le maire, dit-il.

--Qu'est-ce encore? demanda M. Madeleine.

--Monsieur le maire, il me reste une chose à vous rappeler.

--Laquelle?

--C'est que je dois être destitué.

M. Madeleine se leva.

--Javert, vous êtes un homme d'honneur, et je vous estime. Vous vous
exagérez votre faute. Ceci d'ailleurs est encore une offense qui me
concerne. Javert, vous êtes digne de monter et non de descendre.
J'entends que vous gardiez votre place.

Javert regarda M. Madeleine avec sa prunelle candide au fond de laquelle
il semblait qu'on vit cette conscience peu éclairée, mais rigide et
chaste, et il dit d'une voix tranquille:

--Monsieur le maire, je ne puis vous accorder cela.

--Je vous répète, répliqua M. Madeleine, que la chose me regarde.

Mais Javert, attentif à sa seule pensée, continua:

--Quant à exagérer, je n'exagère point. Voici comment je raisonne. Je
vous ai soupçonné injustement. Cela, ce n'est rien. C'est notre droit à
nous autres de soupçonner, quoiqu'il y ait pourtant abus à soupçonner
au-dessus de soi. Mais, sans preuves, dans un accès de colère, dans le
but de me venger, je vous ai dénoncé comme forçat, vous, un homme
respectable, un maire, un magistrat! ceci est grave. Très grave. J'ai
offensé l'autorité dans votre personne, moi, agent de l'autorité! Si
l'un de mes subordonnés avait fait ce que j'ai fait, je l'aurais déclaré
indigne du service, et chassé. Eh bien?

Tenez, monsieur le maire, encore un mot. J'ai souvent été sévère dans ma
vie. Pour les autres. C'était juste. Je faisais bien. Maintenant, si je
n'étais pas sévère pour moi, tout ce que j'ai fait de juste deviendrait
injuste.

Est-ce que je dois m'épargner plus que les autres? Non. Quoi! je
n'aurais été bon qu'à châtier autrui, et pas moi! mais je serais un
misérable! mais ceux qui disent: ce gueux de Javert! auraient raison!
Monsieur le maire, je ne souhaite pas que vous me traitiez avec bonté,
votre bonté m'a fait faire assez de mauvais sang quand elle était pour
les autres. Je n'en veux pas pour moi. La bonté qui consiste à donner
raison à la fille publique contre le bourgeois, à l'agent de police
contre le maire, à celui qui est en bas contre celui qui est en haut,
c'est ce que j'appelle de la mauvaise bonté. C'est avec cette bonté-là
que la société se désorganise. Mon Dieu! c'est bien facile d'être bon,
le malaisé c'est d'être juste. Allez! si vous aviez été ce que je
croyais, je n'aurais pas été bon pour vous, moi! vous auriez vu!
Monsieur le maire, je dois me traiter comme je traiterais tout autre.
Quand je réprimais des malfaiteurs, quand je sévissais sur des gredins,
je me suis souvent dit à moi-même: toi, si tu bronches, si jamais je te
prends en faute, sois tranquille!--J'ai bronché, je me prends en faute,
tant pis! Allons, renvoyé, cassé, chassé! c'est bon. J'ai des bras, je
travaillerai à la terre, cela m'est égal. Monsieur le maire, le bien du
service veut un exemple. Je demande simplement la destitution de
l'inspecteur Javert.

Tout cela était prononcé d'un accent humble, fier, désespéré et
convaincu qui donnait je ne sais quelle grandeur bizarre à cet étrange
honnête homme.

--Nous verrons, fit M. Madeleine.

Et il lui tendit la main.

Javert recula, et dit d'un ton farouche:

--Pardon, monsieur le maire, mais cela ne doit pas être. Un maire ne
donne pas la main à un mouchard.

Il ajouta entre ses dents:

--Mouchard, oui; du moment où j'ai médusé de la police, je ne suis plus
qu'un mouchard. Puis il salua profondément, et se dirigea vers la porte.
Là il se retourna, et, les yeux toujours baissés:

--Monsieur le maire, dit-il, je continuerai le service jusqu'à ce que je
sois remplacé.

Il sortit. M. Madeleine resta rêveur, écoutant ce pas ferme et assuré
qui s'éloignait sur le pavé du corridor.




Livre septième--L'affaire Champmathieu




Chapitre I

La soeur Simplice


Les incidents qu'on va lire n'ont pas tous été connus à
Montreuil-sur-mer, mais le peu qui en a percé a laissé dans cette ville
un tel souvenir, que ce serait une grave lacune dans ce livre si nous ne
les racontions dans leurs moindres détails.

Dans ces détails, le lecteur rencontrera deux ou trois circonstances
invraisemblables que nous maintenons par respect pour la vérité.

Dans l'après-midi qui suivit la visite de Javert, M. Madeleine alla voir
la Fantine comme d'habitude.

Avant de pénétrer près de Fantine, il fit demander la soeur Simplice.
Les deux religieuses qui faisaient le service de l'infirmerie, dames
lazaristes comme toutes les soeurs de charité, s'appelaient soeur
Perpétue et soeur Simplice.

La soeur Perpétue était la première villageoise venue, grossièrement
soeur de charité, entrée chez Dieu comme on entre en place. Elle était
religieuse comme on est cuisinière. Ce type n'est point très rare. Les
ordres monastiques acceptent volontiers cette lourde poterie paysanne,
aisément façonnée en capucin ou en ursuline. Ces rusticités s'utilisent
pour les grosses besognes de la dévotion. La transition d'un bouvier à
un carme n'a rien de heurté; l'un devient l'autre sans grand travail; le
fond commun d'ignorance du village et du cloître est une préparation
toute faite, et met tout de suite le campagnard de plain-pied avec le
moine. Un peu d'ampleur au sarrau, et voilà un froc. La soeur Perpétue
était une forte religieuse, de Marines, près Pontoise, patoisant,
psalmodiant, bougonnant, sucrant la tisane selon le bigotisme ou
l'hypocrisie du grabataire, brusquant les malades, bourrue avec les
mourants, leur jetant presque Dieu au visage, lapidant l'agonie avec des
prières en colère, hardie, honnête et rougeaude.

La soeur Simplice était blanche d'une blancheur de cire. Près de soeur
Perpétue, c'était le cierge à côté de la chandelle. Vincent de Paul a
divinement fixé la figure de la soeur de charité dans ces admirables
paroles où il mêle tant de liberté à tant de servitude: «Elles n'auront
pour monastère que la maison des malades, pour cellule qu'une chambre de
louage, pour chapelle que l'église de leur paroisse, pour cloître que
les rues de la ville ou les salles des hôpitaux, pour clôture que
l'obéissance, pour grille que la crainte de Dieu, pour voile que la
modestie.» Cet idéal était vivant dans la soeur Simplice. Personne n'eût
pu dire l'âge de la soeur Simplice; elle n'avait jamais été jeune et
semblait ne devoir jamais être vieille. C'était une personne--nous
n'osons dire une femme--calme, austère, de bonne compagnie, froide, et
qui n'avait jamais menti. Elle était si douce qu'elle paraissait
fragile; plus solide d'ailleurs que le granit. Elle touchait aux
malheureux avec de charmants doigts fins et purs. Il y avait, pour ainsi
dire, du silence dans sa parole; elle parlait juste le nécessaire, et
elle avait un son de voix qui eût tout à la fois édifié un confessionnal
et enchanté un salon. Cette délicatesse s'accommodait de la robe de
bure, trouvant à ce rude contact un rappel continuel du ciel et de Dieu.
Insistons sur un détail. N'avoir jamais menti, n'avoir jamais dit, pour
un intérêt quelconque, même indifféremment, une chose qui ne fût la
vérité, la sainte vérité, c'était le trait distinctif de la soeur
Simplice; c'était l'accent de sa vertu. Elle était presque célèbre dans
la congrégation pour cette véracité imperturbable. L'abbé Sicard parle
de la soeur Simplice dans une lettre au sourd-muet Massieu. Si sincères,
si loyaux et si purs que nous soyons, nous avons tous sur notre candeur
au moins la fêlure du petit mensonge innocent. Elle, point. Petit
mensonge, mensonge innocent, est-ce que cela existe? Mentir, c'est
l'absolu du mal. Peu mentir n'est pas possible; celui qui ment, ment
tout le mensonge; mentir, c'est la face même du démon; Satan a deux
noms, il s'appelle Satan et il s'appelle Mensonge. Voilà ce qu'elle
pensait. Et comme elle pensait, elle pratiquait. Il en résultait cette
blancheur dont nous avons parlé, blancheur qui couvrait de son
rayonnement même ses lèvres et ses yeux. Son sourire était blanc, son
regard était blanc. Il n'y avait pas une toile d'araignée, pas un grain
de poussière à la vitre de cette conscience. En entrant dans l'obédience
de saint Vincent de Paul, elle avait pris le nom de Simplice par choix
spécial. Simplice de Sicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux
se laisser arracher les deux seins que de répondre, étant née à
Syracuse, qu'elle était née à Ségeste, mensonge qui la sauvait. Cette
patronne convenait à cette âme.

La soeur Simplice, en entrant dans l'ordre, avait deux défauts dont elle
s'était peu à peu corrigée; elle avait eu le goût des friandises et elle
avait aimé à recevoir des lettres. Elle ne lisait jamais qu'un livre de
prières en gros caractères et en latin. Elle ne comprenait pas le latin,
mais elle comprenait le livre.

La pieuse fille avait pris en affection Fantine, y sentant probablement
de la vertu latente, et s'était dévouée à la soigner presque
exclusivement.

M. Madeleine emmena à part la soeur Simplice et lui recommanda Fantine
avec un accent singulier dont la soeur se souvint plus tard.

En quittant la soeur, il s'approcha de Fantine.

Fantine attendait chaque jour l'apparition de M. Madeleine comme on
attend un rayon de chaleur et de joie. Elle disait aux soeurs:

--Je ne vis que lorsque monsieur le maire est là.

Elle avait ce jour-là beaucoup de fièvre. Dès qu'elle vit M. Madeleine,
elle lui demanda:

--Et Cosette?

Il répondit en souriant:

--Bientôt.

M. Madeleine fut avec Fantine comme à l'ordinaire. Seulement il resta
une heure au lieu d'une demi-heure, au grand contentement de Fantine. Il
fît mille instances à tout le monde pour que rien ne manquât à la
malade. On remarqua qu'il y eut un moment où son visage devint très
sombre. Mais cela s'expliqua quand on sut que le médecin s'était penché
à son oreille et lui avait dit:

--Elle baisse beaucoup.

Puis il rentra à la mairie, et le garçon de bureau le vit examiner avec
attention une carte routière de France qui était suspendue dans son
cabinet. Il écrivit quelques chiffres au crayon sur un papier.




Chapitre II

Perspicacité de maître Scaufflaire


De la mairie il se rendit au bout de la ville chez un Flamand, maître
Scaufflaër, francisé Scaufflaire, qui louait des chevaux et des
«cabriolets à volonté».

Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus court était de prendre une rue
peu fréquentée où était le presbytère de la paroisse que M. Madeleine
habitait. Le curé était, disait-on, un homme digne et respectable, et de
bon conseil. À l'instant où M. Madeleine arriva devant le presbytère, il
n'y avait dans la rue qu'un passant, et ce passant remarqua ceci: M. le
maire, après avoir dépassé la maison curiale, s'arrêta, demeura
immobile, puis revint sur ses pas et rebroussa chemin jusqu'à la porte
du presbytère, qui était une porte bâtarde avec marteau de fer. Il mit
vivement la main au marteau, et le souleva; puis il s'arrêta de nouveau,
et resta court, et comme pensif, et, après quelques secondes, au lieu de
laisser bruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et reprit
son chemin avec une sorte de hâte qu'il n'avait pas auparavant.

M. Madeleine trouva maître Scaufflaire chez lui occupé à repiquer un
harnais.

--Maître Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval?

--Monsieur le maire, dit le Flamand, tous mes chevaux sont bons.
Qu'entendez-vous par un bon cheval?

--J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour.

--Diable! fit le Flamand, vingt lieues!

--Oui.

--Attelé à un cabriolet?

--Oui.

--Et combien de temps se reposera-t-il après la course?

--Il faut qu'il puisse au besoin repartir le lendemain.

--Pour refaire le même trajet?

--Oui.

--Diable! diable! et c'est vingt lieues? M. Madeleine tira de sa poche
le papier où il avait crayonné des chiffres. Il les montra au Flamand.
C'étaient les chiffres 5, 6, 8-1/2.

--Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues.

--Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre affaire. Mon petit
cheval blanc. Vous avez dû le voir passer quelquefois. C'est une petite
bête du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire
un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout le monde par terre.
On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. Je l'ai acheté. Je l'ai
mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme
une fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait pas lui monter
sur le dos. Ce n'est pas son idée d'être cheval de selle. Chacun a son
ambition. Tirer, oui, porter, non; il faut croire qu'il s'est dit ça.

--Et il fera la course?

--Vos vingt lieues. Toujours au grand trot, et en moins de huit heures.
Mais voici à quelles conditions.

--Dites.

--Premièrement, vous le ferez souffler une heure à moitié chemin; il
mangera, et on sera là pendant qu'il mangera pour empêcher le garçon de
l'auberge de lui voler son avoine; car j'ai remarqué que dans les
auberges l'avoine est plus souvent bue par les garçons d'écurie que
mangée par les chevaux.

--On sera là.

--Deuxièmement.... Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet?

--Oui.

--Monsieur le maire sait conduire?

--Oui.

--Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans bagage afin de ne
point charger le cheval.

--Convenu.

--Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec lui, sera obligé de
prendre la peine de surveiller lui-même l'avoine.

--C'est dit.

--Il me faudra trente francs par jour. Les jours de repos payés. Pas un
liard de moins, et la nourriture de la bête à la charge de monsieur le
maire.

M. Madeleine tira trois napoléons de sa bourse et les mit sur la table.

--Voilà deux jours d'avance.

--Quatrièmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop
lourd et fatiguerait le cheval. Il faudrait que monsieur le maire
consentît à voyager dans un petit tilbury que j'ai.

--J'y consens.

--C'est léger, mais c'est découvert.

--Cela m'est égal.

--Monsieur le maire a-t-il réfléchi que nous sommes en hiver?...

M. Madeleine ne répondit pas. Le Flamand reprit:

--Qu'il fait très froid?

M. Madeleine garda le silence. Maître Scaufflaire continua:

--Qu'il peut pleuvoir?

M. Madeleine leva la tête et dit:

--Le tilbury et le cheval seront devant ma porte demain à quatre heures
et demie du matin.

--C'est entendu, monsieur le maire, répondit Scaufflaire, puis, grattant
avec l'ongle de son pouce une tache qui était dans le bois de la table,
il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien mêler à
leur finesse:

--Mais voilà que j'y songe à présent! monsieur le maire ne me dit pas où
il va. Où est-ce que va monsieur le maire?

Il ne songeait pas à autre chose depuis le commencement de la
conversation, mais il ne savait pourquoi il n'avait pas osé faire cette
question.

--Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? dit M. Madeleine.

--Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes.
Y a-t-il beaucoup de descentes d'ici où vous allez?

--N'oubliez pas d'être à ma porte à quatre heures et demie du matin,
très précises, répondit M. Madeleine; et il sortit.

Le Flamand resta «tout bête», comme il disait lui-même quelque temps
après.

Monsieur le maire était sorti depuis deux ou trois minutes, lorsque la
porte se rouvrit; c'était M. le maire. Il avait toujours le même air
impassible et préoccupé.

--Monsieur Scaufflaire, dit-il, à quelle somme estimez-vous le cheval et
le tilbury que vous me louerez, l'un portant l'autre?

--L'un traînant l'autre, monsieur le maire, dit le Flamand avec un gros
rire.

--Soit. Eh bien!

--Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter?

--Non, mais à tout événement, je veux vous les garantir. À mon retour
vous me rendrez la somme. Combien estimez-vous cabriolet et cheval?

--À cinq cents francs, monsieur le maire.

--Les voici.

M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette
fois ne rentra plus.

Maître Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille
francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus.

Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. Où diable monsieur le
maire peut-il aller? Ils tinrent conseil.

--Il va à Paris, dit la femme.

--Je ne crois pas, dit le mari.

M. Madeleine avait oublié sur la cheminée le papier où il avait tracé
des chiffres. Le Flamand le prit et l'étudia.

--Cinq, six, huit et demi? cela doit marquer des relais de poste.

Il se tourna vers sa femme.

--J'ai trouvé.

--Comment?

--Il y a cinq lieues d'ici à Hesdin, six de Hesdin à Saint-Pol, huit et
demie de Saint-Pol à Arras. Il va à Arras.

Cependant M. Madeleine était rentré chez lui.

Pour revenir de chez maître Scaufflaire, il avait pris le plus long,
comme si la porte du presbytère avait été pour lui une tentation, et
qu'il eût voulu l'éviter. Il était monté dans sa chambre et s'y était
enfermé, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait
volontiers de bonne heure. Pourtant la concierge de la fabrique, qui
était en même temps l'unique servante de M. Madeleine, observa que sa
lumière s'éteignit à huit heures et demie, et elle le dit au caissier
qui rentrait, en ajoutant:

--Est-ce que monsieur le maire est malade? je lui ai trouvé l'air un peu
singulier.

Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la
chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la
portière, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se réveilla
brusquement; il avait entendu à travers son sommeil un bruit au-dessus
de sa tête. Il écouta. C'était un pas qui allait et venait, comme si
l'on marchait dans la chambre en haut. Il écouta plus attentivement, et
reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut étrange; habituellement
aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure
de son lever. Un moment après le caissier entendit quelque chose qui
ressemblait à une armoire qu'on ouvre et qu'on referme. Puis on dérangea
un meuble, il y eut un silence, et le pas recommença. Le caissier se
dressa sur son séant, s'éveilla tout à fait, regarda, et à travers les
vitres de sa croisée aperçut sur le mur d'en face la réverbération
rougeâtre d'une fenêtre éclairée. À la direction des rayons, ce ne
pouvait être que la fenêtre de la chambre de M. Madeleine. La
réverbération tremblait comme si elle venait plutôt d'un feu allumé que
d'une lumière. L'ombre des châssis vitrés ne s'y dessinait pas, ce qui
indiquait que la fenêtre était toute grande ouverte. Par le froid qu'il
faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Le caissier se
rendormit. Une heure ou deux après, il se réveilla encore. Le même pas,
lent et régulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tête.

La réverbération se dessinait toujours sur le mur, mais elle était
maintenant pâle et paisible comme le reflet d'une lampe ou d'une bougie.
La fenêtre était toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la
chambre de M. Madeleine.




Chapitre III

Une tempête sous un crâne


Le lecteur a sans doute deviné que M. Madeleine n'est autre que Jean
Valjean.

Nous avons déjà regardé dans les profondeurs de cette conscience; le
moment est venu d'y regarder encore. Nous ne le faisons pas sans émotion
et sans tremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que cette sorte
de contemplation. L'oeil de l'esprit ne peut trouver nulle part plus
d'éblouissements ni plus de ténèbres que dans l'homme; il ne peut se
fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plus
mystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer,
c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est
l'intérieur de l'âme.

Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu'à propos d'un seul
homme, ne fût-ce qu'à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre
toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive. La
conscience, c'est le chaos des chimères, des convoitises et des
tentatives, la fournaise des rêves, l'antre des idées dont on a honte;
c'est le pandémonium des sophismes, c'est le champ de bataille des
passions. À de certaines heures, pénétrez à travers la face livide d'un
être humain qui réfléchit, et regardez derrière, regardez dans cette
âme, regardez dans cette obscurité. Il y a là, sous le silence
extérieur, des combats de géants comme dans Homère, des mêlées de
dragons et d'hydres et des nuées de fantômes comme dans Milton, des
spirales visionnaires comme chez Dante. Chose sombre que cet infini que
tout homme porte en soi et auquel il mesure avec désespoir les volontés
de son cerveau et les actions de sa vie!

Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il
hésita. En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous
hésitons. Entrons pourtant.

Nous n'avons que peu de chose à ajouter à ce que le lecteur connaît déjà
de ce qui était arrivé à Jean Valjean depuis l'aventure de
Petit-Gervais. À partir de ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme.
Ce que l'évêque avait voulu faire de lui, il l'exécuta. Ce fut plus
qu'une transformation, ce fut une transfiguration.

Il réussit à disparaître, vendit l'argenterie de l'évêque, ne gardant
que les flambeaux, comme souvenir, se glissa de ville en ville, traversa
la France, vint à Montreuil-sur-mer, eut l'idée que nous avons dite,
accomplit ce que nous avons raconté, parvint à se faire insaisissable et
inaccessible, et désormais, établi à Montreuil-sur-mer, heureux de
sentir sa conscience attristée par son passé et la première moitié de
son existence démentie par la dernière, il vécut paisible, rassuré et
espérant, n'ayant plus que deux pensées: cacher son nom, et sanctifier
sa vie; échapper aux hommes, et revenir à Dieu.

Ces deux pensées étaient si étroitement mêlées dans son esprit qu'elles
n'en formaient qu'une seule; elles étaient toutes deux également
absorbantes et impérieuses, et dominaient ses moindres actions.
D'ordinaire elles étaient d'accord pour régler la conduite de sa vie;
elles le tournaient vers l'ombre; elles le faisaient bienveillant et
simple; elles lui conseillaient les mêmes choses. Quelquefois cependant
il y avait conflit entre elles. Dans ce cas-là, on s'en souvient,
l'homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelait M. Madeleine ne
balançait pas à sacrifier la première à la seconde, sa sécurité à sa
vertu. Ainsi, en dépit de toute réserve et de toute prudence, il avait
gardé les chandeliers de l'évêque, porté son deuil, appelé et interrogé
tous les petits savoyards qui passaient, pris des renseignements sur les
familles de Faverolles, et sauvé la vie au vieux Fauchelevent, malgré
les inquiétantes insinuations de Javert. Il semblait, nous l'avons déjà
remarqué, qu'il pensât, à l'exemple de tous ceux qui ont été sages,
saints et justes, que son premier devoir n'était pas envers lui.

Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s'était encore
présenté. Jamais les deux idées qui gouvernaient le malheureux homme
dont nous racontons les souffrances n'avaient engagé une lutte si
sérieuse. Il le comprit confusément, mais profondément, dès les
premières paroles que prononça Javert, en entrant dans son cabinet.

Au moment où fut si étrangement articulé ce nom qu'il avait enseveli
sous tant d'épaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivré par la
sinistre bizarrerie de sa destinée, et, à travers cette stupeur, il eut
ce tressaillement qui précède les grandes secousses; il se courba comme
un chêne à l'approche d'un orage, comme un soldat à l'approche d'un
assaut. Il sentit venir sur sa tête des ombres pleines de foudres et
d'éclairs. Tout en écoutant parler Javert, il eut une première pensée
d'aller, de courir, de se dénoncer, de tirer ce Champmathieu de prison
et de s'y mettre; cela fut douloureux et poignant comme une incision
dans la chair vive, puis cela passa, et il se dit: «Voyons! voyons!» Il
réprima ce premier mouvement généreux et recula devant l'héroïsme.

Sans doute, il serait beau qu'après les saintes paroles de l'évêque,
après tant d'années de repentir et d'abnégation, au milieu d'une
pénitence admirablement commencée, cet homme, même en présence d'une si
terrible conjoncture, n'eût pas bronché un instant et eût continué de
marcher du même pas vers ce précipice ouvert au fond duquel était le
ciel; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que
nous rendions compte des choses qui s'accomplissaient dans cette âme, et
nous ne pouvons dire que ce qui y était. Ce qui l'emporta tout d'abord,
ce fut l'instinct de la conservation; il rallia en hâte ses idées,
étouffa ses émotions, considéra la présence de Javert, ce grand péril,
ajourna toute résolution avec la fermeté de l'épouvante, s'étourdit sur
ce qu'il y avait à faire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse
son bouclier.

Le reste de la journée il fut dans cet état, un tourbillon au dedans,
une tranquillité profonde au dehors; il ne prit que ce qu'on pourrait
appeler «les mesures conservatoires». Tout était encore confus et se
heurtait dans son cerveau; le trouble y était tel qu'il ne voyait
distinctement la forme d'aucune idée; et lui-même n'aurait pu rien dire
de lui-même, si ce n'est qu'il venait de recevoir un grand coup. Il se
rendit comme d'habitude près du lit de douleur de Fantine et prolongea
sa visite, par un instinct de bonté, se disant qu'il fallait agir ainsi
et la bien recommander aux soeurs pour le cas où il arriverait qu'il eût
à s'absenter. Il sentit vaguement qu'il faudrait peut-être aller à
Arras, et, sans être le moins du monde décidé à ce voyage, il se dit
qu'à l'abri de tout soupçon comme il l'était, il n'y avait point
d'inconvénient à être témoin de ce qui se passerait, et il retint le
tilbury de Scaufflaire, afin d'être préparé à tout événement.

Il dîna avec assez d'appétit.

Rentré dans sa chambre il se recueillit.

Il examina la situation et la trouva inouïe; tellement inouïe qu'au
milieu de sa rêverie, par je ne sais quelle impulsion d'anxiété presque
inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il
craignait qu'il n'entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre
le possible.

Un moment après il souffla sa lumière. Elle le gênait.

Il lui semblait qu'on pouvait le voir.

Qui, on?

Hélas! ce qu'il voulait mettre à la porte était entré ce qu'il voulait
aveugler, le regardait. Sa conscience.

Sa conscience, c'est-à-dire Dieu.

Pourtant, dans le premier moment, il se fit illusion; il eut un
sentiment de sûreté et de solitude; le verrou tiré, il se crut
imprenable; la chandelle éteinte, il se sentit invisible. Alors il prit
possession de lui-même; il posa ses coudes sur la table, appuya la tête
sur sa main, et se mit à songer dans les ténèbres.

--Où en suis-je?--Est-ce que je ne rêve pas? Que m'a-t-on dit?--Est-il
bien vrai que j'aie vu ce Javert et qu'il m'ait parlé ainsi?--Que peut
être ce Champmathieu?--Il me ressemble donc?--Est-ce possible?--Quand
je pense qu'hier j'étais si tranquille et si loin de me douter de
rien!--Qu'est-ce que je faisais donc hier à pareille heure?--Qu'y a-t-il
dans cet incident?--Comment se dénouera-t-il?--Que faire?

Voilà dans quelle tourmente il était. Son cerveau avait perdu la force
de retenir ses idées, elles passaient comme des ondes, et il prenait son
front dans ses deux mains pour les arrêter.

De ce tumulte qui bouleversait sa volonté et sa raison, et dont il
cherchait à tirer une évidence et une résolution, rien ne se dégageait
que l'angoisse.

Sa tête était brûlante. Il alla à la fenêtre et l'ouvrit toute grande.
Il n'y avait pas d'étoiles au ciel. Il revint s'asseoir près de la
table.

La première heure s'écoula ainsi.

Peu à peu cependant des linéaments vagues commencèrent à se former et à
se fixer dans sa méditation, et il put entrevoir avec la précision de la
réalité, non l'ensemble de la situation, mais quelques détails.

Il commença par reconnaître que, si extraordinaire et si critique que
fût cette situation, il en était tout à fait le maître.

Sa stupeur ne fit que s'en accroître.

Indépendamment du but sévère et religieux que se proposaient ses
actions, tout ce qu'il avait fait jusqu'à ce jour n'était autre chose
qu'un trou qu'il creusait pour y enfouir son nom. Ce qu'il avait
toujours le plus redouté, dans ses heures de repli sur lui-même, dans
ses nuits d'insomnie, c'était d'entendre jamais prononcer ce nom; il se
disait que ce serait là pour lui la fin de tout; que le jour où ce nom
reparaîtrait, il ferait évanouir autour de lui sa vie nouvelle, et qui
sait même peut-être? au dedans de lui sa nouvelle âme. Il frémissait de
la seule pensée que c'était possible. Certes, si quelqu'un lui eût dit
en ces moments-là qu'une heure viendrait où ce nom retentirait à son
oreille, où ce hideux mot, Jean Valjean, sortirait tout à coup de la
nuit et se dresserait devant lui, où cette lumière formidable faite pour
dissiper le mystère dont il s'enveloppait resplendirait subitement sur
sa tête; et que ce nom ne le menacerait pas, que cette lumière ne
produirait qu'une obscurité plus épaisse, que ce voile déchiré
accroîtrait le mystère; que ce tremblement de terre consoliderait son
édifice, que ce prodigieux incident n'aurait d'autre résultat, si bon
lui semblait, à lui, que de rendre son existence à la fois plus claire
et plus impénétrable, et que, de sa confrontation avec le fantôme de
Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieur Madeleine sortirait
plus honoré, plus paisible et plus respecté que jamais,--si quelqu'un
lui eût dit cela, il eût hoché la tête et regardé ces paroles comme
insensées. Eh bien! tout cela venait précisément d'arriver, tout cet
entassement de l'impossible était un fait, et Dieu avait permis que ces
choses folles devinssent des choses réelles!

Sa rêverie continuait de s'éclaircir. Il se rendait de plus en plus
compte de sa position. Il lui semblait qu'il venait de s'éveiller de je
ne sais quel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une pente au
milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain, sur le bord
extrême d'un abîme. Il entrevoyait distinctement dans l'ombre un
inconnu, un étranger, que la destinée prenait pour lui et poussait dans
le gouffre à sa place. Il fallait, pour que le gouffre se refermât, que
quelqu'un y tombât, lui ou l'autre.

Il n'avait qu'à laisser faire.

La clarté devint complète, et il s'avoua ceci:--Que sa place était vide
aux galères, qu'il avait beau faire, qu'elle l'y attendait toujours, que
le vol de Petit-Gervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait
et l'attirerait jusqu'à ce qu'il y fût, que cela était inévitable et
fatal.--Et puis il se dit:--Qu'en ce moment il avait un remplaçant,
qu'il paraissait qu'un nommé Champmathieu avait cette mauvaise chance,
et que, quant à lui, présent désormais au bagne dans la personne de ce
Champmathieu, présent dans la société sous le nom de M. Madeleine, il
n'avait plus rien à redouter, pourvu qu'il n'empêchât pas les hommes de
sceller sur la tête de ce Champmathieu cette pierre de l'infamie qui,
comme la pierre du sépulcre, tombe une fois et ne se relève jamais.

Tout cela était si violent et si étrange qu'il se fit soudain en lui
cette espèce de mouvement indescriptible qu'aucun homme n'éprouve plus
de deux ou trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de la conscience
qui remue tout ce que le coeur a de douteux, qui se compose d'ironie, de
joie et de désespoir, et qu'on pourrait appeler un éclat de rire
intérieur.

Il ralluma brusquement sa bougie.

--Eh bien quoi! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai peur? qu'est-ce que
j'ai à songer comme cela? Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n'avais plus
qu'une porte entr'ouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruption
dans ma vie; cette porte, la voilà murée! à jamais! Ce Javert qui me
trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m'avoir
deviné, qui m'avait deviné, pardieu! et qui me suivait partout, cet
affreux chien de chasse toujours en arrêt sur moi, le voilà dérouté,
occupé ailleurs, absolument dépisté! Il est satisfait désormais, il me
laissera tranquille, il tient son Jean Valjean! Qui sait même, il est
probable qu'il voudra quitter la ville! Et tout cela s'est fait sans
moi! Et je n'y suis pour rien! Ah çà, mais! qu'est-ce qu'il y a de
malheureux dans ceci? Des gens qui me verraient, parole d'honneur!
croiraient qu'il m'est arrivé une catastrophe! Après tout, s'il y a du
mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. C'est la providence
qui a tout fait. C'est qu'elle veut cela apparemment!

Ai-je le droit de déranger ce qu'elle arrange? Qu'est-ce que je demande
à présent? De quoi est-ce que je vais me mêler? Cela ne me regarde pas.
Comment! je ne suis pas content! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc? Le
but auquel j'aspire depuis tant d'années, le songe de mes nuits, l'objet
de mes prières au ciel, la sécurité, je l'atteins! C'est Dieu qui le
veut. Je n'ai rien à faire contre la volonté de Dieu. Et pourquoi Dieu
le veut-il? Pour que je continue ce que j'ai commencé, pour que je fasse
le bien, pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pour
qu'il soit dit qu'il y a eu enfin un peu de bonheur attaché à cette
pénitence que j'ai subie et à cette vertu où je suis revenu! Vraiment je
ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur tantôt d'entrer chez ce brave
curé et de tout lui raconter comme à un confesseur, et de lui demander
conseil, c'est évidemment là ce qu'il m'aurait dit. C'est décidé,
laissons aller les choses! laissons faire le bon Dieu!

Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penché sur ce
qu'on pourrait appeler son propre abîme. Il se leva de sa chaise, et se
mit à marcher dans la chambre.--Allons, dit-il, n'y pensons plus. Voilà
une résolution prise!--Mais il ne sentit aucune joie.

Au contraire.

On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de
revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marée; pour le
coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soulève l'âme comme l'océan.

Au bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit ce sombre
dialogue dans lequel c'était lui qui parlait et lui qui écoutait, disant
ce qu'il eût voulu taire, écoutant ce qu'il n'eût pas voulu entendre,
cédant à cette puissance mystérieuse qui lui disait: pense! comme elle
disait il y a deux mille ans à un autre condamné, marche!

Avant d'aller plus loin et pour être pleinement compris, insistons sur
une observation nécessaire.

Il est certain qu'on se parle à soi-même, il n'est pas un être pensant
qui ne l'ait éprouvé. On peut dire même que le verbe n'est jamais un
plus magnifique mystère que lorsqu'il va, dans l'intérieur d'un homme,
de la pensée à la conscience et qu'il retourne de la conscience à la
pensée. C'est dans ce sens seulement qu'il faut entendre les mots
souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s'écria. On se dit, on se
parle, on s'écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu.
Il y a un grand tumulte; tout parle en nous, excepté la bouche. Les
réalités de l'âme, pour n'être point visibles et palpables, n'en sont
pas moins des réalités.

Il se demanda donc où il en était. Il s'interrogea sur cette «résolution
prise». Il se confessa à lui-même que tout ce qu'il venait d'arranger
dans son esprit était monstrueux, que «laisser aller les choses, laisser
faire le bon Dieu», c'était tout simplement horrible. Laisser
s'accomplir cette méprise de la destinée et des hommes, ne pas
l'empêcher, s'y prêter par son silence, ne rien faire enfin, c'était
faire tout! c'était le dernier degré de l'indignité hypocrite! c'était
un crime bas, lâche, sournois, abject, hideux!

Pour la première fois depuis huit années, le malheureux homme venait de
sentir la saveur amère d'une mauvaise pensée et d'une mauvaise action.

Il la recracha avec dégoût.

Il continua de se questionner. Il se demanda sévèrement ce qu'il avait
entendu par ceci: "Mon but est atteint!" Il se déclara que sa vie avait
un but en effet. Mais quel but? cacher son nom? tromper la police?
Était-ce pour une chose si petite qu'il avait fait tout ce qu'il avait
fait? Est-ce qu'il n'avait pas un autre but, qui était le grand, qui
était le vrai? Sauver, non sa personne, mais son âme. Redevenir honnête
et bon. Être un juste! est-ce que ce n'était pas là surtout, là
uniquement, ce qu'il avait toujours voulu, ce que l'évêque lui avait
ordonné?--Fermer la porte à son passé? Mais il ne la fermait pas, grand
Dieu! il la rouvrait en faisant une action infâme! mais il redevenait un
voleur, et le plus odieux des voleurs! il volait à un autre son
existence, sa vie, sa paix, sa place au soleil! il devenait un assassin!
il tuait, il tuait moralement un misérable homme, il lui infligeait
cette affreuse mort vivante, cette mort à ciel ouvert, qu'on appelle le
bagne! Au contraire, se livrer, sauver cet homme frappé d'une si lugubre
erreur, reprendre son nom, redevenir par devoir le forçat Jean Valjean,
c'était là vraiment achever sa résurrection, et fermer à jamais l'enfer
d'où il sortait! Y retomber en apparence, c'était en sortir en réalité!
Il fallait faire cela! il n'avait rien fait s'il ne faisait pas cela!
toute sa vie était inutile, toute sa pénitence était perdue, et il n'y
avait plus qu'à dire: à quoi bon? Il sentait que l'évêque était là, que
l'évêque était d'autant plus présent qu'il était mort, que l'évêque le
regardait fixement, que désormais le maire Madeleine avec toutes ses
vertus lui serait abominable, et que le galérien Jean Valjean serait
admirable et pur devant lui. Que les hommes voyaient son masque, mais
que l'évêque voyait sa face. Que les hommes voyaient sa vie, mais que
l'évêque voyait sa conscience. Il fallait donc aller à Arras, délivrer
le faux Jean Valjean, dénoncer le véritable! Hélas! c'était là le plus
grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, le dernier pas à
franchir; mais il le fallait. Douloureuse destinée! il n'entrerait dans
la sainteté aux yeux de Dieu que s'il rentrait dans l'infamie aux yeux
des hommes!

--Eh bien, dit-il, prenons ce parti! faisons notre devoir! sauvons cet
homme!

Il prononça ces paroles à haute voix, sans s'apercevoir qu'il parlait
tout haut.

Il prit ses livres, les vérifia et les mit en ordre. Il jeta au feu une
liasse de créances qu'il avait sur de petits commerçants gênés. Il
écrivit une lettre qu'il cacheta et sur l'enveloppe de laquelle on
aurait pu lire, s'il y avait eu quelqu'un dans sa chambre en cet
instant: _À Monsieur Laffitte, banquier, rue d'Artois, à Paris_.

Il tira d'un secrétaire un portefeuille qui contenait quelques billets
de banque et le passeport dont il s'était servi cette même année pour
aller aux élections.

Qui l'eût vu pendant qu'il accomplissait ces divers actes auxquels se
mêlait une méditation si grave, ne se fût pas douté de ce qui se passait
en lui. Seulement par moments ses lèvres remuaient; dans d'autres
instants il relevait la tête et fixait son regard sur un point
quelconque de la muraille, comme s'il y avait précisément là quelque
chose qu'il voulait éclaircir ou interroger.

La lettre à M. Laffitte terminée, il la mit dans sa poche ainsi que le
portefeuille, et recommença à marcher.

Sa rêverie n'avait point dévié. Il continuait de voir clairement son
devoir écrit en lettres lumineuses qui flamboyaient devant ses yeux et
se déplaçaient avec son regard:--_Va! nomme-toi! dénonce-toi!_

Il voyait de même, et comme si elles se fussent mues devant lui avec des
formes sensibles, les deux idées qui avaient été jusque-là la double
règle de sa vie: cacher son nom, sanctifier son âme. Pour la première
fois, elles lui apparaissaient absolument distinctes, et il voyait la
différence qui les séparait. Il reconnaissait que l'une de ces idées
était nécessairement bonne, tandis que l'autre pouvait devenir mauvaise;
que celle-là était le dévouement et que celle-ci était la personnalité;
que l'une disait: le _prochain_, et que l'autre disait: _moi_; que l'une
venait de la lumière et que l'autre venait de la nuit.

Elles se combattaient, il les voyait se combattre. À mesure qu'il
songeait, elles avaient grandi devant l'oeil de son esprit; elles
avaient maintenant des statures colossales; et il lui semblait qu'il
voyait lutter au dedans de lui-même, dans cet infini dont nous parlions
tout à l'heure, au milieu des obscurités et des lueurs, une déesse et
une géante.

Il était plein d'épouvante, mais il lui semblait que la bonne pensée
l'emportait.

Il sentait qu'il touchait à l'autre moment décisif de sa conscience et
de sa destinée; que l'évêque avait marqué la première phase de sa vie
nouvelle, et que ce Champmathieu en marquait la seconde. Après la grande
crise, la grande épreuve.

Cependant la fièvre, un instant apaisée, lui revenait peu à peu. Mille
pensées le traversaient, mais elles continuaient de le fortifier dans sa
résolution.

Un moment il s'était dit:--qu'il prenait peut-être la chose trop
vivement, qu'après tout ce Champmathieu n'était pas intéressant, qu'en
somme il avait volé.

Il se répondit:--Si cet homme a en effet volé quelques pommes, c'est un
mois de prison. Il y a loin de là aux galères. Et qui sait même? a-t-il
volé? est-ce prouvé? Le nom de Jean Valjean l'accable et semble
dispenser de preuves. Les procureurs du roi n'agissent-ils pas
habituellement ainsi? On le croit voleur, parce qu'on le sait forçat.

Dans un autre instant, cette idée lui vint que, lorsqu'il se serait
dénoncé, peut-être on considérerait l'héroïsme de son action, et sa vie
honnête depuis sept ans, et ce qu'il avait fait pour le pays, et qu'on
lui ferait grâce.

Mais cette supposition s'évanouit bien vite, et il sourit amèrement en
songeant que le vol des quarante sous à Petit-Gervais le faisait
récidiviste, que cette affaire reparaîtrait certainement et, aux termes
précis de la loi, le ferait passible des travaux forcés à perpétuité.

Il se détourna de toute illusion, se détacha de plus en plus de la terre
et chercha la consolation et la force ailleurs. Il se dit qu'il fallait
faire son devoir; que peut-être même ne serait-il pas plus malheureux
après avoir fait son devoir qu'après l'avoir éludé; que s'il _laissait
faire_, s'il restait à Montreuil-sur-mer, sa considération, sa bonne
renommée, ses bonnes oeuvres, la déférence, la vénération, sa charité,
sa richesse, sa popularité, sa vertu, seraient assaisonnées d'un crime;
et quel goût auraient toutes ces choses saintes liées à cette chose
hideuse! tandis que, s'il accomplissait son sacrifice, au bagne, au
poteau, au carcan, au bonnet vert, au travail sans relâche, à la honte
sans pitié, il se mêlerait une idée céleste!

Enfin il se dit qu'il y avait nécessité, que sa destinée était ainsi
faite, qu'il n'était pas maître de déranger les arrangements d'en haut,
que dans tous les cas il fallait choisir: ou la vertu au dehors et
l'abomination au dedans, ou la sainteté au dedans et l'infamie au
dehors.

À remuer tant d'idées lugubres, son courage ne défaillait pas, mais son
cerveau se fatiguait. Il commençait à penser malgré lui à d'autres
choses, à des choses indifférentes. Ses artères battaient violemment
dans ses tempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d'abord à la
paroisse, puis à la maison de ville. Il compta les douze coups aux deux
horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappela à cette
occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez un marchand de
ferrailles une vieille cloche à vendre sur laquelle ce nom était écrit:
_Antoine Albin de Romainville_.

Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas à fermer la
fenêtre.

Cependant il était retombé dans sa stupeur. Il lui fallait faire un
assez grand effort pour se rappeler à quoi il songeait avant que minuit
sonnât. Il y parvint enfin.

--Ah! oui, se dit-il, j'avais pris la résolution de me dénoncer.

Et puis tout à coup il pensa à la Fantine.

--Tiens! dit-il, et cette pauvre femme!

Ici une crise nouvelle se déclara.

Fantine, apparaissant brusquement dans sa rêverie, y fut comme un rayon
d'une lumière inattendue. Il lui sembla que tout changeait d'aspect
autour de lui, il s'écria:

--Ah çà, mais! jusqu'ici je n'ai considéré que moi! je n'ai eu égard
qu'à ma convenance! Il me convient de me taire ou de me
dénoncer,--cacher ma personne ou sauver mon âme,--être un magistrat
méprisable et respecté ou un galérien infâme et vénérable, c'est moi,
c'est toujours moi, ce n'est que moi! Mais, mon Dieu, c'est de l'égoïsme
tout cela! Ce sont des formes diverses de l'égoïsme, mais c'est de
l'égoïsme! Si je songeais un peu aux autres? La première sainteté est de
penser à autrui. Voyons, examinons. Moi excepté, moi effacé, moi oublié,
qu'arrivera-t-il de tout ceci?--Si je me dénonce? on me prend. On lâche
ce Champmathieu, on me remet aux galères, c'est bien. Et puis? Que se
passe-t-il ici? Ah! ici, il y a un pays, une ville, des fabriques, une
industrie, des ouvriers, des hommes, des femmes, des vieux grands-pères,
des enfants, des pauvres gens! J'ai créé tout ceci, je fais vivre tout
cela; partout où il y a une cheminée qui fume, c'est moi qui ai mis le
tison dans le feu et la viande dans la marmite; j'ai fait l'aisance, la
circulation, le crédit; avant moi il n'y avait rien; j'ai relevé,
vivifié, animé, fécondé, stimulé, enrichi tout le pays; moi de moins,
c'est l'âme de moins. Je m'ôte, tout meurt.--Et cette femme qui a tant
souffert, qui a tant de mérites dans sa chute, dont j'ai causé sans le
vouloir tout le malheur! Et cet enfant que je voulais aller chercher,
que j'ai promis à la mère! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose
à cette femme, en réparation du mal que je lui ai fait? Si je disparais,
qu'arrive-t-il? La mère meurt. L'enfant devient ce qu'il peut. Voilà ce
qui se passe, si je me dénonce.--Si je ne me dénonce pas? Voyons, si je
ne me dénonce pas? Après s'être fait cette question, il s'arrêta; il eut
comme un moment d'hésitation et de tremblement; mais ce moment dura peu,
et il se répondit avec calme:

--Eh bien, cet homme va aux galères, c'est vrai, mais, que diable! il a
volé! J'ai beau me dire qu'il n'a pas volé, il a volé! Moi, je reste
ici, je continue. Dans dix ans j'aurai gagné dix millions, je les
répands dans le pays, je n'ai rien à moi, qu'est-ce que cela me fait? Ce
n'est pas pour moi ce que je fais! La prospérité de tous va croissant,
les industries s'éveillent et s'excitent, les manufactures et les usines
se multiplient, les familles, cent familles, mille familles! sont
heureuses; la contrée se peuple; il naît des villages où il n'y a que
des fermes, il naît des fermes où il n'y a rien; la misère disparaît, et
avec la misère disparaissent la débauche, la prostitution, le vol, le
meurtre, tous les vices, tous les crimes! Et cette pauvre mère élève son
enfant! et voilà tout un pays riche et honnête! Ah çà, j'étais fou,
j'étais absurde, qu'est-ce que je parlais donc de me dénoncer? Il faut
faire attention, vraiment, et ne rien précipiter. Quoi! parce qu'il
m'aura plu de faire le grand et le généreux,--c'est du mélodrame, après
tout!--parce que je n'aurai songé qu'à moi, qu'à moi seul, quoi! pour
sauver d'une punition peut-être un peu exagérée, mais juste au fond, on
ne sait qui, un voleur, un drôle évidemment, il faudra que tout un pays
périsse! il faudra qu'une pauvre femme crève à l'hôpital! qu'une pauvre
petite fille crève sur le pavé! comme des chiens! Ah! mais c'est
abominable! Sans même que la mère ait revu son enfant! sans que l'enfant
ait presque connu sa mère! Et tout ça pour ce vieux gredin de voleur de
pommes qui, à coup sûr, a mérité les galères pour autre chose, si ce
n'est pour cela! Beaux scrupules qui sauvent un coupable et qui
sacrifient des innocents, qui sauvent un vieux vagabond, lequel n'a plus
que quelques années à vivre au bout du compte et ne sera guère plus
malheureux au bagne que dans sa masure, et qui sacrifient toute une
population, mères, femmes, enfants! Cette pauvre petite Cosette qui n'a
que moi au monde et qui est sans doute en ce moment toute bleue de froid
dans le bouge de ces Thénardier! Voilà encore des canailles ceux-là! Et
je manquerais à mes devoirs envers tous ces pauvres êtres! Et je m'en
irais me dénoncer! Et je ferais cette inepte sottise! Mettons tout au
pis. Supposons qu'il y ait une mauvaise action pour moi dans ceci et que
ma conscience me la reproche un jour, accepter, pour le bien d'autrui,
ces reproches qui ne chargent que moi, cette mauvaise action qui ne
compromet que mon âme, c'est là qu'est le dévouement, c'est là qu'est la
vertu.

Il se leva, il se remit à marcher. Cette fois il lui semblait qu'il
était content. On ne trouve les diamants que dans les ténèbres de la
terre; on ne trouve les vérités que dans les profondeurs de la pensée.
Il lui semblait qu'après être descendu dans ces profondeurs, après avoir
longtemps tâtonné au plus noir de ces ténèbres, il venait enfin de
trouver un de ces diamants, une de ces vérités, et qu'il la tenait dans
sa main; et il s'éblouissait à la regarder.

--Oui, pensa-t-il, c'est cela. Je suis dans le vrai. J'ai la solution.
Il faut finir par s'en tenir à quelque chose. Mon parti est pris.
Laissons faire! Ne vacillons plus, ne reculons plus. Ceci est dans
l'intérêt de tous, non dans le mien. Je suis Madeleine, je reste
Madeleine. Malheur à celui qui est Jean Valjean! Ce n'est plus moi. Je
ne connais pas cet homme, je ne sais plus ce que c'est, s'il se trouve
que quelqu'un est Jean Valjean à cette heure, qu'il s'arrange! cela ne
me regarde pas. C'est un nom de fatalité qui flotte dans la nuit, s'il
s'arrête et s'abat sur une tête, tant pis pour elle!

Il se regarda dans le petit miroir qui était sur sa cheminée, et dit:

--Tiens! cela m'a soulagé de prendre une résolution! Je suis tout autre
à présent.

Il marcha encore quelques pas, puis il s'arrêta court:

--Allons! dit-il, il ne faut hésiter devant aucune des conséquences de
la résolution prise. Il y a encore des fils qui m'attachent à ce Jean
Valjean. Il faut les briser! Il y a ici, dans cette chambre même, des
objets qui m'accuseraient, des choses muettes qui seraient des témoins,
c'est dit, il faut que tout cela disparaisse.

Il fouilla dans sa poche, en tira sa bourse, l'ouvrit, et y prit une
petite clef.

Il introduisit cette clef dans une serrure dont on voyait à peine le
trou, perdu qu'il était dans les nuances les plus sombres du dessin qui
couvrait le papier collé sur le mur. Une cachette s'ouvrit, une espèce
de fausse armoire ménagée entre l'angle de la muraille et le manteau de
la cheminée. Il n'y avait dans cette cachette que quelques guenilles, un
sarrau de toile bleue, un vieux pantalon, un vieux havresac, et un gros
bâton d'épine ferré aux deux bouts. Ceux qui avaient vu Jean Valjean à
l'époque où il traversait Digne, en octobre 1815, eussent aisément
reconnu toutes les pièces de ce misérable accoutrement.

Il les avait conservées comme il avait conservé les chandeliers
d'argent, pour se rappeler toujours son point de départ. Seulement il
cachait ceci qui venait du bagne, et il laissait voir les flambeaux qui
venaient de l'évêque.

Il jeta un regard furtif vers la porte, comme s'il eût craint qu'elle ne
s'ouvrît malgré le verrou qui la fermait; puis d'un mouvement vif et
brusque et d'une seule brassée, sans même donner un coup d'oeil à ces
choses qu'il avait si religieusement et si périlleusement gardées
pendant tant d'années, il prit tout, haillons, bâton, havresac, et jeta
tout au feu. Il referma la fausse armoire, et, redoublant de
précautions, désormais inutiles puisqu'elle était vide, en cacha la
porte derrière un gros meuble qu'il y poussa.

Au bout de quelques secondes, la chambre et le mur d'en face furent
éclairés d'une grande réverbération rouge et tremblante. Tout brûlait.
Le bâton d'épine pétillait et jetait des étincelles jusqu'au milieu de
la chambre.

Le havresac, en se consumant avec d'affreux chiffons qu'il contenait,
avait mis à nu quelque chose qui brillait dans la cendre. En se
penchant, on eût aisément reconnu une pièce d'argent. Sans doute la
pièce de quarante sous volée au petit savoyard.

Lui ne regardait pas le feu et marchait, allant et venant toujours du
même pas.

Tout à coup ses yeux tombèrent sur les deux flambeaux d'argent que la
réverbération faisait reluire vaguement sur la cheminée.

--Tiens! pensa-t-il, tout Jean Valjean est encore là-dedans. Il faut
aussi détruire cela.

Il prit les deux flambeaux.

Il y avait assez de feu pour qu'on pût les déformer promptement et en
faire une sorte de lingot méconnaissable.

Il se pencha sur le foyer et s'y chauffa un instant. Il eut un vrai
bien-être.--La bonne chaleur! dit-il.

Il remua le brasier avec un des deux chandeliers. Une minute de plus, et
ils étaient dans le feu. En ce moment il lui sembla qu'il entendait une
voix qui criait au dedans de lui:

--Jean Valjean! Jean Valjean!

Ses cheveux se dressèrent, il devint comme un homme qui écoute une chose
terrible.

--Oui, c'est cela, achève! disait la voix. Complète ce que tu fais!
détruis ces flambeaux! anéantis ce souvenir! oublie l'évêque! oublie
tout! perds ce Champmathieu! va, c'est bien. Applaudis-toi! Ainsi, c'est
convenu, c'est résolu, c'est dit, voilà un homme, voilà un vieillard qui
ne sait ce qu'on lui veut, qui n'a rien fait peut-être, un innocent,
dont ton nom fait tout le malheur, sur qui ton nom pèse comme un crime,
qui va être pris pour toi, qui va être condamné, qui va finir ses jours
dans l'abjection et dans l'horreur! c'est bien. Sois honnête homme, toi.
Reste monsieur le maire, reste honorable et honoré, enrichis la ville,
nourris des indigents, élève des orphelins, vis heureux, vertueux et
admiré, et pendant ce temps-là, pendant que tu seras ici dans la joie et
dans la lumière, il y aura quelqu'un qui aura ta casaque rouge, qui
portera ton nom dans l'ignominie et qui traînera ta chaîne au bagne!
Oui, c'est bien arrangé ainsi! Ah! misérable!

La sueur lui coulait du front. Il attachait sur les flambeaux un oeil
hagard. Cependant ce qui parlait en lui n'avait pas fini. La voix
continuait:

--Jean Valjean! il y aura autour de toi beaucoup de voix qui feront un
grand bruit, qui parleront bien haut, et qui te béniront, et une seule
que personne n'entendra et qui te maudira dans les ténèbres. Eh bien!
écoute, infâme! toutes ces bénédictions retomberont avant d'arriver au
ciel, et il n'y aura que la malédiction qui montera jusqu'à Dieu! Cette
voix, d'abord toute faible et qui s'était élevée du plus obscur de sa
conscience, était devenue par degrés éclatante et formidable, et il
l'entendait maintenant à son oreille. Il lui semblait qu'elle était
sortie de lui-même et qu'elle parlait à présent en dehors de lui. Il
crut entendre les dernières paroles si distinctement qu'il regarda dans
la chambre avec une sorte de terreur.

--Y a-t-il quelqu'un ici? demanda-t-il à haute voix, et tout égaré.

Puis il reprit avec un rire qui ressemblait au rire d'un idiot:

--Que je suis bête! il ne peut y avoir personne.

Il y avait quelqu'un; mais celui qui y était n'était pas de ceux que
l'oeil humain peut voir.

Il posa les flambeaux sur la cheminée.

Alors il reprit cette marche monotone et lugubre qui troublait dans ses
rêves et réveillait en sursaut l'homme endormi au-dessous de lui.

Cette marche le soulageait et l'enivrait en même temps. Il semble que
parfois dans les occasions suprêmes on se remue pour demander conseil à
tout ce qu'on peut rencontrer en se déplaçant. Au bout de quelques
instants il ne savait plus où il en était.

Il reculait maintenant avec une égale épouvante devant les deux
résolutions qu'il avait prises tour à tour. Les deux idées qui le
conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre.--Quelle
fatalité! quelle rencontre que ce Champmathieu pris pour lui! Être
précipité justement par le moyen que la providence paraissait d'abord
avoir employé pour l'affermir!

Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu! se
livrer! Il envisagea avec un immense désespoir tout ce qu'il faudrait
quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à
cette existence si bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à
l'honneur, à la liberté! Il n'irait plus se promener dans les champs, il
n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus
l'aumône aux petits enfants! Il ne sentirait plus la douceur des regards
de reconnaissance et d'amour fixés sur lui! Il quitterait cette maison
qu'il avait bâtie, cette chambre, cette petite chambre! Tout lui
paraissait charmant à cette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il
n'écrirait plus sur cette petite table de bois blanc! Sa vieille
portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus son café le
matin. Grand Dieu! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la veste
rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes
ces horreurs connues! À son âge, après avoir été ce qu'il était! Si
encore il était jeune! Mais, vieux, être tutoyé par le premier venu,
être fouillé par le garde-chiourme, recevoir le coup de bâton de
l'argousin! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés! tendre matin
et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille! subir la
curiosité des étrangers auxquels on dirait: _Celui-là, c'est le fameux
Jean Valjean, qui a été maire à Montreuil-sur-mer_! Le soir, ruisselant
de sueur, accablé de lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter
deux à deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-échelle du bagne
flottant! Oh! quelle misère! La destinée peut-elle donc être méchante
comme un être intelligent et devenir monstrueuse comme le coeur humain!

Et, quoi qu'il fît, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui
était au fond de sa rêverie:--rester dans le paradis, et y devenir
démon! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange!

Que faire, grand Dieu! que faire?

La tourmente dont il était sorti avec tant de peine se déchaîna de
nouveau en lui. Ses idées recommencèrent à se mêler. Elles prirent ce je
ne sais quoi de stupéfié et de machinal qui est propre au désespoir. Ce
nom de Romainville lui revenait sans cesse à l'esprit avec deux vers
d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que
Romainville est un petit bois près Paris où les jeunes gens amoureux
vont cueillir des lilas au mois d'avril.

Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit
enfant qu'on laisse aller seul.

À de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort
pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière
fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque
sorte tombé d'épuisement. Faut-il se dénoncer? Faut-il se taire?--Il ne
réussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les
raisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaient l'un
après l'autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelque parti qu'il
s'arrêtât, nécessairement, et sans qu'il fût possible d'y échapper,
quelque chose de lui allait mourir; qu'il entrait dans un sépulcre à
droite comme à gauche; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son
bonheur ou l'agonie de sa vertu.

Hélas! toutes ses irrésolutions l'avaient repris. Il n'était pas plus
avancé qu'au commencement.

Ainsi se débattait sous l'angoisse cette malheureuse âme. Dix-huit cents
ans avant cet homme infortuné, l'être mystérieux, en qui se résument
toutes les saintetés et toutes les souffrances de l'humanité, avait
aussi lui, pendant que les oliviers frémissaient au vent farouche de
l'infini, longtemps écarté de la main l'effrayant calice qui lui
apparaissait ruisselant d'ombre et débordant de ténèbres dans des
profondeurs pleines d'étoiles.




Chapitre IV

Formes que prend la souffrance pendant le sommeil


Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures
qu'il marchait ainsi, presque sans interruption lorsqu'il se laissa
tomber sur sa chaise.

Il s'y endormit et fit un rêve.

Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne se rapportait à la situation que
par je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit
impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a écrit.
C'est un des papiers écrits de sa main qu'il a laissés. Nous croyons
devoir transcrire ici cette chose textuellement.

Quel que soit ce rêve, l'histoire de cette nuit serait incomplète si
nous l'omettions. C'est la sombre aventure d'une âme malade.

Le voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette ligne écrite: _Le rêve que
j'ai eu cette nuit-là._

«J'étais dans une campagne. Une grande campagne triste où il n'y avait
pas d'herbe. Il ne me semblait pas qu'il fît jour ni qu'il fît nuit.

«Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d'enfance, ce
frère auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me
souviens presque plus.

«Nous causions, et nous rencontrions des passants. Nous parlions d'une
voisine que nous avions eue autrefois, et qui, depuis qu'elle demeurait
sur la rue, travaillait la fenêtre toujours ouverte. Tout en causant,
nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte.

«Il n'y avait pas d'arbres dans la campagne.

«Nous vîmes un homme qui passa près de nous. C'était un homme tout nu,
couleur de cendre, monté sur un cheval couleur de terre. L'homme n'avait
pas de cheveux; on voyait son crâne et des veines sur son crâne. Il
tenait à la main une baguette qui était souple comme un sarment de vigne
et lourde comme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.

«Mon frère me dit: Prenons par le chemin creux.

«Il y avait un chemin creux où l'on ne voyait pas une broussaille ni un
brin de mousse. Tout était couleur de terre, même le ciel. Au bout de
quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. Je m'aperçus que
mon frère n'était plus avec moi.

«J'entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être là
Romainville (pourquoi Romainville?).

«La première rue où j'entrai était déserte. J'entrai dans une seconde
rue. Derrière l'angle que faisaient les deux rues, il y avait un homme
debout contre le mur. Je dis à cet homme:--Quel est ce pays? où suis-je?
L'homme ne répondit pas. Je vis la porte d'une maison ouverte, j'y
entrai.

«La première chambre était déserte. J'entrai dans la seconde. Derrière
la porte de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Je
demandai à cet homme:--À qui est cette maison? où suis-je? L'homme ne
répondit pas. La maison avait un jardin.

«Je sortis de la maison et j'entrai dans le jardin. Le jardin était
désert. Derrière le premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait
debout. Je dis à cet homme:--Quel est ce jardin? où suis-je? L'homme ne
répondit pas.

«J'errai dans le village, et je m'aperçus que c'était une ville. Toutes
les rues étaient désertes, toutes les portes étaient ouvertes. Aucun
être vivant ne passait dans les rues, ne marchait dans les chambres ou
ne se promenait dans les jardins. Mais il y avait derrière chaque angle
de mur, derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un homme debout
qui se taisait. On n'en voyait jamais qu'un à la fois. Ces hommes me
regardaient passer.

«Je sortis de la ville et je me mis à marcher dans les champs.

«Au bout de quelque temps, je me retournai, et je vis une grande foule
qui venait derrière moi. Je reconnus tous les hommes que j'avais vus
dans la ville. Ils avaient des têtes étranges. Ils ne semblaient pas se
hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient
aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et
m'entoura. Les visages de ces hommes étaient couleur de terre.

«Alors le premier que j'avais vu et questionné en entrant dans la ville
me dit:--Où allez-vous? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort
depuis longtemps?

«J'ouvris la bouche pour répondre, et je m'aperçus qu'il n'y avait
personne autour de moi.»

Il se réveilla. Il était glacé. Un vent qui était froid comme le vent du
matin faisait tourner dans leurs gonds les châssis de la croisée restée
ouverte. Le feu s'était éteint. La bougie touchait à sa fin. Il était
encore nuit noire.

Il se leva, il alla à la fenêtre. Il n'y avait toujours pas d'étoiles au
ciel.

De sa fenêtre on voyait la cour de la maison et la rue. Un bruit sec et
dur qui résonna tout à coup sur le sol lui fit baisser les yeux.

Il vit au-dessous de lui deux étoiles rouges dont les rayons
s'allongeaient et se raccourcissaient bizarrement dans l'ombre.

Comme sa pensée était encore à demi submergée dans la brume des
rêves.--tiens! songea-t-il, il n'y en a pas dans le ciel. Elles sont sur
la terre maintenant.

Cependant ce trouble se dissipa, un second bruit pareil au premier
acheva de le réveiller; il regarda, et il reconnut que ces deux étoiles
étaient les lanternes d'une voiture. À la clarté qu'elles jetaient, il
put distinguer la forme de cette voiture. C'était un tilbury attelé d'un
petit cheval blanc. Le bruit qu'il avait entendu, c'étaient les coups de
pied du cheval sur le pavé.

--Qu'est-ce que c'est que cette voiture? se dit-il. Qui est-ce qui vient
donc si matin? En ce moment on frappa un petit coup à la porte de sa
chambre.

Il frissonna de la tête aux pieds, et cria d'une voix terrible:

--Qui est là?

Quelqu'un répondit:

--Moi, monsieur le maire.

Il reconnut la voix de la vieille femme, sa portière.

--Eh bien, reprit-il, qu'est-ce que c'est?

--Monsieur le maire, il est tout à l'heure cinq heures du matin.

--Qu'est-ce que cela me fait?

--Monsieur le maire, c'est le cabriolet.

--Quel cabriolet?

--Le tilbury.

--Quel tilbury?

--Est-ce que monsieur le maire n'a pas fait demander un tilbury?

--Non, dit-il.

--Le cocher dit qu'il vient chercher monsieur le maire.

--Quel cocher?

--Le cocher de M. Scaufflaire.

--M. Scaufflaire?

Ce nom le fit tressaillir comme si un éclair lui eût passé devant la
face.

--Ah! oui! reprit-il, M. Scaufflaire.

Si la vieille femme l'eût pu voir en ce moment, elle eût été épouvantée.

Il se fit un assez long silence. Il examinait d'un air stupide la flamme
de la bougie et prenait autour de la mèche de la cire brûlante qu'il
roulait dans ses doigts.

La vieille attendait. Elle se hasarda pourtant à élever encore la voix:

--Monsieur le maire, que faut-il que je réponde?

--Dites que c'est bien, et que je descends.




Chapitre V

Bâtons dans les roues


Le service des postes d'Arras à Montreuil-sur-mer se faisait encore à
cette époque par de petites malles du temps de l'empire. Ces malles
étaient des cabriolets à deux roues, tapissés de cuir fauve au dedans,
suspendus sur des ressorts à pompe, et n'ayant que deux places, l'une
pour le courrier, l'autre pour le voyageur. Les roues étaient armées de
ces longs moyeux offensifs qui tiennent les autres voitures à distance
et qu'on voit encore sur les routes d'Allemagne. Le coffre aux dépêches,
immense boîte oblongue, était placé derrière le cabriolet et faisait
corps avec lui. Ce coffre était peint en noir et le cabriolet en jaune.

Ces voitures, auxquelles rien ne ressemble aujourd'hui, avaient je ne
sais quoi de difforme et de bossu, et, quand on les voyait passer de
loin et ramper dans quelque route à l'horizon, elles ressemblaient à ces
insectes qu'on appelle, je crois, termites, et qui, avec un petit
corsage, traînent un gros arrière-train. Elles allaient, du reste, fort
vite. La malle partie d'Arras toutes les nuits à une heure, après le
passage du courrier de Paris, arrivait à Montreuil-sur-mer un peu avant
cinq heures du matin.

Cette nuit-là, la malle qui descendait à Montreuil-sur-mer par la route
de Hesdin accrocha, au tournant d'une rue, au moment où elle entrait
dans la ville, un petit tilbury attelé d'un cheval blanc, qui venait en
sens inverse et dans lequel il n'y avait qu'une personne, un homme
enveloppé d'un manteau. La roue du tilbury reçut un choc assez rude. Le
courrier cria à cet homme d'arrêter, mais le voyageur n'écouta pas, et
continua sa route au grand trot.

--Voilà un homme diablement pressé! dit le courrier.

L'homme qui se hâtait ainsi, c'est celui que nous venons de voir se
débattre dans des convulsions dignes à coup sûr de pitié.

Où allait-il? Il n'eût pu le dire. Pourquoi se hâtait-il? Il ne savait.
Il allait au hasard devant lui. Où? À Arras sans doute; mais il allait
peut-être ailleurs aussi. Par moments il le sentait, et il tressaillait.

Il s'enfonçait dans cette nuit comme dans un gouffre. Quelque chose le
poussait, quelque chose l'attirait. Ce qui se passait en lui, personne
ne pourrait le dire, tous le comprendront. Quel homme n'est entré, au
moins une fois en sa vie, dans cette obscure caverne de l'inconnu?

Du reste il n'avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait.
Aucun des actes de sa conscience n'avait été définitif. Il était plus
que jamais comme au premier moment. Pourquoi allait-il à Arras?

Il se répétait ce qu'il s'était déjà dit en retenant le cabriolet de
Scaufflaire,--que, quel que dût être le résultat, il n'y avait aucun
inconvénient à voir de ses yeux, à juger les choses par lui-même;--que
cela même était prudent, qu'il fallait savoir ce qui se passerait; qu'on
ne pouvait rien décider sans avoir observé et scruté;--que de loin on se
faisait des montagnes de tout; qu'au bout du compte, lorsqu'il aurait vu
ce Champmathieu, quelque misérable, sa conscience serait probablement
fort soulagée de le laisser aller au bagne à sa place;--qu'à la vérité
il y aurait là Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce Cochepaille,
anciens forçats qui l'avaient connu; mais qu'à coup sûr ils ne le
reconnaîtraient pas;--bah! quelle idée!--que Javert en était à cent
lieues;--que toutes les conjectures et toutes les suppositions étaient
fixées sur ce Champmathieu, et que rien n'est entêté comme les
suppositions et les conjectures;--qu'il n'y avait donc aucun danger. Que
sans doute c'était un moment noir, mais qu'il en sortirait;--qu'après
tout il tenait sa destinée, si mauvaise qu'elle voulût être, dans sa
main;--qu'il en était le maître. Il se cramponnait à cette pensée.

Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras.

Cependant il y allait.

Tout en songeant, il fouettait le cheval, lequel trottait de ce bon trot
réglé et sûr qui fait deux lieues et demie à l'heure.

À mesure que le cabriolet avançait, il sentait quelque chose en lui qui
reculait.

Au point du jour il était en rase campagne; la ville de
Montreuil-sur-mer était assez loin derrière lui. Il regarda l'horizon
blanchir; il regarda, sans les voir, passer devant ses yeux toutes les
froides figures d'une aube d'hiver. Le matin a ses spectres comme le
soir. Il ne les voyait pas, mais, à son insu, et par une sorte de
pénétration presque physique, ces noires silhouettes d'arbres et de
collines ajoutaient à l'état violent de son âme je ne sais quoi de morne
et de sinistre.

Chaque fois qu'il passait devant une de ces maisons isolées qui côtoient
parfois les routes, il se disait: il y a pourtant là-dedans des gens qui
dorment!

Le trot du cheval, les grelots du harnais, les roues sur le pavé,
faisaient un bruit doux et monotone. Ces choses-là sont charmantes quand
on est joyeux et lugubres quand on est triste. Il était grand jour
lorsqu'il arriva à Hesdin. Il s'arrêta devant une auberge pour laisser
souffler le cheval et lui faire donner l'avoine.

Ce cheval était, comme l'avait dit Scaufflaire, de cette petite race du
Boulonnais qui a trop de tête, trop de ventre et pas assez d'encolure,
mais qui a le poitrail ouvert, la croupe large, la jambe sèche et fine
et le pied solide; race laide, mais robuste et saine. L'excellente bête
avait fait cinq lieues en deux heures et n'avait pas une goutte de sueur
sur la croupe.

Il n'était pas descendu du tilbury. Le garçon d'écurie qui apportait
l'avoine se baissa tout à coup et examina la roue de gauche.

--Allez-vous loin comme cela? dit cet homme.

Il répondit, presque sans sortir de sa rêverie:

--Pourquoi?

--Venez-vous de loin? reprit le garçon.

--De cinq lieues d'ici.

--Ah!

--Pourquoi dites-vous: ah?

Le garçon se pencha de nouveau, resta un moment silencieux, l'oeil fixé
sur la roue, puis se redressa en disant:

--C'est que voilà une roue qui vient de faire cinq lieues, c'est
possible, mais qui à coup sûr ne fera pas maintenant un quart de lieue.

Il sauta à bas du tilbury.

--Que dites-vous là, mon ami?

--Je dis que c'est un miracle que vous ayez fait cinq lieues sans
rouler, vous et votre cheval, dans quelque fossé de la grande route.
Regardez plutôt.

La roue en effet était gravement endommagée. Le choc de la malle-poste
avait fendu deux rayons et labouré le moyeu dont l'écrou ne tenait plus.

--Mon ami, dit-il au garçon d'écurie, il y a un charron ici?

--Sans doute, monsieur.

--Rendez-moi le service de l'aller chercher.

--Il est là, à deux pas. Hé! maître Bourgaillard!

Maître Bourgaillard, le charron, était sur le seuil de sa porte. Il vint
examiner la roue et fit la grimace d'un chirurgien qui considère une
jambe cassée.

--Pouvez-vous raccommoder cette roue sur-le-champ?

--Oui, monsieur.

--Quand pourrai-je repartir?

--Demain.

--Demain!

--Il y a une grande journée d'ouvrage. Est-ce que monsieur est pressé?

--Très pressé. Il faut que je reparte dans une heure au plus tard.

--Impossible, monsieur.

--Je payerai tout ce qu'on voudra.

--Impossible.

--Eh bien! dans deux heures.

--Impossible pour aujourd'hui. Il faut refaire deux rais et un moyeu.
Monsieur ne pourra repartir avant demain.

--L'affaire que j'ai ne peut attendre à demain. Si, au lieu de
raccommoder cette roue, on la remplaçait?

--Comment cela?

--Vous êtes charron?

--Sans doute, monsieur.

--Est-ce que vous n'auriez pas une roue à me vendre? Je pourrais
repartir tout de suite.

--Une roue de rechange?

--Oui.

--Je n'ai pas une roue toute faite pour votre cabriolet. Deux roues font
la paire. Deux roues ne vont pas ensemble au hasard.

--En ce cas, vendez-moi une paire de roues.

--Monsieur, toutes les roues ne vont pas à tous les essieux.

--Essayez toujours.

--C'est inutile, monsieur. Je n'ai à vendre que des roues de charrette.
Nous sommes un petit pays ici.

--Auriez-vous un cabriolet à me louer?

Le maître charron, du premier coup d'oeil, avait reconnu que le tilbury
était une voiture de louage. Il haussa les épaules.

--Vous les arrangez bien, les cabriolets qu'on vous loue! j'en aurais un
que je ne vous le louerais pas.

--Eh bien, à me vendre?

--Je n'en ai pas.

--Quoi! pas une carriole? Je ne suis pas difficile, comme vous voyez.

--Nous sommes un petit pays. J'ai bien là sous la remise, ajouta le
charron, une vieille calèche qui est à un bourgeois de la ville qui me
l'a donnée en garde et qui s'en sert tous les trente-six du mois. Je
vous la louerais bien, qu'est-ce que cela me fait? mais il ne faudrait
pas que le bourgeois la vît passer; et puis, c'est une calèche, il
faudrait deux chevaux.

--Je prendrai des chevaux de poste.

--Où va monsieur?

--À Arras.

--Et monsieur veut arriver aujourd'hui?

--Mais oui.

--En prenant des chevaux de poste?

--Pourquoi pas?

--Est-il égal à monsieur d'arriver cette nuit à quatre heures du matin?

--Non certes.

--C'est que, voyez-vous bien, il y a une chose à dire, en prenant des
chevaux de poste....

--Monsieur a son passeport?

--Oui.

--Eh bien, en prenant des chevaux de poste, monsieur n'arrivera pas à
Arras avant demain. Nous sommes un chemin de traverse. Les relais sont
mal servis, les chevaux sont aux champs. C'est la saison des grandes
charrues qui commence, il faut de forts attelages, et l'on prend les
chevaux partout, à la poste comme ailleurs. Monsieur attendra au moins
trois ou quatre heures à chaque relais. Et puis on va au pas. Il y a
beaucoup de côtes à monter.

--Allons, j'irai à cheval. Dételez le cabriolet. On me vendra bien une
selle dans le pays.

--Sans doute. Mais ce cheval-ci endure-t-il la selle?

--C'est vrai, vous m'y faites penser. Il ne l'endure pas.

--Alors....

--Mais je trouverai bien dans le village un cheval à louer?

--Un cheval pour aller à Arras d'une traite!

--Oui.

--Il faudrait un cheval comme on n'en a pas dans nos endroits. Il
faudrait l'acheter d'abord, car on ne vous connaît pas. Mais ni à vendre
ni à louer, ni pour cinq cents francs, ni pour mille, vous ne le
trouveriez pas!

--Comment faire?

--Le mieux, là, en honnête homme, c'est que je raccommode la roue et que
vous remettiez votre voyage à demain.

--Demain il sera trop tard.

--Dame!

--N'y a-t-il pas la malle-poste qui va à Arras? Quand passe-t-elle?

--La nuit prochaine. Les deux malles font le service la nuit, celle qui
monte comme celle qui descend.

--Comment! il vous faut une journée pour raccommoder cette roue?

--Une journée, et une bonne!

--En mettant deux ouvriers?

--En en mettant dix!

--Si on liait les rayons avec des cordes?

--Les rayons, oui; le moyeu, non. Et puis la jante aussi est en mauvais
état.

--Y a-t-il un loueur de voitures dans la ville?

--Non.

--Y a-t-il un autre charron?

Le garçon d'écurie et le maître charron répondirent en même temps en
hochant la tête.

--Non.

Il sentit une immense joie.

Il était évident que la providence s'en mêlait. C'était elle qui avait
brisé la roue du tilbury et qui l'arrêtait en route. Il ne s'était pas
rendu à cette espèce de première sommation; il venait de faire tous les
efforts possibles pour continuer son voyage; il avait loyalement et
scrupuleusement épuisé tous les moyens; il n'avait reculé ni devant la
saison, ni devant la fatigue, ni devant la dépense; il n'avait rien à se
reprocher. S'il n'allait pas plus loin, cela ne le regardait plus. Ce
n'était plus sa faute, c'était, non le fait de sa conscience, mais le
fait de la providence.

Il respira. Il respira librement et à pleine poitrine pour la première
fois depuis la visite de Javert. Il lui semblait que le poignet de fer
qui lui serrait le coeur depuis vingt heures venait de le lâcher.

Il lui paraissait que maintenant Dieu était pour lui, et se déclarait.

Il se dit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait, et qu'à présent il
n'avait qu'à revenir sur ses pas, tranquillement.

Si sa conversation avec le charron eût eu lieu dans une chambre de
l'auberge, elle n'eût point eu de témoins, personne ne l'eût entendue,
les choses en fussent restées là, et il est probable que nous n'aurions
eu à raconter aucun des événements qu'on va lire; mais cette
conversation s'était faite dans la rue. Tout colloque dans la rue
produit inévitablement un cercle. Il y a toujours des gens qui ne
demandent qu'à être spectateurs. Pendant qu'il questionnait le charron,
quelques allants et venants s'étaient arrêtés autour d'eux. Après avoir
écouté pendant quelques minutes, un jeune garçon, auquel personne
n'avait pris garde, s'était détaché du groupe en courant.

Au moment où le voyageur, après la délibération intérieure que nous
venons d'indiquer, prenait la résolution de rebrousser chemin, cet
enfant revenait. Il était accompagné d'une vieille femme.

--Monsieur, dit la femme, mon garçon me dit que vous avez envie de louer
un cabriolet. Cette simple parole, prononcée par une vieille femme que
conduisait un enfant, lui fit ruisseler la sueur dans les reins. Il crut
voir la main qui l'avait lâché reparaître dans l'ombre derrière lui,
toute prête à le reprendre.

Il répondit:

--Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet à louer.

Et il se hâta d'ajouter:

--Mais il n'y en a pas dans le pays.

--Si fait, dit la vieille.

--Où ça donc? reprit le charron.

--Chez moi, répliqua la vieille.

Il tressaillit. La main fatale l'avait ressaisi.

La vieille avait en effet sous un hangar une façon de carriole en osier.
Le charron et le garçon d'auberge, désolés que le voyageur leur
échappât, intervinrent.

--C'était une affreuse guimbarde,--cela était posé à cru sur
l'essieu,--il est vrai que les banquettes étaient suspendues à
l'intérieur avec des lanières de cuir,--il pleuvait dedans,--les roues
étaient rouillées et rongées d'humidité,--cela n'irait pas beaucoup plus
loin que le tilbury,--une vraie patache!--Ce monsieur aurait bien tort
de s'y embarquer,--etc., etc.

Tout cela était vrai, mais cette guimbarde, cette patache, cette chose,
quelle qu'elle fût, roulait sur ses deux roues et pouvait aller à Arras.

Il paya ce qu'on voulut, laissa le tilbury à réparer chez le charron
pour l'y retrouver à son retour, fit atteler le cheval blanc à la
carriole, y monta, et reprit la route qu'il suivait depuis le matin.

Au moment où la carriole s'ébranla, il s'avoua qu'il avait eu l'instant
d'auparavant une certaine joie de songer qu'il n'irait point où il
allait. Il examina cette joie avec une sorte de colère et la trouva
absurde. Pourquoi de la joie à revenir en arrière? Après tout, il
faisait ce voyage librement. Personne ne l'y forçait. Et, certainement,
rien n'arriverait que ce qu'il voudrait bien.

Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait:
arrêtez! arrêtez! Il arrêta la carriole d'un mouvement vif dans lequel
il y avait encore je ne sais quoi de fébrile et de convulsif qui
ressemblait à de l'espérance.

C'était le petit garçon de la vieille.

--Monsieur, dit-il, c'est moi qui vous ai procuré la carriole.

--Eh bien!

--Vous ne m'avez rien donné.

Lui qui donnait à tous et si facilement, il trouva cette prétention
exorbitante et presque odieuse.

--Ah! c'est toi, drôle? dit-il, tu n'auras rien!

Il fouetta le cheval et repartit au grand trot.

Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, il eût voulu le rattraper. Le
petit cheval était courageux et tirait comme deux; mais on était au mois
de février, il avait plu, les routes étaient mauvaises. Et puis, ce
n'était plus le tilbury. La carriole était dure et très lourde. Avec
cela force montées.

Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. Quatre
heures pour cinq lieues.

À Saint-Pol il détela à la première auberge venue, et fit mener le
cheval à l'écurie. Comme il l'avait promis à Scaufflaire, il se tint
près du râtelier pendant que le cheval mangeait. Il songeait à des
choses tristes et confuses.

La femme de l'aubergiste entre dans l'écurie.

--Est-ce que monsieur ne veut pas déjeuner?

--Tiens, c'est vrai, dit-il, j'ai même bon appétit. Il suivit cette
femme qui avait une figure fraîche et réjouie. Elle le conduisit dans
une salle basse où il y avait des tables ayant pour nappes des toiles
cirées.

--Dépêchez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. Je suis pressé.

Une grosse servante flamande mit son couvert en toute hâte. Il regardait
cette fille avec un sentiment de bien-être.

--C'est là ce que j'avais, pensa-t-il. Je n'avais pas déjeuné.

On le servit. Il se jeta sur le pain, mordit une bouchée, puis le reposa
lentement sur la table et n'y toucha plus.

Un routier mangeait à une autre table. Il dit à cet homme:

--Pourquoi leur pain est-il donc si amer?

Le routier était allemand et n'entendit pas.

Il retourna dans l'écurie près du cheval.

Une heure après, il avait quitté Saint-Pol et se dirigeait vers Tinques
qui n'est qu'à cinq lieues d'Arras.

Que faisait-il pendant ce trajet? À quoi pensait-il? Comme le matin, il
regardait passer les arbres, les toits de chaume, les champs cultivés,
et les évanouissements du paysage qui se disloque à chaque coude du
chemin. C'est là une contemplation qui suffit quelquefois à l'âme et qui
la dispense presque de penser. Voir mille objets pour la première et
pour la dernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond!
Voyager, c'est naître et mourir à chaque instant. Peut-être, dans la
région la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre
ces horizons changeants et l'existence humaine. Toutes les choses de la
vie sont perpétuellement en fuite devant nous. Les obscurcissements et
les clartés s'entremêlent: après un éblouissement, une éclipse; on
regarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce qui passe; chaque
événement est un tournant de la route; et tout à coup on est vieux. On
sent comme une secousse, tout est noir, on distingue une porte obscure,
ce sombre cheval de la vie qui vous traînait s'arrête, et l'on voit
quelqu'un de voilé et d'inconnu qui le dételle dans les ténèbres.

Le crépuscule tombait au moment où des enfants qui sortaient de l'école
regardèrent ce voyageur entrer dans Tinques. Il est vrai qu'on était
encore aux jours courts de l'année. Il ne s'arrêta pas à Tinques. Comme
il débouchait du village, un cantonnier qui empierrait la route dressa
la tête et dit:

--Voilà un cheval bien fatigué.

La pauvre bête en effet n'allait plus qu'au pas.

--Est-ce que vous allez à Arras? ajouta le cantonnier.

--Oui.

--Si vous allez de ce train, vous n'y arriverez pas de bonne heure.

Il arrêta le cheval et demanda au cantonnier:

--Combien y a-t-il encore d'ici à Arras?

--Près de sept grandes lieues.

--Comment cela? le livre de poste ne marque que cinq lieues et un quart.

--Ah! reprit le cantonnier, vous ne savez donc pas que la route est en
réparation? Vous allez la trouver coupée à un quart d'heure d'ici. Pas
moyen d'aller plus loin.

--Vraiment.

--Vous prendrez à gauche, le chemin qui va à Carency, vous passerez la
rivière; et, quand vous serez à Camblin, vous tournerez à droite; c'est
la route de Mont-Saint-Éloy qui va à Arras.

--Mais voilà la nuit, je me perdrai.

--Vous n'êtes pas du pays?

--Non.

--Avec ça, c'est tout chemins de traverse. Tenez, Monsieur, reprit le
cantonnier, voulez-vous que je vous donne un conseil? Votre cheval est
las, rentrez dans Tinques. Il y a une bonne auberge. Couchez-y. Vous
irez demain à Arras.

--Il faut que j'y sois ce soir.

--C'est différent. Alors allez tout de même à cette auberge et prenez-y
un cheval de renfort. Le garçon du cheval vous guidera dans la traverse.

Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussa chemin, et une demi-heure
après il repassait au même endroit, mais au grand trot, avec un bon
cheval de renfort. Un garçon d'écurie qui s'intitulait postillon était
assis sur le brancard de la carriole.

Cependant il sentait qu'il perdait du temps.

Il faisait tout à fait nuit.

Ils s'engagèrent dans la traverse. La route devint affreuse. La carriole
tombait d'une ornière dans l'autre. Il dit au postillon:

--Toujours au trot, et double pourboire.

Dans un cahot le palonnier cassa.

--Monsieur, dit le postillon, voilà le palonnier cassé, je ne sais plus
comment atteler mon cheval, cette route-ci est bien mauvaise la nuit; si
vous vouliez revenir coucher à Tinques, nous pourrions être demain matin
de bonne heure à Arras.

Il répondit:

--As-tu un bout de corde et un couteau?

--Oui, monsieur.

Il coupa une branche d'arbre et en fit un palonnier.

Ce fut encore une perte de vingt minutes; mais ils repartirent au galop.

La plaine était ténébreuse. Des brouillards bas, courts et noirs
rampaient sur les collines et s'en arrachaient comme des fumées. Il y
avait des lueurs blanchâtres dans les nuages. Un grand vent qui venait
de la mer faisait dans tous les coins de l'horizon le bruit de quelqu'un
qui remue des meubles. Tout ce qu'on entrevoyait avait des attitudes de
terreur. Que de choses frissonnent sous ces vastes souffles de la nuit!

Le froid le pénétrait. Il n'avait pas mangé depuis la veille. Il se
rappelait vaguement son autre course nocturne dans la grande plaine aux
environs de Digne. Il y avait huit ans; et cela lui semblait hier.

Une heure sonna à quelque clocher lointain. Il demanda au garçon:

--Quelle est cette heure?

--Sept heures, monsieur. Nous serons à Arras à huit. Nous n'avons plus
que trois lieues. En ce moment il fit pour la première fois cette
réflexion--en trouvant étrange qu'elle ne lui fût pas venue plus
tôt--que c'était peut-être inutile, toute la peine qu'il prenait; qu'il
ne savait seulement pas l'heure du procès; qu'il aurait dû au moins s'en
informer; qu'il était extravagant d'aller ainsi devant soi sans savoir
si cela servirait à quelque chose.--Puis il ébaucha quelques calculs
dans son esprit:--qu'ordinairement les séances des cours d'assises
commençaient à neuf heures du matin;--que cela ne devait pas être long,
cette affaire-là;--que le vol de pommes, ce serait très court;--qu'il
n'y aurait plus ensuite qu'une question d'identité;--quatre ou cinq
dépositions, peu de chose à dire pour les avocats;--qu'il allait
arriver lorsque tout serait fini!

Le postillon fouettait les chevaux. Ils avaient passé la rivière et
laissé derrière eux Mont-Saint-Éloy.

La nuit devenait de plus en plus profonde.




Chapitre VI

La soeur Simplice mise à l'épreuve


Cependant, en ce moment-là même, Fantine était dans la joie.

Elle avait passé une très mauvaise nuit. Toux affreuse, redoublement de
fièvre; elle avait eu des songes. Le matin, à la visite du médecin, elle
délirait. Il avait eu l'air alarmé et avait recommandé qu'on le prévînt
dès que M. Madeleine viendrait.

Toute la matinée elle fut morne, parla peu, et fit des plis à ses draps
en murmurant à voix basse des calculs qui avaient l'air d'être des
calculs de distances. Ses yeux étaient caves et fixes. Ils paraissaient
presque éteints, et puis, par moments, ils se rallumaient et
resplendissaient comme des étoiles. Il semble qu'aux approches d'une
certaine heure sombre, la clarté du ciel emplisse ceux que quitte la
clarté de la terre.

Chaque fois que la soeur Simplice lui demandait comment elle se
trouvait, elle répondait invariablement:

--Bien. Je voudrais voir monsieur Madeleine.

Quelques mois auparavant, à ce moment où Fantine venait de perdre sa
dernière pudeur, sa dernière honte et sa dernière joie, elle était
l'ombre d'elle-même; maintenant elle en était le spectre. Le mal
physique avait complété l'oeuvre du mal moral. Cette créature de
vingt-cinq ans avait le front ridé, les joues flasques, les narines
pincées, les dents déchaussées, le teint plombé, le cou osseux, les
clavicules saillantes, les membres chétifs, la peau terreuse, et ses
cheveux blonds poussaient mêlés de cheveux gris. Hélas! comme la maladie
improvise la vieillesse! À midi, le médecin revint, il fit quelques
prescriptions, s'informa si M. le maire avait paru à l'infirmerie, et
branla la tête.

M. Madeleine venait d'habitude à trois heures voir la malade. Comme
l'exactitude était de la bonté, il était exact.

Vers deux heures et demie, Fantine commença à s'agiter. Dans l'espace de
vingt minutes, elle demanda plus de dix fois à la religieuse:

--Ma soeur, quelle heure est-il?

Trois heures sonnèrent. Au troisième coup, Fantine se dressa sur son
séant, elle qui d'ordinaire pouvait à peine remuer dans son lit; elle
joignit dans une sorte d'étreinte convulsive ses deux mains décharnées
et jaunes, et la religieuse entendit sortir de sa poitrine un de ces
soupirs profonds qui semblent soulever un accablement. Puis Fantine se
tourna et regarda la porte.

Personne n'entra; la porte ne s'ouvrit point.

Elle resta ainsi un quart d'heure, l'oeil attaché sur la porte, immobile
et comme retenant son haleine. La soeur n'osait lui parler. L'église
sonna trois heures un quart. Fantine se laissa retomber sur l'oreiller.

Elle ne dit rien et se remit à faire des plis à son drap. La demi-heure
passa, puis l'heure. Personne ne vint.

Chaque fois que l'horloge sonnait, Fantine se dressait et regardait du
côté de la porte, puis elle retombait.

On voyait clairement sa pensée, mais elle ne prononçait aucun nom, elle
ne se plaignait pas, elle n'accusait pas. Seulement elle toussait d'une
façon lugubre. On eût dit que quelque chose d'obscur s'abaissait sur
elle. Elle était livide et avait les lèvres bleues. Elle souriait par
moments.

Cinq heures sonnèrent. Alors la soeur l'entendit qui disait très bas et
doucement:

--Mais puisque je m'en vais demain, il a tort de ne pas venir
aujourd'hui!

La soeur Simplice elle-même était surprise du retard de M. Madeleine.

Cependant Fantine regardait le ciel de son lit. Elle avait l'air de
chercher à se rappeler quelque chose. Tout à coup elle se mit à chanter
d'une voix faible comme un souffle. La religieuse écouta. Voici ce que
Fantine chantait:

          _Nous achèterons de bien belles choses_
         _En nous promenant le long des faubourgs._
       _Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,_
         _Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours._
           _La vierge Marie auprès de mon poêle_
            _Est venue hier en manteau brodé,_
         _Et m'a dit:--Voici, caché sous mon voile,_
          _Le petit qu'un jour tu m'as demandé._
          _Courez à la ville, ayez de la toile,_
             _Achetez du fil, achetez un dé._
          _Nous achèterons de bien belles choses_
         _En nous promenant le long des faubourgs._
         _Bonne sainte Vierge, auprès de mon poêle_
           _J'ai mis un berceau de rubans orné_
         _Dieu me donnerait sa plus belle étoile,_
         _J'aime mieux l'enfant que tu m'as donné._
          --_Madame, que faire avec cette toile?_
         --_Faites un trousseau pour mon nouveau-né._
        _Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,_
          _Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours._
                  --_Lavez cette toile._
                --_Où?_--_Dans la rivière._
             _Faites-en, sans rien gâter ni salir,_
              _Une belle jupe avec sa brassière_
            _Que je veux broder et de fleurs emplir._
        --_L'enfant n'est plus là, madame, qu'en faire?_
            --_Faites-en un drap pour m'ensevelir._
             _Nous achèterons de bien belles choses_
           _En nous promenant le long des faubourgs._
         _Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,_
          _Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours._

Cette chanson était une vieille romance de berceuse avec laquelle
autrefois elle endormait sa petite Cosette, et qui ne s'était pas
offerte à son esprit depuis cinq ans qu'elle n'avait plus son enfant.
Elle chantait cela d'une voix si triste et sur un air si doux que
c'était à faire pleurer, même une religieuse. La soeur, habituée aux
choses austères, sentit une larme lui venir.

L'horloge sonna six heures. Fantine ne parut pas entendre. Elle semblait
ne plus faire attention à aucune chose autour d'elle.

La soeur Simplice envoya une fille de service s'informer près de la
portière de la fabrique si M. le maire était rentré et s'il ne monterait
pas bientôt à l'infirmerie. La fille revint au bout de quelques minutes.

Fantine était toujours immobile et paraissait attentive à des idées
qu'elle avait.

La servante raconta très bas à la soeur Simplice que M. le maire était
parti le matin même avant six heures dans un petit tilbury attelé d'un
cheval blanc, par le froid qu'il faisait, qu'il était parti seul, pas
même de cocher, qu'on ne savait pas le chemin qu'il avait pris, que des
personnes disaient l'avoir vu tourner par la route d'Arras, que d'autres
assuraient l'avoir rencontré sur la route de Paris. Qu'en s'en allant il
avait été comme à l'ordinaire très doux, et qu'il avait seulement dit à
la portière qu'on ne l'attendît pas cette nuit.

Pendant que les deux femmes, le dos tourné au lit de la Fantine,
chuchotaient, la soeur questionnant, la servante conjecturant, la
Fantine, avec cette vivacité fébrile de certaines maladies organiques
qui mêle les mouvements libres de la santé à l'effrayante maigreur de la
mort, s'était mise à genoux sur son lit, ses deux poings crispés appuyés
sur le traversin, et, la tête passée par l'intervalle des rideaux, elle
écoutait. Tout à coup elle cria:

--Vous parlez là de monsieur Madeleine! pourquoi parlez-vous tout bas?
Qu'est-ce qu'il fait? Pourquoi ne vient-il pas?

Sa voix était si brusque et si rauque que les deux femmes crurent
entendre une voix d'homme; elles se retournèrent effrayées.

--Répondez donc! cria Fantine.

La servante balbutia:

--La portière m'a dit qu'il ne pourrait pas venir aujourd'hui.

--Mon enfant, dit la soeur, tenez-vous tranquille, recouchez-vous.

Fantine, sans changer d'attitude, reprit d'une voix haute et avec un
accent tout à la fois impérieux et déchirant:

--Il ne pourra venir? Pourquoi cela? Vous savez la raison. Vous la
chuchotiez là entre vous. Je veux la savoir.

La servante se hâta de dire à l'oreille de la religieuse:

--Répondez qu'il est occupé au conseil municipal.

La soeur Simplice rougit légèrement; c'était un mensonge que la servante
lui proposait. D'un autre côté il lui semblait bien que dire la vérité à
la malade ce serait sans doute lui porter un coup terrible et que cela
était grave dans l'état où était Fantine. Cette rougeur dura peu. La
soeur leva sur Fantine son oeil calme et triste, et dit:

--Monsieur le maire est parti.

Fantine se redressa et s'assit sur ses talons. Ses yeux étincelèrent.
Une joie inouïe rayonna sur cette physionomie douloureuse.

--Parti! s'écria-t-elle. Il est allé chercher Cosette!

Puis elle tendit ses deux mains vers le ciel et tout son visage devint
ineffable. Ses lèvres remuaient; elle priait à voix basse.

Quand sa prière fut finie:

--Ma soeur, dit-elle, je veux bien me recoucher, je vais faire tout ce
qu'on voudra; tout à l'heure j'ai été méchante, je vous demande pardon
d'avoir parlé si haut, c'est très mal de parler haut, je le sais bien,
ma bonne soeur, mais voyez-vous, je suis très contente. Le bon Dieu est
bon, monsieur Madeleine est bon, figurez-vous qu'il est allé chercher ma
petite Cosette à Montfermeil.

Elle se recoucha, aida la religieuse à arranger l'oreiller et baisa une
petite croix d'argent qu'elle avait au cou et que la soeur Simplice lui
avait donnée.

--Mon enfant, dit la soeur, tâchez de reposer maintenant, et ne parlez
plus.

Fantine prit dans ses mains moites la main de la soeur, qui souffrait de
lui sentir cette sueur.

--Il est parti ce matin pour aller à Paris. Au fait il n'a pas même
besoin de passer par Paris. Montfermeil, c'est un peu à gauche en
venant. Vous rappelez-vous comme il me disait hier quand je lui parlais
de Cosette: bientôt, bientôt? C'est une surprise qu'il veut me faire.
Vous savez? il m'avait fait signer une lettre pour la reprendre aux
Thénardier. Ils n'auront rien à dire, pas vrai? Ils rendront Cosette.
Puisqu'ils sont payés. Les autorités ne souffriraient pas qu'on garde un
enfant quand on est payé. Ma soeur, ne me faites pas signe qu'il ne faut
pas que je parle. Je suis extrêmement heureuse, je vais très bien, je
n'ai plus de mal du tout, je vais revoir Cosette, j'ai même très faim.
Il y a près de cinq ans que je ne l'ai vue. Vous ne vous figurez pas,
vous, comme cela vous tient, les enfants! Et puis elle sera si gentille,
vous verrez! Si vous saviez, elle a de si jolis petits doigts roses!
D'abord elle aura de très belles mains. À un an, elle avait des mains
ridicules. Ainsi!--Elle doit être grande à présent. Cela vous a sept
ans. C'est une demoiselle. Je l'appelle Cosette, mais elle s'appelle
Euphrasie. Tenez, ce matin, je regardais de la poussière qui était sur
la cheminée et j'avais bien l'idée comme cela que je reverrais bientôt
Cosette. Mon Dieu! comme on a tort d'être des années sans voir ses
enfants! on devrait bien réfléchir que la vie n'est pas éternelle! Oh!
comme il est bon d'être parti, monsieur le maire! C'est vrai ça, qu'il
fait bien froid? avait-il son manteau au moins? Il sera ici demain,
n'est-ce pas? Ce sera demain fête. Demain matin, ma soeur, vous me ferez
penser à mettre mon petit bonnet qui a de la dentelle. Montfermeil,
c'est un pays. J'ai fait cette route-là, à pied, dans le temps. Il y a
eu bien loin pour moi. Mais les diligences vont très vite! Il sera ici
demain avec Cosette. Combien y a-t-il d'ici Montfermeil?

La soeur, qui n'avait aucune idée des distances, répondit:

--Oh! je crois bien qu'il pourra être ici demain.

--Demain! demain! dit Fantine, je verrai Cosette demain! Voyez-vous,
bonne soeur du bon Dieu, je ne suis plus malade. Je suis folle. Je
danserais, si on voulait.

Quelqu'un qui l'eût vue un quart d'heure auparavant n'y eût rien
compris. Elle était maintenant toute rose, elle parlait d'une voix vive
et naturelle, toute sa figure n'était qu'un sourire. Par moments elle
riait en se parlant tout bas. Joie de mère, c'est presque joie d'enfant.

--Eh bien, reprit la religieuse, vous voilà heureuse, obéissez-moi, ne
parlez plus.

Fantine posa sa tête sur l'oreiller et dit à demi-voix:

--Oui, recouche-toi, sois sage puisque tu vas avoir ton enfant. Elle a
raison, soeur Simplice. Tous ceux qui sont ici ont raison.

Et puis, sans bouger, sans remuer la tête, elle se mit à regarder
partout avec ses yeux tout grands ouverts et un air joyeux, et elle ne
dit plus rien.

La soeur referma ses rideaux, espérant qu'elle s'assoupirait.

Entre sept et huit heures le médecin vint. N'entendant aucun bruit, il
crut que Fantine dormait, entra doucement et s'approcha du lit sur la
pointe du pied. Il entrouvrit les rideaux, et à la lueur de la veilleuse
il vit les grands yeux calmes de Fantine qui le regardaient.

Elle lui dit:

--Monsieur, n'est-ce pas, on me laissera la coucher à côté de moi dans
un petit lit?

Le médecin crut qu'elle délirait. Elle ajouta:

--Regardez plutôt, il y a juste de la place.

Le médecin prit à part la soeur Simplice qui lui expliqua la chose, que
M. Madeleine était absent pour un jour ou deux, et que, dans le doute,
on n'avait pas cru devoir détromper la malade qui croyait monsieur le
maire parti pour Montfermeil; qu'il était possible en somme qu'elle eût
deviné juste. Le médecin approuva.

Il se rapprocha du lit de Fantine, qui reprit:

--C'est que, voyez-vous, le matin, quand elle s'éveillera, je lui dirai
bonjour à ce pauvre chat, et la nuit, moi qui ne dors pas, je
l'entendrai dormir. Sa petite respiration si douce, cela me fera du
bien.

--Donnez-moi votre main, dit le médecin.

Elle tendit son bras, et s'écria en riant.

--Ah! tiens! au fait, c'est vrai, vous ne savez pas c'est que je suis
guérie. Cosette arrive demain.

Le médecin fut surpris. Elle était mieux. L'oppression était moindre. Le
pouls avait repris de la force. Une sorte de vie survenue tout à coup
ranimait ce pauvre être épuisé.

--Monsieur le docteur, reprit-elle, la soeur vous a-t-elle dit que
monsieur le maire était allé chercher le chiffon?

Le médecin recommanda le silence et qu'on évitât toute émotion pénible.
Il prescrivit une infusion de quinquina pur, et, pour le cas où la
fièvre reprendrait dans la nuit, une potion calmante. En s'en allant, il
dit à la soeur:

--Cela va mieux. Si le bonheur voulait qu'en effet monsieur le maire
arrivât demain avec l'enfant, qui sait? il y a des crises si étonnantes,
on a vu de grandes joies arrêter court des maladies; je sais bien que
celle-ci est une maladie organique, et bien avancée, mais c'est un tel
mystère que tout cela! Nous la sauverions peut-être.




Chapitre VII

Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir.


Il était près de huit heures du soir quand la carriole que nous avons
laissée en route entra sous la porte cochère de l'hôtel de la Poste
à Arras. L'homme que nous avons suivi jusqu'à ce moment en descendit,
répondit d'un air distrait aux empressements des gens de l'auberge,
renvoya le cheval de renfort, et conduisit lui-même le petit cheval
blanc à l'écurie; puis il poussa la porte d'une salle de billard qui
était au rez-de-chaussée, s'y assit, et s'accouda sur une table. Il
avait mis quatorze heures à ce trajet qu'il comptait faire en six.
Il se rendait la justice que ce n'était pas sa faute; mais au fond il
n'en était pas fâché.

La maîtresse de l'hôtel entra.

--Monsieur couche-t-il? monsieur soupe-t-il?

Il fit un signe de tête négatif.

--Le garçon d'écurie dit que le cheval de monsieur est bien fatigué!

Ici il rompit le silence.

--Est-ce que le cheval ne pourra pas repartir demain matin?

--Oh! monsieur! il lui faut au moins deux jours de repos.

Il demanda:

--N'est-ce pas ici le bureau de poste?

--Oui, monsieur.

L'hôtesse le mena à ce bureau; il montra son passeport et s'informa s'il
y avait moyen de revenir cette nuit même à Montreuil-sur-mer par la
malle; la place à côté du courrier était justement vacante; il la retint
et la paya.

--Monsieur, dit le buraliste, ne manquez pas d'être ici pour partir à
une heure précise du matin.

Cela fait, il sortit de l'hôtel et se mit à marcher dans la ville.

Il ne connaissait pas Arras, les rues étaient obscures, et il allait au
hasard. Cependant il semblait s'obstiner à ne pas demander son chemin
aux passants. Il traversa la petite rivière Crinchon et se trouva dans
un dédale de ruelles étroites où il se perdit. Un bourgeois cheminait
avec un falot. Après quelque hésitation, il prit le parti de s'adresser
à ce bourgeois, non sans avoir d'abord regardé devant et derrière lui,
comme s'il craignait que quelqu'un n'entendit la question qu'il allait
faire.

--Monsieur, dit-il, le palais de justice, s'il vous plaît?

--Vous n'êtes pas de la ville, monsieur? répondit le bourgeois qui était
un assez vieux homme, eh bien, suivez-moi. Je vais précisément du côté
du palais de justice, c'est-à-dire du côté de l'hôtel de la préfecture.
Car on répare en ce moment le palais, et provisoirement les tribunaux
ont leurs audiences à la préfecture.

--Est-ce là, demanda-t-il, qu'on tient les assises?

--Sans doute, monsieur. Voyez-vous, ce qui est la préfecture aujourd'hui
était l'évêché avant la révolution. Monsieur de Conzié, qui était évêque
en quatre-vingt-deux, y a fait bâtir une grande salle. C'est dans cette
grande salle qu'on juge.

Chemin faisant, le bourgeois lui dit:

--Si c'est un procès que monsieur veut voir, il est un peu tard.
Ordinairement les séances finissent à six heures.

Cependant, comme ils arrivaient sur la grande place, le bourgeois lui
montra quatre longues fenêtres éclairées sur la façade d'un vaste
bâtiment ténébreux.

--Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps, vous avez du bonheur.
Voyez-vous ces quatre fenêtres? c'est la cour d'assises. Il y a de la
lumière. Donc ce n'est pas fini. L'affaire aura traîné en longueur et on
fait une audience du soir. Vous vous intéressez à cette affaire? Est-ce
que c'est un procès criminel? Est-ce que vous êtes témoin?

Il répondit:

--Je ne viens pour aucune affaire, j'ai seulement à parler à un avocat.

--C'est différent, dit le bourgeois. Tenez, monsieur, voici la porte. Où
est le factionnaire. Vous n'aurez qu'à monter le grand escalier.

Il se conforma aux indications du bourgeois, et, quelques minutes après,
il était dans une salle où il y avait beaucoup de monde et où des
groupes mêlés d'avocats en robe chuchotaient çà et là.

C'est toujours une chose qui serre le coeur de voir ces attroupements
d'hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil
des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent
de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des
condamnations faites d'avance. Tous ces groupes semblent à l'observateur
qui passe et qui rêve autant de ruches sombres où des espèces d'esprits
bourdonnants construisent en commun toutes sortes d'édifices ténébreux.

Cette salle, spacieuse et éclairée d'une seule lampe, était une ancienne
antichambre de l'évêché et servait de salle des pas perdus. Une porte à
deux battants, fermée en ce moment, la séparait de la grande chambre où
siégeait la cour d'assises.

L'obscurité était telle qu'il ne craignit pas de s'adresser au premier
avocat qu'il rencontra.

--Monsieur, dit-il, où en est-on?

--C'est fini, dit l'avocat.

--Fini!

Ce mot fut répété d'un tel accent que l'avocat se retourna.

--Pardon, monsieur, vous êtes peut-être un parent?

--Non. Je ne connais personne ici. Et y a-t-il eu condamnation?

--Sans doute. Cela n'était guère possible autrement.

--Aux travaux forcés?...

--À perpétuité.

Il reprit d'une voix tellement faible qu'on l'entendait à peine:

--L'identité a donc été constatée?

--Quelle identité? répondit l'avocat. Il n'y avait pas d'identité à
constater. L'affaire était simple. Cette femme avait tué son enfant,
l'infanticide a été prouvé, le jury a écarté la préméditation, on l'a
condamnée à vie.

--C'est donc une femme? dit-il.

--Mais sûrement. La fille Limosin. De quoi me parlez-vous donc?

--De rien. Mais puisque c'est fini, comment se fait-il que la salle soit
encore éclairée?

--C'est pour l'autre affaire qu'on a commencée il y a à peu près deux
heures.

--Quelle autre affaire?

--Oh! celle-là est claire aussi. C'est une espèce de gueux, un
récidiviste, un galérien, qui a volé. Je ne sais plus trop son nom. En
voilà un qui vous a une mine de bandit. Rien que pour avoir cette
figure-là, je l'enverrais aux galères.

--Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il moyen de pénétrer dans la salle?

--Je ne crois vraiment pas. Il y a beaucoup de foule. Cependant
l'audience est suspendue. Il y a des gens qui sont sortis, et, à la
reprise de l'audience, vous pourrez essayer.

--Par où entre-t-on?

--Par cette grande porte.

L'avocat le quitta. En quelques instants, il avait éprouvé, presque en
même temps, presque mêlées, toutes les émotions possibles. Les paroles
de cet indifférent lui avaient tour à tour traversé le coeur comme des
aiguilles de glace et comme des lames de feu. Quand il vit que rien
n'était terminé, il respira; mais il n'eût pu dire si ce qu'il
ressentait était du contentement ou de la douleur.

Il s'approcha de plusieurs groupes et il écouta ce qu'on disait. Le rôle
de la session étant très chargé, le président avait indiqué pour ce même
jour deux affaires simples et courtes. On avait commencé par
l'infanticide, et maintenant on en était au forçat, au récidiviste, au
"cheval de retour". Cet homme avait volé des pommes, mais cela ne
paraissait pas bien prouvé; ce qui était prouvé, c'est qu'il avait été
déjà aux galères à Toulon. C'est ce qui faisait son affaire mauvaise. Du
reste, l'interrogatoire de l'homme était terminé et les dépositions des
témoins; mais il y avait encore les plaidoiries de l'avocat et le
réquisitoire du ministère public; cela ne devait guère finir avant
minuit. L'homme serait probablement condamné; l'avocat général était
très bon--et ne manquait pas ses accusés--c'était un garçon d'esprit qui
faisait des vers.

Un huissier se tenait debout près de la porte qui communiquait avec la
salle des assises. Il demanda à cet huissier:

--Monsieur, la porte va-t-elle bientôt s'ouvrir?

--Elle ne s'ouvrira pas, dit l'huissier.

--Comment! on ne l'ouvrira pas à la reprise de l'audience? est-ce que
l'audience n'est pas suspendue?

--L'audience vient d'être reprise, répondit l'huissier, mais la porte ne
se rouvrira pas.

--Pourquoi?

--Parce que la salle est pleine.

--Quoi? il n'y a plus une place?

--Plus une seule. La porte est fermée. Personne ne peut plus entrer.

L'huissier ajouta après un silence:

--Il y a bien encore deux ou trois places derrière monsieur le
président, mais monsieur le président n'y admet que les fonctionnaires
publics.

Cela dit, l'huissier lui tourna le dos.

Il se retira la tête baissée, traversa l'antichambre et redescendit
l'escalier lentement, comme hésitant à chaque marche. Il est probable
qu'il tenait conseil avec lui-même. Le violent combat qui se livrait en
lui depuis la veille n'était pas fini; et, à chaque instant, il en
traversait quelque nouvelle péripétie. Arrivé sur le palier de
l'escalier, il s'adossa à la rampe et croisa les bras. Tout à coup il
ouvrit sa redingote, prit son portefeuille, en tira un crayon, déchira
une feuille, et écrivit rapidement sur cette feuille à la lueur du
réverbère cette ligne:--_M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer_.
Puis il remonta l'escalier à grands pas, fendit la foule, marcha droit à
l'huissier, lui remit le papier, et lui dit avec autorité:

--Portez ceci à monsieur le président.

L'huissier prit le papier, y jeta un coup d'oeil et obéit.




Chapitre VIII

Entrée de faveur


Sans qu'il s'en doutât, le maire de Montreuil-sur-mer avait une sorte de
célébrité. Depuis sept ans que sa réputation de vertu remplissait tout
le bas Boulonnais, elle avait fini par franchir les limites d'un petit
pays et s'était répandue dans les deux ou trois départements voisins.
Outre le service considérable qu'il avait rendu au chef-lieu en y
restaurant l'industrie des verroteries noires, il n'était pas une des
cent quarante et une communes de l'arrondissement de Montreuil-sur-mer
qui ne lui dût quelque bienfait. Il avait su même au besoin aider et
féconder les industries des autres arrondissements. C'est ainsi qu'il
avait dans l'occasion soutenu de son crédit et de ses fonds la fabrique
de tulle de Boulogne, la filature de lin à la mécanique de Frévent et la
manufacture hydraulique de toiles de Boubers-sur-Canche. Partout on
prononçait avec vénération le nom de M. Madeleine. Arras et Douai
enviaient son maire à l'heureuse petite ville de Montreuil-sur-mer.

Le conseiller à la cour royale de Douai, qui présidait cette session des
assises à Arras, connaissait comme tout le monde ce nom si profondément
et si universellement honoré. Quand l'huissier, ouvrant discrètement la
porte qui communiquait de la chambre du conseil à l'audience, se pencha
derrière le fauteuil du président et lui remit le papier où était écrite
la ligne qu'on vient de lire, en ajoutant: _Ce monsieur désire assister
à l'audience_, le président fit un vif mouvement de déférence, saisit
une plume, écrivit quelques mots au bas du papier, et le rendit à
l'huissier en lui disant: Faites entrer.

L'homme malheureux dont nous racontons l'histoire était resté près de la
porte de la salle à la même place et dans la même attitude où l'huissier
l'avait quitté. Il entendit, à travers sa rêverie, quelqu'un qui lui
disait: Monsieur veut-il bien me faire l'honneur de me suivre? C'était
ce même huissier qui lui avait tourné le dos l'instant d'auparavant et
qui maintenant le saluait jusqu'à terre. L'huissier en même temps lui
remit le papier. Il le déplia, et, comme il se rencontrait qu'il était
près de la lampe, il put lire:

«Le président de la cour d'assises présente son respect à M. Madeleine.»

Il froissa le papier entre ses mains, comme si ces quelques mots eussent
eu pour lui un arrière-goût étrange et amer.

Il suivit l'huissier.

Quelques minutes après, il se trouvait seul dans une espèce de cabinet
lambrissé, d'un aspect sévère, éclairé par deux bougies posées sur une
table à tapis vert. Il avait encore dans l'oreille les dernières paroles
de l'huissier qui venait de le quitter--«Monsieur, vous voici dans la
chambre du conseil; vous n'avez qu'à tourner le bouton de cuivre de
cette porte, et vous vous trouverez dans l'audience derrière le fauteuil
de monsieur le président.»--Ces paroles se mêlaient dans sa pensée à un
souvenir vague de corridors étroits et d'escaliers noirs qu'il venait de
parcourir.

L'huissier l'avait laissé seul. Le moment suprême était arrivé. Il
cherchait à se recueillir sans pouvoir y parvenir. C'est surtout aux
heures où l'on aurait le plus besoin de les rattacher aux réalités
poignantes de la vie que tous les fils de la pensée se rompent dans le
cerveau. Il était dans l'endroit même où les juges délibèrent et
condamnent. Il regardait avec une tranquillité stupide cette chambre
paisible et redoutable où tant d'existences avaient été brisées, où son
nom allait retentir tout à l'heure, et que sa destinée traversait en ce
moment. Il regardait la muraille, puis il se regardait lui-même,
s'étonnant que ce fût cette chambre et que ce fût lui.

Il n'avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures, il était brisé
par les cahots de la carriole, mais il ne le sentait pas; il lui
semblait qu'il ne sentait rien.

Il s'approcha d'un cadre noir qui était accroché au mur et qui contenait
sous verre une vieille lettre autographe de Jean-Nicolas Pache, maire de
Paris et ministre, datée, sans doute par erreur, du _9 juin an II_, et
dans laquelle Pache envoyait à la commune la liste des ministres et des
députés tenus en arrestation chez eux. Un témoin qui l'eût pu voir et
qui l'eût observé en cet instant eût sans doute imaginé Fantine et
Cosette.

Tout en rêvant, il se retourna, et ses yeux rencontrèrent le bouton de
cuivre de la porte qui le séparait de la salle des assises. Il avait
presque oublié cette porte. Son regard, d'abord calme, s'y arrêta, resta
attaché à ce bouton de cuivre, puis devint effaré et fixe, et
s'empreignit peu à peu d'épouvante. Des gouttes de sueur lui sortaient
d'entre les cheveux et ruisselaient sur ses tempes.

À un certain moment, il fit avec une sorte d'autorité mêlée de rébellion
ce geste indescriptible qui veut dire et qui dit si bien: _Pardieu! qui
est-ce qui m'y force?_ Puis il se tourna vivement, vit devant lui la
porte par laquelle il était entré, y alla, l'ouvrit, et sortit. Il
n'était plus dans cette chambre, il était dehors, dans un corridor, un
corridor long, étroit, coupé de degrés et de guichets, faisant toutes
sortes d'angles, éclairé çà et là de réverbères pareils à des veilleuses
de malades, le corridor par où il était venu. Il respira, il écouta;
aucun bruit derrière lui, aucun bruit devant lui; il se mit à fuir comme
si on le poursuivait.

Quand il eut doublé plusieurs des coudes de ce couloir, il écouta
encore. C'était toujours le même silence et la même ombre autour de lui.
Il était essoufflé, il chancelait, il s'appuya au mur. La pierre était
froide, sa sueur était glacée sur son front, il se redressa en
frissonnant.

Alors, là, seul, debout dans cette obscurité, tremblant de froid et
d'autre chose peut-être, il songea.

Il avait songé toute la nuit, il avait songé toute la journée; il
n'entendait plus en lui qu'une voix qui disait: hélas!

Un quart d'heure s'écoula ainsi. Enfin, il pencha la tête, soupira avec
angoisse, laissa pendre ses bras, et revint sur ses pas. Il marchait
lentement et comme accablé. Il semblait que quelqu'un l'eût atteint dans
sa fuite et le ramenât.

Il rentra dans la chambre du conseil. La première chose qu'il aperçut,
ce fut la gâchette de la porte. Cette gâchette, ronde et en cuivre poli,
resplendissait pour lui comme une effroyable étoile. Il la regardait
comme une brebis regarderait l'oeil d'un tigre.

Ses yeux ne pouvaient s'en détacher.

De temps en temps il faisait un pas et se rapprochait de la porte.

S'il eût écouté, il eût entendu, comme une sorte de murmure confus, le
bruit de la salle voisine; mais il n'écoutait pas, et il n'entendait
pas.

Tout à coup, sans qu'il sût lui-même comment, il se trouva près de la
porte. Il saisit convulsivement le bouton; la porte s'ouvrit.

Il était dans la salle d'audience.




Chapitre IX

Un lieu où des convictions sont en train de se former


Il fit un pas, referma machinalement la porte derrière lui, et resta
debout, considérant ce qu'il voyait.

C'était une assez vaste enceinte à peine éclairée, tantôt pleine de
rumeur, tantôt pleine de silence, où tout l'appareil d'un procès
criminel se développait avec sa gravité mesquine et lugubre au milieu de
la foule.

À un bout de la salle, celui où il se trouvait, des juges à l'air
distrait, en robe usée, se rongeant les ongles ou fermant les paupières;
à l'autre bout, une foule en haillons; des avocats dans toutes sortes
d'attitudes; des soldats au visage honnête et dur; de vieilles boiseries
tachées, un plafond sale, des tables couvertes d'une serge plutôt jaune
que verte, des portes noircies par les mains; à des clous plantés dans
le lambris, des quinquets d'estaminet donnant plus de fumée que de
clarté; sur les tables, des chandelles dans des chandeliers de cuivre;
l'obscurité, la laideur, la tristesse; et de tout cela se dégageait une
impression austère et auguste, car on y sentait cette grande chose
humaine qu'on appelle la loi et cette grande chose divine qu'on appelle
la justice.

Personne dans cette foule ne fit attention à lui. Tous les regards
convergeaient vers un point unique, un banc de bois adossé à une petite
porte, le long de la muraille, à gauche du président. Sur ce banc, que
plusieurs chandelles éclairaient, il y avait un homme entre deux
gendarmes.

Cet homme, c'était l'homme.

Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux allèrent là naturellement,
comme s'ils avaient su d'avance où était cette figure.

Il crut se voir lui-même, vieilli, non pas sans doute absolument
semblable de visage, mais tout pareil d'attitude et d'aspect, avec ces
cheveux hérissés, avec cette prunelle fauve et inquiète, avec cette
blouse, tel qu'il était le jour où il entrait à Digne, plein de haine et
cachant dans son âme ce hideux trésor de pensées affreuses qu'il avait
mis dix-neuf ans à ramasser sur le pavé du bagne.

Il se dit avec un frémissement:

--Mon Dieu! est-ce que je redeviendrai ainsi?

Cet être paraissait au moins soixante ans. Il avait je ne sais quoi de
rude, de stupide et d'effarouché.

Au bruit de la porte, on s'était rangé pour lui faire place, le
président avait tourné la tête, et comprenant que le personnage qui
venait d'entrer était M. le maire de Montreuil-sur-mer, il l'avait
salué. L'avocat général, qui avait vu M. Madeleine à Montreuil-sur-mer
où des opérations de son ministère l'avaient plus d'une fois appelé, le
reconnut, et salua également. Lui s'en aperçut à peine. Il était en
proie à une sorte d'hallucination; il regardait.

Des juges, un greffier, des gendarmes, une foule de têtes cruellement
curieuses, il avait déjà vu cela une fois, autrefois, il y avait
vingt-sept ans. Ces choses funestes, il les retrouvait; elles étaient
là, elles remuaient, elles existaient. Ce n'était plus un effort de sa
mémoire, un mirage de sa pensée, c'étaient de vrais gendarmes et de
vrais juges, une vraie foule et de vrais hommes en chair et en os. C'en
était fait, il voyait reparaître et revivre autour de lui, avec tout ce
que la réalité a de formidable, les aspects monstrueux de son passé.

Tout cela était béant devant lui.

Il en eut horreur, il ferma les yeux, et s'écria au plus profond de son
âme: jamais!

Et par un jeu tragique de la destinée qui faisait trembler toutes ses
idées et le rendait presque fou, c'était un autre lui-même qui était là!
Cet homme qu'on jugeait, tous l'appelaient Jean Valjean!

Il avait sous les yeux, vision inouïe, une sorte de représentation du
moment le plus horrible de sa vie, jouée par son fantôme.

Tout y était, c'était le même appareil, la même heure de nuit, presque
les mêmes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement,
au-dessus de la tête du président, il y avait un crucifix, chose qui
manquait aux tribunaux du temps de sa condamnation. Quand on l'avait
jugé, Dieu était absent.

Une chaise était derrière lui; il s'y laissa tomber, terrifié de l'idée
qu'on pouvait le voir. Quand il fut assis, il profita d'une pile de
cartons qui était sur le bureau des juges pour dérober son visage à
toute la salle. Il pouvait maintenant voir sans être vu. Peu à peu il se
remit. Il rentra pleinement dans le sentiment du réel; il arriva à cette
phase de calme où l'on peut écouter.

M. Bamatabois était au nombre des jurés. Il chercha Javert, mais il ne
le vit pas. Le banc des témoins lui était caché par la table du
greffier. Et puis, nous venons de le dire, la salle était à peine
éclairée.

Au moment où il était entré, l'avocat de l'accusé achevait sa
plaidoirie. L'attention de tous était excitée au plus haut point;
l'affaire durait depuis trois heures. Depuis trois heures, cette foule
regardait plier peu à peu sous le poids d'une vraisemblance terrible un
homme, un inconnu, une espèce d'être misérable, profondément stupide ou
profondément habile. Cet homme, on le sait déjà, était un vagabond qui
avait été trouvé dans un champ, emportant une branche chargée de pommes
mûres, cassée à un pommier dans un clos voisin, appelé le clos Pierron.
Qui était cet homme? Une enquête avait eu lieu; des témoins venaient
d'être entendus, ils avaient été unanimes, des lumières avaient jailli
de tout le débat. L'accusation disait:

--Nous ne tenons pas seulement un voleur de fruits, un maraudeur; nous
tenons là, dans notre main, un bandit, un relaps en rupture de ban, un
ancien forçat, un scélérat des plus dangereux, un malfaiteur appelé Jean
Valjean que la justice recherche depuis longtemps, et qui, il y a huit
ans, en sortant du bagne de Toulon, a commis un vol de grand chemin à
main armée sur la personne d'un enfant savoyard appelé Petit-Gervais,
crime prévu par l'article 383 du code pénal, pour lequel nous nous
réservons de le poursuivre ultérieurement, quand l'identité sera
judiciairement acquise. Il vient de commettre un nouveau vol. C'est un
cas de récidive. Condamnez-le pour le fait nouveau; il sera jugé plus
tard pour le fait ancien.

Devant cette accusation, devant l'unanimité des témoins, l'accusé
paraissait surtout étonné. Il faisait des gestes et des signes qui
voulaient dire non, ou bien il considérait le plafond. Il parlait avec
peine, répondait avec embarras, mais de la tête aux pieds toute sa
personne niait. Il était comme un idiot en présence de toutes ces
intelligences rangées en bataille autour de lui, et comme un étranger au
milieu de cette société qui le saisissait. Cependant il y allait pour
lui de l'avenir le plus menaçant, la vraisemblance croissait à chaque
minute, et toute cette foule regardait avec plus d'anxiété que lui-même
cette sentence pleine de calamités qui penchait sur lui de plus en plus.
Une éventualité laissait même entrevoir, outre le bagne, la peine de
mort possible, si l'identité était reconnue et si l'affaire
Petit-Gervais se terminait plus tard par une condamnation. Qu'était-ce
que cet homme? De quelle nature était son apathie? Etait-ce imbécillité
ou ruse? Comprenait-il trop, ou ne comprenait-il pas du tout? Questions
qui divisaient la foule et semblaient partager le jury. Il y avait dans
ce procès ce qui effraye et ce qui intrigue; le drame n'était pas
seulement sombre, il était obscur. Le défenseur avait assez bien plaidé,
dans cette langue de province qui a longtemps constitué l'éloquence du
barreau et dont usaient jadis tous les avocats, aussi bien à Paris qu'à
Romorantin ou à Montbrison, et qui aujourd'hui, étant devenue classique,
n'est plus guère parlée que par les orateurs officiels du parquet,
auxquels elle convient par sa sonorité grave et son allure majestueuse;
langue où un mari s'appelle un époux, une femme, une épouse, Paris, le
centre des arts et de la civilisation, le roi, le monarque, monseigneur
l'évêque, un saint pontife, l'avocat général, l'éloquent interprète de
la vindicte, la plaidoirie, les accents qu'on vient d'entendre, le
siècle de Louis XIV, le grand siècle, un théâtre, le temple de
Melpomène, la famille régnante, l'auguste sang de nos rois, un concert,
une solennité musicale, monsieur le général commandant le département,
l'illustre guerrier qui, etc., les élèves du séminaire, ces tendres
lévites, les erreurs imputées aux journaux, l'imposture qui distille son
venin dans les colonnes de ces organes, etc., etc.--L'avocat donc avait
commencé par s'expliquer sur le vol des pommes,--chose malaisée en beau
style; mais Bénigne Bossuet lui-même a été obligé de faire allusion à
une poule en pleine oraison funèbre, et il s'en est tiré avec pompe.
L'avocat avait établi que le vol de pommes n'était pas matériellement
prouvé.--Son client, qu'en sa qualité de défenseur, il persistait à
appeler Champmathieu, n'avait été vu de personne escaladant le mur ou
cassant la branche. On l'avait arrêté nanti de cette branche (que
l'avocat appelait plus volontiers rameau); mais il disait l'avoir
trouvée à terre et ramassée. Où était la preuve du contraire?--Sans
doute cette branche avait été cassée et dérobée après escalade, puis
jetée là par le maraudeur alarmé; sans doute il y avait un voleur. Mais
qu'est-ce qui prouvait que ce voleur était Champmathieu? Une seule
chose. Sa qualité d'ancien forçat. L'avocat ne niait pas que cette
qualité ne parût malheureusement bien constatée; l'accusé avait résidé à
Faverolles; l'accusé y avait été émondeur; le nom de Champmathieu
pouvait bien avoir pour origine Jean Mathieu; tout cela était vrai;
enfin quatre témoins reconnaissaient sans hésiter et positivement
Champmathieu pour être le galérien Jean Valjean; à ces indications, à
ces témoignages, l'avocat ne pouvait opposer que la dénégation de son
client, dénégation intéressée; mais en supposant qu'il fût le forçat
Jean Valjean, cela prouvait-il qu'il fût le voleur des pommes? C'était
une présomption, tout au plus; non une preuve. L'accusé, cela était
vrai, et le défenseur «dans sa bonne foi» devait en convenir, avait
adopté «un mauvais système de défense»--Il s'obstinait à nier tout, le
vol et sa qualité de forçat. Un aveu sur ce dernier point eût mieux
valu, à coup sûr, et lui eût concilié l'indulgence de ses juges;
l'avocat le lui avait conseillé; mais l'accusé s'y était refusé
obstinément, croyant sans doute sauver tout en n'avouant rien. C'était
un tort; mais ne fallait-il pas considérer la brièveté de cette
intelligence? Cet homme était visiblement stupide. Un long malheur au
bagne, une longue misère hors du bagne, l'avaient abruti, etc., etc. Il
se défendait mal, était-ce une raison pour le condamner? Quant à
l'affaire Petit-Gervais, l'avocat n'avait pas à la discuter, elle
n'était point dans la cause. L'avocat concluait en suppliant le jury et
la cour, si l'identité de Jean Valjean leur paraissait évidente, de lui
appliquer les peines de police qui s'adressent au condamné en rupture de
ban, et non le châtiment épouvantable qui frappe le forçat récidiviste.

L'avocat général répliqua au défenseur. Il fut violent et fleuri, comme
sont habituellement les avocats généraux.

Il félicita le défenseur de sa «loyauté», et profita habilement de cette
loyauté. Il atteignit l'accusé par toutes les concessions que l'avocat
avait faites. L'avocat semblait accorder que l'accusé était Jean
Valjean. Il en prit acte. Cet homme était donc Jean Valjean. Ceci était
acquis à l'accusation et ne pouvait plus se contester. Ici, par une
habile antonomase, remontant aux sources et aux causes de la
criminalité, l'avocat général tonna contre l'immoralité de l'école
romantique, alors à son aurore sous le nom d'école satanique que lui
avaient décerné les critiques de l'Oriflamme et de la Quotidienne, il
attribua, non sans vraisemblance, à l'influence de cette littérature
perverse le délit de Champmathieu, ou pour mieux dire, de Jean Valjean.
Ces considérations épuisées, il passa à Jean Valjean lui-même.
Qu'était-ce que Jean Valjean? Description de Jean Valjean. Un monstre
vomi, etc. Le modèle de ces sortes de descriptions est dans le récit de
Théramène, lequel n'est pas utile à la tragédie, mais rend tous les
jours de grands services à l'éloquence judiciaire. L'auditoire et les
jurés «frémirent». La description achevée, l'avocat général reprit, dans
un mouvement oratoire fait pour exciter au plus haut point le lendemain
matin l'enthousiasme du Journal de la Préfecture:

Et c'est un pareil homme, etc., etc., etc., vagabond, mendiant, sans
moyens d'existence, etc., etc.,--accoutumé par sa vie passée aux actions
coupables et peu corrigé par son séjour au bagne, comme le prouve le
crime commis sur Petit-Gervais, etc., etc.,--c'est un homme pareil qui,
trouvé sur la voie publique en flagrant délit de vol, à quelques pas
d'un mur escaladé, tenant encore à la main l'objet volé, nie le flagrant
délit, le vol, l'escalade, nie tout, nie jusqu'à son nom, nie jusqu'à
son identité! Outre cent autres preuves sur lesquelles nous ne revenons
pas, quatre témoins le reconnaissent, Javert, l'intègre inspecteur de
police Javert, et trois de ses anciens compagnons d'ignominie, les
forçats Brevet, Chenildieu et Cochepaille. Qu'oppose-t-il à cette
unanimité foudroyante? Il nie. Quel endurcissement! Vous ferez justice,
messieurs les jurés, etc., etc.

Pendant que l'avocat général parlait, l'accusé écoutait, la bouche
ouverte, avec une sorte d'étonnement où il entrait bien quelque
admiration. Il était évidemment surpris qu'un homme pût parler comme
cela. De temps en temps, aux moments les plus «énergiques» du
réquisitoire, dans ces instants où l'éloquence, qui ne peut se contenir,
déborde dans un flux d'épithètes flétrissantes et enveloppe l'accusé
comme un orage, il remuait lentement la tête de droite à gauche et de
gauche à droite, sorte de protestation triste et muette dont il se
contentait depuis le commencement des débats. Deux ou trois fois les
spectateurs placés le plus près de lui l'entendirent dire à demi-voix:

--Voilà ce que c'est, de n'avoir pas demandé à M. Baloup!

L'avocat général fit remarquer au jury cette attitude hébétée, calculée
évidemment, qui dénotait, non l'imbécillité, mais l'adresse, la ruse,
l'habitude de tromper la justice, et qui mettait dans tout son jour «la
profonde perversité» de cet homme. Il termina en faisant ses réserves
pour l'affaire Petit-Gervais, et en réclamant une condamnation sévère.

C'était, pour l'instant, on s'en souvient, les travaux forcés à
perpétuité.

Le défenseur se leva, commença par complimenter «monsieur l'avocat
général» sur son «admirable parole», puis répliqua comme il put, mais il
faiblissait; le terrain évidemment se dérobait sous lui.




Chapitre X

Le système de dénégations


L'instant de clore les débats était venu. Le président fit lever
l'accusé et lui adressa la question d'usage:

--Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense?

L'homme, debout, roulant dans ses mains un affreux bonnet qu'il avait,
sembla ne pas entendre.

Le président répéta la question.

Cette fois l'homme entendit. Il parut comprendre, il fit le mouvement de
quelqu'un qui se réveille, promena ses yeux autour de lui, regarda le
public, les gendarmes, son avocat, les jurés, la cour, posa son poing
monstrueux sur le rebord de la boiserie placée devant son banc, regarda
encore, et tout à coup, fixant sont regard sur l'avocat général, il se
mit à parler. Ce fut comme une éruption. Il sembla, à la façon dont les
paroles s'échappaient de sa bouche, incohérentes, impétueuses, heurtées,
pêle-mêle, qu'elles s'y pressaient toutes à la fois pour sortir en même
temps. Il dit:

--J'ai à dire ça. Que j'ai été charron à Paris, même que c'était chez
monsieur Baloup. C'est un état dur. Dans la chose de charron, on
travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez
les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu'il faut des
espaces, voyez-vous. L'hiver, on a si froid qu'on se bat les bras pour
se réchauffer; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd
du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c'est
rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet
état-là. À quarante ans, un homme est fini. Moi, j'en avais
cinquante-trois, j'avais bien du mal. Et puis c'est si méchant les
ouvriers! Quand un bonhomme n'est plus jeune, on vous l'appelle pour
tout vieux serin, vieille bête! Je ne gagnais plus que trente sous par
jour, on me payait le moins cher qu'on pouvait, les maîtres profitaient
de mon âge. Avec ça, j'avais ma fille qui était blanchisseuse à la
rivière. Elle gagnait un peu de son côté. À nous deux, cela allait. Elle
avait de la peine aussi. Toute la journée dans un baquet jusqu'à
mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent qui vous coupe la figure;
quand il gèle, c'est tout de même, il faut laver; il y a des personnes
qui n'ont pas beaucoup de linge et qui attendent après; si on ne lavait
pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont mal jointes et il vous
tombe des gouttes d'eau partout. On a ses jupes toutes mouillées, dessus
et dessous. Ça pénètre. Elle a aussi travaillé au lavoir des
Enfants-Rouges, où l'eau arrive par des robinets. On n'est pas dans le
baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derrière soi dans le
bassin. Comme c'est fermé, on a moins froid au corps. Mais il y a une
buée d'eau chaude qui est terrible et qui vous perd les yeux. Elle
revenait à sept heures du soir, et se couchait bien vite; elle était si
fatiguée. Son mari la battait. Elle est morte. Nous n'avons pas été bien
heureux. C'était une brave fille qui n'allait pas au bal, qui était bien
tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle était couchée à huit
heures. Voilà. Je dis vrai. Vous n'avez qu'à demander. Ah, bien oui,
demander! que je suis bête! Paris, c'est un gouffre. Qui est-ce qui
connaît le père Champmathieu? Pourtant je vous dis monsieur Baloup.
Voyez chez monsieur Baloup. Après ça, je ne sais pas ce qu'on me veut.

L'homme se tut, et resta debout. Il avait dit ces choses d'une voix
haute, rapide, rauque, dure et enrouée, avec une sorte de naïveté
irritée et sauvage. Une fois il s'était interrompu pour saluer quelqu'un
dans la foule. Les espèces d'affirmations qu'il semblait jeter au hasard
devant lui, lui venaient comme des hoquets, et il ajoutait à chacune
d'elles le geste d'un bûcheron qui fend du bois. Quand il eut fini,
l'auditoire éclata de rire. Il regarda le public, et voyant qu'on riait,
et ne comprenant pas, il se mit à rire lui-même.

Cela était sinistre.

Le président, homme attentif et bienveillant, éleva la voix.

Il rappela à «messieurs les jurés» que «le sieur Baloup, l'ancien maître
charron chez lequel l'accusé disait avoir servi, avait été inutilement
cité. Il était en faillite, et n'avait pu être retrouvé.» Puis se
tournant vers l'accusé, il l'engagea à écouter ce qu'il allait lui dire
et ajouta:

--Vous êtes dans une situation où il faut réfléchir. Les présomptions
les plus graves pèsent sur vous et peuvent entraîner des conséquences
capitales. Accusé, dans votre intérêt, je vous interpelle une dernière
fois, expliquez-vous clairement sur ces deux faits:--Premièrement,
avez-vous, oui ou non, franchi le mur du clos Pierron, cassé la branche
et volé les pommes, c'est-à-dire commis le crime de vol avec escalade?
Deuxièmement, oui ou non, êtes-vous le forçat libéré Jean Valjean?

L'accusé secoua la tête d'un air capable, comme un homme qui a bien
compris et qui sait ce qu'il va répondre. Il ouvrit la bouche, se tourna
vers le président et dit:

--D'abord....

Puis il regarda son bonnet, il regarda le plafond, et se tut.

--Accusé, reprit l'avocat général d'une voix sévère, faites attention.
Vous ne répondez à rien de ce qu'on vous demande. Votre trouble vous
condamne. Il est évident que vous ne vous appelez pas Champmathieu, que
vous êtes le forçat Jean Valjean caché d'abord sous le nom de Jean
Mathieu qui était le nom de sa mère, que vous êtes allé en Auvergne, que
vous êtes né à Faverolles où vous avez été émondeur. Il est évident que
vous avez volé avec escalade des pommes mûres dans le clos Pierron.
Messieurs les jurés apprécieront.

L'accusé avait fini par se rasseoir; il se leva brusquement quand
l'avocat général eut fini, et s'écria:

--Vous êtes très méchant, vous! Voilà ce que je voulais dire. Je ne
trouvais pas d'abord. Je n'ai rien volé. Je suis un homme qui ne mange
pas tous les jours. Je venais d'Ailly, je marchais dans le pays après
une ondée qui avait fait la campagne toute jaune, même que les mares
débordaient et qu'il ne sortait plus des sables que de petits brins
d'herbe au bord de la route, j'ai trouvé une branche cassée par terre où
il y avait des pommes, j'ai ramassé la branche sans savoir qu'elle me
ferait arriver de la peine. Il y a trois mois que je suis en prison et
qu'on me trimballe. Après ça, je ne peux pas dire, on parle contre moi,
on me dit: répondez! le gendarme, qui est bon enfant, me pousse le coude
et me dit tout bas: réponds donc. Je ne sais pas expliquer, moi, je n'ai
pas fait les études, je suis un pauvre homme. Voilà ce qu'on a tort de
ne pas voir. Je n'ai pas volé, j'ai ramassé par terre des choses qu'il y
avait. Vous dites Jean Valjean, Jean Mathieu! Je ne connais pas ces
personnes-là. C'est des villageois. J'ai travaillé chez monsieur Baloup,
boulevard de l'Hôpital. Je m'appelle Champmathieu. Vous êtes bien malins
de me dire où je suis né. Moi, je l'ignore. Tout le monde n'a pas des
maisons pour y venir au monde. Ce serait trop commode. Je crois que mon
père et ma mère étaient des gens qui allaient sur les routes. Je ne sais
pas d'ailleurs. Quand j'étais enfant, on m'appelait Petit, maintenant,
on m'appelle Vieux. Voilà mes noms de baptême. Prenez ça comme vous
voudrez. J'ai été en Auvergne, j'ai été à Faverolles, pardi! Eh bien?
est-ce qu'on ne peut pas avoir été en Auvergne et avoir été à Faverolles
sans avoir été aux galères? Je vous dis que je n'ai pas volé, et que je
suis le père Champmathieu. J'ai été chez monsieur Baloup, j'ai été
domicilié. Vous m'ennuyez avec vos bêtises à la fin! Pourquoi donc
est-ce que le monde est après moi comme des acharnés!

L'avocat général était demeuré debout; il s'adressa au président:

--Monsieur le président, en présence des dénégations confuses, mais fort
habiles de l'accusé, qui voudrait bien se faire passer pour idiot, mais
qui n'y parviendra pas--nous l'en prévenons--nous requérons qu'il vous
plaise et qu'il plaise à la cour appeler de nouveau dans cette enceinte
les condamnés Brevet, Cochepaille et Chenildieu et l'inspecteur de
police Javert, et les interpeller une dernière fois sur l'identité de
l'accusé avec le forçat Jean Valjean.

--Je fais remarquer à monsieur l'avocat général, dit le président, que
l'inspecteur de police Javert, rappelé par ses fonctions au chef-lieu
d'un arrondissement voisin, a quitté l'audience et même la ville,
aussitôt sa déposition faite. Nous lui en avons accordé l'autorisation,
avec l'agrément de monsieur l'avocat général et du défenseur de
l'accusé.

--C'est juste, monsieur le président, reprit l'avocat général. En
l'absence du sieur Javert, je crois devoir rappeler à messieurs les
jurés ce qu'il a dit ici-même, il y a peu d'heures. Javert est un homme
estimé qui honore par sa rigoureuse et stricte probité des fonctions
inférieures, mais importantes. Voici en quels termes il a déposé:--«Je
n'ai pas même besoin des présomptions morales et des preuves matérielles
qui démentent les dénégations de l'accusé. Je le reconnais parfaitement.
Cet homme ne s'appelle pas Champmathieu; c'est un ancien forçat très
méchant et très redouté nommé Jean Valjean. On ne l'a libéré à
l'expiration de sa peine qu'avec un extrême regret. Il a subi dix-neuf
ans de travaux forcés pour vol qualifié. Il avait cinq ou six fois tenté
de s'évader. Outre le vol Petit-Gervais et le vol Pierron, je le
soupçonne encore d'un vol commis chez sa grandeur le défunt évêque de
Digne. Je l'ai souvent vu, à l'époque où j'étais adjudant garde-chiourme
au bagne de Toulon. Je répète que je le reconnais parfaitement.» Cette
déclaration si précise parut produire une vive impression sur le public
et le jury. L'avocat général termina en insistant pour qu'à défaut de
Javert, les trois témoins Brevet, Chenildieu et Cochepaille fussent
entendus de nouveau et interpellés solennellement.

Le président transmit un ordre à un huissier, et un moment après la
porte de la chambre des témoins s'ouvrit. L'huissier, accompagné d'un
gendarme prêt à lui prêter main-forte, introduisit le condamné Brevet.
L'auditoire était en suspens et toutes les poitrines palpitaient comme
si elles n'eussent eu qu'une seule âme.

L'ancien forçat Brevet portait la veste noire et grise des maisons
centrales. Brevet était un personnage d'une soixantaine d'années qui
avait une espèce de figure d'homme d'affaires et l'air d'un coquin. Cela
va quelquefois ensemble. Il était devenu, dans la prison où de nouveaux
méfaits l'avaient ramené, quelque chose comme guichetier. C'était un
homme dont les chefs disaient: Il cherche à se rendre utile. Les
aumôniers portaient bon témoignage de ses habitudes religieuses. Il ne
faut pas oublier que ceci se passait sous la restauration.

--Brevet, dit le président, vous avez subi une condamnation infamante et
vous ne pouvez prêter serment....

Brevet baissa les yeux.

--Cependant, reprit le président, même dans l'homme que la loi a
dégradé, il peut rester, quand la pitié divine le permet, un sentiment
d'honneur et d'équité. C'est à ce sentiment que je fais appel à cette
heure décisive. S'il existe encore en vous, et je l'espère, réfléchissez
avant de me répondre, considérez d'une part cet homme qu'un mot de vous
peut perdre, d'autre part la justice qu'un mot de vous peut éclairer.
L'instant est solennel, et il est toujours temps de vous rétracter, si
vous croyez vous être trompé.--Accusé, levez-vous.

--Brevet, regardez bien l'accusé, recueillez vos souvenirs, et
dites-nous, en votre âme et conscience, si vous persistez à reconnaître
cet homme pour votre ancien camarade de bagne Jean Valjean.

Brevet regarda l'accusé, puis se retourna vers la cour.

--Oui, monsieur le président. C'est moi qui l'ai reconnu le premier et
je persiste. Cet homme est Jean Valjean. Entré à Toulon en 1796 et sorti
en 1815. Je suis sorti l'an d'après. Il a l'air d'une brute maintenant,
alors ce serait que l'âge l'a abruti; au bagne il était sournois. Je le
reconnais positivement.

--Allez vous asseoir, dit le président. Accusé, restez debout.

On introduisit Chenildieu, forçat à vie, comme l'indiquaient sa casaque
rouge et son bonnet vert. Il subissait sa peine au bagne de Toulon, d'où
on l'avait extrait pour cette affaire. C'était un petit homme d'environ
cinquante ans, vif, ridé, chétif, jaune, effronté, fiévreux, qui avait
dans tous ses membres et dans toute sa personne une sorte de faiblesse
maladive et dans le regard une force immense. Ses compagnons du bagne
l'avaient surnommé Je-nie-Dieu.

Le président lui adressa à peu près les mêmes paroles qu'à Brevet. Au
moment où il lui rappela que son infamie lui ôtait le droit de prêter
serment, Chenildieu leva la tête et regarda la foule en face. Le
président l'invita à se recueillir et lui demanda, comme à Brevet, s'il
persistait à reconnaître l'accusé.

Chenildieu éclata de rire.

--Pardine! si je le reconnais! nous avons été cinq ans attachés à la
même chaîne. Tu boudes donc, mon vieux?

--Allez vous asseoir, dit le président.

L'huissier amena Cochepaille. Cet autre condamné à perpétuité, venu du
bagne et vêtu de rouge comme Chenildieu, était un paysan de Lourdes et
un demi-ours des Pyrénées. Il avait gardé des troupeaux dans la
montagne, et de pâtre il avait glissé brigand. Cochepaille n'était pas
moins sauvage et paraissait plus stupide encore que l'accusé. C'était un
de ces malheureux hommes que la nature a ébauchés en bêtes fauves et que
la société termine en galériens.

Le président essaya de le remuer par quelques paroles pathétiques et
graves et lui demanda, comme aux deux autres, s'il persistait, sans
hésitation et sans trouble, à reconnaître l'homme debout devant lui.

--C'est Jean Valjean, dit Cochepaille. Même qu'on l'appelait
Jean-le-Cric, tant il était fort.

Chacune des affirmations de ces trois hommes, évidemment sincères et de
bonne foi, avait soulevé dans l'auditoire un murmure de fâcheux augure
pour l'accusé, murmure qui croissait et se prolongeait plus longtemps
chaque fois qu'une déclaration nouvelle venait s'ajouter à la
précédente. L'accusé, lui, les avait écoutées avec ce visage étonné qui,
selon l'accusation, était son principal moyen de défense. À la première,
les gendarmes ses voisins l'avaient entendu grommeler entre ses dents:
Ah bien! en voilà un! Après la seconde il dit un peu plus haut, d'un air
presque satisfait: Bon! À la troisième il s'écria: Fameux!

Le président l'interpella.

--Accusé, vous avez entendu. Qu'avez-vous à dire?

Il répondit:

--Je dis--Fameux!

Une rumeur éclata dans le public et gagna presque le jury. Il était
évident que l'homme était perdu.

--Huissiers, dit le président, faites faire silence. Je vais clore les
débats.

En ce moment un mouvement se fit tout à côté du président. On entendit
une voix qui criait:

--Brevet, Chenildieu, Cochepaille! regardez de ce côté-ci.

Tous ceux qui entendirent cette voix se sentirent glacés, tant elle
était lamentable et terrible. Les yeux se tournèrent vers le point d'où
elle venait. Un homme, placé parmi les spectateurs privilégiés qui
étaient assis derrière la cour, venait de se lever, avait poussé la
porte à hauteur d'appui qui séparait le tribunal du prétoire, et était
debout au milieu de la salle. Le président, l'avocat général, M.
Bamatabois, vingt personnes, le reconnurent, et s'écrièrent à la fois:

--Monsieur Madeleine!




Chapitre XI

Champmathieu de plus en plus étonné


C'était lui en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il
tenait son chapeau à la main, il n'y avait aucun désordre dans ses
vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle et
il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son
arrivée à Arras, étaient maintenant tout à fait blancs. Ils avaient
blanchi depuis une heure qu'il était là.

Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y
eut dans l'auditoire un instant d'hésitation. La voix avait été si
poignante, l'homme qui était là paraissait si calme, qu'au premier abord
on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire
que ce fût cet homme tranquille qui eût jeté ce cri effrayant.

Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le
président et l'avocat général eussent pu dire un mot, avant que les
gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que tous
appelaient encore en ce moment M. Madeleine s'était avancé vers les
témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.

--Vous ne me reconnaissez pas? dit-il.

Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête
qu'ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut
militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour et dit
d'une voix douce:

--Messieurs les jurés, faites relâcher l'accusé. Monsieur le président,
faites-moi arrêter. L'homme que vous cherchez, ce n'est pas lui, c'est
moi. Je suis Jean Valjean. Pas une bouche ne respirait. À la première
commotion de l'étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On
sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la
foule lorsque quelque chose de grand s'accomplit.

Cependant le visage du président s'était empreint de sympathie et de
tristesse; il avait échangé un signe rapide avec l'avocat et quelques
paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s'adressa au
public, et demanda avec un accent qui fut compris de tous:

--Y a-t-il un médecin ici?

L'avocat général prit la parole:

--Messieurs les jurés, l'incident si étrange et si inattendu qui trouble
l'audience ne nous inspire, ainsi qu'à vous, qu'un sentiment que nous
n'avons pas besoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins de
réputation, l'honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer. S'il y
a un médecin dans l'auditoire, nous nous joignons à monsieur le
président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et
le reconduire à sa demeure.

M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat général.

Il l'interrompit d'un accent plein de mansuétude et d'autorité. Voici
les paroles qu'il prononça; les voici littéralement, telles qu'elles
furent écrites immédiatement après l'audience par un des témoins de
cette scène; telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui les
ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd'hui.

--Je vous remercie, monsieur l'avocat général, mais je ne suis pas fou.
Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur,
lâchez cet homme, j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné.
Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je
fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit.
Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J'avais pourtant fait de mon
mieux. Je me suis caché sous un nom; je suis devenu riche, je suis
devenu maire; j'ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que
cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas
dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J'ai volé
monseigneur l'évêque, cela est vrai; j'ai volé Petit-Gervais, cela est
vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux
très méchant. Toute la faute n'est peut-être pas à lui. Écoutez,
messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n'a pas de
remontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à la société;
mais, voyez-vous, l'infamie d'où j'avais essayé de sortir est une chose
nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez.

Avant le bagne, j'étais un pauvre paysan très peu intelligent, une
espèce d'idiot; le bagne m'a changé. J'étais stupide, je suis devenu
méchant; j'étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et
la bonté m'ont sauvé, comme la sévérité m'avait perdu. Mais, pardon,
vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi,
dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j'ai
volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n'ai plus rien à ajouter.
Prenez-moi. Mon Dieu! monsieur l'avocat général remue la tête, vous
dites: M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas! Voilà qui est
affligeant. N'allez point condamner cet homme au moins! Quoi! ceux-ci ne
me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert fût ici. Il me
reconnaîtrait, lui!

Rien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de mélancolie bienveillante et
sombre dans l'accent qui accompagnait ces paroles.

Il se tourna vers les trois forçats:

--Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous rappelez-vous?...

Il s'interrompit, hésita un moment, et dit:

--Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au
bagne?

Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux
pieds d'un air effrayé. Lui continua:

--Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute
l'épaule droite brûlée profondément, parce que tu t'es couché un jour
l'épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres
T. F. P., qu'on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai?

--C'est vrai, dit Chenildieu.

Il s'adressa à Cochepaille:

--Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée
en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c'est celle du
débarquement de l'empereur à Cannes, _1er mars 1815_. Relève ta manche.

Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de
lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe; la date y était.

Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec un
sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navrés lorsqu'ils y songent.
C'était le sourire du triomphe, c'était aussi le sourire du désespoir.

--Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.

Il n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateurs, ni
gendarmes; il n'y avait que des yeux fixes et des coeurs émus. Personne
ne se rappelait plus le rôle que chacun pouvait avoir à jouer; l'avocat
général oubliait qu'il était là pour requérir, le président qu'il était
là pour présider, le défenseur qu'il était là pour défendre. Chose
frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n'intervint. Le
propre des spectacles sublimes, c'est de prendre toutes les âmes et de
faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait
compte de ce qu'il éprouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il
voyait resplendir là une grande lumière; tous intérieurement se
sentaient éblouis.

Il était évident qu'on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait.
L'apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette
aventure si obscure le moment d'auparavant. Sans qu'il fût besoin
d'aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte
de révélation électrique, comprit tout de suite et d'un seul coup d'oeil
cette simple et magnifique histoire d'un homme qui se livrait pour qu'un
autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les
hésitations, les petites résistances possibles se perdirent dans ce
vaste fait lumineux.

Impression qui passa vite, mais qui dans l'instant fut irrésistible.

--Je ne veux pas déranger davantage l'audience, reprit Jean Valjean. Je
m'en vais, puisqu'on ne m'arrête pas. J'ai plusieurs choses à faire.
Monsieur l'avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me
fera arrêter quand il voudra.

Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'éleva, pas un
bras ne s'étendit pour l'empêcher. Tous s'écartèrent. Il avait en ce
moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent
et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n'a
jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se
trouva ouverte lorsqu'il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit:

--Monsieur l'avocat général, je reste à votre disposition.

Puis il s'adressa à l'auditoire:

--Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié,
n'est-ce pas? Mon Dieu! quand je pense à ce que j'ai été sur le point de
faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux aimé que
tout ceci n'arrivât pas.

Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux
qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d'être
servis par quelqu'un dans la foule.

Moins d'une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute
accusation le nommé Champmathieu; et Champmathieu, mis en liberté
immédiatement, s'en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne
comprenant rien à cette vision.




Livre huitième--Contre-coup




Chapitre I

Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux


Le jour commençait à poindre. Fantine avait eu une nuit de fièvre et
d'insomnie, pleine d'ailleurs d'images heureuses; au matin, elle
s'endormit. La soeur Simplice qui l'avait veillée profita de ce sommeil
pour aller préparer une nouvelle potion de quinquina. La digne soeur
était depuis quelques instants dans le laboratoire de l'infirmerie,
penchée sur ses drogues et sur ses fioles et regardant de très près à
cause de cette brume que le crépuscule répand sur les objets. Tout à
coup elle tourna la tête et fit un léger cri. M. Madeleine était devant
elle. Il venait d'entrer silencieusement.

--C'est vous, monsieur le maire! s'écria-t-elle.

Il répondit, à voix basse:

--Comment va cette pauvre femme?

--Pas mal en ce moment. Mais nous avons été bien inquiets, allez!

Elle lui expliqua ce qui s'était passé, que Fantine était bien mal la
veille et que maintenant elle était mieux, parce qu'elle croyait que
monsieur le maire était allé chercher son enfant à Montfermeil. La soeur
n'osa pas interroger monsieur le maire, mais elle vit bien à son air que
ce n'était point de là qu'il venait.

--Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de ne pas la
détromper.

--Oui, reprit la soeur, mais maintenant, monsieur le maire, qu'elle va
vous voir et qu'elle ne verra pas son enfant, que lui dirons-nous?

Il resta un moment rêveur.

--Dieu nous inspirera, dit-il.

--On ne pourrait cependant pas mentir, murmura la soeur à demi-voix.

Le plein jour s'était fait dans la chambre. Il éclairait en face le
visage de M. Madeleine. Le hasard fit que la soeur leva les yeux.

--Mon Dieu, monsieur! s'écria-t-elle, que vous est-il donc arrivé? vos
cheveux sont tout blancs!

--Blancs! dit-il.

La soeur Simplice n'avait point de miroir; elle fouilla dans une trousse
et en tira une petite glace dont se servait le médecin de l'infirmerie
pour constater qu'un malade était mort et ne respirait plus. M.
Madeleine prit la glace, y considéra ses cheveux, et dit:

--Tiens!

Il prononça ce mot avec indifférence et comme s'il pensait à autre
chose.

La soeur se sentit glacée par je ne sais quoi d'inconnu qu'elle
entrevoyait dans tout ceci.

Il demanda:

--Puis-je la voir?

--Est-ce que monsieur le maire ne lui fera pas revenir son enfant? dit
la soeur, osant à peine hasarder une question.

--Sans doute, mais il faut au moins deux ou trois jours.

--Si elle ne voyait pas monsieur le maire d'ici là, reprit timidement la
soeur, elle ne saurait pas que monsieur le maire est de retour, il
serait aisé de lui faire prendre patience, et quand l'enfant arriverait
elle penserait tout naturellement que monsieur le maire est arrivé avec
l'enfant. On n'aurait pas de mensonge à faire.

M. Madeleine parut réfléchir quelques instants, puis il dit avec sa
gravité calme:

--Non, ma soeur, il faut que je la voie. Je suis peut-être pressé.

La religieuse ne sembla pas remarquer ce mot «peut-être», qui donnait un
sens obscur et singulier aux paroles de M. le maire. Elle répondit en
baissant les yeux et la voix respectueusement:

--En ce cas, elle repose, mais monsieur le maire peut entrer.

Il fit quelques observations sur une porte qui fermait mal, et dont le
bruit pouvait réveiller la malade, puis il entra dans la chambre de
Fantine, s'approcha du lit et entrouvrit les rideaux. Elle dormait. Son
souffle sortait de sa poitrine avec ce bruit tragique qui est propre à
ces maladies, et qui navre les pauvres mères lorsqu'elles veillent la
nuit près de leur enfant condamné et endormi. Mais cette respiration
pénible troublait à peine une sorte de sérénité ineffable, répandue sur
son visage, qui la transfigurait dans son sommeil. Sa pâleur était
devenue de la blancheur; ses joues étaient vermeilles. Ses longs cils
blonds, la seule beauté qui lui fût restée de sa virginité et de sa
jeunesse, palpitaient tout en demeurant clos et baissés. Toute sa
personne tremblait de je ne sais quel déploiement d'ailes prêtes à
s'entrouvrir et à l'emporter, qu'on sentait frémir, mais qu'on ne voyait
pas. À la voir ainsi, on n'eût jamais pu croire que c'était là une
malade presque désespérée. Elle ressemblait plutôt à ce qui va s'envoler
qu'à ce qui va mourir.

La branche, lorsqu'une main s'approche pour détacher la fleur,
frissonne, et semble à la fois se dérober et s'offrir. Le corps humain a
quelque chose de ce tressaillement, quand arrive l'instant où les doigts
mystérieux de la mort vont cueillir l'âme.

M. Madeleine resta quelque temps immobile près de ce lit, regardant tour
à tour la malade et le crucifix, comme il faisait deux mois auparavant,
le jour où il était venu pour la première fois la voir dans cet asile.
Ils étaient encore là tous les deux dans la même attitude, elle dormant,
lui priant; seulement maintenant, depuis ces deux mois écoulés, elle
avait des cheveux gris et lui des cheveux blancs.

La soeur n'était pas entrée avec lui. Il se tenait près de ce lit,
debout, le doigt sur la bouche, comme s'il y eût eu dans la chambre
quelqu'un à faire taire.

Elle ouvrit les yeux, le vit, et dit paisiblement, avec un sourire:

--Et Cosette?




Chapitre II

Fantine heureuse


Elle n'eut pas un mouvement de surprise, ni un mouvement de joie; elle
était la joie même. Cette simple question: «Et Cosette?» fut faite avec
une foi si profonde, avec tant de certitude, avec une absence si
complète d'inquiétude et de doute, qu'il ne trouva pas une parole. Elle
continua:

--Je savais que vous étiez là. Je dormais, mais je vous voyais. Il y a
longtemps que je vous vois. Je vous ai suivi des yeux toute la nuit.
Vous étiez dans une gloire et vous aviez autour de vous toutes sortes de
figures célestes.

Il leva son regard vers le crucifix.

--Mais, reprit-elle, dites-moi donc où est Cosette? Pourquoi ne l'avoir
pas mise sur mon lit pour le moment où je m'éveillerais?

Il répondit machinalement quelque chose qu'il n'a jamais pu se rappeler
plus tard.

Heureusement le médecin, averti, était survenu. Il vint en aide à M.
Madeleine.

--Mon enfant, dit le médecin, calmez-vous. Votre enfant est là.

Les yeux de Fantine s'illuminèrent et couvrirent de clarté tout son
visage. Elle joignit les mains avec une expression qui contenait tout ce
que la prière peut avoir à la fois de plus violent et de plus doux.

--Oh! s'écria-t-elle, apportez-la-moi!

Touchante illusion de mère! Cosette était toujours pour elle le petit
enfant qu'on apporte.

--Pas encore, reprit le médecin, pas en ce moment. Vous avez un reste de
fièvre. La vue de votre enfant vous agiterait et vous ferait du mal. Il
faut d'abord vous guérir. Elle l'interrompit impétueusement.

--Mais je suis guérie! je vous dis que je suis guérie! Est-il âne, ce
médecin! Ah çà! je veux voir mon enfant, moi!

--Vous voyez, dit le médecin, comme vous vous emportez. Tant que vous
serez ainsi, je m'opposerai à ce que vous ayez votre enfant. Il ne
suffit pas de la voir, il faut vivre pour elle. Quand vous serez
raisonnable, je vous l'amènerai moi-même.

La pauvre mère courba la tête.

--Monsieur le médecin, je vous demande pardon, je vous demande vraiment
bien pardon. Autrefois, je n'aurais pas parlé comme je viens de faire,
il m'est arrivé tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus ce que
je dis. Je comprends, vous craignez l'émotion, j'attendrai tant que vous
voudrez, mais je vous jure que cela ne m'aurait pas fait de mal de voir
ma fille. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au soir.
Savez-vous? on me l'apporterait maintenant que je me mettrais à lui
parler doucement. Voilà tout. Est-ce que ce n'est pas bien naturel que
j'aie envie de voir mon enfant qu'on a été me chercher exprès à
Montfermeil? Je ne suis pas en colère. Je sais bien que je vais être
heureuse. Toute la nuit j'ai vu des choses blanches et des personnes qui
me souriaient. Quand monsieur le médecin voudra, il m'apportera ma
Cosette. Je n'ai plus de fièvre, puisque je suis guérie; je sens bien
que je n'ai plus rien du tout; mais je vais faire comme si j'étais
malade et ne pas bouger pour faire plaisir aux dames d'ici. Quand on
verra que je suis bien tranquille, on dira: il faut lui donner son
enfant.

M. Madeleine s'était assis sur une chaise qui était à côté du lit. Elle
se tourna vers lui; elle faisait visiblement effort pour paraître calme
et «bien sage», comme elle disait dans cet affaiblissement de la maladie
qui ressemble à l'enfance, afin que, la voyant si paisible, on ne fît
pas difficulté de lui amener Cosette. Cependant, tout en se contenant,
elle ne pouvait s'empêcher d'adresser à M. Madeleine mille questions.

--Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le maire? Oh! comme vous êtes
bon d'avoir été me la chercher! Dites-moi seulement comment elle est.
A-t-elle bien supporté la route? Hélas! elle ne me reconnaîtra pas!
Depuis le temps, elle m'a oubliée, pauvre chou! Les enfants, cela n'a
pas de mémoire. C'est comme des oiseaux. Aujourd'hui cela voit une chose
et demain une autre, et cela ne pense plus à rien. Avait-elle du linge
blanc seulement? Ces Thénardier la tenaient-ils proprement? Comment la
nourrissait-on? Oh! comme j'ai souffert, si vous saviez! de me faire
toutes ces questions-là dans le temps de ma misère! Maintenant, c'est
passé. Je suis joyeuse. Oh! que je voudrais donc la voir! Monsieur le
maire, l'avez-vous trouvée jolie? N'est-ce pas qu'elle est belle, ma
fille? Vous devez avoir eu bien froid dans cette diligence! Est-ce qu'on
ne pourrait pas l'amener rien qu'un petit moment? On la remporterait
tout de suite après. Dites! vous qui êtes le maître, si vous vouliez!

Il lui prit la main:

--Cosette est belle, dit-il, Cosette se porte bien, vous la verrez
bientôt, mais apaisez-vous. Vous parlez trop vivement, et puis vous
sortez vos bras du lit, et cela vous fait tousser.

En effet, des quintes de toux interrompaient Fantine presque à chaque
mot.

Fantine ne murmura pas, elle craignait d'avoir compromis par quelques
plaintes trop passionnées la confiance qu'elle voulait inspirer, et elle
se mit à dire des paroles indifférentes.

--C'est assez joli, Montfermeil, n'est-ce-pas? L'été, on va y faire des
parties de plaisir. Ces Thénardier font-ils de bonnes affaires? Il ne
passe pas grand monde dans leur pays. C'est une espèce de gargote que
cette auberge-là.

M. Madeleine lui tenait toujours la main, il la considérait avec
anxiété; il était évident qu'il était venu pour lui dire des choses
devant lesquelles sa pensée hésitait maintenant. Le médecin, sa visite
faite, s'était retiré. La soeur Simplice était seule restée auprès
d'eux.

Cependant, au milieu de ce silence, Fantine s'écria:

--Je l'entends! mon Dieu! je l'entends!

Elle étendit le bras pour qu'on se tût autour d'elle, retint son
souffle, et se mit à écouter avec ravissement.

Il y avait un enfant qui jouait dans la cour; l'enfant de la portière ou
d'une ouvrière quelconque. C'est là un de ces hasards qu'on retrouve
toujours et qui semblent faire partie de la mystérieuse mise en scène
des événements lugubres. L'enfant, c'était une petite fille, allait,
venait, courait pour se réchauffer, riait et chantait à haute voix.
Hélas! à quoi les jeux des enfants ne se mêlent-ils pas! C'était cette
petite fille que Fantine entendait chanter.

--Oh! reprit-elle, c'est ma Cosette! je reconnais sa voix!

L'enfant s'éloigna comme il était venu, la voix s'éteignit, Fantine
écouta encore quelque temps, puis son visage s'assombrit, et M.
Madeleine l'entendit qui disait à voix basse:

--Comme ce médecin est méchant de ne pas me laisser voir ma fille! Il a
une mauvaise figure, cet homme-là!

Cependant le fond riant de ses idées revint. Elle continua de se parler
à elle-même, la tête sur l'oreiller.

--Comme nous allons être heureuses! Nous aurons un petit jardin,
d'abord! M. Madeleine me l'a promis. Ma fille jouera dans le jardin.
Elle doit savoir ses lettres maintenant. Je la ferai épeler. Elle courra
dans l'herbe après les papillons. Je la regarderai. Et puis elle fera sa
première communion. Ah çà! quand fera-t-elle sa première communion? Elle
se mit à compter sur ses doigts.

--... Un, deux, trois, quatre... elle a sept ans. Dans cinq ans. Elle
aura un voile blanc, des bas à jour, elle aura l'air d'une petite femme.
Ô ma bonne soeur, vous ne savez pas comme je suis bête, voilà que je
pense à la première communion de ma fille! Et elle se mit à rire.

Il avait quitté la main de Fantine. Il écoutait ces paroles comme on
écoute un vent qui souffle, les yeux à terre, l'esprit plongé dans des
réflexions sans fond. Tout à coup elle cessa de parler, cela lui fit
lever machinalement la tête. Fantine était devenue effrayante.

Elle ne parlait plus, elle ne respirait plus; elle s'était soulevée à
demi sur son séant, son épaule maigre sortait de sa chemise, son visage,
radieux le moment d'auparavant, était blême, et elle paraissait fixer
sur quelque chose de formidable, devant elle, à l'autre extrémité de la
chambre, son oeil agrandi par la terreur.

--Mon Dieu! s'écria-t-il. Qu'avez-vous, Fantine?

Elle ne répondit pas, elle ne quitta point des yeux l'objet quelconque
qu'elle semblait voir, elle lui toucha le bras d'une main et de l'autre
lui fit signe de regarder derrière lui.

Il se retourna, et vit Javert.




Chapitre III

Javert content


Voici ce qui s'était passé.

Minuit et demi venait de sonner, quand M. Madeleine était sorti de la
salle des assises d'Arras. Il était rentré à son auberge juste à temps
pour repartir par la malle-poste où l'on se rappelle qu'il avait retenu
sa place. Un peu avant six heures du matin, il était arrivé à
Montreuil-sur-mer, et son premier soin avait été de jeter à la poste sa
lettre à M. Laffitte, puis d'entrer à l'infirmerie et de voir Fantine.

Cependant, à peine avait-il quitté la salle d'audience de la cour
d'assises, que l'avocat général, revenu du premier saisissement, avait
pris la parole pour déplorer l'acte de folie de l'honorable maire de
Montreuil-sur-mer, déclarer que ses convictions n'étaient en rien
modifiées par cet incident bizarre qui s'éclaircirait plus tard, et
requérir, en attendant, la condamnation de ce Champmathieu, évidemment
le vrai Jean Valjean. La persistance de l'avocat général était
visiblement en contradiction avec le sentiment de tous, du public, de la
cour et du jury. Le défenseur avait eu peu de peine à réfuter cette
harangue et à établir que, par suite des révélations de M. Madeleine,
c'est-à-dire du vrai Jean Valjean, la face de l'affaire était
bouleversée de fond en comble, et que le jury n'avait plus devant les
yeux qu'un innocent. L'avocat avait tiré de là quelques épiphonèmes,
malheureusement peu neufs, sur les erreurs judiciaires, etc., etc., le
président dans son résumé s'était joint au défenseur, et le jury en
quelques minutes avait mis hors de cause Champmathieu.

Cependant il fallait un Jean Valjean à l'avocat général, et, n'ayant
plus Champmathieu, il prit Madeleine.

Immédiatement après la mise en liberté de Champmathieu, l'avocat général
s'enferma avec le président. Ils conférèrent «de la nécessité de se
saisir de la personne de M. le maire de Montreuil-sur-mer». Cette
phrase, où il y a beaucoup de _de_, est de M. l'avocat général,
entièrement écrite de sa main sur la minute de son rapport au procureur
général. La première émotion passée, le président fit peu d'objections.
Il fallait bien que justice eût son cours. Et puis, pour tout dire,
quoique le président fût homme bon et assez intelligent, il était en
même temps fort royaliste et presque ardent, et il avait été choqué que
le maire de Montreuil-sur-mer, en parlant du débarquement à Cannes, eût
dit l'_empereur_ et non _Buonaparte_.

L'ordre d'arrestation fut donc expédié. L'avocat général l'envoya à
Montreuil-sur-mer par un exprès, à franc étrier, et en chargea
l'inspecteur de police Javert.

On sait que Javert était revenu à Montreuil-sur-mer immédiatement après
avoir fait sa déposition.

Javert se levait au moment où l'exprès lui remit l'ordre d'arrestation
et le mandat d'amener.

L'exprès était lui-même un homme de police fort entendu qui, en deux
mots, mit Javert au fait de ce qui était arrivé à Arras. L'ordre
d'arrestation, signé de l'avocat général, était ainsi
conçu:--L'inspecteur Javert appréhendera au corps le sieur Madeleine,
maire de Montreuil-sur-mer, qui, dans l'audience de ce jour, a été
reconnu pour être le forçat libéré Jean Valjean.

Quelqu'un qui n'eût pas connu Javert et qui l'eût vu au moment où il
pénétra dans l'antichambre de l'infirmerie n'eût pu rien deviner de ce
qui se passait, et lui eût trouvé l'air le plus ordinaire du monde. Il
était froid, calme, grave, avait ses cheveux gris parfaitement lissés
sur les tempes et venait de monter l'escalier avec sa lenteur
habituelle. Quelqu'un qui l'eût connu à fond et qui l'eût examiné
attentivement eût frémi. La boucle de son col de cuir, au lieu d'être
sur sa nuque, était sur son oreille gauche. Ceci révélait une agitation
inouïe.

Javert était un caractère complet, ne laissant faire de pli ni à son
devoir, ni à son uniforme; méthodique avec les scélérats, rigide avec
les boutons de son habit.

Pour qu'il eût mal mis la boucle de son col, il fallait qu'il y eût en
lui une de ces émotions qu'on pourrait appeler des tremblements de terre
intérieurs.

Il était venu simplement, avait requis un caporal et quatre soldats au
poste voisin, avait laissé les soldats dans la cour, et s'était fait
indiquer la chambre de Fantine par la portière sans défiance, accoutumée
qu'elle était à voir des gens armés demander monsieur le maire.

Arrivé à la chambre de Fantine, Javert tourna la clef, poussa la porte
avec une douceur de garde-malade ou de mouchard, et entra.

À proprement parler, il n'entra pas. Il se tint debout dans la porte
entrebâillée, le chapeau sur la tête, la main gauche dans sa redingote
fermée jusqu'au menton. Dans le pli du coude on pouvait voir le pommeau
de plomb de son énorme canne, laquelle disparaissait derrière lui.

Il resta ainsi près d'une minute sans qu'on s'aperçût de sa présence.
Tout à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner M.
Madeleine.

À l'instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert,
Javert, sans bouger, sans remuer, sans approcher, devint épouvantable.
Aucun sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie.

Ce fut le visage d'un démon qui vient de retrouver son damné.

La certitude de tenir enfin Jean Valjean fit apparaître sur sa
physionomie tout ce qu'il avait dans l'âme. Le fond remué monta à la
surface. L'humiliation d'avoir un peu perdu la piste et de s'être mépris
quelques minutes sur ce Champmathieu, s'effaçait sous l'orgueil d'avoir
si bien deviné d'abord et d'avoir eu si longtemps un instinct juste. Le
contentement de Javert éclata dans son attitude souveraine. La
difformité du triomphe s'épanouit sur ce front étroit. Ce fut tout le
déploiement d'horreur que peut donner une figure satisfaite.

Javert en ce moment était au ciel. Sans qu'il s'en rendit nettement
compte, mais pourtant avec une intuition confuse de sa nécessité et de
son succès, il personnifiait, lui Javert, la justice, la lumière et la
vérité dans leur fonction céleste d'écrasement du mal. Il avait derrière
lui et autour de lui, à une profondeur infinie, l'autorité, la raison,
la chose jugée, la conscience légale, la vindicte publique, toutes les
étoiles; il protégeait l'ordre, il faisait sortir de la loi la foudre,
il vengeait la société, il prêtait main-forte à l'absolu; il se dressait
dans une gloire; il y avait dans sa victoire un reste de défi et de
combat; debout, altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité
surhumaine d'un archange féroce; l'ombre redoutable de l'action qu'il
accomplissait faisait visible à son poing crispé le vague flamboiement
de l'épée sociale; heureux et indigné, il tenait sous son talon le
crime, le vice, la rébellion, la perdition, l'enfer, il rayonnait, il
exterminait, il souriait et il y avait une incontestable grandeur dans
ce saint Michel monstrueux.

Javert, effroyable, n'avait rien d'ignoble.

La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l'idée du devoir,
sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui,
même hideuses, restent grandes; leur majesté, propre à la conscience
humaine, persiste dans l'horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice,
l'erreur. L'impitoyable joie honnête d'un fanatique en pleine atrocité
conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable. Sans qu'il
s'en doutât, Javert, dans son bonheur formidable, était à plaindre comme
tout ignorant qui triomphe. Rien n'était poignant et terrible comme
cette figure où se montrait ce qu'on pourrait appeler tout le mauvais du
bon.




Chapitre IV

L'autorité reprend ses droits


La Fantine n'avait point vu Javert depuis le jour où M. le maire l'avait
arrachée à cet homme. Son cerveau malade ne se rendit compte de rien,
seulement elle ne douta pas qu'il ne revint la chercher. Elle ne put
supporter cette figure affreuse, elle se sentit expirer, elle cacha son
visage de ses deux mains et cria avec angoisse:

--Monsieur Madeleine, sauvez-moi!

Jean Valjean--nous ne le nommerons plus désormais autrement--s'était
levé. Il dit à Fantine de sa voix la plus douce et la plus calme:

--Soyez tranquille. Ce n'est pas pour vous qu'il vient.

Puis il s'adressa à Javert et lui dit:

--Je sais ce que vous voulez.

Javert répondit:

--Allons, vite!

Il y eut dans l'inflexion qui accompagna ces deux mots je ne sais quoi
de fauve et de frénétique. Javert ne dit pas: «Allons, vite!» il dit:
«Allonouaite!» Aucune orthographe ne pourrait rendre l'accent dont cela
fut prononcé; ce n'était plus une parole humaine, c'était un
rugissement.

Il ne fit point comme d'habitude; il n'entra point en matière; il
n'exhiba point de mandat d'amener. Pour lui, Jean Valjean était une
sorte de combattant mystérieux et insaisissable, un lutteur ténébreux
qu'il étreignait depuis cinq ans sans pouvoir le renverser. Cette
arrestation n'était pas un commencement, mais une fin. Il se borna à
dire: «Allons, vite!»

En parlant ainsi, il ne fit point un pas; il lança sur Jean Valjean ce
regard qu'il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de
tirer violemment les misérables à lui.

C'était ce regard que la Fantine avait senti pénétrer jusque dans la
moelle de ses os deux mois auparavant.

Au cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. Mais M. le maire était
là. Que pouvait-elle craindre?

Javert avança au milieu de la chambre et cria:

--Ah çà! viendras-tu?

La malheureuse regarda autour d'elle. Il n'y avait personne que la
religieuse et monsieur le maire. À qui pouvait s'adresser ce tutoiement
abject? elle seulement. Elle frissonna.

Alors elle vit une chose inouïe, tellement inouïe que jamais rien de
pareil ne lui était apparu dans les plus noirs délires de la fièvre.

Elle vit le mouchard Javert saisir au collet monsieur le maire; elle vit
monsieur le maire courber la tête. Il lui sembla que le monde
s'évanouissait.

Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet.

--Monsieur le maire! cria Fantine.

Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes
les dents.

--Il n'y a plus de monsieur le maire ici!

Jean Valjean n'essaya pas de déranger la main qui tenait le col de sa
redingote. Il dit:

--Javert....

Javert l'interrompit:

--Appelle-moi monsieur l'inspecteur.

--Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous dire un mot en
particulier.

--Tout haut! parle tout haut! répondit Javert; on me parle tout haut à
moi!

Jean Valjean continua en baissant la voix:

--C'est une prière que j'ai à vous faire....

--Je te dis de parler tout haut.

--Mais cela ne doit être entendu que de vous seul....

--Qu'est-ce que cela me fait? je n'écoute pas!

Jean Valjean se tourna vers lui et lui dit rapidement et très bas:

--Accordez-moi trois jours! trois jours pour aller chercher l'enfant de
cette malheureuse femme! Je payerai ce qu'il faudra. Vous
m'accompagnerez si vous voulez.

--Tu veux rire! cria Javert. Ah çà! je ne te croyais pas bête! Tu me
demandes trois jours pour t'en aller! Tu dis que c'est pour aller
chercher l'enfant de cette fille! Ah! ah! c'est bon! voilà qui est bon!
Fantine eut un tremblement.

--Mon enfant! s'écria-t-elle, aller chercher mon enfant! Elle n'est donc
pas ici! Ma soeur, répondez-moi, où est Cosette? Je veux mon enfant!
Monsieur Madeleine! monsieur le maire!

Javert frappa du pied.

--Voilà l'autre, à présent! Te tairas-tu, drôlesse! Gredin de pays où
les galériens sont magistrats et où les filles publiques sont soignées
comme des comtesses! Ah mais! tout ça va changer; il était temps!

Il regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant à poignée la cravate,
la chemise et le collet de Jean Valjean:

--Je te dis qu'il n'y a point de monsieur Madeleine et qu'il n'y a point
de monsieur le maire. Il y a un voleur, il y a un brigand, il y a un
forçat appelé Jean Valjean! c'est lui que je tiens! voilà ce qu'il y a!

Fantine se dressa en sursaut, appuyée sur ses bras roides et sur ses
deux mains, elle regarda Jean Valjean, elle regarda Javert, elle regarda
la religieuse, elle ouvrit la bouche comme pour parler, un râle sortit
du fond de sa gorge, ses dents claquèrent, elle étendit les bras avec
angoisse, ouvrant convulsivement les mains, et cherchant autour d'elle
comme quelqu'un qui se noie, puis elle s'affaissa subitement sur
l'oreiller. Sa tête heurta le chevet du lit et vint retomber sur sa
poitrine, la bouche béante, les yeux ouverts et éteints.

Elle était morte.

Jean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui le tenait, et
l'ouvrit comme il eût ouvert la main d'un enfant, puis il dit à Javert:

--Vous avez tué cette femme.

--Finirons-nous! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre
des raisons. Économisons tout ça. La garde est en bas. Marchons tout de
suite, ou les poucettes!

Il y avait dans un coin de la chambre un vieux lit en fer en assez
mauvais état qui servait de lit de camp aux soeurs quand elles
veillaient. Jean Valjean alla à ce lit, disloqua en un clin d'oeil le
chevet déjà fort délabré, chose facile à des muscles comme les siens,
saisit à poigne-main la maîtresse-tringle, et considéra Javert. Javert
recula vers la porte.

Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de
Fantine. Quand il y fut parvenu, il se retourna, et dit à Javert d'une
voix qu'on entendait à peine:

--Je ne vous conseille pas de me déranger en ce moment.

Ce qui est certain, c'est que Javert tremblait.

Il eut l'idée d'aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait
profiter de cette minute pour s'évader. Il resta donc, saisit sa canne
par le petit bout, et s'adossa au chambranle de la porte sans quitter du
regard Jean Valjean.

Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front
sur sa main, et se mit à contempler Fantine immobile et étendue. Il
demeura ainsi, absorbé, muet, et ne songeant évidemment plus à aucune
chose de cette vie. Il n'y avait plus rien sur son visage et dans son
attitude qu'une inexprimable pitié. Après quelques instants de cette
rêverie, il se pencha vers Fantine et lui parla à voix basse.

Que lui dit-il? Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé à cette
femme qui était morte? Qu'était-ce que ces paroles? Personne sur la
terre ne les a entendues. La morte les entendit-elle? Il y a des
illusions touchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. Ce qui
est hors de doute, c'est que la soeur Simplice, unique témoin de la
chose qui se passait, a souvent raconté qu'au moment où Jean Valjean
parla à l'oreille de Fantine, elle vit distinctement poindre un
ineffable sourire sur ces lèvres pâles et dans ces prunelles vagues,
pleines de l'étonnement du tombeau.

Jean Valjean prit dans ses deux mains la tête de Fantine et l'arrangea
sur l'oreiller comme une mère eût fait pour son enfant, il lui rattacha
le cordon de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela
fait, il lui ferma les yeux.

La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée.

La mort, c'est l'entrée dans la grande lueur.

La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s'agenouilla devant
cette main, la souleva doucement, et la baisa.

Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert:

--Maintenant, dit-il, je suis à vous.




Chapitre V

Tombeau convenable


Javert déposa Jean Valjean à la prison de la ville.

L'arrestation de M. Madeleine produisit à Montreuil-sur-mer une
sensation, ou pour mieux dire une commotion extraordinaire. Nous sommes
triste de ne pouvoir dissimuler que sur ce seul mot: _c'était un
galérien_, tout le monde à peu près l'abandonna. En moins de deux heures
tout le bien qu'il avait fait fut oublié, et ce ne fut plus «qu'un
galérien». Il est juste de dire qu'on ne connaissait pas encore les
détails de l'événement d'Arras. Toute la journée on entendait dans
toutes les parties de la ville des conversations comme celle-ci:

--Vous ne savez pas? c'était un forçat libéré! Qui ça?--Le maire.--Bah!
M. Madeleine?--Oui. Vraiment?--Il ne s'appelait pas Madeleine, il a un
affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean.--Ah, mon Dieu!--Il est
arrêté.--Arrêté!--En prison à la prison de la ville, en attendant qu'on
le transfère.--Qu'on le transfère! On va le transférer! Où va-t-on le
transférer?--Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu'il
a fait autrefois.--Eh bien! je m'en doutais. Cet homme était trop bon,
trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous à
tous les petits drôles qu'il rencontrait. J'ai toujours pensé qu'il y
avait là-dessous quelque mauvaise histoire.

«Les salons» surtout abondèrent dans ce sens.

Une vieille dame, abonnée au _Drapeau blanc_, fit cette réflexion dont
il est presque impossible de sonder la profondeur:

--Je n'en suis pas fâchée. Cela apprendra aux buonapartistes!

C'est ainsi que ce fantôme qui s'était appelé M. Madeleine se dissipa à
Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la
ville restèrent fidèles à cette mémoire. La vieille portière qui l'avait
servi fut du nombre. Le soir de ce même jour, cette digne vieille était
assise dans sa loge, encore tout effarée et réfléchissant tristement. La
fabrique avait été fermée toute la journée, la porte cochère était
verrouillée, la rue était déserte. Il n'y avait dans la maison que deux
religieuses, soeur Perpétue et soeur Simplice, qui veillaient près du
corps de Fantine.

Vers l'heure où M. Madeleine avait coutume de rentrer, la brave portière
se leva machinalement, prit la clef de la chambre de M. Madeleine dans
un tiroir et le bougeoir dont il se servait tous les soirs pour monter
chez lui, puis elle accrocha la clef au clou où il la prenait
d'habitude, et plaça le bougeoir à côté, comme si elle l'attendait.
Ensuite elle se rassit sur sa chaise et se remit à songer. La pauvre
bonne vieille avait fait tout cela sans en avoir conscience.

Ce ne fut qu'au bout de plus de deux heures qu'elle sortit de sa rêverie
et s'écria: «Tiens! mon bon Dieu Jésus! moi qui ai mis sa clef au clou!»

En ce moment la vitre de la loge s'ouvrit, une main passa par
l'ouverture, saisit la clef et le bougeoir et alluma la bougie à la
chandelle qui brûlait.

La portière leva les yeux et resta béante, avec un cri dans le gosier
qu'elle retint. Elle connaissait cette main, ce bras, cette manche de
redingote.

C'était M. Madeleine.

Elle fut quelques secondes avant de pouvoir parler, saisie, comme elle
le disait elle-même plus tard en racontant son aventure.

--Mon Dieu, monsieur le maire, s'écria-t-elle enfin, je vous croyais....

Elle s'arrêta, la fin de sa phrase eût manqué de respect au
commencement. Jean Valjean était toujours pour elle monsieur le maire.

Il acheva sa pensée.

--En prison, dit-il. J'y étais. J'ai brisé un barreau d'une fenêtre, je
me suis laissé tomber du haut d'un toit, et me voici. Je monte à ma
chambre, allez me chercher la soeur Simplice. Elle est sans doute près
de cette pauvre femme.

La vieille obéit en toute hâte.

Il ne lui fit aucune recommandation; il était bien sûr qu'elle le
garderait mieux qu'il ne se garderait lui-même.

On n'a jamais su comment il avait réussi à pénétrer dans la cour sans
faire ouvrir la porte cochère. Il avait, et portait toujours sur lui, un
passe-partout qui ouvrait une petite porte latérale; mais on avait dû le
fouiller et lui prendre son passe-partout. Ce point n'a pas été
éclairci.

Il monta l'escalier qui conduisait à sa chambre. Arrivé en haut, il
laissa son bougeoir sur les dernières marches de l'escalier, ouvrit sa
porte avec peu de bruit, et alla fermer à tâtons sa fenêtre et son
volet, puis il revint prendre sa bougie et rentra dans sa chambre.

La précaution était utile; on se souvient que sa fenêtre pouvait être
aperçue de la rue. Il jeta un coup d'oeil autour de lui, sur sa table,
sur sa chaise, sur son lit qui n'avait pas été défait depuis trois
jours. Il ne restait aucune trace du désordre de l'avant-dernière nuit.
La portière avait «fait la chambre». Seulement elle avait ramassé dans
les cendres et posé proprement sur la table les deux bouts du bâton
ferré et la pièce de quarante sous noircie par le feu.

Il prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit: _Voici les deux
bouts de mon bâton ferré et la pièce de quarante sous volée à
Petit-Gervais dont j'ai parlé à la cour d'assises_, et il posa sur cette
feuille la pièce d'argent et les deux morceaux de fer, de façon que ce
fût la première chose qu'on aperçût en entrant dans la chambre. Il tira
d'une armoire une vieille chemise à lui qu'il déchira. Cela fit quelques
morceaux de toile dans lesquels il emballa les deux flambeaux d'argent.
Du reste il n'avait ni hâte ni agitation, et, tout en emballant les
chandeliers de l'évêque, il mordait dans un morceau de pain noir. Il est
probable que c'était le pain de la prison qu'il avait emporté en
s'évadant.

Ceci a été constaté par les miettes de pain qui furent trouvées sur le
carreau de la chambre, lorsque la justice plus tard fit une
perquisition.

On frappa deux petits coups à la porte.

--Entrez, dit-il.

C'était la soeur Simplice.

Elle était pâle, elle avait les yeux rouges, la chandelle qu'elle tenait
vacillait dans sa main. Les violences de la destinée ont cela de
particulier que, si perfectionnés ou si refroidis que nous soyons, elles
nous tirent du fond des entrailles la nature humaine et la forcent de
reparaître au dehors. Dans les émotions de cette journée, la religieuse
était redevenue femme. Elle avait pleuré, et elle tremblait.

Jean Valjean venait d'écrire quelques lignes sur un papier qu'il tendit
à la religieuse en disant:

--Ma soeur, vous remettrez ceci à monsieur le curé.

Le papier était déplié. Elle y jeta les yeux.

--Vous pouvez lire, dit-il.

Elle lut.--«Je prie monsieur le curé de veiller sur tout ce que je
laisse ici. Il voudra bien payer là-dessus les frais de mon procès et
l'enterrement de la femme qui est morte aujourd'hui. Le reste sera aux
pauvres.»

La soeur voulut parler, mais elle put à peine balbutier quelques sons
inarticulés. Elle parvint cependant à dire:

--Est-ce que monsieur le maire ne désire pas revoir une dernière fois
cette pauvre malheureuse?

--Non, dit-il, on est à ma poursuite, on n'aurait qu'à m'arrêter dans sa
chambre, cela la troublerait.

Il achevait à peine qu'un grand bruit se fit dans l'escalier. Ils
entendirent un tumulte de pas qui montaient, et la vieille portière qui
disait de sa voix la plus haute et la plus perçante:

--Mon bon monsieur, je vous jure le bon Dieu qu'il n'est entré personne
ici de toute la journée ni de toute la soirée, que même je n'ai pas
quitté ma porte!

Un homme répondit:

--Cependant il y a de la lumière dans cette chambre.

Ils reconnurent la voix de Javert.

La chambre était disposée de façon que la porte en s'ouvrant masquait
l'angle du mur à droite. Jean Valjean souffla la bougie et se mit dans
cet angle.

La soeur Simplice tomba à genoux près de la table.

La porte s'ouvrit.

Javert entra.

On entendait le chuchotement de plusieurs hommes et les protestations de
la portière dans le corridor.

La religieuse ne leva pas les yeux. Elle priait.

La chandelle était sur la cheminée et ne donnait que peu de clarté.

Javert aperçut la soeur et s'arrêta interdit.

On se rappelle que le fond même de Javert, son élément, son milieu
respirable, c'était la vénération de toute autorité. Il était tout d'une
pièce et n'admettait ni objection, ni restriction. Pour lui, bien
entendu, l'autorité ecclésiastique était la première de toutes. Il était
religieux, superficiel et correct sur ce point comme sur tous. À ses
yeux un prêtre était un esprit qui ne se trompe pas, une religieuse
était une créature qui ne pèche pas. C'étaient des âmes murées à ce
monde avec une seule porte qui ne s'ouvrait jamais que pour laisser
sortir la vérité.

En apercevant la soeur, son premier mouvement fut de se retirer.

Cependant il y avait aussi un autre devoir qui le tenait, et qui le
poussait impérieusement en sens inverse. Son second mouvement fut de
rester, et de hasarder au moins une question.

C'était cette soeur Simplice qui n'avait menti de sa vie. Javert le
savait, et la vénérait particulièrement à cause de cela.

--Ma soeur, dit-il, êtes-vous seule dans cette chambre?

Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portière se sentit
défaillir.

La soeur leva les yeux et répondit:

--Oui.

--Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si j'insiste, c'est mon devoir, vous
n'avez pas vu ce soir une personne, un homme. Il s'est évadé, nous le
cherchons, ce nommé Jean Valjean, vous ne l'avez pas vu?

La soeur répondit:

--Non.

Elle mentit. Elle mentit deux fois de suite, coup sur coup, sans
hésiter, rapidement, comme on se dévoue.

--Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant profondément.

Ô sainte fille! vous n'êtes plus de ce monde depuis beaucoup d'années;
vous avez rejoint dans la lumière vos soeurs les vierges et vos frères
les anges; que ce mensonge vous soit compté dans le paradis!

L'affirmation de la soeur fut pour Javert quelque chose de si décisif
qu'il ne remarqua même pas la singularité de cette bougie qu'on venait
de souffler et qui fumait sur la table.

Une heure après, un homme, marchant à travers les arbres et les brumes,
s'éloignait rapidement de Montreuil-sur-mer dans la direction de Paris.
Cet homme était Jean Valjean. Il a été établi, par le témoignage de deux
ou trois rouliers qui l'avaient rencontré, qu'il portait un paquet et
qu'il était vêtu d'une blouse. Où avait-il pris cette blouse? On ne l'a
jamais su. Cependant un vieux ouvrier était mort quelques jours
auparavant à l'infirmerie de la fabrique, ne laissant que sa blouse.
C'était peut-être celle-là.

Un dernier mot sur Fantine.

Nous avons tous une mère, la terre. On rendit Fantine à cette mère.

Le curé crut bien faire, et fit bien peut-être, en réservant, sur ce que
Jean Valjean avait laissé, le plus d'argent possible aux pauvres. Après
tout, de qui s'agissait-il? d'un forçat et d'une fille publique. C'est
pourquoi il simplifia l'enterrement de Fantine, et le réduisit à ce
strict nécessaire qu'on appelle la fosse commune.

Fantine fut donc enterrée dans ce coin gratis du cimetière qui est à
tous et à personne, et où l'on perd les pauvres. Heureusement Dieu sait
où retrouver l'âme. On coucha Fantine dans les ténèbres parmi les
premiers os venus; elle subit la promiscuité des cendres. Elle fut jetée
à la fosse publique. Sa tombe ressembla à son lit.


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The Project Gutenberg EBook of Les misérables Tome II, by Victor Hugo


Tome II--COSETTE

(1862)


Livre premier--Waterloo

Chapitre I Ce qu'on rencontre en venant de Nivelles
Chapitre II Hougomont
Chapitre III Le 18 juin 1815
Chapitre IV A
Chapitre V Le _quid obscurum_ des batailles
Chapitre VI Quatre heures de l'après-midi
Chapitre VII Napoléon de belle humeur
Chapitre VIII L'empereur fait une question au guide Lacoste
Chapitre IX L'inattendu
Chapitre X Le plateau de Mont Saint-Jean
Chapitre XI Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow
Chapitre XII La garde
Chapitre XIII La catastrophe
Chapitre XIV Le dernier carré
Chapitre XV Cambronne
Chapitre XVI _Quot libras in duce?_
Chapitre XVII Faut-il trouver bon Waterloo?
Chapitre XVIII Recrudescence du droit divin
Chapitre XIX Le champ de bataille la nuit


Livre deuxième--Le vaisseau _L'Orion_

Chapitre I Le numéro 24601 devient le numéro 9430
Chapitre II Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable
Chapitre III Qu'il fallait que la chaîne de la manille eut subit
un certain travail préparatoire pour être ainsi brisée d'un coup
de marteau


Livre troisième--Accomplissement de la promesse faite à la morte

Chapitre I La question de l'eau à Montfermeil
Chapitre II Deux portraits complétés
Chapitre III Il faut du vin aux hommes et de l'eau aux chevaux
Chapitre IV Entrée en scène d'une poupée
Chapitre V La petite toute seule
Chapitre VI Qui peut-être prouve l'intelligence de Boulatruelle
Chapitre VII Cosette côte à côte dans l'ombre avec l'inconnu
Chapitre VIII Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est
peut-être un riche
Chapitre IX Thénardier à la manoeuvre
Chapitre X Qui cherche le mieux peut trouver le pire
Chapitre XI Le numéro 9430 reparaît et Cosette le gagne à la
loterie


Livre quatrième--La masure Gorbeau

Chapitre I Maître Gorbeau
Chapitre II Nid pour hibou et fauvette
Chapitre III Deux malheurs mêlés font du bonheur
Chapitre IV Les remarques de la principale locataire
Chapitre V Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit


Livre cinquième--À chasse noire, meute muette

Chapitre I Les zigzags de la stratégie
Chapitre II Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures
Chapitre III Voir le plan de Paris de 1727
Chapitre IV Les tâtonnements de l'évasion
Chapitre V Qui serait impossible avec l'éclairage au gaz
Chapitre VI Commencement d'une énigme
Chapitre VII Suite de l'énigme
Chapitre VIII L'énigme redouble
Chapitre IX L'homme au grelot
Chapitre X Où il est expliqué comment Javert a fait buisson creux


Livre sixième--Le Petit-Picpus

Chapitre I Petite rue Picpus, numéro 62
Chapitre II L'obédience de Martin Verga
Chapitre III Sévérités
Chapitre IV Gaîtés
Chapitre V Distractions
Chapitre VI Le petit couvent
Chapitre VII Quelques silhouettes de cette ombre
Chapitre VIII _Post corda lapides_
Chapitre IX Un siècle sous une guimpe
Chapitre X Origine de l'Adoration Perpétuelle
Chapitre XI Fin du Petit-Picpus


Livre septième--Parenthèse

Chapitre I Le couvent, idée abstraite
Chapitre II Le couvent, fait historique
Chapitre III À quelle condition on peut respecter le passé
Chapitre IV Le couvent au point de vue des principes
Chapitre V La prière
Chapitre VI Bonté absolue de la prière
Chapitre VII Précautions à prendre dans le blâme
Chapitre VIII Foi, loi


Livre huitième--Les cimetières prennent ce qu'on leur donne

Chapitre I Où il est traité de la manière d'entrer au couvent
Chapitre II Fauchelevent en présence de la difficulté
Chapitre III Mère Innocente
Chapitre IV Où Jean Valjean a tout à fait l'air d'avoir lu Austin Castillejo
Chapitre V Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être immortel
Chapitre VI Entre quatre planches
Chapitre VII Où l'on trouvera l'origine du mot: ne pas perdre la carte
Chapitre VIII Interrogatoire réussi
Chapitre IX Clôture




Livre premier--Waterloo




Chapitre I

Ce qu'on rencontre en venant de Nivelles


L'an dernier (1861), par une belle matinée de mai, un passant, celui qui
raconte cette histoire, arrivait de Nivelles et se dirigeait vers La
Hulpe. Il allait à pied. Il suivait, entre deux rangées d'arbres, une
large chaussée pavée ondulant sur des collines qui viennent l'une après
l'autre, soulèvent la route et la laissent retomber, et font là comme
des vagues énormes. Il avait dépassé Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. Il
apercevait, à l'ouest, le clocher d'ardoise de Braine-l'Alleud qui a la
forme d'un vase renversé. Il venait de laisser derrière lui un bois sur
une hauteur, et, à l'angle d'un chemin de traverse, à côté d'une espèce
de potence vermoulue portant l'inscription: _Ancienne barrière no 4_, un
cabaret ayant sur sa façade cet écriteau: _Au quatre vents. Échabeau,
café de particulier_.

Un demi-quart de lieue plus loin que ce cabaret, il arriva au fond d'un
petit vallon où il y a de l'eau qui passe sous une arche pratiquée dans
le remblai de la route. Le bouquet d'arbres, clairsemé mais très vert,
qui emplit le vallon d'un côté de la chaussée, s'éparpille de l'autre
dans les prairies et s'en va avec grâce et comme en désordre vers
Braine-l'Alleud.

Il y avait là, à droite, au bord de la route, une auberge, une charrette
à quatre roues devant la porte, un grand faisceau de perches à houblon,
une charrue, un tas de broussailles sèches près d'une haie vive, de la
chaux qui fumait dans un trou carré, une échelle le long d'un vieux
hangar à cloisons de paille. Une jeune fille sarclait dans un champ où
une grande affiche jaune, probablement du spectacle forain de quelque
kermesse, volait au vent. À l'angle de l'auberge, à côté d'une mare où
naviguait une flottille de canards, un sentier mal pavé s'enfonçait dans
les broussailles. Ce passant y entra.

Au bout d'une centaine de pas, après avoir longé un mur du quinzième
siècle surmonté d'un pignon aigu à briques contrariées, il se trouva en
présence d'une grande porte de pierre cintrée, avec imposte rectiligne,
dans le grave style de Louis XIV, accostée de deux médaillons planes.
Une façade sévère dominait cette porte; un mur perpendiculaire à la
façade venait presque toucher la porte et la flanquait d'un brusque
angle droit. Sur le pré devant la porte gisaient trois herses à travers
lesquelles poussaient pêle-mêle toutes les fleurs de mai. La porte était
fermée. Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornés d'un vieux
marteau rouillé.

Le soleil était charmant; les branches avaient ce doux frémissement de
mai qui semble venir des nids plus encore que du vent. Un brave petit
oiseau, probablement amoureux, vocalisait éperdument dans un grand
arbre.

Le passant se courba et considéra dans la pierre à gauche, au bas du
pied-droit de la porte, une assez large excavation circulaire
ressemblant à l'alvéole d'une sphère. En ce moment les battants
s'écartèrent et une paysanne sortit.

Elle vit le passant et aperçut ce qu'il regardait.

--C'est un boulet français qui a fait ça, lui dit-elle. Et elle ajouta:

--Ce que vous voyez là, plus haut, dans la porte, près d'un clou, c'est
le trou d'un gros biscayen. Le biscayen n'a pas traversé le bois.

--Comment s'appelle cet endroit-ci? demanda le passant.

--Hougomont, dit la paysanne.

Le passant se redressa. Il fit quelques pas et s'en alla regarder
au-dessus des haies. Il aperçut à l'horizon à travers les arbres une
espèce de monticule et sur ce monticule quelque chose qui, de loin,
ressemblait à un lion.

Il était dans le champ de bataille de Waterloo.




Chapitre II

Hougomont


Hougomont, ce fut là un lieu funèbre, le commencement de l'obstacle, la
première résistance que rencontra à Waterloo ce grand bûcheron de
l'Europe qu'on appelait Napoléon; le premier noeud sous le coup de
hache.

C'était un château, ce n'est plus qu'une ferme. Hougomont, pour
l'antiquaire, c'est _Hugomons_. Ce manoir fut bâti par Hugo, sire de
Somerel, le même qui dota la sixième chapellenie de l'abbaye de Villers.

Le passant poussa la porte, coudoya sous un porche une vieille calèche,
et entra dans la cour.

La première chose qui le frappa dans ce préau, ce fut une porte du
seizième siècle qui y simule une arcade, tout étant tombé autour d'elle.
L'aspect monumental naît souvent de la ruine. Auprès de l'arcade s'ouvre
dans un mur une autre porte avec claveaux du temps de Henri IV, laissant
voir les arbres d'un verger. À côté de cette porte un trou à fumier, des
pioches et des pelles, quelques charrettes, un vieux puits avec sa dalle
et son tourniquet de fer, un poulain qui saute, un dindon qui fait la
roue, une chapelle que surmonte un petit clocher, un poirier en fleur en
espalier sur le mur de la chapelle, voilà cette cour dont la conquête
fut un rêve de Napoléon. Ce coin de terre, s'il eût pu le prendre, lui
eût peut-être donné le monde. Des poules y éparpillent du bec la
poussière. On entend un grondement; c'est un gros chien qui montre les
dents et qui remplace les Anglais.

Les Anglais là ont été admirables. Les quatre compagnies des gardes de
Cooke y ont tenu tête pendant sept heures à l'achar-nement d'une armée.

Hougomont, vu sur la carte, en plan géométral, bâtiments et enclos
compris, présente une espèce de rectangle irrégulier dont un angle
aurait été entaillé. C'est à cet angle qu'est la porte méridionale,
gardée par ce mur qui la fusille à bout portant. Hougomont a deux
portes: la porte méridionale, celle du château, et la porte
septentrionale, celle de la ferme. Napoléon envoya contre Hougomont son
frère Jérôme; les divisions Guilleminot, Foy et Bachelu s'y heurtèrent,
presque tout le corps de Reille y fut employé et y échoua, les boulets
de Kellermann s'épuisèrent sur cet héroïque pan de mur. Ce ne fut pas
trop de la brigade Bauduin pour forcer Hougomont au nord, et la brigade
Soye ne put que l'entamer au sud, sans le prendre.

Les bâtiments de la ferme bordent la cour au sud. Un morceau de la porte
nord, brisée par les Français, pend accroché au mur. Ce sont quatre
planches clouées sur deux traverses, et où l'on distingue les balafres
de l'attaque.

La porte septentrionale, enfoncée par les Français, et à laquelle on a
mis une pièce pour remplacer le panneau suspendu à la muraille,
s'entre-bâille au fond du préau; elle est coupée carrément dans un mur,
de pierre en bas, de brique en haut, qui ferme la cour au nord. C'est
une simple porte charretière comme il y en a dans toutes les métairies,
deux larges battants faits de planches rustiques; au delà, des prairies.
La dispute de cette entrée a été furieuse. On a longtemps vu sur le
montant de la porte toutes sortes d'empreintes de mains sanglantes.
C'est là que Bauduin fut tué.

L'orage du combat est encore dans cette cour; l'horreur y est visible;
le bouleversement de la mêlée s'y est pétrifié; cela vit, cela meurt;
c'était hier. Les murs agonisent, les pierres tombent, les brèches
crient; les trous sont des plaies; les arbres penchés et frissonnants
semblent faire effort pour s'enfuir.

Cette cour, en 1815, était plus bâtie qu'elle ne l'est aujourd'hui. Des
constructions qu'on a depuis jetées bas y faisaient des redans, des
angles et des coudes d'équerre.

Les Anglais s'y étaient barricadés; les Français y pénétrèrent, mais ne
purent s'y maintenir. À côté de la chapelle, une aile du château, le
seul débris qui reste du manoir d'Hougomont, se dresse écroulée, on
pourrait dire éventrée. Le château servit de donjon, la chapelle servit
de blockhaus. On s'y extermina. Les Français, arquebuses de toutes
parts, de derrière les murailles, du haut des greniers, du fond des
caves, par toutes les croisées, par tous les soupiraux, par toutes les
fentes des pierres, apportèrent des fascines et mirent le feu aux murs
et aux hommes; la mitraille eut pour réplique l'incendie.

On entrevoit dans l'aile ruinée, à travers des fenêtres garnies de
barreaux de fer, les chambres démantelées d'un corps de logis en brique;
les gardes anglaises étaient embusquées dans ces chambres; la spirale de
l'escalier, crevassé du rez-de-chaussée jusqu'au toit, apparaît comme
l'intérieur d'un coquillage brisé. L'escalier a deux étages; les
Anglais, assiégés dans l'escalier, et massés sur les marches
supérieures, avaient coupé les marches inférieures. Ce sont de larges
dalles de pierre bleue qui font un monceau dans les orties. Une dizaine
de marches tiennent encore au mur; sur la première est entaillée l'image
d'un trident. Ces degrés inaccessibles sont solides dans leurs alvéoles.
Tout le reste ressemble à une mâchoire édentée. Deux vieux arbres sont
là; l'un est mort, l'autre est blessé au pied, et reverdit en avril.
Depuis 1815, il s'est mis à pousser à travers l'escalier.

On s'est massacré dans la chapelle. Le dedans, redevenu calme, est
étrange. On n'y a plus dit la messe depuis le carnage. Pourtant l'autel
y est resté, un autel de bois grossier adossé à un fond de pierre brute.
Quatre murs lavés au lait de chaux, une porte vis-à-vis l'autel, deux
petites fenêtres cintrées, sur la porte un grand crucifix de bois,
au-dessus du crucifix un soupirail carré bouché d'une botte de foin,
dans un coin, à terre, un vieux châssis vitré tout cassé, telle est
cette chapelle. Près de l'autel est clouée une statue en bois de sainte
Anne, du quinzième siècle; la tête de l'enfant Jésus a été emportée par
un biscayen. Les Français, maîtres un moment de la chapelle, puis
délogés, l'ont incendiée. Les flammes ont rempli cette masure; elle a
été fournaise; la porte a brûlé, le plancher a brûlé, le Christ en bois
n'a pas brûlé. Le feu lui a rongé les pieds dont on ne voit plus que les
moignons noircis, puis s'est arrêté. Miracle, au dire des gens du pays.
L'enfant Jésus, décapité, n'a pas été aussi heureux que le Christ.

Les murs sont couverts d'inscriptions. Près des pieds du Christ on lit
ce nom: _Henquinez_. Puis ces autres: _Conde de Rio Maïor. Marques y
Marquesa de Almagro (Habana)_. Il y a des noms français avec des points
d'exclamation, signes de colère. On a reblanchi le mur en 1849. Les
nations s'y insultaient.

C'est à la porte de cette chapelle qu'a été ramassé un cadavre qui
tenait une hache à la main. Ce cadavre était le sous-lieutenant Legros.

On sort de la chapelle, et à gauche, on voit un puits. Il y en a deux
dans cette cour. On demande: pourquoi n'y a-t-il pas de seau et de
poulie à celui-ci? C'est qu'on n'y puise plus d'eau. Pourquoi n'y
puise-t-on plus d'eau? Parce qu'il est plein de squelettes.

Le dernier qui ait tiré de l'eau de ce puits se nommait Guillaume Van
Kylsom. C'était un paysan qui habitait Hougomont et y était jardinier.
Le 18 juin 1815, sa famille prit la fuite et s'alla cacher dans les
bois.

La forêt autour de l'abbaye de Villers abrita pendant plusieurs jours et
plusieurs nuits toutes ces malheureuses populations dispersées.
Aujourd'hui encore de certains vestiges reconnaissables, tels que de
vieux troncs d'arbres brûlés, mar-quent la place de ces pauvres bivouacs
tremblants au fond des halliers.

Guillaume Van Kylsom demeura à Hougomont «pour garder le château» et se
blottit dans une cave. Les Anglais l'y découvrirent. On l'arracha de sa
cachette, et, à coups de plat de sabre, les combattants se firent servir
par cet homme effrayé. Ils avaient soif; ce Guillaume leur portait à
boire. C'est à ce puits qu'il puisait l'eau. Beaucoup burent là leur
dernière gorgée. Ce puits, où burent tant de morts, devait mourir lui
aussi.

Après l'action, on eut une hâte, enterrer les cadavres. La mort a une
façon à elle de harceler la victoire, et elle fait suivre la gloire par
la peste. Le typhus est une annexe du triomphe. Ce puits était profond,
on en fit un sépulcre. On y jeta trois cents morts. Peut-être avec trop
d'empressement. Tous étaient-ils morts? la légende dit non. Il parait
que, la nuit qui suivit l'ensevelissement, on entendit sortir du puits
des voix faibles qui appelaient.

Ce puits est isolé au milieu de la cour. Trois murs mi-partis pierre et
brique, repliés comme les feuilles d'un paravent et simulant une
tourelle carrée, l'entourent de trois côtés. Le quatrième côté est
ouvert. C'est par là qu'on puisait l'eau. Le mur du fond a une façon
d'oeil-de-boeuf informe, peut-être un trou d'obus. Cette tourelle avait
un plafond dont il ne reste que les poutres. La ferrure de soutènement
du mur de droite dessine une croix. On se penche, et l'oeil se perd dans
un profond cylindre de brique qu'emplit un entassement de ténèbres. Tout
autour du puits, le bas des murs disparaît dans les orties.

Ce puits n'a point pour devanture la large dalle bleue qui sert de
tablier à tous les puits de Belgique. La dalle bleue y est remplacée par
une traverse à laquelle s'appuient cinq ou six difformes tronçons de
bois noueux et ankylosés qui ressemblent à de grands ossements. Il n'a
plus ni seau, ni chaîne, ni poulie; mais il a encore la cuvette de
pierre qui servait de déversoir. L'eau des pluies s'y amasse, et de
temps en temps un oiseau des forêts voisines vient y boire et s'envole.

Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est encore habitée.
La porte de cette maison donne sur la cour. À côté d'une jolie plaque de
serrure gothique il y a sur cette porte une poignée de fer à trèfles,
posée de biais. Au moment où le lieutenant hanovrien Wilda saisissait
cette poignée pour se réfugier dans la ferme, un sapeur français lui
abattit la main d'un coup de hache.

La famille qui occupe la maison a pour grand-père l'ancien jardinier Van
Kylsom, mort depuis longtemps. Une femme en cheveux gris vous dit:
«J'étais là. J'avais trois ans. Ma soeur, plus grande, avait peur et
pleurait. On nous a emportées dans les bois. J'étais dans les bras de ma
mère. On se collait l'oreille à terre pour écouter. Moi, j'imitais le
canon, et je faisais _boum, boum_.»

Une porte de la cour, à gauche, nous l'avons dit, donne dans le verger.

Le verger est terrible.

Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois actes. La
première partie est un jardin, la deuxième est le verger, la troisième
est un bois. Ces trois parties ont une enceinte commune, du côté de
l'entrée les bâtiments du château et de la ferme, à gauche une haie, à
droite un mur, au fond un mur. Le mur de droite est en brique, le mur du
fond est en pierre. On entre dans le jardin d'abord. Il est en
contrebas, planté de groseilliers, encombré de végétations sauvages,
fermé d'un terrassement monumental en pierre de taille avec balustres à
double renflement. C'était un jardin seigneurial dans ce premier style
français qui a précédé Lenôtre; ruine et ronce aujourd'hui. Les
pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets de pierre.
On compte encore quarante-trois balustres sur leurs dés; les autres sont
couchés dans l'herbe. Presque tous ont des éraflures de mousqueterie. Un
balustre brisé est posé sur l'étrave comme une jambe cassée.

C'est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six voltigeurs du 1er
léger, ayant pénétré là et n'en pouvant plus sortir, pris et traqués
comme des ours dans leur fosse, acceptèrent le combat avec deux
compagnies hanovriennes, dont une était armée de carabines. Les
hanovriens bordaient ces balustres et tiraient d'en haut. Ces
voltigeurs, ripostant d'en bas, six contre deux cents, intrépides,
n'ayant pour abri que les groseilliers, mirent un quart d'heure à
mourir.

On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le verger
proprement dit. Là, dans ces quelques toises carrées, quinze cents
hommes tombèrent en moins d'une heure. Le mur semble prêt à recommencer
le combat. Les trente-huit meurtrières percées par les Anglais à des
hauteurs irrégulières, y sont encore. Devant la seizième sont couchées
deux tombes anglaises en granit. Il n'y a de meurtrières qu'au mur sud;
l'attaque principale venait de là. Ce mur est caché au dehors par une
grande haie vive; les Français arrivèrent, croyant n'avoir affaire qu'à
la haie, la franchirent, et trouvèrent ce mur, obstacle et embuscade,
les gardes anglaises derrière, les trente-huit meurtrières faisant feu à
la fois, un orage de mitraille et de balles; et la brigade Soye s'y
brisa. Waterloo commença ainsi.

Le verger pourtant fut pris. On n'avait pas d'échelles, les Français
grimpèrent avec les ongles. On se battit corps à corps sous les arbres.
Toute cette herbe a été mouillée de sang. Un bataillon de Nassau, sept
cents hommes, fut foudroyé là. Au dehors le mur, contre lequel furent
braquées les deux batteries de Kellermann, est rongé par la mitraille.

Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai. Il a ses boutons
d'or et ses pâquerettes, l'herbe y est haute, des chevaux de charrue y
paissent, des cordes de crin où sèche du linge traversent les
intervalles des arbres et font baisser la tête aux passants, on marche
dans cette friche et le pied enfonce dans les trous de taupes. Au milieu
de l'herbe on remarque un tronc déraciné, gisant, verdissant. Le major
Blackman s'y est adossé pour expirer. Sous un grand arbre voisin est
tombé le général allemand Duplat, d'une famille française réfugiée à la
révocation de l'édit de Nantes. Tout à côté se penche un vieux pommier
malade pansé avec un bandage de paille et de terre glaise. Presque tous
les pommiers tombent de vieillesse. Il n'y en a pas un qui n'ait sa
balle ou son biscaïen. Les squelettes d'arbres morts abondent dans ce
verger. Les corbeaux volent dans les branches, au fond il y a un bois
plein de violettes.

Bauduin tué, Foy blessé, l'incendie, le massacre, le carnage, un
ruisseau fait de sang anglais, de sang allemand et de sang français,
furieusement mêlés, un puits comblé de cadavres, le régiment de Nassau
et le régiment de Brunswick détruits, Duplat tué, Blackman tué, les
gardes anglaises mutilées, vingt bataillons français, sur les quarante
du corps de Reille, décimés, trois mille hommes, dans cette seule masure
de Hougomont, sabrés, écharpés, égorgés, fusillés, brûlés; et tout cela
pour qu'aujourd'hui un paysan dise à un voyageur: _Monsieur, donnez-moi
trois francs; si vous aimez, je vous expliquerai la chose de Waterloo!_




Chapitre III

Le 18 juin 1815


Retournons en arrière, c'est un des droits du narrateur, et
replaçons-nous en l'année 1815, et même un peu avant l'époque où
commence l'action racontée dans la première partie de ce livre.

S'il n'avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l'avenir de
l'Europe était changé. Quelques gouttes d'eau de plus ou de moins ont
fait pencher Napoléon. Pour que Waterloo fût la fin d'Austerlitz, la
providence n'a eu besoin que d'un peu de pluie, et un nuage traversant
le ciel à contre-sens de la saison a suffi pour l'écroulement d'un
monde.

La bataille de Waterloo, et ceci a donné à Blücher le temps d'arriver,
n'a pu commencer qu'à onze heures et demie. Pourquoi? Parce que la terre
était mouillée. Il a fallu attendre un peu de raffermissement pour que
l'artillerie pût manoeuvrer.

Napoléon était officier d'artillerie, et il s'en ressentait. Le fond de
ce prodigieux capitaine, c'était l'homme qui, dans le rapport au
Directoire sur Aboukir, disait: _Tel de nos boulets a tué six hommes_.
Tous ses plans de bataille sont faits pour le projectile. Faire
converger l'artillerie sur un point donné, c'était là sa clef de
victoire. Il traitait la stratégie du général ennemi comme une
citadelle, et il la battait en brèche. Il accablait le point faible de
mitraille; il nouait et dénouait les batailles avec le canon. Il y avait
du tir dans son génie. Enfoncer les carrés, pulvériser les régiments,
rompre les lignes, broyer et disperser les masses, tout pour lui était
là, frapper, frapper, frapper sans cesse, et il confiait cette besogne
au boulet. Méthode redoutable, et qui, jointe au génie, a fait
invincible pendant quinze ans ce sombre athlète du pugilat de la guerre.

Le 18 juin 1815, il comptait d'autant plus sur l'artillerie qu'il avait
pour lui le nombre. Wellington n'avait que cent cinquante-neuf bouches à
feu; Napoléon en avait deux cent quarante.

Supposez la terre sèche, l'artillerie pouvant rouler, l'action
commençait à six heures du matin. La bataille était gagnée et finie à
deux heures, trois heures avant la péripétie prussienne.

Quelle quantité de faute y a-t-il de la part de Napoléon dans la perte
de cette bataille? le naufrage est-il imputable au pilote?

Le déclin physique évident de Napoléon se compliquait-il à cette époque
d'une certaine diminution intérieure? les vingt ans de guerre
avaient-ils usé la lame comme le fourreau, l'âme comme le corps? le
vétéran se faisait-il fâcheusement sentir dans le capitaine? en un mot,
ce génie, comme beaucoup d'historiens considérables l'ont cru,
s'éclipsait-il? entrait-il en frénésie pour se déguiser à lui-même son
affaiblissement? commençait-il à osciller sous l'égarement d'un souffle
d'aventure? devenait-il, chose grave dans un général, inconscient du
péril? dans cette classe de grands hommes matériels qu'on peut appeler
les géants de l'action, y a-t-il un âge pour la myopie du génie? La
vieillesse n'a pas de prise sur les génies de l'idéal; pour les Dantes
et les Michel-Anges, vieillir, c'est croître; pour les Annibals et les
Bonapartes, est-ce décroître? Napoléon avait-il perdu le sens direct de
la victoire? en était-il à ne plus reconnaître l'écueil, à ne plus
deviner le piège, à ne plus discerner le bord croulant des abîmes?
manquait-il du flair des catastrophes? lui qui jadis savait toutes les
routes du triomphe et qui, du haut de son char d'éclairs, les indiquait
d'un doigt souverain, avait-il maintenant cet ahurissement sinistre de
mener aux précipices son tumultueux attelage de légions? était-il pris,
à quarante-six ans, d'une folie suprême? ce cocher titanique du destin
n'était-il plus qu'un immense casse-cou?

Nous ne le pensons point. Son plan de bataille était, de l'aveu de tous,
un chef-d'oeuvre. Aller droit au centre de la ligne alliée, faire un
trou dans l'ennemi, le couper en deux, pousser la moitié britannique sur
Hal et la moitié prussienne sur Tongres, faire de Wellington et de
Blücher deux tronçons; enlever Mont-Saint-Jean, saisir Bruxelles, jeter
l'Allemand dans le Rhin et l'Anglais dans la mer. Tout cela, pour
Napoléon, était dans cette bataille. Ensuite on verrait.

Il va sans dire que nous ne prétendons pas faire ici l'histoire de
Waterloo; une des scènes génératrices du drame que nous racontons se
rattache à cette bataille; mais cette histoire n'est pas notre sujet;
cette histoire d'ailleurs est faite, et faite magistralement, à un point
de vue par Napoléon, à l'autre point de vue par toute une pléiade
d'historiens. Quant à nous, nous laissons les historiens aux prises,
nous ne sommes qu'un témoin à distance, un passant dans la plaine, un
chercheur penché sur cette terre pétrie de chair humaine, prenant
peut-être des apparences pour des réalités; nous n'avons pas le droit de
tenir tête, au nom de la science, à un ensemble de faits où il y a sans
doute du mirage, nous n'avons ni la pratique militaire ni la compétence
stratégique qui autorisent un système; selon nous, un enchaînement de
hasards domine à Waterloo les deux capitaines; et quand il s'agit du
destin, ce mystérieux accusé, nous jugeons comme le peuple, ce juge
naïf.




Chapitre IV

A


Ceux qui veulent se figurer nettement la bataille de Waterloo n'ont qu'à
coucher sur le sol par la pensée un A majuscule. Le jambage gauche de
l'A est la route de Nivelles, le jambage droit est la route de Genappe,
la corde de l'A est le chemin creux d'Ohain à Braine-l'Alleud. Le sommet
de l'A est Mont-Saint-Jean, là est Wellington; la pointe gauche
inférieure est Hougomont, là est Reille avec Jérôme Bonaparte; la pointe
droite inférieure est la Belle-Alliance, là est Napoléon. Un peu
au-dessous du point où la corde de l'A rencontre et coupe le jambage
droit est la Haie-Sainte. Au milieu de cette corde est le point précis
où s'est dit le mot final de la bataille. C'est là qu'on a placé le
lion, symbole involontaire du suprême héroïsme de la garde impériale.

Le triangle compris au sommet de l'A, entre les deux jambages et la
corde, est le plateau de Mont-Saint-Jean. La dispute de ce plateau fut
toute la bataille.

Les ailes des deux armées s'étendent à droite et à gauche des deux
routes de Genappe et de Nivelles; d'Erlon faisant face à Picton, Reille
faisant face à Hill.

Derrière la pointe de l'A, derrière le plateau de Mont-Saint-Jean, est
la forêt de Soignes.

Quant à la plaine en elle-même, qu'on se représente un vaste terrain
ondulant; chaque pli domine le pli suivant, et toutes les ondulations
montent vers Mont-Saint-Jean, et y aboutissent à la forêt.

Deux troupes ennemies sur un champ de bataille sont deux lutteurs. C'est
un bras-le-corps. L'une cherche à faire glisser l'autre. On se cramponne
à tout; un buisson est un point d'appui; un angle de mur est un
épaulement; faute d'une bicoque où s'adosser, un régiment lâche pied; un
ravalement de la plaine, un mouvement de terrain, un sentier transversal
à propos, un bois, un ravin, peuvent arrêter le talon de ce colosse
qu'on appelle une armée et l'empêcher de reculer. Qui sort du champ est
battu. De là, pour le chef responsable, la nécessité d'examiner la
moindre touffe d'arbres, et d'approfondir le moindre relief.

Les deux généraux avaient attentivement étudié la plaine de
Mont-Saint-Jean, dite aujourd'hui plaine de Waterloo. Dès l'année
précédente, Wellington, avec une sagacité prévoyante, l'avait examinée
comme un en-cas de grande bataille. Sur ce terrain et pour ce duel, le
18 juin, Wellington avait le bon côté, Napoléon le mauvais. L'armée
anglaise était en haut, l'armée française en bas.

Esquisser ici l'aspect de Napoléon, à cheval, sa lunette à la main, sur
la hauteur de Rossomme, à l'aube du 18 juin 1815, cela est presque de
trop. Avant qu'on le montre, tout le monde l'a vu. Ce profil calme sous
le petit chapeau de l'école de Brienne, cet uniforme vert, le revers
blanc cachant la plaque, la redingote grise cachant les épaulettes,
l'angle du cordon rouge sous le gilet, la culotte de peau, le cheval
blanc avec sa housse de velours pourpre ayant aux coins des N couronnées
et des aigles, les bottes à l'écuyère sur des bas de soie, les éperons
d'argent, l'épée de Marengo, toute cette figure du dernier césar est
debout dans les imaginations, acclamée des uns, sévèrement regardée par
les autres.

Cette figure a été longtemps toute dans la lumière; cela tenait à un
certain obscurcissement légendaire que la plupart des héros dégagent et
qui voile toujours plus ou moins longtemps la vérité; mais aujourd'hui
l'histoire et le jour se font.

Cette clarté, l'histoire, est impitoyable; elle a cela d'étrange et de
divin que, toute lumière qu'elle est, et précisément parce qu'elle est
lumière, elle met souvent de l'ombre là où l'on voyait des rayons; du
même homme elle fait deux fantômes différents, et l'un attaque l'autre,
et en fait justice, et les ténèbres du despote luttent avec
l'éblouissement du capitaine. De là une mesure plus vraie dans
l'appréciation définitive des peuples. Babylone violée diminue
Alexandre; Rome enchaînée diminue César; Jérusalem tuée diminue Titus.
La tyrannie suit le tyran. C'est un malheur pour un homme de laisser
derrière lui de la nuit qui a sa forme.




Chapitre V

Le _quid obscurum_ des batailles


Tout le monde connaît la première phase de cette bataille; début
trouble, incertain, hésitant, menaçant pour les deux armées, mais pour
les Anglais plus encore que pour les Français.

Il avait plu toute la nuit; la terre était défoncée par l'averse; l'eau
s'était çà et là amassée dans les creux de la plaine comme dans des
cuvettes; sur de certains points les équipages du train en avaient
jusqu'à l'essieu; les sous-ventrières des attelages dégouttaient de boue
liquide; si les blés et les seigles couchés par cette cohue de charrois
en masse n'eussent comblé les ornières et fait litière sous les roues,
tout mouvement, particulièrement dans les vallons du côté de Papelotte,
eût été impossible.

L'affaire commença tard; Napoléon, nous l'avons expliqué, avait
l'habitude de tenir toute l'artillerie dans sa main comme un pistolet,
visant tantôt tel point, tantôt tel autre de la bataille, et il avait
voulu attendre que les batteries attelées pussent rouler et galoper
librement; il fallait pour cela que le soleil parût et séchât le sol.
Mais le soleil ne parut pas. Ce n'était plus le rendez-vous
d'Austerlitz. Quand le premier coup de canon fut tiré, le général
anglais Colville regarda à sa montre et constata qu'il était onze heures
trente-cinq minutes.

L'action s'engagea avec furie, plus de furie peut-être que l'empereur
n'eût voulu, par l'aile gauche française sur Hougomont. En même temps
Napoléon attaqua le centre en précipitant la brigade Quiot sur la
Haie-Sainte, et Ney poussa l'aile droite française contre l'aile gauche
anglaise qui s'appuyait sur Papelotte.

L'attaque sur Hougomont avait quelque simulation: attirer là Wellington,
le faire pencher à gauche, tel était le plan. Ce plan eût réussi, si les
quatre compagnies des gardes anglaises et les braves Belges de la
division Perponcher n'eussent solidement gardé la position, et
Wellington, au lieu de s'y masser, put se borner à y envoyer pour tout
renfort quatre autres compagnies de gardes et un bataillon de Brunswick.

L'attaque de l'aile droite française sur Papelotte était à fond;
culbuter la gauche anglaise, couper la route de Bruxelles, barrer le
passage aux Prussiens possibles, forcer Mont-Saint-Jean, refouler
Wellington sur Hougomont, de là sur Braine-l'Alleud, de là sur Hal, rien
de plus net. À part quelques incidents, cette attaque réussit. Papelotte
fut pris; la Haie-Sainte fut enlevée.

Détail à noter. Il y avait dans l'infanterie anglaise, particulièrement
dans la brigade de Kempt, force recrues. Ces jeunes soldats, devant nos
redoutables fantassins, furent vaillants; leur inexpérience se tira
intrépidement d'affaire; ils firent surtout un excellent service de
tirailleurs; le soldat en tirailleur, un peu livré à lui-même, devient
pour ainsi dire son propre général; ces recrues montrèrent quelque chose
de l'invention et de la furie françaises. Cette infanterie novice eut de
la verve. Ceci déplut à Wellington.

Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla.

Il y a dans cette journée, de midi à quatre heures, un intervalle
obscur; le milieu de cette bataille est presque indistinct et participe
du sombre de la mêlée. Le crépuscule s'y fait. On aperçoit de vastes
fluctuations dans cette brume, un mirage vertigineux, l'attirail de
guerre d'alors presque inconnu aujourd'hui, les colbacks à flamme, les
sabretaches flottantes, les buffleteries croisées, les gibernes à
grenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges à mille plis, les
lourds shakos enguirlandés de torsades, l'infanterie presque noire de
Brunswick mêlée à l'infanterie écarlate d'Angleterre, les soldats
anglais ayant aux entournures pour épaulettes de gros bourrelets blancs
circulaires, les chevau-légers hanovriens avec leur casque de cuir
oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges, les Écossais
aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandes guêtres blanches de
nos grenadiers, des tableaux, non des lignes stratégiques, ce qu'il faut
à Salvator Rosa, non ce qu'il faut à Gribeauval.

Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. _Quid
obscurum, quid divinum_. Chaque historien trace un peu le linéament qui
lui plaît dans ces pêle-mêle. Quelle que soit la combinaison des
généraux, le choc des masses armées a d'incalculables reflux; dans
l'action, les deux plans des deux chefs entrent l'un dans l'autre et se
déforment l'un par l'autre. Tel point du champ de bataille dévore plus
de combattants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui
boivent plus ou moins vite l'eau qu'on y jette. On est obligé de
reverser là plus de soldats qu'on ne voudrait. Dépenses qui sont
l'imprévu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les
traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées
ondoient, les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes,
tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres; où
était l'infanterie, l'artillerie arrive; où était l'artillerie, accourt
la cavalerie; les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque
chose, cherchez, c'est disparu; les éclaircies se déplacent; les plis
sombres avancent et reculent; une sorte de vent du sépulcre pousse,
refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu'est-ce qu'une
mêlée? une oscillation. L'immobilité d'un plan mathématique exprime une
minute et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces
puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau; Rembrandt vaut
mieux que Van Der Meulen. Van der Meulen, exact à midi, ment à trois
heures. La géométrie trompe; l'ouragan seul est vrai. C'est ce qui donne
à Folard le droit de contredire Polybe. Ajoutons qu'il y a toujours un
certain instant où la bataille dégénère en combat, se particularise, et
s'éparpille en d'innombrables faits de détails qui, pour emprunter
l'expression de Napoléon lui-même, «appartiennent plutôt à la biographie
des régiments qu'à l'histoire de l'armée». L'historien, en ce cas, a le
droit évident de résumé. Il ne peut que saisir les contours principaux
de la lutte, et il n'est donné à aucun narra-teur, si consciencieux
qu'il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible, qu'on
appelle une bataille.

Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est particulièrement
applicable à Waterloo.

Toutefois, dans l'après-midi, à un certain moment, la bataille se
précisa.




Chapitre VI

Quatre heures de l'après-midi


Vers quatre heures, la situation de l'armée anglaise était grave. Le
prince d'Orange commandait le centre, Hill l'aile droite, Picton l'aile
gauche. Le prince d'Orange, éperdu et intrépide, criait aux
Hollando-Belges: _Nassau! Brunswick! jamais en arrière!_ Hill, affaibli,
venait s'adosser à Wellington, Picton était mort. Dans la même minute où
les Anglais avaient enlevé aux Français le drapeau du 105ème de ligne,
les Français avaient tué aux Anglais le général Picton, d'une balle à
travers la tête. La bataille, pour Wellington, avait deux points
d'appui, Hougomont et la Hale-Sainte; Hougomont tenait encore, mais
brûlait; la Haie-Sainte était prise. Du bataillon allemand qui la
défendait, quarante-deux hommes seulement survivaient; tous les
officiers, moins cinq, étaient morts ou pris. Trois mille combattants
s'étaient massacrés dans cette grange. Un sergent des gardes anglaises,
le premier boxeur de l'Angleterre, réputé par ses compagnons
invulnérable, y avait été tué par un petit tambour français. Baring
était délogé. Alten était sabré. Plusieurs drapeaux étaient perdus, dont
un de la division Alten, et un du bataillon de Lunebourg porté par un
prince de la famille de Deux-Ponts. Les Écossais gris n'existaient plus;
les gros dragons de Ponsonby étaient hachés. Cette vaillante cavalerie
avait plié sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers de Travers;
de douze cents chevaux il en restait six cents; des trois
lieutenants-colonels, deux étaient à terre, Hamilton blessé, Mater tué.
Ponsonby était tombé, troué de sept coups de lance. Gordon était mort,
Marsh était mort. Deux divisions, la cinquième et la sixième, étaient
détruites.

Hougomont entamé, la Haie-Sainte prise, il n'y avait plus qu'un noeud,
le centre. Ce noeud-là tenait toujours. Wellington le renforça. Il y
appela Hill qui était à Merbe-Braine, il y appela Chassé qui était à
Braine-l'Alleud.

Le centre de l'armée anglaise, un peu concave, très dense et très
compact, était fortement situé. Il occupait le plateau de
Mont-Saint-Jean, ayant derrière lui le village et devant lui la pente,
assez âpre alors. Il s'adossait à cette forte maison de pierre, qui
était à cette époque un bien domanial de Nivelles et qui marque
l'intersection des routes, masse du seizième siècle si robuste que les
boulets y ricochaient sans l'entamer. Tout autour du plateau, les
Anglais avaient taillé çà et là les haies, fait des embrasures dans les
aubépines, mis une gueule de canon entre deux branches, crénelé les
buissons. Leur artillerie était en embuscade sous les broussailles. Ce
travail punique, incontestablement autorisé par la guerre qui admet le
piège, était si bien fait que Haxo, envoyé par l'empereur à neuf heures
du matin pour reconnaître les batteries ennemies, n'en avait rien vu, et
était revenu dire à Napoléon qu'il n'y avait pas d'obstacle, hors les
deux barricades barrant les routes de Nivelles et de Genappe. C'était le
moment où la moisson est haute; sur la lisière du plateau, un bataillon
de la brigade de Kempt, le 951, armé de carabines, était couché dans les
grands blés.

Ainsi assuré et contre-buté, le centre de l'armée anglo-hollandaise
était en bonne posture.

Le péril de cette position était la forêt de Soignes, alors contiguë au
champ de bataille et coupée par les étangs de Groe-nendael et de
Boitsfort. Une armée n'eût pu y reculer sans se dissoudre; les régiments
s'y fussent tout de suite désagrégés. L'artillerie s'y fût perdue dans
les marais. La retraite, selon l'opinion de plusieurs hommes du métier,
contestée par d'autres, il est vrai, eût été là un sauve-qui-peut.

Wellington ajouta à ce centre une brigade de Chassé, ôtée à l'aile
droite, et une brigade de Wincke, ôtée à l'aile gauche, plus la division
Clinton. À ses Anglais, aux régiments de Halkett, à la brigade de
Mitchell, aux gardes de Maitland, il donna comme épaulements et
contreforts l'infanterie de Brunswick, le contingent de Nassau, les
Hanovriens de Kielmansegge et les Allemands d'Ompteda. Cela lui mit sous
la main vingt-six bataillons. _L'aile droite_, comme dit Charras, _fut
rabattue derrière le centre_. Une batterie énorme était masquée par des
sacs à terre à l'endroit où est aujourd'hui ce qu'on appelle «le musée
de Waterloo». Wellington avait en outre dans un pli de terrain les
dragons-gardes de Somerset, quatorze cents chevaux. C'était l'autre
moitié de cette cavalerie anglaise, si justement célèbre. Ponsonby
détruit, restait Somerset.

La batterie, qui, achevée, eût été presque une redoute, était disposée
derrière un mur de jardin très bas, revêtu à la hâte d'une chemise de
sacs de sable et d'un large talus de terre. Cet ouvrage n'était pas
fini; on n'avait pas eu le temps de le palissader.

Wellington, inquiet, mais impassible, était à cheval, et y demeura toute
la journée dans la même attitude, un peu en avant du vieux moulin de
Mont-Saint-Jean, qui existe encore, sous un orme qu'un Anglais, depuis,
vandale enthousiaste, a acheté deux cents francs, scié et emporté.
Wellington fut là froidement héroïque. Les boulets pleuvaient. L'aide de
camp Gordon venait de tomber à côté de lui. Lord Hill, lui montrant un
obus qui éclatait, lui dit:--Mylord, quelles sont vos instructions, et
quels ordres nous laissez-vous si vous vous faites tuer?--_De faire
comme moi_, répondit Wellington. À Clinton, il dit
laconiquement:--_Tenir ici jusqu'au dernier homme_.--La journée
visiblement tournait mal. Wellington criait à ses anciens compagnons de
Talavera, de Vitoria et de Salamanque:--_Boys_ (garçons)! _est-ce qu'on
peut songer à lâcher pied? pensez à la vieille Angleterre!_

Vers quatre heures, la ligne anglaise s'ébranla en arrière. Tout à coup
on ne vit plus sur la crête du plateau que l'artillerie et les
tirailleurs, le reste disparut; les régiments, chassés par les obus et
les boulets français, se replièrent dans le fond que coupe encore
aujourd'hui le sentier de service de la ferme de Mont-Saint-Jean, un
mouvement rétrograde se fit, le front de bataille anglais se déroba,
Wellington recula.--Commencement de retraite! cria Napoléon.




Chapitre VII

Napoléon de belle humeur


L'empereur, quoique malade et gêné à cheval par une souffrance locale,
n'avait jamais été de si bonne humeur que ce jour-là. Depuis le matin,
son impénétrabilité souriait. Le 18 juin 1815, cette âme profonde,
masquée de marbre, rayonnait aveuglément. L'homme qui avait été sombre à
Austerlitz fut gai à Waterloo. Les plus grands prédestinés font de ces
contre-sens. Nos joies sont de l'ombre. Le suprême sourire est à Dieu.

_Ridet Caesar, Pompeius flebit_, disaient les légionnaires de la légion
Fulminatrix. Pompée cette fois ne devait pas pleurer, mais il est
certain que César riait.

Dès la veille, la nuit, à une heure, explorant à cheval, sous l'orage et
sous la pluie, avec Bertrand, les collines qui avoisinent Rossomme,
satisfait de voir la longue ligne des feux anglais illuminant tout
l'horizon de Frischemont à Braine-l'Alleud, il lui avait semblé que le
destin, assigné par lui à jour fixe sur ce champ de Waterloo, était
exact; il avait arrêté son cheval, et était demeuré quelque temps
immobile, regardant les éclairs, écoutant le tonnerre, et on avait
entendu ce fataliste jeter dans l'ombre cette parole mystérieuse: «Nous
sommes d'accord.» Napoléon se trompait. Ils n'étaient plus d'accord.

Il n'avait pas pris une minute de sommeil, tous les instants de cette
nuit-là avaient été marqués pour lui par une joie. Il avait parcouru
toute la ligne des grand'gardes, en s'arrêtent çà et là pour parler aux
vedettes. À deux heures et demie, près du bois d'Hougomont, il avait
entendu le pas d'une colonne en marche; il avait cru un moment à la
reculade de Wellington. Il avait dit à Bertrand: _C'est l'arrière-garde
anglaise qui s'ébranle pour décamper. Je ferai prisonniers les six mille
Anglais qui viennent d'arriver à Ostende_. Il causait avec expansion; il
avait retrouvé cette verve du débarquement du 1er mars, quand il
montrait au grand-maréchal le paysan enthousiaste du golfe Juan, en
s'écriant:--_Eh bien, Bertrand, voilà déjà du renfort!_ La nuit du 17
au 18 juin, il raillait Wellington.--_Ce petit Anglais a besoin d'une
leçon_, disait Napoléon. La pluie redoublait, il tonnait pendant que
l'empereur parlait.

À trois heures et demie du matin, il avait perdu une illusion; des
officiers envoyés en reconnaissance lui avaient annoncé que l'ennemi ne
faisait aucun mouvement. Rien ne bougeait; pas un feu de bivouac n'était
éteint. L'armée anglaise dormait. Le silence était profond sur la terre;
il n'y avait de bruit que dans le ciel. À quatre heures, un paysan lui
avait été amené par les coureurs; ce paysan avait servi de guide à une
brigade de cavalerie anglaise, probablement la brigade Vivian, qui
allait prendre position au village d'Ohain, à l'extrême gauche. À cinq
heures, deux déserteurs belges lui avaient rapporté qu'ils venaient de
quitter leur régiment, et que l'armée anglaise attendait la bataille.
_Tant mieux!_ s'était écrié Napoléon. _J'aime encore mieux les culbuter
que les refouler_.

Le matin, sur la berge qui fait l'angle du chemin de Plancenoit, il
avait mis pied à terre dans la boue, s'était fait apporter de la ferme
de Rossomme une table de cuisine et une chaise de paysan, s'était assis,
avec une botte de paille pour tapis, et avait déployé sur la table la
carte du champ de bataille, en disant à Soult: _Joli échiquier_!

Par suite des pluies de la nuit, les convois de vivres, empêtrés dans
des routes défoncées, n'avaient pu arriver le matin, le soldat n'avait
pas dormi, était mouillé, et était à jeun; cela n'avait pas empêché
Napoléon de crier allégrement à Ney: _Nous avons quatre-vingt-dix
chances sur cent_. À huit heures, on avait apporté le déjeuner de
l'empereur. Il y avait invité plusieurs généraux. Tout en déjeunant, on
avait raconté que Wellington était l'avant-veille au bal à Bruxelles,
chez la duchesse de Richmond, et Soult, rude homme de guerre avec une
figure d'archevêque, avait dit: _Le bal, c'est aujourd'hui_. L'empereur
avait plaisanté Ney qui disait: _Wellington ne sera pas assez simple
pour attendre Votre Majesté_. C'était là d'ailleurs sa manière. Il
badinait volontiers, dit Fleury de Chaboulon. _Le fond de son caractère
était une humeur enjouée_, dit Gourgaud. _Il abondait en plaisanteries,
plutôt bizarres que spirituelles_, dit Benjamin Constant. Ces gaîtés de
géant valent la peine qu'on y insiste. C'est lui qui avait appelé ses
grenadiers «les grognards»; il leur pinçait l'oreille, il leur tirait la
moustache. _L'empereur ne faisait que nous faire des niches;_ ceci est
un mot de l'un d'eux. Pendant le mystérieux trajet de l'île d'Elbe en
France, le 27 février, en pleine mer, le brick de guerre français le
_Zéphir_ ayant rencontré le brick l'_Inconstant_ où Napoléon était caché
et ayant demandé à l'_Inconstant_ des nouvelles de Napoléon, l'empereur,
qui avait encore en ce moment-là à son chapeau la cocarde blanche et
amarante semée d'abeilles, adoptée par lui à l'île d'Elbe, avait pris en
riant le porte-voix et avait répondu lui-même: _L'empereur se porte
bien_. Qui rit de la sorte est en familiarité avec les événements.
Napoléon avait eu plusieurs accès de ce rire pendant le déjeuner de
Waterloo. Après le déjeuner il s'était recueilli un quart d'heure, puis
deux généraux s'étaient assis sur la botte de paille, une plume à la
main, une feuille de papier sur le genou, et l'empereur leur avait dicté
l'ordre de bataille.

À neuf heures, à l'instant où l'armée française, échelonnée et mise en
mouvement sur cinq colonnes, s'était déployée, les divisions sur deux
lignes, l'artillerie entre les brigades, musique en tête, battant aux
champs, avec les roulements des tambours et les sonneries des
trompettes, puissante, vaste, joyeuse, mer de casques, de sabres et de
bayonnettes sur l'ho-rizon, l'empereur, ému, s'était écrié à deux
reprises: _Magnifique! magnifique!_

De neuf heures à dix heures et demie, toute l'armée, ce qui semble
incroyable, avait pris position et s'était rangée sur six lignes,
formant, pour répéter l'expression de l'empereur, «la figure de six V».
Quelques instants après la formation du front de bataille, au milieu de
ce profond silence de commencement d'orage qui précède les mêlées,
voyant défiler les trois batteries de douze, détachées sur son ordre des
trois corps de d'Erlon, de Reille et de Lobau, et destinées à commencer
l'action en battant Mont-Saint-Jean où est l'intersection des routes de
Nivelles et de Genappe, l'empereur avait frappé sur l'épaule de Haxo en
lui disant: _Voilà vingt-quatre belles filles, général_.

Sûr de l'issue, il avait encouragé d'un sourire, à son passage devant
lui, la compagnie de sapeurs du premier corps, désignée par lui pour se
barricader dans Mont-Saint-Jean, sitôt le village enlevé. Toute cette
sérénité n'avait été traversée que par un mot de pitié hautaine; en
voyant à sa gauche, à un endroit où il y a aujourd'hui une grande tombe,
se masser avec leurs chevaux superbes ces admirables Écossais gris, il
avait dit: _C'est dommage_.

Puis il était monté à cheval, s'était porté en avant de Rossomme, et
avait choisi pour observatoire une étroite croupe de gazon à droite de
la route de Genappe à Bruxelles, qui fut sa seconde station pendant la
bataille. La troisième station, celle de sept heures du soir, entre la
Belle-Alliance et la Haie-Sainte, est redoutable; c'est un tertre assez
élevé qui existe encore et derrière lequel la garde était massée dans
une déclivité de la plaine. Autour de ce tertre, les boulets ricochaient
sur le pavé de la chaussée jusqu'à Napoléon. Comme à Brienne, il avait
sur sa tête le sifflement des balles et des biscayens. On a ramassé,
presque à l'endroit où étaient les pieds de son cheval, des boulets
vermoulus, de vieilles lames de sabre et des projectiles informes,
mangés de rouille. _Scabra rubigine_. Il y a quelques années, on y a
déterré un obus de soixante, encore chargé, dont la fusée s'était brisée
au ras de la bombe. C'est à cette dernière station que l'empereur disait
à son guide Lacoste, paysan hostile, effaré, attaché à la selle d'un
hussard, se retournant à chaque paquet de mitraille, et tâchant de se
cacher derrière lui:--_Imbécile! c'est honteux, tu vas te faire tuer
dans le dos_. Celui qui écrit ces lignes, a trouvé lui-même dans le
talus friable de ce tertre, en creusant le sable, les restes du col
d'une bombe désagrégés par l'oxyde de quarante-six années, et de vieux
tronçons de fer qui cassaient comme des bâtons de sureau entre ses
doigts.

Les ondulations des plaines diversement inclinées où eut lieu la
rencontre de Napoléon et de Wellington ne sont plus, personne ne
l'ignore, ce qu'elles étaient le 18 juin 1815. En prenant à ce champ
funèbre de quoi lui faire un monument, on lui a ôté son relief réel, et
l'histoire, déconcertée, ne s'y reconnaît plus. Pour le glorifier, on
l'a défiguré. Wellington, deux ans après, revoyant Waterloo, s'est
écrié: _On m'a changé mon champ de bataille_. Là où est aujourd'hui la
grosse pyramide de terre surmontée du lion, il y avait une crête qui,
vers la route de Nivelles, s'abaissait en rampe praticable, mais qui, du
côté de la chaussée de Genappe, était presque un escarpement.
L'élévation de cet escarpement peut encore être mesurée aujourd'hui par
la hauteur des deux tertres des deux grandes sépultures qui encaissent
la route de Genappe à Bruxelles; l'une, le tombeau anglais, à gauche;
l'autre, le tombeau allemand, à droite. Il n'y a point de tombeau
français. Pour la France, toute cette plaine est sépulcre. Grâce aux
mille et mille charretées de terre employées à la butte de cent
cinquante pieds de haut et d'un demi-mille de circuit, le plateau de
Mont-Saint-Jean est aujourd'hui accessible en pente douce; le jour de la
bataille, surtout du côté de la Haie-Sainte, il était d'un abord âpre et
abrupt. Le versant là était si incliné que les canons anglais ne
voyaient pas au-dessous d'eux la ferme située au fond du vallon, centre
du combat. Le 18 juin 1815, les pluies avaient encore raviné cette
roideur, la fange compliquait la montée, et non seulement on gravissait,
mais on s'embourbait. Le long de la crête du plateau courait une sorte
de fossé impossible à deviner pour un observateur lointain.

Qu'était-ce que ce fossé? Disons-le. Braine-l'Alleud est un village de
Belgique, Ohain en est un autre. Ces villages, cachés tous les deux dans
des courbes de terrain, sont joints par un chemin d'une lieue et demie
environ qui traverse une plaine à niveau ondulant, et souvent entre et
s'enfonce dans des collines comme un sillon, ce qui fait que sur divers
points cette route est un ravin. En 1815, comme aujourd'hui, cette route
coupait la crête du plateau de Mont-Saint-Jean entre les deux chaussées
de Genappe et de Nivelles; seulement, elle est aujourd'hui de plain-pied
avec la plaine; elle était alors chemin creux. On lui a pris ses deux
talus pour la butte-monument. Cette route était et est encore une
tranchée dans la plus grande partie de son parcours; tranchée creuse
quelquefois d'une douzaine de pieds et dont les talus trop escarpés
s'écroulaient çà et là, surtout en hiver, sous les averses. Des
accidents y arrivaient. La route était si étroite à l'entrée de
Braine-l'Alleud qu'un passant y avait été broyé par un chariot, comme le
constate une croix de pierre debout près du cimetière qui donne le nom
du mort, _Monsieur Bernard Debrye, marchand à Bruxelles_, et la date de
l'accident, _février 1637 _. Elle était si profonde sur le plateau du
Mont-Saint-Jean qu'un paysan, Mathieu Nicaise, y avait été écrasé en
1783 par un éboulement du talus, comme le constatait une autre croix de
pierre dont le faîte a disparu dans les défrichements, mais dont le
piédestal renversé est encore visible aujourd'hui sur la pente du gazon
à gauche de la chaussée entre la Haie-Sainte et la ferme de
Mont-Saint-Jean.

Un jour de bataille, ce chemin creux dont rien n'avertissait, bordant la
crête de Mont-Saint-Jean, fossé au sommet de l'es-carpement, ornière
cachée dans les terres, était invisible, c'est-à-dire terrible.




Chapitre VIII

L'empereur fait une question au guide Lacoste


Donc, le matin de Waterloo, Napoléon était content.

Il avait raison; le plan de bataille conçu par lui, nous l'avons
constaté, était en effet admirable.

Une fois la bataille engagée, ses péripéties très diverses, la
résistance d'Hougomont, la ténacité de la Haie-Sainte, Bauduin tué, Foy
mis hors de combat, la muraille inattendue où s'était brisée la brigade
Soye, l'étourderie fatale de Guilleminot n'ayant ni pétards ni sacs à
poudre, l'embourbement des batteries, les quinze pièces sans escorte
culbutées par Uxbridge dans un chemin creux, le peu d'effet des bombes
tombant dans les lignes anglaises, s'y enfouissant dans le sol détrempé
par les pluies et ne réussissant qu'à y faire des volcans de boue, de
sorte que la mitraille se changeait en éclaboussure, l'inutilité de la
démonstration de Piré sur Braine-l'Alleud, toute cette cavalerie, quinze
escadrons, à peu près annulée, l'aile droite anglaise mal inquiétée,
l'aile gauche mal entamée, l'étrange malentendu de Ney massant, au lieu
de les échelonner, les quatre divisions du premier corps, des épaisseurs
de vingt-sept rangs et des fronts de deux cents hommes livrés de la
sorte à la mitraille, l'effrayante trouée des boulets dans ces masses,
les colonnes d'attaque désunies, la batterie d'écharpe brusquement
démasquée sur leur flanc Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis, Quiot
repoussé, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti de l'école
polytechnique, blessé au moment où il enfonçait à coups de hache la
porte de la Haie-Sainte sous le feu plongeant de la barricade anglaise
barrant le coude de la route de Genappe à Bruxelles, la division
Marcognet, prise entre l'infanterie et la cavalerie, fusillée à bout
portant dans les blés par Best et Pack, sabrée par Ponsonby, sa batterie
de sept pièces enclouée, le prince de Saxe-Weimar tenant et gardant,
malgré le comte d'Erlon, Frischemont et Smohain, le drapeau du 105ème
pris, le drapeau du 45ème pris, ce hussard noir prussien arrêté par les
coureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs battant
l'estrade entre Wavre et Plancenoit, les choses inquiétantes que ce
prisonnier avait dites, le retard de Grouchy, les quinze cents hommes
tués en moins d'une heure dans le verger d'Hougomont, les dix-huit cents
hommes couchés en moins de temps encore autour de la Haie-Sainte, tous
ces incidents orageux, passant comme les nuées de la bataille devant
Napoléon, avaient à peine troublé son regard et n'avaient point assombri
cette face impériale de la certitude. Napoléon était habitué à regarder
la guerre fixement; il ne faisait jamais chiffre à chiffre l'addition
poignante du détail; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu'ils
donnassent ce total: victoire; que les commencements s'égarassent, il ne
s'en alarmait point, lui qui se croyait maître et possesseur de la fin;
il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le
destin d'égal à égal. Il paraissait dire au sort: _tu n'oserais pas_.

Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentait protégé dans le bien et
toléré dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence,
on pourrait presque dire une complicité des événements, équivalente à
l'antique invulnérabilité.

Pourtant, quand on a derrière soi la Bérésina, Leipsick et
Fontainebleau, il semble qu'on pourrait se défier de Waterloo. Un
mystérieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel.

Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tressaillit. Il vit
subitement le plateau de Mont-Saint-Jean se dégarnir et le front de
l'armée anglaise disparaître. Elle se ralliait, mais se dérobait.
L'empereur se souleva à demi sur ses étriers. L'éclair de la victoire
passa dans ses yeux.

Wellington acculé à la forêt de Soignes et détruit, c'était le
terrassement définitif de l'Angleterre par la France; c'était Crécy,
Poitiers, Malplaquet et Ramillies vengés. L'homme de Marengo raturait
Azincourt.

L'empereur alors, méditant la péripétie terrible, promena une dernière
fois sa lunette sur tous les points du champ de bataille. Sa garde,
l'arme au pied derrière lui, l'observait d'en bas avec une sorte de
religion. Il songeait; il examinait les versants, notait les pentes,
scrutait le bouquet d'arbres, le carré de seigles, le sentier; il
semblait compter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixité les
barricades anglaises des deux chaussées, deux larges abatis d'arbres,
celle de la chaussée de Genappe au-dessus de la Haie-Sainte, armée de
deux canons, les seuls de toute l'artillerie anglaise qui vissent le
fond du champ de bataille, et celle de la chaussée de Nivelles où
étincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade Chassé. Il
remarqua près de cette barricade la vieille chapelle de Saint-Nicolas
peinte en blanc qui est à l'angle de la traverse vers Braine-l'Alleud.
Il se pencha et parla à demi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un
signe de tête négatif, probablement perfide.

L'empereur se redressa et se recueillit.

Wellington avait reculé. Il ne restait plus qu'à achever ce recul par un
écrasement. Napoléon, se retournant brusquement, expédia une estafette à
franc étrier à Paris pour y annoncer que la bataille était gagnée.

Napoléon était un de ces génies d'où sort le tonnerre.

Il venait de trouver son coup de foudre.

Il donna l'ordre aux cuirassiers de Milhaud d'enlever le plateau de
Mont-Saint-Jean.




Chapitre IX

L'inattendu


Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de
lieue. C'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient
vingt-six escadrons; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la
division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les
chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les
lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le
casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets
d'arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l'armée
les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les
musiques chantant _Veillons au salut de l'empire_, ils étaient venus,
colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur
centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et
Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante
deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à
son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité
de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes
de fer.

L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son
épée et prit la tête. Les escadrons énormes s'ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent,
formée en colonne par division, descendit, d'un même mouvement et comme
un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une
brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond
redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la
fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre côté du vallon,
toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage
de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau
de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables;
dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait
ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux
colonnes; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait
la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau
deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un
prodige.

Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de
la Moskowa par la grosse cavalerie; Murat y manquait, mais Ney s'y
retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût
qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du
polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là.
Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des
croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et
terrible; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre.

Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette
vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques
racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à
face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe,
horribles, invulnérables, sublimes; dieux et bêtes.

Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir
ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l'ombre de la
batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux
bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur
la seconde, la crosse à l'épaule, couchant en joue ce qui allait venir,
calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers
et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée
d'hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille
chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand
trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une
sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis,
subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut
au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les
étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant: _vive
l'empereur_! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut
comme l'entrée d'un tremblement de terre.

Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la
tête de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable.
Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur furie et
à leur course d'extermination sur les carrés et les canons, les
cuirassiers venaient d'apercevoir entre eux et les Anglais un fossé, une
fosse. C'était le chemin creux d'Ohain.

L'instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic
sous les pieds des chevaux, profond de deux toises entre son double
talus; le second rang y poussa le premier, et le troisième y poussa le
second; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient
sur la croupe, glissaient les quatre pieds en l'air, pilant et
bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne
n'était plus qu'un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais
écrasa les Français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que
comblé, cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns
sur les autres, ne faisant qu'une chair dans ce gouffre, et, quand cette
fosse fut pleine d'hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa.
Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme.

Ceci commença la perte de la bataille.

Une tradition locale, qui exagère évidemment, dit que deux mille chevaux
et quinze cents hommes furent ensevelis dans le chemin creux d'Ohain. Ce
chiffre vraisemblablement comprend tous les autres cadavres qu'on jeta
dans ce ravin le lendemain du combat.

Notons en passant que c'était cette brigade Dubois, si funestement
éprouvée, qui, une heure auparavant, chargeant à part, avait enlevé le
drapeau du bataillon de Lunebourg.

Napoléon, avant d'ordonner cette charge des cuirassiers de Milhaud,
avait scruté le terrain, mais n'avait pu voir ce chemin creux qui ne
faisait pas même une ride à la surface du plateau. Averti pourtant et
mis en éveil par la petite chapelle blanche qui en marque l'angle sur la
chaussée de Nivelles, il avait fait, probablement sur l'éventualité d'un
obstacle, une question au guide Lacoste. Le guide avait répondu non. On
pourrait presque dire que de ce signe de tête d'un paysan est sortie la
catastrophe de Napoléon.

D'autres fatalités encore devaient surgir.

Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille? Nous répondons
non. Pourquoi? À cause de Wellington? à cause de Blü-cher? Non. À cause
de Dieu.

Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans la loi du
dix-neuvième siècle. Une autre série de faits se préparait, où Napoléon
n'avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s'était
annoncée de longue date.

Il était temps que cet homme vaste tombât.

L'excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait
l'équilibre. Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe
universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans
une seule tête, le monde montant au cerveau d'un homme, cela serait
mortel à la civilisation si cela durait. Le moment était venu pour
l'incorruptible équité suprême d'aviser. Probablement les principes et
les éléments, d'où dépendent les gravitations régulières dans l'ordre
moral comme dans l'ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le
trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyers
redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une surcharge, de
mystérieux gémissements de l'ombre, que l'abîme entend.

Napoléon avait été dénoncé dans l'infini, et sa chute était décidée.

Il gênait Dieu.

Waterloo n'est point une bataille; c'est le changement de front de
l'univers.




Chapitre X

Le plateau de Mont Saint-Jean


En même temps que le ravin, la batterie s'était démasquée.

Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les cuirassiers à bout
portant. L'intrépide général Delord fit le salut militaire à la batterie
anglaise.

Toute l'artillerie volante anglaise était rentrée au galop dans les
carrés. Les cuirassiers n'eurent pas même un temps d'arrêt. Le désastre
du chemin creux les avait décimés, mais non découragés. C'étaient de ces
hommes qui, diminués de nombre, grandissent de coeur.

La colonne Wathier seule avait souffert du désastre; la colonne Delord,
que Ney avait fait obliquer à gauche, comme s'il pressentait l'embûche,
était arrivée entière.

Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais.

Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets au poing,
telle fut l'attaque.

Il y a des moments dans les batailles où l'âme durcit l'homme jusqu'à
changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. Les
bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas.

Alors ce fut effrayant.

Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un
tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura
impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers
sur les bayonnettes, le second rang les fusillait; derrière le second
rang les canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s'ouvrait,
laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les
cuirassiers répondaient par l'écrasement. Leurs grands chevaux se
cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes
et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les
boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers
faisaient des brèches dans les carrés. Des files d'hommes
disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes s'enfonçaient
dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures
qu'on n'a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette
cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en
mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure
de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n'étaient plus des
bataillons, c'étaient des cratères; ces cuirassiers n'étaient plus une
cavalerie, c'était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par
un nuage; la lave combattait la foudre.

Le carré extrême de droite, le plus exposé de tous, étant en l'air, fut
presque anéanti dès les premiers chocs. Il était formé du 75ème régiment
de highlanders. Le joueur de cornemuse au centre, pendant qu'on
s'exterminait autour de lui, baissant dans une inattention profonde son
oeil mélancolique plein du reflet des forêts et des lacs, assis sur un
tambour, son _pibroch_ sous le bras, jouait les airs de la montagne. Ces
Écossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les Grecs en se
souvenant d'Argos. Le sabre d'un cuirassier, abattant le _pibroch_ et le
bras qui le portait, fit cesser le chant en tuant le chanteur.

Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris par la catastrophe
du ravin, avaient là contre eux presque toute l'armée anglaise, mais ils
se multipliaient, chaque homme valant dix. Cependant quelques bataillons
hanovriens plièrent. Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. Si
Napoléon, en ce moment-là même, eût songé à son infanterie, il eût gagné
la bataille. Cet oubli fut sa grande faute fatale. Tout à coup les
cuirassiers, assaillants, se sentirent assaillis. La cavalerie anglaise
était sur leur dos. Devant eux les carrés, derrière eux Somerset;
Somerset, c'étaient les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait à
sa droite Dornberg avec les chevau-légers allemands, et à sa gauche Trip
avec les carabiniers belges; les cuirassiers, attaqués en flanc et en
tête, en avant et en arrière, par l'infanterie et par la cavalerie,
durent faire face de tous les côtés. Que leur importait? ils étaient
tourbillon. La bravoure devint inexprimable.

En outre, ils avaient derrière eux la batterie toujours tonnante. Il
fallait cela pour que ces hommes fussent blessés dans le dos. Une de
leurs cuirasses, trouée à l'omoplate gauche d'un biscayen, est dans la
collection dite musée de Waterloo.

Pour de tels Français, il ne fallait pas moins que de tels Anglais.

Ce ne fut plus une mêlée, ce fut une ombre, une furie, un vertigineux
emportement d'âmes et de courages, un ouragan d'épées éclairs. En un
instant les quatorze cents dragons-gardes ne furent plus que huit cents;
Fuller, leur lieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les
lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de
Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers
quittaient la cavalerie pour retourner à l'infanterie, ou, pour mieux
dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que l'un lâchât
l'autre. Les carrés tenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut
quatre chevaux tués sous lui. La moitié des cuirassiers resta sur le
plateau. Cette lutte dura deux heures.

L'armée anglaise en fut profondément ébranlée. Nul doute que, s'ils
n'eussent été affaiblis dans leur premier choc par le désastre du chemin
creux, les cuirassiers n'eussent culbuté le centre et décidé la
victoire. Cette cavalerie extraordinaire pétrifia Clinton qui avait vu
Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait
héroïquement. Il disait à demi-voix: _sublime_!

Les cuirassiers anéantirent sept carrés sur treize, prirent ou
enclouèrent soixante pièces de canon, et enlevèrent aux régiments
anglais six drapeaux, que trois cuirassiers et trois chasseurs de la
garde allèrent porter à l'empereur devant la ferme de la Belle-Alliance.

La situation de Wellington avait empiré. Cette étrange bataille était
comme un duel entre deux blessés acharnés qui, chacun de leur côté, tout
en combattant et en se résistant toujours, perdent tout leur sang.
Lequel des deux tombera le premier?

La lutte du plateau continuait.

Jusqu'où sont allés les cuirassiers? personne ne saurait le dire. Ce qui
est certain, c'est que, le lendemain de la bataille, un cuirassier et
son cheval furent trouvés morts dans la charpente de la bascule du
pesage des voitures à Mont-Saint-Jean, au point même où s'entrecoupent
et se rencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de La Hulpe
et de Bruxelles. Ce cavalier avait percé les lignes anglaises. Un des
hommes qui ont relevé ce cadavre vit encore à Mont-Saint-Jean. Il se
nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans.

Wellington se sentait pencher. La crise était proche.

Les cuirassiers n'avaient point réussi, en ce sens que le centre n'était
pas enfoncé. Tout le monde ayant le plateau, personne ne l'avait, et en
somme il restait pour la plus grande part aux Anglais. Wellington avait
le village et la plaine culminante; Ney n'avait que la crête et la
pente. Des deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre.

Mais l'affaiblissement des Anglais paraissait irrémédiable. L'hémorragie
de cette armée était horrible. Kempt, à l'aile gauche, réclamait du
renfort.--_Il n'y en a pas_, répondait Wellington, _qu'il se fasse
tuer_!--Presque à la même minute, rapprochement singulier qui peint
l'épuisement des deux armées, Ney demandait de l'infanterie à Napoléon,
et Napoléon s'écriait: _De l'infanterie! où veut-il que j'en prenne?
Veut-il que j'en fasse?_

Pourtant l'armée anglaise était la plus malade. Les poussées furieuses
de ces grands escadrons à cuirasses de fer et à poitrines d'acier
avaient broyé l'infanterie. Quelques hommes autour d'un drapeau
marquaient la place d'un régiment, tel bataillon n'était plus commandé
que par un capitaine ou par un lieutenant; la division Alten, déjà si
maltraitée à la Haie-Sainte, était presque détruite; les intrépides
Belges de la brigade Van Kluze jonchaient les seigles le long de la
route de Nivelles; il ne restait presque rien de ces grenadiers
hollandais qui, en 1811, mêlés en Espagne à nos rangs, combattaient
Wellington, et qui, en 1815, ralliés aux Anglais, combattaient Napoléon.
La perte en officiers était considérable. Lord Uxbridge, qui le
lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassé. Si, du côté
des Français, dans cette lutte des cuirassiers, Delord, Lhéritier,
Colbert, Dnop, Travers et Blancard étaient hors de combat, du côté des
Anglais, Alten était blessé, Barne était blessé, Delancey était tué, Van
Merlen était tué, Ompteda était tué, tout l'état-major de Wellington
était décimé, et l'Angleterre avait le pire partage dans ce sanglant
équilibre. Le 2ème régiment des gardes à pied avait perdu cinq
lieutenants-colonels, quatre capitaines et trois enseignes; le premier
bataillon du 30ème d'infanterie avait perdu vingt-quatre officiers et
cent douze soldats; le 79ème montagnards avait vingt-quatre officiers
blessés, dix-huit officiers morts, quatre cent cinquante soldats tués.
Les hussards hanovriens de Cumberland, un régiment tout entier, ayant à
sa tête son colonel Hacke, qui devait plus tard être jugé et cassé,
avaient tourné bride devant la mêlée et étaient en fuite dans la forêt
de Soignes, semant la déroute jusqu'à Bruxelles. Les charrois, les
prolonges, les bagages, les fourgons pleins de blessés, voyant les
Français gagner du terrain et s'approcher de la forêt, s'y
précipitaient; les Hollandais, sabrés par la cavalerie française,
criaient: _alarme_! De Vert-Coucou jusqu'à Groenendael, sur une longueur
de près de deux lieues dans la direction de Bruxelles, il y avait, au
dire des témoins qui existent encore, un encombrement de fuyards. Cette
panique fut telle qu'elle gagna le prince de Condé à Malines et Louis
XVIII à Gand. À l'exception de la faible réserve échelonnée derrière
l'ambulance établie dans la ferme de Mont-Saint-Jean et des brigades
Vivian et Vandeleur qui flanquaient l'aile gauche, Wellington n'avait
plus de cavalerie. Nombre de batteries gisaient démontées. Ces faits
sont avoués par Siborne; et Pringle, exagérant le désastre, va jusqu'à
dire que l'armée anglo-hollandaise était réduite à trente-quatre mille
hommes. Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lèvres avaient blêmi. Le
commissaire autrichien Vincent, le commissaire espagnol Alava, présents
à la bataille dans l'état-major anglais, croyaient le duc perdu. À cinq
heures, Wellington tira sa montre, et on l'entendit murmurer ce mot
sombre: _Blücher, ou la nuit!_

Ce fut vers ce moment-là qu'une ligne lointaine de bayonnettes étincela
sur les hauteurs du côté de Frischemont.

Ici est la péripétie de ce drame géant.




Chapitre XI

Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow


On connaît la poignante méprise de Napoléon: Grouchy espéré, Blücher
survenant, la mort au lieu de la vie.

La destinée a de ces tournants; on s'attendait au trône du monde; on
aperçoit Sainte-Hélène. Si le petit pâtre, qui servait de guide à Bülow,
lieutenant de Blücher, lui eût conseillé de déboucher de la forêt
au-dessus de Frischemont plutôt qu'au dessous de Plancenoit, la forme du
dix-neuvième siècle eût peut-être été différente. Napoléon eût gagné la
bataille de Waterloo. Par tout autre chemin qu'au-dessous de Plancenoit,
l'armée prussienne aboutissait à un ravin infranchissable à
l'artillerie, et Bülow n'arrivait pas.

Or, une heure de retard, c'est le général prussien Muffling qui le
déclare, et Blücher n'aurait plus trouvé Wellington debout; «la bataille
était perdue».

Il était temps, on le voit, que Bülow arrivât. Il avait du reste été
fort retardé. Il avait bivouaqué à Dion-le-Mont et était parti dès
l'aube. Mais les chemins étaient impraticables et ses divisions
s'étaient embourbées. Les ornières venaient au moyeu des canons. En
outre, il avait fallu passer la Dyle sur l'étroit pont de Wavre; la rue
menant au pont avait été incendiée par les Français; les caissons et les
fourgons de l'artillerie, ne pouvant passer entre deux rangs de maisons
en feu, avaient dû attendre que l'incendie fût éteint. Il était midi que
l'avant-garde de Bülow n'avait pu encore atteindre
Chapelle-Saint-Lambert.

L'action, commencée deux heures plus tôt, eût été finie à quatre heures,
et Blücher serait tombé sur la bataille gagnée par Napoléon. Tels sont
ces immenses hasards, proportionnés à un infini qui nous échappe. Dès
midi, l'empereur, le premier, avec sa longue-vue, avait aperçu à
l'extrême horizon quelque chose qui avait fixé son attention. Il avait
dit:--Je vois là-bas un nuage qui me paraît être des troupes. Puis il
avait demandé au duc de Dalmatie:--Soult, que voyez-vous vers
Chapelle-Saint-Lambert?--Le maréchal braquant sa lunette avait
répondu:--Quatre ou cinq mille hommes, sire. Évidemment
Grouchy.--Cependant cela restait immobile dans la brume. Toutes les
lunettes de l'état-major avaient étudié «le nuage» signalé par
l'empereur. Quelques-uns avaient dit: _Ce sont des colonnes qui font
halte_. La plupart avaient dit: _Ce sont des arbres_. La vérité est que
le nuage ne remuait pas. L'empereur avait détaché en reconnaissance vers
ce point obscur la division de cavalerie légère de Domon.

Bülow en effet n'avait pas bougé. Son avant-garde était très faible, et
ne pouvait rien. Il devait attendre le gros du corps d'armée, et il
avait l'ordre de se concentrer avant d'entrer en ligne; mais à cinq
heures, voyant le péril de Wellington, Blücher ordonna à Bülow
d'attaquer et dit ce mot remarquable: «Il faut donner de l'air à l'armée
anglaise.»

Peu après, les divisions Losthin, Hiller, Hacke et Ryssel se déployaient
devant le corps de Lobau, la cavalerie du prince Guillaume de Prusse
débouchait du bois de Paris, Plancenoit était en flammes, et les boulets
prussiens commençaient à pleuvoir jusque dans les rangs de la garde en
réserve derrière Napoléon.




Chapitre XII

La garde


On sait le reste: l'irruption d'une troisième armée, la bataille
disloquée, quatre-vingt-six bouches à feu tonnant tout à coup, Pirch Ier
survenant avec Bülow, la cavalerie de Zieten menée par Blücher en
personne, les Français refoulés, Marcognet balayé du plateau d'Ohain,
Durutte délogé de Papelotte, Donzelot et Quiot reculant, Lobau pris en
écharpe, une nouvelle bataille se précipitant à la nuit tombante sur nos
régiments démantelés, toute la ligne anglaise reprenant l'offensive et
poussée en avant, la gigantesque trouée faite dans l'armée française, la
mitraille anglaise et la mitraille prussienne s'entr'aidant,
l'extermination, le désastre de front, le désastre en flanc, la garde
entrant en ligne sous cet épouvantable écroulement.

Comme elle sentait qu'elle allait mourir, elle cria: _vive l'empereur_!
L'histoire n'a rien de plus émouvant que cette agonie éclatant en
acclamations.

Le ciel avait été couvert toute la journée. Tout à coup, en ce moment-là
même, il était huit heures du soir, les nuages de l'horizon s'écartèrent
et laissèrent passer, à travers les ormes de la route de Nivelles, la
grande rougeur sinistre du soleil qui se couchait. On l'avait vu se
lever à Austerlitz.

Chaque bataillon de la garde, pour ce dénouement, était commandé par un
général. Friant, Michel, Roguet, Harlet, Mallet, Poret de Morvan,
étaient là. Quand les hauts bonnets des grenadiers de la garde avec la
large plaque à l'aigle apparurent, symétriques, alignés, tranquilles,
superbes, dans la brume de cette mêlée, l'ennemi sentit le respect de la
France; on crut voir vingt victoires entrer sur le champ de bataille,
ailes déployées, et ceux qui étaient vainqueurs, s'estimant vaincus,
reculèrent; mais Wellington cria: _Debout, gardes, et visez juste!_ le
régiment rouge des gardes anglaises, couché derrière les haies, se leva,
une nuée de mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant autour de
nos aigles, tous se ruèrent, et le suprême carnage commença. La garde
impériale sentit dans l'ombre l'armée lâchant pied autour d'elle, et le
vaste ébranlement de la déroute, elle entendit le _sauve-qui-peut_! qui
avait remplacé le _vive l'empereur_! et, avec la fuite derrière elle,
elle continua d'avancer, de plus en plus foudroyée et mourant davantage
à chaque pas qu'elle faisait. Il n'y eut point d'hésitants ni de
timides. Le soldat dans cette troupe était aussi héros que le général.
Pas un homme ne manqua au suicide.

Ney, éperdu, grand de toute la hauteur de la mort acceptée, s'offrait à
tous les coups dans cette tourmente. Il eut là son cinquième cheval tué
sous lui. En sueur, la flamme aux yeux, l'écume aux lèvres, l'uniforme
déboutonné, une de ses épaulettes à demi coupée par le coup de sabre
d'un horse-guard, sa plaque de grand-aigle bosselée par une balle,
sanglant, fangeux, magnifique, une épée cassée à la main, il disait:
_Venez voir comment meurt un maréchal de France sur le champ de
bataille!_ Mais en vain; il ne mourut pas. Il était hagard et indigné.
Il jetait à Drouet d'Erlon cette question: _Est-ce que tu ne te fais pas
tuer, toi?_ Il criait au milieu de toute cette artillerie écrasant une
poignée d'hommes:--_Il n'y a donc rien pour moi! Oh! je voudrais que
tous ces boulets anglais m'entrassent dans le ventre!_ Tu étais réservé
à des balles françaises, infortuné!




Chapitre XIII

La catastrophe


La déroute derrière la garde fut lugubre.

L'armée plia brusquement de tous les côtés à la fois, de Hougomont, de
la Haie-Sainte, de Papelotte, de Plancenoit. Le cri _Trahison_! fut
suivi du cri _Sauve-qui-peut_! Une armée qui se débande, c'est un dégel.
Tout fléchit, se fêle, craque, flotte, roule, tombe, se heurte, se hâte,
se précipite. Désagrégation inouïe. Ney emprunte un cheval, saute
dessus, et, sans chapeau, sans cravate, sans épée, se met en travers de
la chaussée de Bruxelles, arrêtant à la fois les Anglais et les
Français. Il tâche de retenir l'armée, il la rappelle, il l'insulte, il
se cramponne à la déroute. Il est débordé. Les soldats le fuient, en
criant: _Vive le maréchal Ney!_ Deux régiments de Durutte vont et
viennent effarés et comme ballottés entre le sabre des uhlans et la
fusillade des brigades de Kempt, de Best, de Pack et de Rylandt; la pire
des mêlées, c'est la déroute, les amis s'entre-tuent pour fuir; les
escadrons et les bataillons se brisent et se dispersent les uns contre
les autres, énorme écume de la bataille. Lobau à une extrémité comme
Reille à l'autre sont roulés dans le flot. En vain Napoléon fait des
murailles avec ce qui lui reste de la garde; en vain il dépense à un
dernier effort ses escadrons de service. Quiot recule devant Vivian,
Kellermann devant Vandeleur, Lobau devant Bülow, Morand devant Pirch,
Domon et Subervic devant le prince Guillaume de Prusse. Guyot, qui a
mené à la charge les escadrons de l'empereur, tombe sous les pieds des
dragons anglais. Napoléon court au galop le long des fuyards, les
harangue, presse, menace, supplie. Toutes ces bouches qui criaient le
matin _vive l'empereur_, restent béantes; c'est à peine si on le
connaît. La cavalerie prussienne, fraîche venue, s'élance, vole, sabre,
taille, hache, tue, extermine. Les attelages se ruent, les canons se
sauvent; les soldats du train détellent les caissons et en prennent les
chevaux pour s'échapper; des fourgons culbutés les quatre roues en l'air
entravent la route et sont des occasions de massacre. On s'écrase, on se
foule, on marche sur les morts et sur les vivants. Les bras sont
éperdus. Une multitude vertigineuse emplit les routes, les sentiers, les
ponts, les plaines, les collines, les vallées, les bois, encombrés par
cette évasion de quarante mille hommes. Cris, désespoir, sacs et fusils
jetés dans les seigles, passages frayés à coups d'épée, plus de
camarades, plus d'officiers, plus de généraux, une inexprimable
épouvante. Zieten sabrant la France à son aise. Les lions devenus
chevreuils. Telle fut cette fuite.

À Genappe, on essaya de se retourner, de faire front, d'enrayer. Lobau
rallia trois cents hommes. On barricada l'entrée du village; mais à la
première volée de la mitraille prussienne, tout se remit à fuir, et
Lobau fut pris. On voit encore aujourd'hui cette volée de mitraille
empreinte sur le vieux pignon d'une masure en brique à droite de la
route, quelques minutes avant d'entrer à Genappe. Les Prussiens
s'élancèrent dans Genappe, furieux sans doute d'être si peu vainqueurs.
La poursuite fut monstrueuse. Blücher ordonna l'extermination. Roguet
avait donné ce lugubre exemple de menacer de mort tout grenadier
français qui lui amènerait un prisonnier prussien. Blücher dépassa
Roguet. Le général de la jeune garde, Ducesme, acculé sur la porte d'une
auberge de Genappe, rendit son épée à un hussard de la mort qui prit
l'épée et tua le prisonnier. La victoire s'acheva par l'assassinat des
vaincus. Punissons, puisque nous sommes l'histoire: le vieux Blücher se
déshonora. Cette férocité mit le comble au désastre. La déroute
désespérée traversa Genappe, traversa les Quatre-Bras, traversa
Gosselies, traversa Frasnes, traversa Charleroi, traversa Thuin, et ne
s'arrêta qu'à la frontière. Hélas! et qui donc fuyait de la sorte? la
grande armée.

Ce vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la plus haute
bravoure qui ait jamais étonné l'histoire, est-ce que cela est sans
cause? Non. L'ombre d'une droite énorme se projette sur Waterloo. C'est
la journée du destin. La force au-dessus de l'homme a donné ce jour-là.
De là le pli épouvanté des têtes; de là toutes ces grandes âmes rendant
leur épée. Ceux qui avaient vaincu l'Europe sont tombés terrassés,
n'ayant plus rien à dire ni à faire, sentant dans l'ombre une présence
terrible. _Hoc erat in fatis_. Ce jour-là, la perspective du genre
humain a changé. Waterloo, c'est le gond du dix-neuvième siècle. La
disparition du grand homme était nécessaire à l'avènement du grand
siècle. Quelqu'un à qui on ne réplique pas s'en est chargé. La panique
des héros s'explique. Dans la bataille de Waterloo, il y a plus du
nuage, il y a du météore. Dieu a passé.

À la nuit tombante, dans un champ près de Genappe, Bernard et Bertrand
saisirent par un pan de sa redingote et arrêtèrent un homme hagard,
pensif, sinistre, qui, entraîné jusque-là par le courant de la déroute,
venait de mettre pied à terre, avait passé sous son bras la bride de son
cheval, et, l'oeil égaré, s'en retournait seul vers Waterloo. C'était
Napoléon essayant encore d'aller en avant, immense somnambule de ce rêve
écroulé.




Chapitre XIV

Le dernier carré


Quelques carrés de la garde, immobiles dans le ruissellement de la
déroute comme des rochers dans de l'eau qui coule, tinrent jusqu'à la
nuit. La nuit venant, la mort aussi, ils attendirent cette ombre double,
et, inébranlables, s'en laissèrent envelopper. Chaque régiment, isolé
des autres et n'ayant plus de lien avec l'armée rompue de toutes parts,
mourait pour son compte. Ils avaient pris position, pour faire cette
dernière action, les uns sur les hauteurs de Rossomme, les autres dans
la plaine de Mont-Saint-Jean. Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces
carrés sombres agonisaient formidablement. Ulm, Wagram, Iéna, Friedland,
mouraient en eux.

Au crépuscule, vers neuf heures du soir, au bas du plateau de
Mont-Saint-Jean, il en restait un. Dans ce vallon funeste, au pied de
cette pente gravie par les cuirassiers, inondée maintenant par les
masses anglaises, sous les feux convergents de l'artillerie ennemie
victorieuse, sous une effroyable densité de projectiles, ce carré
luttait. Il était commandé par un officier obscur nommé Cambronne. À
chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. Il répliquait à la
mitraille par la fusillade, rétrécissant continuellement ses quatre
murs. De loin les fuyards s'arrêtaient par moment, essoufflés, écoutant
dans les ténèbres ce sombre tonnerre décroissant.

Quand cette légion ne fut plus qu'une poignée, quand leur drapeau ne fut
plus qu'une loque, quand leurs fusils épuisés de balles ne furent plus
que des bâtons, quand le tas de cadavres fut plus grand que le groupe
vivant, il y eut parmi les vainqueurs une sorte de terreur sacrée autour
de ces mourants sublimes, et l'artillerie anglaise, reprenant haleine,
fit silence. Ce fut une espèce de répit. Ces combattants avaient autour
d'eux comme un fourmillement de spectres, des silhouettes d'hommes à
cheval, le profil noir des canons, le ciel blanc aperçu à travers les
roues et les affûts; la colossale tête de mort que les héros entrevoient
toujours dans la fumée au fond de la bataille, s'avançait sur eux et les
regardait. Ils purent entendre dans l'ombre crépusculaire qu'on
chargeait les pièces, les mèches allumées pareilles à des yeux de tigre
dans la nuit firent un cercle autour de leurs têtes, tous les boute-feu
des batteries anglaises s'approchèrent des canons, et alors, ému, tenant
la minute suprême suspendue au-dessus de ces hommes, un général anglais,
Colville selon les uns, Maitland selon les autres, leur cria: _Braves
Français, rendez-vous!_ Cambronne répondit: _Merde!_




Chapitre XV

Cambronne


Le lecteur français voulant être respecté, le plus beau mot peut-être
qu'un Français ait jamais dit ne peut lui être répété. Défense de
déposer du sublime dans l'histoire.

À nos risques et périls, nous enfreignons cette défense.

Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne.

Dire ce mot, et mourir ensuite. Quoi de plus grand! car c'est mourir que
de le vouloir, et ce n'est pas la faute de cet homme, si, mitraillé, il
a survécu.

L'homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n'est pas Napoléon en
déroute, ce n'est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à
cinq, ce n'est pas Blücher qui ne s'est point battu; l'homme qui a gagné
la bataille de Waterloo, c'est Cambronne.

Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui vous tue, c'est vaincre.

Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner cette
base au lion futur, jeter cette réplique à la pluie de la nuit, au mur
traître de Hougomont, au chemin creux d'Ohain, au retard de Grouchy, à
l'arrivée de Blücher, être l'ironie dans le sépulcre, faire en sorte de
rester debout après qu'on sera tombé, noyer dans deux syllabes la
coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des
césars, faire du dernier des mots le premier en y mêlant l'éclair de la
France, clore insolemment Waterloo par le mardi gras, compléter Léonidas
par Rabelais, résumer cette victoire dans une parole suprême impossible
à prononcer, perdre le terrain et garder l'histoire, après ce carnage
avoir pour soi les rieurs, c'est immense. C'est l'insulte à la foudre.
Cela atteint la grandeur eschylienne.

Le mot de Cambronne fait l'effet d'une fracture. C'est la fracture d'une
poitrine par le dédain; c'est le trop plein de l'agonie qui fait
explosion. Qui a vaincu? Est-ce Wellington? Non. Sans Blücher il était
perdu. Est-ce Blücher? Non. Si Wellington n'eût pas commencé, Blücher
n'aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure, ce
soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent qu'il y a là un
mensonge, un mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant, et,
au moment où il en éclate de rage, on lui offre cette dérision, la vie!
Comment ne pas bondir? Ils sont là, tous les rois de l'Europe, les
généraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats
victorieux, et derrière les cent mille, un million, leurs canons, mèche
allumée, sont béants, ils ont sous leurs talons la garde impériale et la
grande armée, ils viennent d'écraser Napoléon, et il ne reste plus que
Cambronne; il n'y a plus pour protester que ce ver de terre. Il
protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui
vient de l'écume, et cette écume, c'est le mot. Devant cette victoire
prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce
désespéré se redresse; il en subit l'énormité, mais il en constate le
néant; et il fait plus que cracher sur elle; et sous l'accablement du
nombre, de la force et de la matière, il trouve à l'âme une expression,
l'excrément. Nous le répétons. Dire cela, faire cela, trouver cela,
c'est être le vainqueur.

L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute
fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l'Isle
trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d'en haut. Un effluve
de l'ouragan divin se détache et vient passer à travers ces hommes, et
ils tressaillent, et l'un chante le chant suprême et l'autre pousse le
cri terrible. Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette
pas seulement à l'Europe au nom de l'empire, ce serait peu; il la jette
au passé au nom de la révolution. On l'entend, et l'on reconnaît dans
Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c'est Danton qui
parle ou Kléber qui rugit.

Au mot de Cambronne, la voix anglaise répondit: _feu!_ les batteries
flamboyèrent, la colline trembla, de toutes ces bouches d'airain sortit
un dernier vomissement de mitraille, épouvantable, une vaste fumée,
vaguement blanchie du lever de la lune, roula, et quand la fumée se
dissipa, il n'y avait plus rien. Ce reste formidable était anéanti; la
garde était morte. Les quatre murs de la redoute vivante gisaient, à
peine distinguait-on çà et là un tressaillement parmi les cadavres; et
c'est ainsi que les légions françaises, plus grandes que les légions
romaines, expirèrent à Mont-Saint-Jean sur la terre mouillée de pluie et
de sang, dans les blés sombres, à l'endroit où passe maintenant, à
quatre heures du matin, en sifflant et en fouettant gaîment son cheval,
Joseph, qui fait le service de la malle-poste de Nivelles.




Chapitre XVI

_Quot libras in duce?_


La bataille de Waterloo est une énigme. Elle est aussi obscure pour ceux
qui l'ont gagnée que pour celui qui l'a perdue. Pour Napoléon, c'est une
panique. Blücher n'y voit que du feu; Wellington n'y comprend rien.
Voyez les rapports. Les bulletins sont confus, les commentaires sont
embrouillés. Ceux-ci balbutient, ceux-là bégayent. Jomini partage la
bataille de Waterloo en quatre moments; Muffling la coupe en trois
péripéties; Charras, quoique sur quelques points nous ayons une autre
appréciation que lui, a seul saisi de son fier coup d'oeil les
linéaments caractéristiques de cette catastrophe du génie humain aux
prises avec le hasard divin. Tous les autres historiens ont un certain
éblouissement, et dans cet éblouissement ils tâtonnent. Journée
fulgurante, en effet, écroulement de la monarchie militaire qui, à la
grande stupeur des rois, a entraîné tous les royaumes, chute de la
force, déroute de la guerre.

Dans cet événement, empreint de nécessité surhumaine, la part des hommes
n'est rien.

Retirer Waterloo à Wellington et à Blücher, est-ce ôter quelque chose à
l'Angleterre et à l'Allemagne? Non. Ni cette illustre Angleterre ni
cette auguste Allemagne ne sont en question dans le problème de
Waterloo. Grâce au ciel, les peuples sont grands en dehors des lugubres
aventures de l'épée. Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni la France, ne
tiennent dans un fourreau. Dans cette époque où Waterloo n'est qu'un
cliquetis de sabres, au-dessus de Blücher l'Allemagne à Goethe et
au-dessus de Wellington l'Angleterre à Byron. Un vaste lever d'idées est
propre à notre siècle, et dans cette aurore l'Angleterre et l'Allemagne
ont leur lueur magnifique. Elles sont majestueuses par ce qu'elles
pensent. L'élévation de niveau qu'elles apportent à la civilisation leur
est intrinsèque; il vient d'elles-mêmes, et non d'un accident. Ce
qu'elles ont d'agrandissement au dix-neuvième siècle n'a point Waterloo
pour source. Il n'y a que les peuples barbares qui aient des crues
subites après une victoire. C'est la vanité passagère des torrents
enflés d'un orage. Les peuples civilisés, surtout au temps où nous
sommes, ne se haussent ni ne s'abaissent par la bonne ou mauvaise
fortune d'un capitaine. Leur poids spécifique dans le genre humain
résulte de quelque chose de plus qu'un combat. Leur honneur, Dieu merci,
leur dignité, leur lumière, leur génie, ne sont pas des numéros que les
héros et les conquérants, ces joueurs, peuvent mettre à la loterie des
batailles. Souvent bataille perdue, progrès conquis. Moins de gloire,
plus de liberté. Le tambour se tait, la raison prend la parole. C'est le
jeu à qui perd gagne. Parlons donc de Waterloo froidement des deux
côtés. Rendons au hasard ce qui est au hasard et à Dieu ce qui est à
Dieu. Qu'est-ce que Waterloo? Une victoire? Non. Un quine.

Quine gagné par l'Europe, payé par la France.

Ce n'était pas beaucoup la peine de mettre là un lion.

Waterloo du reste est la plus étrange rencontre qui soit dans
l'histoire. Napoléon et Wellington. Ce ne sont pas des ennemis, ce sont
des contraires. Jamais Dieu, qui se plaît aux antithèses, n'a fait un
plus saisissant contraste et une confrontation plus extraordinaire. D'un
côté, la précision, la prévision, la géométrie, la prudence, la retraite
assurée, les réserves ménagées, un sang-froid opiniâtre, une méthode
imperturbable, la stratégie qui profite du terrain, la tactique qui
équilibre les bataillons, le carnage tiré au cordeau, la guerre réglée
montre en main, rien laissé volontairement au hasard, le vieux courage
classique, la correction absolue; de l'autre l'intuition, la divination,
l'étrangeté militaire, l'instinct surhumain, le coup d'oeil flamboyant,
on ne sait quoi qui regarde comme l'aigle et qui frappe comme la foudre,
un art prodigieux dans une impétuosité dédaigneuse, tous les mystères
d'une âme profonde, l'association avec le destin, le fleuve, la plaine,
la forêt, la colline, sommés et en quelque sorte forcés d'obéir, le
despote allant jusqu'à tyranniser le champ de bataille, la foi à
l'étoile mêlée à la science stratégique, la grandissant, mais la
troublant. Wellington était le _Barème_ de la guerre, Napoléon en était
le _Michel-Ange_; et cette fois le génie fut vaincu par le calcul.

Des deux côtés on attendait quelqu'un. Ce fut le calculateur exact qui
réussit. Napoléon attendait Grouchy; il ne vint pas. Wellington
attendait Blücher; il vint.

Wellington, c'est la guerre classique qui prend sa revanche. Bonaparte,
à son aurore, l'avait rencontrée en Italie, et superbement battue. La
vieille chouette avait fui devant le jeune vautour. L'ancienne tactique
avait été non seulement foudroyée, mais scandalisée. Qu'était-ce que ce
Corse de vingt-six ans, que signifiait cet ignorant splendide qui, ayant
tout contre lui, rien pour lui, sans vivres, sans munitions, sans
canons, sans souliers, presque sans armée, avec une poignée d'hommes
contre des masses, se ruait sur l'Europe coalisée, et gagnait
absurdement des victoires dans l'impossible? D'où sortait ce forcené
foudroyant qui, presque sans reprendre haleine, et avec le même jeu de
combattants dans la main, pulvérisait l'une après l'autre les cinq
armées de l'empereur d'Allemagne, culbutant Beaulieu sur Alvinzi,
Wurmser sur Beaulieu, Mélas sur Wurmser, Mack sur Mélas? Qu'était-ce que
ce nouveau venu de la guerre ayant l'effronterie d'un astre? L'école
académique militaire l'excommuniait en lâchant pied. De là une
implacable rancune du vieux césarisme contre le nouveau, du sabre
correct contre l'épée flamboyante, et de l'échiquier contre le génie. Le
18 juin 1815, cette rancune eut le dernier mot, et au-dessous de Lodi,
de Montebello, de Montenotte, de Mantoue, de Marengo, d'Arcole, elle
écrivit: Waterloo. Triomphe des médiocres, doux aux majorités. Le destin
consentit à cette ironie. À son déclin, Napoléon retrouva devant lui
Wurmser jeune.

Pour avoir Wurmser en effet, il suffît de blanchir les cheveux de
Wellington.

Waterloo est une bataille du premier ordre gagnée par un capitaine du
second.

Ce qu'il faut admirer dans la bataille de Waterloo, c'est l'Angleterre,
c'est la fermeté anglaise, c'est la résolution anglaise, c'est le sang
anglais; ce que l'Angleterre a eu là de superbe, ne lui en déplaise,
c'est elle-même. Ce n'est pas son capitaine, c'est son armée.

Wellington, bizarrement ingrat, déclare dans une lettre à lord Bathurst
que son armée, l'armée qui a combattu le 18 juin 1815, était une
«détestable armée». Qu'en pense cette sombre mêlée d'ossements enfouis
sous les sillons de Waterloo?

L'Angleterre a été trop modeste vis-à-vis de Wellington. Faire
Wellington si grand, c'est faire l'Angleterre petite. Wellington n'est
qu'un héros comme un autre. Ces Écossais gris, ces horse-guards, ces
régiments de Maitland et de Mitchell, cette infanterie de Pack et de
Kempt, cette cavalerie de Ponsonby et de Somerset, ces highlanders
jouant du _pibroch_ sous la mitraille, ces bataillons de Rylandt, ces
recrues toutes fraîches qui savaient à peine manier le mousquet tenant
tête aux vieilles bandes d'Essling et de Rivoli, voilà ce qui est grand.
Wellington a été tenace, ce fut là son mérite, et nous ne le lui
marchandons pas, mais le moindre de ses fantassins et de ses cavaliers a
été tout aussi solide que lui. _L'iron-soldier_ vaut _l'iron-duke_.
Quant à nous, toute notre glorification va au soldat anglais, à l'armée
anglaise, au peuple anglais. Si trophée il y a, c'est à l'Angleterre que
le trophée est dû. La colonne de Waterloo serait plus juste si au lieu
de la figure d'un homme, elle élevait dans la nue la statue d'un peuple.
Mais cette grande Angleterre s'irritera de ce que nous disons ici. Elle
a encore, après son 1688 et notre 1789, l'illusion féodale. Elle croit à
l'hérédité et à la hiérarchie. Ce peuple, qu'aucun ne dépasse en
puissance et en gloire, s'estime comme nation, non comme peuple. En tant
que peuple, il se subordonne volontiers et prend un lord pour une tête.
Workman, il se laisse dédaigner; soldat, il se laisse bâtonner. On se
souvient qu'à la bataille d'Inkermann un sergent qui, à ce qu'il paraît,
avait sauvé l'armée, ne put être mentionné par lord Raglan, la
hiérarchie militaire anglaise ne permettant de citer dans un rapport
aucun héros au-dessous du grade d'officier.

Ce que nous admirons par-dessus tout, dans une rencontre du genre de
celle de Waterloo, c'est la prodigieuse habileté du hasard. Pluie
nocturne, mur de Hougomont, chemin creux d'Ohain, Grouchy sourd au
canon, guide de Napoléon qui le trompe, guide de Bülow qui l'éclaire;
tout ce cataclysme est merveilleusement conduit.

Au total, disons-le, il y eut à Waterloo plus de massacre que de
bataille.

Waterloo est de toutes les batailles rangées celle qui a le plus petit
front sur un tel nombre de combattants. Napoléon, trois quarts de lieue,
Wellington, une demi-lieue; soixante-douze mille combattants de chaque
côté. De cette épaisseur vint le carnage.

On a fait ce calcul et établi cette proportion: Perte d'hommes: à
Austerlitz, Français, quatorze pour cent; Russes, trente pour cent,
Autrichiens, quarante-quatre pour cent. À Wagram, Français, treize pour
cent; Autrichiens, quatorze. À la Moskowa, Français, trente-sept pour
cent; Russes, quarante-quatre. À Bautzen, Français, treize pour cent;
Russes et Prussiens, quatorze. À Waterloo, Français, cinquante-six pour
cent; Alliés, trente et un. Total pour Waterloo, quarante et un pour
cent. Cent quarante-quatre mille combattants; soixante mille morts. Le
champ de Waterloo aujourd'hui a le calme qui appartient à la terre,
support impassible de l'homme, et il ressemble à toutes les plaines.

La nuit pourtant une espèce de brume visionnaire s'en dégage, et si
quelque voyageur s'y promène, s'il regarde, s'il écoute, s'il rêve comme
Virgile devant les funestes plaines de Philippes, l'hallucination de la
catastrophe le saisit. L'effrayant 18 juin revit; la fausse colline
monument s'efface, ce lion quelconque se dissipe, le champ de bataille
reprend sa réalité; des lignes d'infanterie ondulent dans la plaine, des
galops furieux traversent l'horizon! le songeur effaré voit l'éclair des
sabres, l'étincelle des bayonnettes, le flamboiement des bombes,
l'entre-croisement monstrueux des tonnerres; il entend, comme un râle au
fond d'une tombe, la clameur vague de la bataille fantôme; ces ombres,
ce sont les grenadiers; ces lueurs, ce sont les cuirassiers; ce
squelette, c'est Napoléon; ce squelette, c'est Wellington; tout cela
n'est plus et se heurte et combat encore; et les ravins s'empourprent,
et les arbres frissonnent, et il y a de la furie jusque dans les nuées,
et, dans les ténèbres, toutes ces hauteurs farouches, Mont-Saint-Jean,
Hougomont, Frischemont, Pape-lotte, Plancenoit, apparaissent confusément
couronnées de tourbillons de spectres s'exterminant.




Chapitre XVII

Faut-il trouver bon Waterloo?


Il existe une école libérale très respectable qui ne hait point
Waterloo. Nous n'en sommes pas. Pour nous, Waterloo n'est que la date
stupéfaite de la liberté. Qu'un tel aigle sorte d'un tel oeuf, c'est à
coup sûr l'inattendu.

Waterloo, si l'on se place au point de vue culminant de la question, est
intentionnellement une victoire contre-révolutionnaire. C'est l'Europe
contre la France, c'est Pétersbourg, Berlin et Vienne contre Paris,
c'est le _statu quo_ contre l'initiative, c'est le 14 juillet 1789
attaqué à travers le 20 mars 1815, c'est le branle-bas des monarchies
contre l'indomptable émeute française. Éteindre enfin ce vaste peuple en
éruption depuis vingt-six ans, tel était le rêve. Solidarité des
Brunswick, des Nassau, des Romanoff, des Hohenzollern, des Habsbourg,
avec les Bourbons. Waterloo porte en croupe le droit divin. Il est vrai
que, l'empire ayant été despotique, la royauté, par la réaction
naturelle des choses, devait forcément être libérale, et qu'un ordre
constitutionnel à contre-coeur est sorti de Waterloo, au grand regret
des vainqueurs. C'est que la révolution ne peut être vraiment vaincue,
et qu'étant providentielle et absolument fatale, elle reparaît toujours,
avant Waterloo, dans Bonaparte jetant bas les vieux trônes, après
Waterloo, dans Louis XVIII octroyant et subissant la Charte. Bonaparte
met un postillon sur le trône de Naples et un sergent sur le trône de
Suède, employant l'inégalité à démontrer l'égalité; Louis XVIII à
Saint-Ouen contresigne la déclaration des droits de l'homme. Voulez-vous
vous rendre compte de ce que c'est que la révolution, appelez-la
_Progrès_; et voulez-vous vous rendre compte de ce que c'est que le
progrès, appelez-le _Demain_. Demain fait irrésistiblement son oeuvre,
et il la fait dès aujourd'hui. Il arrive toujours à son but,
étrangement. Il emploie Wellington à faire de Foy, qui n'était qu'un
soldat, un orateur. Foy tombe à Hougomont et se relève à la tribune.
Ainsi procède le progrès. Pas de mauvais outil pour cet ouvrier-là. Il
ajuste à son travail divin, sans se déconcerter, l'homme qui a enjambé
les Alpes, et le bon vieux malade chancelant du père Élysée. Il se sert
du podagre comme du conquérant; du conquérant au dehors, du podagre au
dedans. Waterloo, en coupant court à la démolition des trônes européens
par l'épée, n'a eu d'autre effet que de faire continuer le travail
révolutionnaire d'un autre côté. Les sabreurs ont fini, c'est le tour
des penseurs. Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marché dessus et
a poursuivi sa route. Cette victoire sinistre a été vaincue par la
liberté.

En somme, et incontestablement, ce qui triomphait à Waterloo, ce qui
souriait derrière Wellington, ce qui lui apportait tous les bâtons de
maréchal de l'Europe, y compris, dit-on, le bâton de maréchal de France,
ce qui roulait joyeusement les brouettées de terre pleine d'ossements
pour élever la butte du lion, ce qui a triomphalement écrit sur ce
piédestal cette date: _18 juin 1815_, ce qui encourageait Blücher
sabrant la déroute, ce qui du haut du plateau de Mont-Saint-Jean se
penchait sur la France comme sur une proie, c'était la
contre-révolution. C'est la contre-révolution qui murmurait ce mot
infâme: démembrement. Arrivée à Paris, elle a vu le cratère de près,
elle a senti que cette cendre lui brûlait les pieds, et elle s'est
ravisée. Elle est revenue au bégayement d'une charte.

Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dans Waterloo. De liberté
intentionnelle, point. La contre-révolution était involontairement
libérale, de même que, par un phénomène correspondant, Napoléon était
involontairement révolutionnaire. Le 18 juin 1815, Robespierre à cheval
fut désarçonné.




Chapitre XVIII

Recrudescence du droit divin


Fin de la dictature. Tout un système d'Europe croula.

L'empire s'affaissa dans une ombre qui ressembla à celle du monde romain
expirant. On revit de l'abîme comme au temps des barbares. Seulement la
barbarie de 1815, qu'il faut nommer de son petit nom, la
contre-révolution, avait peu d'haleine, s'essouffla vite, et resta
court. L'empire, avouons-le, fut pleuré, et pleuré par des yeux
héroïques. Si la gloire est dans le glaive fait sceptre, l'empire avait
été la gloire même. Il avait répandu sur la terre toute la lumière que
la tyrannie peut donner; lumière sombre. Disons plus: lumière obscure.
Comparée au vrai jour, c'est de la nuit. Cette disparition de la nuit
fit l'effet d'une éclipse.

Louis XVIII rentra dans Paris. Les danses en rond du 8 juillet
effacèrent les enthousiasmes du 20 mars. Le Corse devint l'antithèse du
Béarnais. Le drapeau du dôme des Tuileries fut blanc. L'exil trôna. La
table de sapin de Hartwell prit place devant le fauteuil fleurdelysé de
Louis XIV. On parla de Bouvines et de Fontenoy comme d'hier, Austerlitz
ayant vieilli. L'autel et le trône fraternisèrent majestueusement. Une
des formes les plus incontestées du salut de la société au dix-neuvième
siècle s'établit sur la France et sur le continent. L'Europe prit la
cocarde blanche. Trestaillon fut célèbre. La devise _non pluribus impar_
reparut dans des rayons de pierre figurant un soleil sur la façade de la
caserne du quai d'Orsay. Où il y avait eu une garde impériale, il y eut
une maison rouge. L'arc du carrousel, tout chargé de victoires mal
portées, dépaysé dans ces nouveautés, un peu honteux peut-être de
Marengo et d'Arcole, se tira d'affaire avec la statue du duc
d'Angoulême. Le cimetière de la Madeleine, redoutable fosse commune de
93, se couvrit de marbre et de jaspe, les os de Louis XVI et de
Marie-Antoinette étant dans cette poussière. Dans le fossé de Vincennes,
un cippe sépulcral sortit de terre, rappelant que le duc d'Enghien était
mort dans le mois même où Napoléon avait été couronné. Le pape Pie VII,
qui avait fait ce sacre très près de cette mort, bénit tranquillement la
chute comme il avait béni l'élévation. Il y eut à Schoenbrunn une petite
ombre âgée de quatre ans qu'il fut séditieux d'appeler le roi de Rome.
Et ces choses se sont faites, et ces rois ont repris leurs trônes, et le
maître de l'Europe a été mis dans une cage, et l'ancien régime est
devenu le nouveau, et toute l'ombre et toute la lumière de la terre ont
changé de place, parce que, dans l'après-midi d'un jour d'été, un pâtre
a dit à un Prussien dans un bois: passez par ici et non par là!

Ce 1815 fut une sorte d'avril lugubre. Les vieilles réalités malsaines
et vénéneuses se couvrirent d'apparences neuves. Le mensonge épousa
1789, le droit divin se masqua d'une charte, les fictions se firent
constitutionnelles, les préjugés, les superstitions et les
arrière-pensées, avec l'article 14 au coeur, se vernirent de
libéralisme. Changement de peau des serpents.

L'homme avait été à la fois agrandi et amoindri par Napoléon. L'idéal,
sous ce règne de la matière splendide, avait reçu le nom étrange
d'idéologie. Grave imprudence d'un grand homme, tourner en dérision
l'avenir. Les peuples cependant, cette chair à canon si amoureuse du
canonnier, le cherchaient des yeux. Où est-il? Que fait-il? _Napoléon
est mort_, disait un passant à un invalide de Marengo et de
Waterloo.--_Lui mort!_ s'écria ce soldat, _vous le connaissez bien!_ Les
imaginations déifiaient cet homme terrassé. Le fond de l'Europe, après
Waterloo, fut ténébreux. Quelque chose d'énorme resta longtemps vide par
l'évanouissement de Napoléon.

Les rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe en profita pour se
reformer. Il y eut une Sainte-Alliance. Belle-Alliance, avait dit
d'avance le champ fatal de Waterloo.

En présence et en face de cette antique Europe refaite, les linéaments
d'une France nouvelle s'ébauchèrent. L'avenir, raillé par l'empereur,
fit son entrée. Il avait sur le front cette étoile, Liberté. Les yeux
ardents des jeunes générations se tournèrent vers lui. Chose singulière,
on s'éprit en même temps de cet avenir, Liberté, et de ce passé,
Napoléon. La défaite avait grandi le vaincu. Bonaparte tombé semblait
plus haut que Napoléon debout. Ceux qui avaient triomphé eurent peur.
L'Angleterre le fit garder par Hudson Lowe et la France le fit guetter
par Montchenu. Ses bras croisés devinrent l'inquiétude des trônes.
Alexandre le nommait: mon insomnie. Cet effroi venait de la quantité de
révolution qu'il avait en lui. C'est ce qui explique et excuse le
libéralisme bonapartiste. Ce fantôme donnait le tremblement au vieux
monde. Les rois régnèrent mal à leur aise, avec le rocher de
Sainte-Hélène à l'horizon.

Pendant que Napoléon agonisait à Longwood, les soixante mille hommes
tombés dans le champ de Waterloo pourrirent tranquillement, et quelque
chose de leur paix se répandit dans le monde. Le congrès de Vienne en
fit les traités de 1815, et l'Europe nomma cela la restauration.

Voilà ce que c'est que Waterloo.

Mais qu'importe à l'infini? Toute cette tempête, tout ce nuage, cette
guerre, puis cette paix, toute cette ombre, ne troubla pas un moment la
lueur de l'oeil immense devant lequel un puceron sautant d'un brin
d'herbe à l'autre égale l'aigle volant de clocher en clocher aux tours
de Notre-Dame.




Chapitre XIX

Le champ de bataille la nuit


Revenons, c'est une nécessité de ce livre, sur ce fatal champ de
bataille.

Le 18 juin 1815, c'était pleine lune. Cette clarté favorisa la poursuite
féroce de Blücher, dénonça les traces des fuyards, livra cette masse
désastreuse à la cavalerie prussienne acharnée, et aida au massacre. Il
y a parfois dans les catastrophes de ces tragiques complaisances de la
nuit.

Après le dernier coup de canon tiré, la plaine de Mont-Saint-Jean resta
déserte.

Les Anglais occupèrent le campement des Français, c'est la constatation
habituelle de la victoire; coucher dans le lit du vaincu. Ils établirent
leur bivouac au delà de Rossomme. Les Prussiens, lâchés sur la déroute,
poussèrent en avant. Wellington alla au village de Waterloo rédiger son
rapport à lord Bathurst.

Si jamais le _sic vos non vobis_ a été applicable, c'est à coup sûr à ce
village de Waterloo. Waterloo n'a rien fait, et est resté à une
demi-lieue de l'action. Mont-Saint-Jean a été canonné, Hougomont a été
brûlé, Papelotte a été brûlé, Plancenoit a été brûlé, la Haie-Sainte a
été prise d'assaut, la Belle-Alliance a vu l'embrasement des deux
vainqueurs; on sait à peine ces noms, et Waterloo qui n'a point
travaillé dans la bataille en a tout l'honneur.

Nous ne sommes pas de ceux qui flattent la guerre; quand l'occasion s'en
présente, nous lui disons ses vérités. La guerre a d'affreuses beautés
que nous n'avons point cachées; elle a aussi, convenons-en, quelques
laideurs. Une des plus surprenantes, c'est le prompt dépouillement des
morts après la victoire. L'aube qui suit une bataille se lève toujours
sur des cadavres nus.

Qui fait cela? Qui souille ainsi le triomphe? Quelle est cette hideuse
main furtive qui se glisse dans la poche de la victoire? Quels sont ces
filous faisant leur coup derrière la gloire? Quelques philosophes,
Voltaire entre autres, affirment que ce sont précisément ceux-là qui ont
fait la gloire. _Ce sont les mêmes_, disent-ils, _il n'y a pas de
rechange, ceux qui sont debout pillent ceux qui sont à terre_. _Le héros
du jour est le vampire de la nuit._ On a bien le droit, après tout, de
détrousser un peu un cadavre dont on est l'auteur. Quant à nous, nous ne
le croyons pas. Cueillir des lauriers et voler les souliers d'un mort,
cela nous semble impossible à la même main.

Ce qui est certain, c'est que, d'ordinaire, après les vainqueurs
viennent les voleurs. Mais mettons le soldat, surtout le soldat
contemporain, hors de cause.

Toute armée a une queue, et c'est là ce qu'il faut accuser. Des êtres
chauves-souris, mi-partis brigands et valets, toutes les espèces de
_vespertilio_ qu'engendre ce crépuscule qu'on appelle la guerre, des
porteurs d'uniformes qui ne combattent pas, de faux malades, des éclopés
redoutables, des cantiniers interlopes trottant, quelquefois avec leurs
femmes, sur de petites charrettes et volant ce qu'ils revendent, des
mendiants s'offrant pour guides aux officiers, des goujats, des
maraudeurs, les armées en marche autrefois,--nous ne parlons pas du
temps présent,--traînaient tout cela, si bien que, dans la langue
spéciale, cela s'appelait «les traînards». Aucune armée ni aucune nation
n'étaient responsables de ces êtres; ils parlaient italien et suivaient
les Allemands; ils parlaient français et suivaient les Anglais. C'est
par un de ces misérables, traînard espagnol qui parlait français, que le
marquis de Fervacques, trompé par son baragouin picard, et le prenant
pour un des nôtres, fut tué en traître et volé sur le champ de bataille
même, dans la nuit qui suivit la victoire de Cerisoles. De la maraude
naissait le maraud. La détestable maxime: _vivre sur l'ennemi_,
produisait cette lèpre, qu'une forte discipline pouvait seule guérir. Il
y a des renommées qui trompent; on ne sait pas toujours pourquoi de
certains généraux, grands d'ailleurs, ont été si populaires. Turenne
était adoré de ses soldats parce qu'il tolérait le pillage; le mal
permis fait partie de la bonté; Turenne était si bon qu'il a laissé
mettre à feu et à sang le Palatinat. On voyait à la suite des armées
moins ou plus de maraudeurs selon que le chef était plus ou moins
sévère. Hoche et Marceau n'avaient point de traînards; Wellington, nous
lui rendons volontiers cette justice, en avait peu.

Pourtant, dans la nuit du 18 au 19 juin, on dépouilla les morts.
Wellington fut rigide; ordre de passer par les armes quiconque serait
pris en flagrant délit; mais la rapine est tenace. Les maraudeurs
volaient dans un coin du champ de bataille pendant qu'on les fusillait
dans l'autre.

La lune était sinistre sur cette plaine.

Vers minuit, un homme rôdait, ou plutôt rampait, du côté du chemin creux
d'Ohain. C'était, selon toute apparence, un de ceux que nous venons de
caractériser, ni Anglais, ni Français, ni paysan, ni soldat, moins homme
que goule, attiré par le flair des morts, ayant pour victoire le vol,
venant dévaliser Waterloo. Il était vêtu d'une blouse qui était un peu
une capote, il était inquiet et audacieux, il allait devant lui et
regardait derrière lui. Qu'était-ce que cet homme? La nuit probablement
en savait plus sur son compte que le jour. Il n'avait point de sac, mais
évidemment de larges poches sous sa capote. De temps en temps, il
s'arrêtait, examinait la plaine autour de lui comme pour voir s'il
n'était pas observé, se penchait brusquement, dérangeait à terre quelque
chose de silencieux et d'immobile, puis se redressait et s'esquivait.
Son glissement, ses attitudes, son geste rapide et mystérieux le
faisaient ressembler à ces larves crépusculaires qui hantent les ruines
et que les anciennes légendes normandes appellent les Alleurs.

De certains échassiers nocturnes font de ces silhouettes dans les
marécages.

Un regard qui eût sondé attentivement toute cette brume eût pu
remarquer, à quelque distance, arrêté et comme caché derrière la masure
qui borde sur la chaussée de Nivelles l'angle de la route de
Mont-Saint-Jean à Braine-l'Alleud, une façon de petit fourgon de
vivandier à coiffe d'osier goudronnée, attelé d'une haridelle affamée
broutant l'ortie à travers son mors, et dans ce fourgon une espèce de
femme assise sur des coffres et des paquets. Peut-être y avait-il un
lien entre ce fourgon et ce rôdeur.

L'obscurité était sereine. Pas un nuage au zénith. Qu'importe que la
terre soit rouge, la lune reste blanche. Ce sont là les indifférences du
ciel. Dans les prairies, des branches d'arbre cassées par la mitraille
mais non tombées et retenues par l'écorce se balançaient doucement au
vent de la nuit. Une haleine, presque une respiration, remuait les
broussailles. Il y avait dans l'herbe des frissons qui ressemblaient à
des départs d'âmes.

On entendait vaguement au loin aller et venir les patrouilles et les
rondes-major du campement anglais.

Hougomont et la Haie-Sainte continuaient de brûler, faisant, l'un à
l'ouest, l'autre à l'est, deux grosses flammes auxquelles venait se
rattacher, comme un collier de rubis dénoué ayant à ses extrémités deux
escarboucles, le cordon de feux du bivouac anglais étalé en demi-cercle
immense sur les collines de l'horizon.

Nous avons dit la catastrophe du chemin d'Ohain. Ce qu'avait été cette
mort pour tant de braves, le coeur s'épouvante d'y songer.

Si quelque chose est effroyable, s'il existe une réalité qui dépasse le
rêve, c'est ceci: vivre, voir le soleil, être en pleine possession de la
force virile, avoir la santé et la joie, rire vaillamment, courir vers
une gloire qu'on a devant soi, éblouissante, se sentir dans la poitrine
un poumon qui respire, un coeur qui bat, une volonté qui raisonne,
parler, penser, espérer, aimer, avoir une mère, avoir une femme, avoir
des enfants, avoir la lumière, et tout à coup, le temps d'un cri, en
moins d'une minute, s'effondrer dans un abîme, tomber, rouler, écraser,
être écrasé, voir des épis de blé, des fleurs, des feuilles, des
branches, ne pouvoir se retenir à rien, sentir son sabre inutile, des
hommes sous soi, des chevaux sur soi, se débattre en vain, les os brisés
par quelque ruade dans les ténèbres, sentir un talon qui vous fait
jaillir les yeux, mordre avec rage des fers de chevaux, étouffer,
hurler, se tordre, être là-dessous, et se dire: _tout à l'heure j'étais
un vivant!_

Là où avait râlé ce lamentable désastre, tout faisait silence
maintenant. L'encaissement du chemin creux était comble de chevaux et de
cavaliers inextricablement amoncelés. Enchevêtrement terrible. Il n'y
avait plus de talus. Les cadavres nivelaient la route avec la plaine et
venaient au ras du bord comme un boisseau d'orge bien mesuré. Un tas de
morts dans la partie haute, une rivière de sang dans la partie basse;
telle était cette route le soir du 18 juin 1815. Le sang coulait jusque
sur la chaussée de Nivelles et s'y extravasait en une large mare devant
l'abatis d'arbres qui barrait la chaussée, à un endroit qu'on montre
encore. C'est, on s'en souvient, au point opposé, vers la chaussée de
Genappe, qu'avait eu lieu l'effondrement des cuirassiers. L'épaisseur
des cadavres se proportionnait à la profondeur du chemin creux. Vers le
milieu, à l'endroit où il devenait plein, là où avait passé la division
Delord, la couche des morts s'amincissait.

Le rôdeur nocturne, que nous venons de faire entrevoir au lecteur,
allait de ce côté. Il furetait cette immense tombe. Il regardait. Il
passait on ne sait quelle hideuse revue des morts. Il marchait les pieds
dans le sang.

Tout à coup il s'arrêta. À quelques pas devant lui, dans le chemin
creux, au point où finissait le monceau des morts, de dessous cet amas
d'hommes et de chevaux, sortait une main ouverte, éclairée par la lune.

Cette main avait au doigt quelque chose qui brillait, et qui était un
anneau d'or.

L'homme se courba, demeura un moment accroupi, et quand il se releva, il
n'y avait plus d'anneau à cette main.

Il ne se releva pas précisément; il resta dans une attitude fauve et
effarouchée, tournant le dos au tas de morts, scrutant l'horizon, à
genoux, tout l'avant du corps portant sur ses deux index appuyés à
terre, la tête guettant par-dessus le bord du chemin creux. Les quatre
pattes du chacal conviennent à de certaines actions.

Puis, prenant son parti, il se dressa.

En ce moment il eut un soubresaut. Il sentit que par derrière on le
tenait.

Il se retourna; c'était la main ouverte qui s'était refermée et qui
avait saisi le pan de sa capote.

Un honnête homme eût eu peur. Celui-ci se mit à rire.

--Tiens, dit-il, ce n'est que le mort. J'aime mieux un revenant qu'un
gendarme.

Cependant la main défaillit et le lâcha. L'effort s'épuise vite dans la
tombe.

--Ah çà! reprit le rôdeur, est-il vivant ce mort? Voyons donc. Il se
pencha de nouveau, fouilla le tas, écarta ce qui faisait obstacle,
saisit la main, empoigna le bras, dégagea la tête, tira le corps, et
quelques instants après il traînait dans l'ombre du chemin creux un
homme inanimé, au moins évanoui. C'était un cuirassier, un officier, un
officier même d'un certain rang; une grosse épaulette d'or sortait de
dessous la cuirasse; cet officier n'avait plus de casque. Un furieux
coup de sabre balafrait son visage où l'on ne voyait que du sang. Du
reste, il ne semblait pas qu'il eût de membre cassé, et par quelque
hasard heureux, si ce mot est possible ici, les morts s'étaient
arc-boutés au-dessus de lui de façon à le garantir de l'écrasement. Ses
yeux étaient fermés.

Il avait sur sa cuirasse la croix d'argent de la Légion d'honneur.

Le rôdeur arracha cette croix qui disparut dans un des gouffres qu'il
avait sous sa capote.

Après quoi, il tâta le gousset de l'officier, y sentit une montre et la
prit. Puis il fouilla le gilet, y trouva une bourse et l'empocha.

Comme il en était à cette phase des secours qu'il portait à ce mourant,
l'officier ouvrit les yeux.

--Merci, dit-il faiblement.

La brusquerie des mouvements de l'homme qui le maniait, la fraîcheur de
la nuit, l'air respiré librement, l'avaient tiré de sa léthargie.

Le rôdeur ne répondit point. Il leva la tête. On entendait un bruit de
pas dans la plaine; probablement quelque patrouille qui approchait.

L'officier murmura, car il y avait encore de l'agonie dans sa voix:

--Qui a gagné la bataille?

--Les Anglais, répondit le rôdeur.

L'officier reprit:

--Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez une bourse et une montre.
Prenez-les.

C'était déjà fait.

Le rôdeur exécuta le semblant demandé, et dit:

--Il n'y a rien.

--On m'a volé, reprit l'officier; j'en suis fâché. C'eût été pour vous.

Les pas de la patrouille devenaient de plus en plus distincts.

--Voici qu'on vient, dit le rôdeur, faisant le mouvement d'un homme qui
s'en va.

L'officier, soulevant péniblement le bras, le retint:

--Vous m'avez sauvé la vie. Qui êtes-vous?

Le rôdeur répondit vite et bas:

--J'étais comme vous de l'armée française. Il faut que je vous quitte.
Si l'on me prenait, on me fusillerait. Je vous ai sauvé la vie.
Tirez-vous d'affaire maintenant.

--Quel est votre grade?

--Sergent.

--Comment vous appelez-vous?

--Thénardier.

--Je n'oublierai pas ce nom, dit l'officier. Et vous, retenez le mien.
Je me nomme Pontmercy.




Livre deuxième--Le vaisseau _L'Orion_




Chapitre I

Le numéro 24601 devient le numéro 9430


Jean Valjean avait été repris.

On nous saura gré de passer rapidement sur des détails douloureux. Nous
nous bornons à transcrire deux entrefilets publiés par les journaux du
temps, quelques mois après les événements surprenants accomplis à
Montreuil-sur-Mer.

Ces articles sont un peu sommaires. On se souvient qu'il n'existait pas
encore à cette époque de _Gazette des Tribunaux_.

Nous empruntons le premier au _Drapeau blanc_. Il est daté du 25 juillet
1823:

«Un arrondissement du Pas-de-Calais vient d'être le théâtre d'un
événement peu ordinaire. Un homme étranger au département et nommé Mr
Madeleine avait relevé depuis quelques années, grâce à des procédés
nouveaux, une ancienne industrie locale, la fabrication des jais et des
verroteries noires. Il y avait fait sa fortune, et, disons-le, celle de
l'arrondissement. En reconnaissance de ses services, on l'avait nommé
maire. La police a découvert que ce Mr Madeleine n'était autre qu'un
ancien forçat en rupture de ban, condamné en 1796 pour vol, et nommé
Jean Valjean. Jean Valjean a été réintégré au bagne. Il paraît qu'avant
son arrestation il avait réussi à retirer de chez Mr Laffitte une somme
de plus d'un demi-million qu'il y avait placée, et qu'il avait, du
reste, très légitimement, dit-on, gagnée dans son commerce. On n'a pu
savoir où Jean Valjean avait caché cette somme depuis sa rentrée au
bagne de Toulon.»

Le deuxième article, un peu plus détaillé, est extrait du _Journal de
Paris_, même date.

«Un ancien forçat libéré, nommé Jean Valjean, vient de comparaître
devant la cour d'assises du Var dans des circonstances faites pour
appeler l'attention. Ce scélérat était parvenu à tromper la vigilance de
la police; il avait changé de nom et avait réussi à se faire nommer
maire d'une de nos petites villes du Nord. Il avait établi dans cette
ville un commerce assez considérable. Il a été enfin démasqué et arrêté,
grâce au zèle infatigable du ministère public. Il avait pour concubine
une fille publique qui est morte de saisissement au moment de son
arrestation. Ce misérable, qui est doué d'une force herculéenne, avait
trouvé moyen de s'évader; mais, trois ou quatre jours après son évasion,
la police mit de nouveau la main sur lui, à Paris même, au moment où il
montait dans une de ces petites voitures qui font le trajet de la
capitale au village de Montfermeil (Seine-et-Oise). On dit qu'il avait
profité de l'intervalle de ces trois ou quatre jours de liberté pour
rentrer en possession d'une somme considérable placée par lui chez un de
nos principaux banquiers. On évalue cette somme à six ou sept cent mille
francs. À en croire l'acte d'accusation, il l'aurait enfouie en un lieu
connu de lui seul et l'on n'a pas pu la saisir. Quoi qu'il en soit, le
nommé Jean Valjean vient d'être traduit aux assises du département du
Var comme accusé d'un vol de grand chemin commis à main armée, il y a
huit ans environ, sur la personne d'un de ces honnêtes enfants qui,
comme l'a dit le patriarche de Ferney en vers immortels:

_...De Savoie arrivent tous les ans_
_Et dont la main légèrement essuie_
_Ces longs canaux engorgés par la suie._

«Ce bandit a renoncé à se défendre. Il a été établi, par l'habile et
éloquent organe du ministère public, que le vol avait été commis de
complicité, et que Jean Valjean faisait partie d'une bande de voleurs
dans le Midi. En conséquence Jean Valjean, déclaré coupable, a été
condamné à la peine de mort. Ce criminel avait refusé de se pourvoir en
cassation. Le roi, dans son inépuisable clémence, a daigné commuer sa
peine en celle des travaux forcés à perpétuité. Jean Valjean a été
immédiatement dirigé sur le bagne de Toulon.»

On n'a pas oublié que Jean Valjean avait à Montreuil-sur-Mer des
habitudes religieuses. Quelques journaux, entre autres le
_Constitutionnel_, présentèrent cette commutation comme un triomphe du
parti prêtre.

Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Il s'appela 9430.

Du reste, disons-le pour n'y plus revenir, avec Mr Madeleine la
prospérité de Montreuil-sur-Mer disparut; tout ce qu'il avait prévu dans
sa nuit de fièvre et d'hésitation se réalisa; lui de moins, ce fut en
effet l'âme de moins. Après sa chute, il se fit à Montreuil-sur-Mer ce
partage égoïste des grandes existences tombées, ce fatal dépècement des
choses florissantes qui s'accomplit tous les jours obscurément dans la
communauté humaine et que l'histoire n'a remarqué qu'une fois, parce
qu'il s'est fait après la mort d'Alexandre. Les lieutenants se
couronnent rois; les contre-maîtres s'improvisèrent fabricants. Les
rivalités envieuses surgirent. Les vastes ateliers de Mr Madeleine
furent fermés; les bâtiments tombèrent en ruine, les ouvriers se
dispersèrent. Les uns quittèrent le pays, les autres quittèrent le
métier. Tout se fit désormais en petit, au lieu de se faire en grand;
pour le lucre, au lieu de se faire pour le bien. Plus de centre; la
concurrence partout, et l'acharnement. Mr Madeleine dominait tout, et
dirigeait. Lui tombé, chacun tira à soi; l'esprit de lutte succéda à
l'esprit d'organisation, l'âpreté à la cordialité, la haine de l'un
contre l'autre à la bienveillance du fondateur pour tous; les fils noués
par Mr Madeleine se brouillèrent et se rompirent; on falsifia les
procédés, on avilit les produits, on tua la confiance; les débouchés
diminuèrent, moins de commandes; le salaire baissa, les ateliers
chômèrent, la faillite vint. Et puis plus rien pour les pauvres. Tout
s'évanouit.

L'état lui-même s'aperçut que quelqu'un avait été écrasé quelque part.
Moins de quatre ans après l'arrêt de la cour d'assises constatant au
profit du bagne l'identité de Mr Madeleine et de Jean Valjean, les frais
de perception de l'impôt étaient doublés dans l'arrondissement de
Montreuil-sur-Mer, et Mr de Villèle en faisait l'observation à la
tribune au mois de février 1827.




Chapitre II

Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable


Avant d'aller plus loin, il est à propos de raconter avec quelque détail
un fait singulier qui se passa vers la même époque à Montfermeil et qui
n'est peut-être pas sans coïncidence avec certaines conjectures du
ministère public.

Il y a dans le pays de Montfermeil une superstition très ancienne,
d'autant plus curieuse et d'autant plus précieuse qu'une superstition
populaire dans le voisinage de Paris est comme un aloès en Sibérie. Nous
sommes de ceux qui respectent tout ce qui est à l'état de plante rare.
Voici donc la superstition de Montfermeil. On croit que le diable a, de
temps immémorial, choisi la forêt pour y cacher ses trésors. Les bonnes
femmes affirment qu'il n'est pas rare de rencontrer, à la chute du jour,
dans les endroits écartés du bois, un homme noir, ayant la mine d'un
charretier ou d'un bûcheron, chaussé de sabots, vêtu d'un pantalon et
d'un sarrau de toile, et reconnaissable en ce qu'au lieu de bonnet ou de
chapeau il a deux immenses cornes sur la tête. Ceci doit le rendre
reconnaissable en effet. Cet homme est habituellement occupé à creuser
un trou. Il y a trois manières de tirer parti de cette rencontre. La
première, c'est d'aborder l'homme et de lui parler. Alors on s'aperçoit
que cet homme est tout bonnement un paysan, qu'il paraît noir parce
qu'on est au crépuscule, qu'il ne creuse pas le moindre trou, mais qu'il
coupe de l'herbe pour ses vaches, et que ce qu'on avait pris pour des
cornes n'est autre chose qu'une fourche à fumier qu'il porte sur son dos
et dont les dents, grâce à la perspective du soir, semblaient lui sortir
de la tête. On rentre chez soi, et l'on meurt dans la semaine. La
seconde manière, c'est de l'observer, d'attendre qu'il ait creusé son
trou, qu'il l'ait refermé et qu'il s'en soit allé; puis de courir bien
vite à la fosse, de la rouvrir et d'y prendre le «trésor» que l'homme
noir y a nécessairement déposé. En ce cas, on meurt dans le mois. Enfin
la troisième manière, c'est de ne point parler à l'homme noir, de ne
point le regarder, et de s'enfuir à toutes jambes. On meurt dans
l'année. Comme les trois manières ont leurs inconvénients, la seconde,
qui offre du moins quelques avantages, entre autres celui de posséder un
trésor, ne fût-ce qu'un mois, est la plus généralement adoptée. Les
hommes hardis, que toutes les chances tentent, ont donc, assez souvent,
à ce qu'on assure, rouvert les trous creusés par l'homme noir et essayé
de voler le diable. Il paraît que l'opération est médiocre. Du moins,
s'il faut en croire la tradition et en particulier les deux vers
énigmatiques en latin barbare qu'a laissés sur ce sujet un mauvais moine
normand, un peu sorcier, appelé Tryphon. Ce Tryphon est enterré à
l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville près Rouen, et il naît des
crapauds sur sa tombe.

On fait donc des efforts énormes, ces fosses-là sont ordinairement très
creuses, on sue, on fouille, on travaille toute une nuit, car c'est la
nuit que cela se fait, on mouille sa chemise, on brûle sa chandelle, on
ébrèche sa pioche, et lorsqu'on est arrivé enfin au fond du trou,
lorsqu'on met la main sur «le trésor», que trouve-t-on? qu'est-ce que
c'est que le trésor du diable? Un sou, parfois un écu, une pierre, un
squelette, un cadavre saignant, quelquefois un spectre plié en quatre
comme une feuille de papier dans un portefeuille, quelquefois rien.
C'est ce que semblent annoncer aux curieux indiscrets les vers de
Tryphon:

_Fodit, et in fossa thesauros condit opaca,_
_As, nummos, lapides, cadaver, simulacre, nihilque._

Il paraît que de nos jours on y trouve aussi, tantôt une poire à poudre
avec des balles, tantôt un vieux jeu de cartes gras et roussi qui a
évidemment servi aux diables. Tryphon n'enregistre point ces deux
dernières trouvailles, attendu que Tryphon vivait au douzième siècle et
qu'il ne semble point que le diable ait eu l'esprit d'inventer la poudre
avant Roger Bacon et les cartes avant Charles VI.

Du reste, si l'on joue avec ces cartes, on est sûr de perdre tout ce
qu'on possède; et quant à la poudre qui est dans la poire, elle a la
propriété de vous faire éclater votre fusil à la figure.

Or, fort peu de temps après l'époque où il sembla au ministère public
que le forçat libéré Jean Valjean, pendant son évasion de quelques
jours, avait rôdé autour de Montfermeil, on remarqua dans ce même
village qu'un certain vieux cantonnier appelé Boulatruelle avait «des
allures» dans le bois. On croyait savoir dans le pays que ce
Boulatruelle avait été au bagne; il était soumis à de certaines
surveillances de police, et, comme il ne trouvait d'ouvrage nulle part,
l'administration l'employait au rabais comme cantonnier sur le chemin de
traverse de Gagny à Lagny.

Ce Boulatruelle était un homme vu de travers par les gens de l'endroit,
trop respectueux, trop humble, prompt à ôter son bonnet à tout le monde,
tremblant et souriant devant les gendarmes, probablement affilié à des
bandes, disait-on, suspect d'embuscade au coin des taillis à la nuit
tombante. Il n'avait que cela pour lui qu'il était ivrogne.

Voici ce qu'on croyait avoir remarqué:

Depuis quelque temps, Boulatruelle quittait de fort bonne heure sa
besogne d'empierrement et d'entretien de la route et s'en allait dans la
forêt avec sa pioche. On le rencontrait vers le soir dans les clairières
les plus désertes, dans les fourrés les plus sauvages, ayant l'air de
chercher quelque chose, quelquefois creusant des trous. Les bonnes
femmes qui passaient le prenaient d'abord pour Belzébuth, puis elles
reconnaissaient Boulatruelle, et n'étaient guère plus rassurées. Ces
rencontres paraissaient contrarier vivement Boulatruelle. Il était
visible qu'il cherchait à se cacher, et qu'il y avait un mystère dans ce
qu'il faisait.

On disait dans le village:--C'est clair que le diable a fait quelque
apparition. Boulatruelle l'a vu, et cherche. Au fait, il est fichu pour
empoigner le magot de Lucifer. Les voltairiens ajoutaient:--Sera-ce
Boulatruelle qui attrapera le diable, ou le diable qui attrapera
Boulatruelle? Les vieilles femmes faisaient beaucoup de signes de croix.

Cependant les manèges de Boulatruelle dans le bois cessèrent, et il
reprit régulièrement son travail de cantonnier. On parla d'autre chose.

Quelques personnes toutefois étaient restées curieuses, pensant qu'il y
avait probablement dans ceci, non point les fabuleux trésors de la
légende, mais quelque bonne aubaine, plus sérieuse et plus palpable que
les billets de banque du diable, et dont le cantonnier avait sans doute
surpris à moitié le secret. Les plus «intrigués» étaient le maître
d'école et le gargotier Thénardier, lequel était l'ami de tout le monde
et n'avait point dédaigné de se lier avec Boulatruelle.

--Il a été aux galères? disait Thénardier. Eh! mon Dieu! on ne sait ni
qui y est, ni qui y sera.

Un soir le maître d'école affirmait qu'autrefois la justice se serait
enquise de ce que Boulatruelle allait faire dans le bois, et qu'il
aurait bien fallu qu'il parlât, et qu'on l'aurait mis à la torture au
besoin, et que Boulatruelle n'aurait point résisté, par exemple, à la
question de l'eau.

--Donnons-lui la question du vin, dit Thénardier.

On se mit à quatre et l'on fît boire le vieux cantonnier. Boulatruelle
but énormément, et parla peu. Il combina, avec un art admirable et dans
une proportion magistrale, la soif d'un goinfre avec la discrétion d'un
juge. Cependant, à force de revenir à la charge, et de rapprocher et de
presser les quelques paroles obscures qui lui échappaient, voici ce que
le Thénardier et le maître d'école crurent comprendre:

Boulatruelle, un matin, en se rendant au point du jour à son ouvrage,
aurait été surpris de voir dans un coin du bois, sous une broussaille,
une pelle et une pioche, _comme qui dirait cachées_. Cependant, il
aurait pensé que c'étaient probablement la pelle et la pioche du père
Six-Fours, le porteur d'eau, et il n'y aurait plus songé. Mais le soir
du même jour, il aurait vu, sans pouvoir être vu lui-même, étant masqué
par un gros arbre, se diriger de la route vers le plus épais du bois «un
particulier qui n'était pas du tout du pays, et que lui, Boulatruelle,
connaissait très bien». Traduction par Thénardier: _un camarade du
bagne_. Boulatruelle s'était obstinément refusé à dire le nom. Ce
particulier portait un paquet, quelque chose de carré, comme une grande
boîte ou un petit coffre. Surprise de Boulatruelle. Ce ne serait
pourtant qu'au bout de sept ou huit minutes que l'idée de suivre «le
particulier» lui serait venue. Mais il était trop tard, le particulier
était déjà dans le fourré, la nuit s'était faite, et Boulatruelle
n'avait pu le rejoindre. Alors il avait pris le parti d'observer la
lisière du bois. «Il faisait lune.» Deux ou trois heures après,
Boulatruelle avait vu ressortir du taillis son particulier portant
maintenant, non plus le petit coffre-malle, mais une pioche et une
pelle. Boulatruelle avait laissé passer le particulier et n'avait pas eu
l'idée de l'aborder, parce qu'il s'était dit que l'autre était trois
fois plus fort que lui, et armé d'une pioche, et l'assommerait
probablement en le reconnaissant et en se voyant reconnu. Touchante
effusion de deux vieux camarades qui se retrouvent. Mais la pelle et la
pioche avaient été un trait de lumière pour Boulatruelle; il avait couru
à la broussaille du matin, et n'y avait plus trouvé ni pelle ni pioche.
Il en avait conclu que son particulier, entré dans le bois, y avait
creusé un trou avec la pioche, avait enfoui le coffre, et avait refermé
le trou avec la pelle. Or, le coffre était trop petit pour contenir un
cadavre, donc il contenait de l'argent. De là ses recherches.
Boulatruelle avait exploré, sondé et fureté toute la forêt, et fouillé
partout où la terre lui avait paru fraîchement remuée. En vain.

Il n'avait rien «déniché». Personne n'y pensa plus dans Montfermeil. Il
y eut seulement quelques braves commères qui dirent: _Tenez pour certain
que le cantonnier de Gagny n'a pas fait tout ce triquemaque pour rien;
il est sûr que le diable est venu._




Chapitre III

Qu'il fallait que la chaîne de la manille eut subit un certain travail
préparatoire pour être ainsi brisée d'un coup de marteau


Vers la fin d'octobre de cette même année 1823, les habitants de Toulon
virent rentrer dans leur port, à la suite d'un gros temps et pour
réparer quelques avaries, le vaisseau l' _Orion_ qui a été plus tard
employé à Brest comme vaisseau-école et qui faisait alors partie de
l'escadre de la Méditerranée.

Ce bâtiment, tout éclopé qu'il était, car la mer l'avait malmené, fit de
l'effet en entrant dans la rade. Il portait je ne sais plus quel
pavillon qui lui valut un salut réglementaire de onze coups de canon,
rendus par lui coup pour coup; total: vingt-deux. On a calculé qu'en
salves, politesses royales et militaires, échanges de tapages courtois,
signaux d'étiquette, formalités de rades et de citadelles, levers et
couchers de soleil salués tous les jours par toutes les forteresses et
tous les navires de guerre, ouvertures et fermetures de portes, etc.,
etc., le monde civilisé tirait à poudre par toute la terre, toutes les
vingt-quatre heures, cent cinquante mille coups de canon inutiles. À six
francs le coup de canon, cela fait neuf cent mille francs par jour,
trois cents millions par an, qui s'en vont en fumée. Ceci n'est qu'un
détail. Pendant ce temps-là les pauvres meurent de faim.

L'année 1823 était ce que la restauration a appelé «l'époque de la
guerre d'Espagne.»

Cette guerre contenait beaucoup d'événements dans un seul, et force
singularités. Une grosse affaire de famille pour la maison de Bourbon;
la branche de France secourant et protégeant la branche de Madrid,
c'est-à-dire faisant acte d'aînesse; un retour apparent à nos traditions
nationales compliqué de servitude et de sujétion aux cabinets du nord;
Mr le duc d'Angoulême, surnommé par les feuilles libérales _le héros
d'Andujar_, comprimant, dans une attitude triomphale un peu contrariée
par son air paisible, le vieux terrorisme fort réel du saint-office aux
prises avec le terrorisme chimérique des libéraux; les sans-culottes
ressuscités au grand effroi des douairières sous le nom de
_descamisados;_ le monarchisme faisant obstacle au progrès qualifié
anarchie; les théories de 89 brusquement interrompues dans la sape; un
holà européen intimé à l'idée française faisant son tour du monde; à
côté du fils de France généralissime, le prince de Carignan, depuis
Charles-Albert, s'enrôlant dans cette croisade des rois contre les
peuples comme volontaire avec des épaulettes de grenadier en laine
rouge; les soldats de l'empire se remettant en campagne, mais après huit
années de repos, vieillis, tristes, et sous la cocarde blanche; le
drapeau tricolore agité à l'étranger par une héroïque poignée de
Français comme le drapeau blanc l'avait été à Coblentz trente ans
auparavant; les moines mêlés à nos troupiers; l'esprit de liberté et de
nouveauté mis à la raison par les bayonnettes; les principes matés à
coups de canon; la France défaisant par ses armes ce qu'elle avait fait
par son esprit; du reste, les chefs ennemis vendus, les soldats
hésitants, les villes assiégées par des millions; point de périls
militaires et pourtant des explosions possibles, comme dans toute mine
surprise et envahie; peu de sang versé, peu d'honneur conquis, de la
honte pour quelques-uns, de la gloire pour personne; telle fut cette
guerre, faite par des princes qui descendaient de Louis XIV et conduite
par des généraux qui sortaient de Napoléon. Elle eut ce triste sort de
ne rappeler ni la grande guerre ni la grande politique.

Quelques faits d'armes furent sérieux; la prise du Trocadéro, entre
autres, fut une belle action militaire; mais en somme, nous le répétons,
les trompettes de cette guerre rendent un son fêlé, l'ensemble fut
suspect, l'histoire approuve la France dans sa difficulté d'acceptation
de ce faux triomphe. Il parut évident que certains officiers espagnols
chargés de la résistance cédèrent trop aisément, l'idée de corruption se
dégagea de la victoire; il sembla qu'on avait plutôt gagné les généraux
que les batailles, et le soldat vainqueur rentra humilié. Guerre
diminuante en effet où l'on put lire _Banque de France_ dans les plis du
drapeau. Des soldats de la guerre de 1808, sur lesquels s'était
formidablement écroulée Saragosse, fronçaient le sourcil en 1823 devant
l'ouverture facile des citadelles, et se prenaient à regretter Palafox.
C'est l'humeur de la France d'aimer encore mieux avoir devant elle
Rostopchine que Ballesteros.

À un point de vue plus grave encore, et sur lequel il convient
d'insister aussi, cette guerre, qui froissait en France l'esprit
militaire, indignait l'esprit démocratique. C'était une entreprise
d'asservissement. Dans cette campagne, le but du soldat français, fils
de la démocratie, était la conquête d'un joug pour autrui. Contresens
hideux. La France est faite pour réveiller l'âme des peuples, non pour
l'étouffer. Depuis 1792, toutes les révolutions de l'Europe sont la
révolution française; la liberté rayonne de France. C'est là un fait
solaire. Aveugle qui ne le voit pas! c'est Bonaparte qui l'a dit.

La guerre de 1823, attentat à la généreuse nation espagnole, était donc
en même temps un attentat à la révolution française. Cette voie de fait
monstrueuse, c'était la France qui la commettait; de force; car, en
dehors des guerres libératrices, tout ce que font les armées, elles le
font de force. Le mot _obéissance passive_ l'indique. Une armée est un
étrange chef-d'oeuvre de combinaison où la force résulte d'une somme
énorme d'impuissance. Ainsi s'explique la guerre, faite par l'humanité
contre l'humanité malgré l'humanité.

Quant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur fut fatale. Ils la prirent
pour un succès. Ils ne virent point quel danger il y a à faire tuer une
idée par une consigne. Ils se méprirent dans leur naïveté au point
d'introduire dans leur établissement comme élément de force l'immense
affaiblissement d'un crime. L'esprit de guet-apens entra dans leur
politique. 1830 germa dans 1823. La campagne d'Espagne devint dans leurs
conseils un argument pour les coups de force et pour les aventures de
droit divin. La France, ayant rétabli _el rey neto_ en Espagne, pouvait
bien rétablir le roi absolu chez elle. Ils tombèrent dans cette
redoutable erreur de prendre l'obéissance du soldat pour le consentement
de la nation. Cette confiance-là perd les trônes. Il ne faut s'endormir,
ni à l'ombre d'un mancenillier ni à l'ombre d'une armée.

Revenons au navire l' _Orion_.

Pendant les opérations de l'armée commandée par le prince-généralissime,
une escadre croisait dans la Méditerranée. Nous venons de dire que
l'_Orion_ était de cette escadre et qu'il fut ramené par des événements
de mer dans le port de Toulon.

La présence d'un vaisseau de guerre dans un port a je ne sais quoi qui
appelle et qui occupe la foule. C'est que cela est grand, et que la
foule aime ce qui est grand.

Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques rencontres qu'ait le
génie de l'homme avec la puissance de la nature.

Un vaisseau de ligne est composé à la fois de ce qu'il y a de plus lourd
et de ce qu'il y a de plus léger, parce qu'il a affaire en même temps
aux trois formes de la substance, au solide, au liquide, au fluide, et
qu'il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour
saisir le granit au fond de la mer, et plus d'ailes et plus d'antennes
que la bigaille pour prendre le vent dans les nuées. Son haleine sort
par ses cent vingt canons comme par des clairons énormes, et répond
fièrement à la foudre. L'océan cherche à l'égarer dans l'effrayante
similitude de ses vagues, mais le vaisseau a son âme, sa boussole, qui
le conseille et lui montre toujours le nord. Dans les nuits noires ses
fanaux suppléent aux étoiles. Ainsi, contre le vent il a la corde et la
toile, contre l'eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le
plomb, contre l'ombre la lumière, contre l'immensité une aiguille.

Si l'on veut se faire une idée de toutes ces proportions gigantesques
dont l'ensemble constitue le vaisseau de ligne, on n'a qu'à entrer sous
une des cales couvertes, à six étages, des ports de Brest ou de Toulon.
Les vaisseaux en construction sont là sous cloche, pour ainsi dire.
Cette poutre colossale, c'est une vergue; cette grosse colonne de bois
couchée à terre à perte de vue, c'est le grand mât. À le prendre de sa
racine dans la cale à sa cime dans la nuée, il est long de soixante
toises, et il a trois pieds de diamètre à sa base. Le grand mât anglais
s'élève à deux cent dix-sept pieds au-dessus de la ligne de flottaison.
La marine de nos pères employait des câbles, la nôtre emploie des
chaînes. Le simple tas de chaînes d'un vaisseau de cent canons a quatre
pieds de haut, vingt pieds de large, huit pieds de profondeur. Et pour
faire ce vaisseau, combien faut-il de bois? Trois mille stères. C'est
une forêt qui flotte.

Et encore, qu'on le remarque bien, il ne s'agit ici que du bâtiment
militaire d'il y a quarante ans, du simple navire à voiles; la vapeur,
alors dans l'enfance, a depuis ajouté de nouveaux miracles à ce prodige
qu'on appelle le vaisseau de guerre. À l'heure qu'il est, par exemple,
le navire mixte à hélice est une machine surprenante traînée par une
voilure de trois mille mètres carrés de surface et par une chaudière de
la force de deux mille cinq cents chevaux.

Sans parler de ces merveilles nouvelles, l'ancien navire de Christophe
Colomb et de Ruyter est un des grands chefs-d'oeuvre de l'homme. Il est
inépuisable en force comme l'infini en souffles, il emmagasine le vent
dans sa voile, il est précis dans l'immense diffusion des vagues, il
flotte et il règne.

Il vient une heure pourtant où la rafale brise comme une paille cette
vergue de soixante pieds de long, où le vent ploie comme un jonc ce mât
de quatre cents pieds de haut, où cette ancre qui pèse dix milliers se
tord dans la gueule de la vague comme l'hameçon d'un pêcheur dans la
mâchoire d'un brochet, où ces canons monstrueux poussent des
rugissements plaintifs et inutiles que l'ouragan emporte dans le vide et
dans la nuit, où toute cette puissance et toute cette majesté s'abîment
dans une puissance et dans une majesté supérieures. Toutes les fois
qu'une force immense se déploie pour aboutir à une immense faiblesse,
cela fait rêver les hommes. De là, dans les ports, les curieux qui
abondent, sans qu'ils s'expliquent eux-mêmes parfaitement pourquoi,
autour de ces merveilleuses machines de guerre et de navigation.

Tous les jours donc, du matin au soir, les quais, les musoirs et les
jetées du port de Toulon étaient couverts d'une quantité d'oisifs et de
badauds, comme on dit à Paris, ayant pour affaire de regarder l'_Orion_.

L'_Orion_ était un navire malade depuis longtemps. Dans ses navigations
antérieures, des couches épaisses de coquillages s'étaient amoncelées
sur sa carène au point de lui faire perdre la moitié de sa marche; on
l'avait mis à sec l'année précédente pour gratter ces coquillages, puis
il avait repris la mer. Mais ce grattage avait altéré les boulonnages de
la carène. À la hauteur des Baléares, le bordé s'était fatigué et
ouvert, et, comme le vaigrage ne se faisait pas alors en tôle, le navire
avait fait de l'eau. Un violent coup d'équinoxe était survenu, qui avait
défoncé à bâbord la poulaine et un sabord et endommagé le porte-haubans
de misaine. À la suite de ces avaries, l' _Orion_ avait regagné Toulon.

Il était mouillé près de l'Arsenal. Il était en armement et on le
réparait. La coque n'avait pas été endommagée à tribord, mais quelques
bordages y étaient décloués çà et là, selon l'usage, pour laisser
pénétrer de l'air dans la carcasse.

Un matin la foule qui le contemplait fut témoin d'un accident.

L'équipage était occupé à enverguer les voiles. Le gabier chargé de
prendre l'empointure du grand hunier tribord perdit l'équilibre. On le
vit chanceler, la multitude amassée sur le quai de l'Arsenal jeta un
cri, la tête emporta le corps, l'homme tourna autour de la vergue, les
mains étendues vers l'abîme; il saisit, au passage, le faux marchepied
d'une main d'abord, puis de l'autre, et il y resta suspendu. La mer
était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. La secousse de sa
chute avait imprimé au faux marchepied un violent mouvement
d'escarpolette. L'homme allait et venait au bout de cette corde comme la
pierre d'une fronde.

Aller à son secours, c'était courir un risque effrayant. Aucun des
matelots, tous pêcheurs de la côte nouvellement levés pour le service,
n'osait s'y aventurer. Cependant le malheureux gabier se fatiguait; on
ne pouvait voir son angoisse sur son visage, mais on distinguait dans
tous ses membres son épuisement. Ses bras se tendaient dans un
tiraillement horrible. Chaque effort qu'il faisait pour remonter ne
servait qu'à augmenter les oscillations du faux marchepied. Il ne criait
pas de peur de perdre de la force. On n'attendait plus que la minute où
il lâcherait la corde et par instants toutes les têtes se détournaient
afin de ne pas le voir passer. Il y a des moments où un bout de corde,
une perche, une branche d'arbre, c'est la vie même, et c'est une chose
affreuse de voir un être vivant s'en détacher et tomber comme un fruit
mûr.

Tout à coup, on aperçut un homme qui grimpait dans le gréement avec
l'agilité d'un chat-tigre. Cet homme était vêtu de rouge, c'était un
forçat; il avait un bonnet vert, c'était un forçat à vie. Arrivé à la
hauteur de la hune, un coup de vent emporta son bonnet et laissa voir
une tête toute blanche, ce n'était pas un jeune homme.

Un forçat en effet, employé à bord avec une corvée du bagne, avait dès
le premier moment couru à l'officier de quart et au milieu du trouble et
de l'hésitation de l'équipage, pendant que tous les matelots tremblaient
et reculaient, il avait demandé à l'officier la permission de risquer sa
vie pour sauver le gabier. Sur un signe affirmatif de l'officier, il
avait rompu d'un coup de marteau la chaîne rivée à la manille de son
pied, puis il avait pris une corde, et il s'était élancé dans les
haubans. Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle facilité
cette chaîne fut brisée. Ce ne fut que plus tard qu'on s'en souvint. En
un clin d'oeil il fut sur la vergue. Il s'arrêta quelques secondes et
parut la mesurer du regard. Ces secondes, pendant lesquelles le vent
balançait le gabier à l'extrémité d'un fil, semblèrent des siècles à
ceux qui regardaient. Enfin le forçat leva les yeux au ciel, et fit un
pas en avant. La foule respira. On le vit parcourir la vergue en
courant. Parvenu à la pointe, il y attacha un bout de la corde qu'il
avait apportée, et laissa pendre l'autre bout, puis il se mit à
descendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce fut une
inexplicable angoisse, au lieu d'un homme suspendu sur le gouffre, on en
vit deux.

On eût dit une araignée venant saisir une mouche; seulement ici
l'araignée apportait la vie et non la mort. Dix mille regards étaient
fixés sur ce groupe. Pas un cri, pas une parole, le même frémissement
fronçait tous les sourcils. Toutes les bouches retenaient leur haleine,
comme si elles eussent craint d'ajouter le moindre souffle au vent qui
secouait les deux misérables.

Cependant le forçat était parvenu à s'affaler près du matelot. Il était
temps; une minute de plus, l'homme, épuisé et désespéré, se laissait
tomber dans l'abîme; le forçat l'avait amarré solidement avec la corde à
laquelle il se tenait d'une main pendant qu'il travaillait de l'autre.
Enfin on le vit remonter sur la vergue et y haler le matelot; il le
soutint là un instant pour lui laisser reprendre des forces, puis il le
saisit dans ses bras et le porta, en marchant sur la vergue jusqu'au
chouquet, et de là dans la hune où il le laissa dans les mains de ses
camarades.

À cet instant la foule applaudit; il y eut de vieux argousins de
chiourme qui pleurèrent, les femmes s'embrassaient sur le quai, et l'on
entendit toutes les voix crier avec une sorte de fureur attendrie: «La
grâce de cet homme!»

Lui, cependant, s'était mis en devoir de redescendre immédiatement pour
rejoindre sa corvée. Pour être plus promptement arrivé, il se laissa
glisser dans le gréement et se mit à courir sur une basse vergue. Tous
les yeux le suivaient. À un certain moment, on eut peur; soit qu'il fût
fatigué, soit que la tête lui tournât, on crut le voir hésiter et
chanceler. Tout à coup la foule poussa un grand cri, le forçat venait de
tomber à la mer.

La chute était périlleuse. La frégate l' _Algésiras_ était mouillée
auprès de l' _Orion_, et le pauvre galérien était tombé entre les deux
navires. Il était à craindre qu'il ne glissât sous l'un ou sous l'autre.
Quatre hommes se jetèrent en hâte dans une embarcation. La foule les
encourageait, l'anxiété était de nouveau dans toutes les âmes. L'homme
n'était pas remonté à la surface. Il avait disparu dans la mer sans y
faire un pli, comme s'il fût tombé dans une tonne d'huile. On sonda, on
plongea. Ce fut en vain. On chercha jusqu'au soir; on ne retrouva pas
même le corps.

Le lendemain, le journal de Toulon imprimait ces quelques livres:--«17
novembre 1823.--Hier, un forçat, de corvée à bord de l'_Orion_, en
revenant de porter secours à un matelot, est tombé à la mer et s'est
noyé. On n'a pu retrouver son cadavre. On présume qu'il se sera engagé
sous le pilotis de la pointe de l'Arsenal. Cet homme était écroué sous
le nº 9430 et se nommait Jean Valjean.»




Livre troisième--Accomplissement de la promesse faite à la morte




Chapitre I

La question de l'eau à Montfermeil


Montfermeil est situé entre Livry et Chelles, sur la lisière méridionale
de ce haut plateau qui sépare l'Ourcq de la Marne. Aujourd'hui c'est un
assez gros bourg orné, toute l'année, de villas en plâtre, et, le
dimanche, de bourgeois épanouis. En 1823, il n'y avait à Montfermeil ni
tant de maisons blanches ni tant de bourgeois satisfaits. Ce n'était
qu'un village dans les bois. On y rencontrait bien çà et là quelques
maisons de plaisance du dernier siècle, reconnaissables à leur grand
air, à leurs balcons en fer tordu et à ces longues fenêtres dont les
petits carreaux font sur le blanc des volets fermés toutes sortes de
verts différents. Mais Montfermeil n'en était pas moins un village. Les
marchands de drap retirés et les agréés en villégiature ne l'avaient pas
encore découvert. C'était un endroit paisible et charmant, qui n'était
sur la route de rien; on y vivait à bon marché de cette vie paysanne si
abondante et si facile. Seulement l'eau y était rare à cause de
l'élévation du plateau.

Il fallait aller la chercher assez loin. Le bout du village qui est du
côté de Gagny puisait son eau aux magnifiques étangs qu'il y a là dans
les bois; l'autre bout, qui entoure l'église et qui est du côté de
Chelles, ne trouvait d'eau potable qu'à une petite source à mi-côte,
près de la route de Chelles, à environ un quart d'heure de Montfermeil.

C'était donc une assez rude besogne pour chaque ménage que cet
approvisionnement de l'eau. Les grosses maisons, l'aristocratie, la
gargote Thénardier en faisait partie, payaient un liard par seau d'eau à
un bonhomme dont c'était l'état et qui gagnait à cette entreprise des
eaux de Montfermeil environ huit sous par jour; mais ce bonhomme ne
travaillait que jusqu'à sept heures du soir l'été et jusqu'à cinq heures
l'hiver, et une fois la nuit venue, une fois les volets des
rez-de-chaussée clos, qui n'avait pas d'eau à boire en allait chercher
ou s'en passait.

C'était là la terreur de ce pauvre être que le lecteur n'a peut-être pas
oublié, de la petite Cosette. On se souvient que Cosette était utile aux
Thénardier de deux manières, ils se faisaient payer par la mère et ils
se faisaient servir par l'enfant. Aussi quand la mère cessa tout à fait
de payer, on vient de lire pourquoi dans les chapitres précédents, les
Thénardier gardèrent Cosette. Elle leur remplaçait une servante. En
cette qualité, c'était elle qui courait chercher de l'eau quand il en
fallait. Aussi l'enfant, fort épouvantée de l'idée d'aller à la source
la nuit, avait-elle grand soin que l'eau ne manquât jamais à la maison.

La Noël de l'année 1823 fut particulièrement brillante à Montfermeil. Le
commencement de l'hiver avait été doux; il n'avait encore ni gelé ni
neigé. Des bateleurs venus de Paris avaient obtenu de Mr le maire la
permission de dresser leurs baraques dans la grande rue du village, et
une bande de marchands ambulants avait, sous la même tolérance,
construit ses échoppes sur la place de l'église et jusque dans la ruelle
du Boulanger, où était située, on s'en souvient peut-être, la gargote
des Thénardier. Cela emplissait les auberges et les cabarets, et donnait
à ce petit pays tranquille une vie bruyante et joyeuse. Nous devons même
dire, pour être fidèle historien, que parmi les curiosités étalées sur
la place, il y avait une ménagerie dans laquelle d'affreux paillasses,
vêtus de loques et venus on ne sait d'où, montraient en 1823 aux paysans
de Montfermeil un de ces effrayants vautours du Brésil que notre Muséum
royal ne possède que depuis 1845, et qui ont pour oeil une cocarde
tricolore. Les naturalistes appellent, je crois, cet oiseau _Caracara
Polyborus_: il est de l'ordre des apicides et de la famille des
vautouriens. Quelques bons vieux soldats bonapartistes retirés dans le
village allaient voir cette bête avec dévotion. Les bateleurs donnaient
la cocarde tricolore comme un phénomène unique et fait exprès par le bon
Dieu pour leur ménagerie.

Dans la soirée même de Noël, plusieurs hommes, rouliers et colporteurs,
étaient attablés et buvaient autour de quatre ou cinq chandelles dans la
salle basse de l'auberge Thénardier. Cette salle ressemblait à toutes
les salles de cabaret; des tables, des brocs d'étain, des bouteilles,
des buveurs, des fumeurs; peu de lumière, beaucoup de bruit. La date de
l'année 1823 était pourtant indiquée par les deux objets à la mode alors
dans la classe bourgeoise qui étaient sur une table, savoir un
kaléidoscope et une lampe de fer-blanc moiré. La Thénardier surveillait
le souper qui rôtissait devant un bon feu clair; le mari Thénardier
buvait avec ses hôtes et parlait politique.

Outre les causeries politiques, qui avaient pour objets principaux la
guerre d'Espagne et Mr le duc d'Angoulême, on entendait dans le brouhaha
des parenthèses toutes locales comme celles-ci:

--Du côté de Nanterre et de Suresnes le vin a beaucoup donné. Où l'on
comptait sur dix pièces on en a eu douze. Cela a beaucoup juté sous le
pressoir.--Mais le raisin ne devait pas être mûr?--Dans ces pays-là il
ne faut pas qu'on vendange mûr. Si l'on vendange mûr, le vin tourne au
gras sitôt le printemps.--C'est donc tout petit vin?--C'est des vins
encore plus petits que par ici. Il faut qu'on vendange vert.

Etc....

Ou bien, c'était un meunier qui s'écriait:

--Est-ce que nous sommes responsables de ce qu'il y a dans les sacs?
Nous y trouvons un tas de petites graines que nous ne pouvons pas nous
amuser à éplucher, et qu'il faut bien laisser passer sous les meules;
c'est l'ivraie, c'est la luzette, la nielle, la vesce, le chènevis, la
gaverolle, la queue-de-renard, et une foule d'autres drogues, sans
compter les cailloux qui abondent dans de certains blés, surtout dans
les blés bretons. Je n'ai pas l'amour de moudre du blé breton, pas plus
que les scieurs de long de scier des poutres où il y a des clous. Jugez
de la mauvaise poussière que tout cela fait dans le rendement. Après
quoi on se plaint de la farine. On a tort. La farine n'est pas notre
faute.

Dans un entre-deux de fenêtres, un faucheur, attablé avec un
propriétaire qui faisait prix pour un travail de prairie à faire au
printemps, disait:

--Il n'y a point de mal que l'herbe soit mouillée. Elle se coupe mieux.
La rousée est bonne, monsieur. C'est égal, cette herbe-là, votre herbe,
est jeune et bien difficile encore. Que voilà qui est si tendre, que
voilà qui plie devant la planche de fer.

Etc....

Cosette était à sa place ordinaire, assise sur la traverse de la table
de cuisine près de la cheminée. Elle était en haillons, elle avait ses
pieds nus dans des sabots, et elle tricotait à la lueur du feu des bas
de laine destinés aux petites Thénardier. Un tout jeune chat jouait sous
les chaises. On entendait rire et jaser dans pièce voisine deux fraîches
voix d'enfants; c'était Éponine et Azelma.

Au coin de la cheminée, un martinet était suspendu à un clou.

Par intervalles, le cri d'un très jeune enfant, qui était quelque part
dans la maison, perçait au milieu du bruit du cabaret. C'était un petit
garçon que la Thénardier avait eu un des hivers précédents,--«sans
savoir pourquoi, disait-elle, effet du froid,»--et qui était âgé d'un
peu plus de trois ans. La mère l'avait nourri, mais ne l'aimait pas.
Quand la clameur acharnée du mioche devenait trop importune:--Ton fils
piaille, disait Thénardier, va donc voir ce qu'il veut.--Bah! répondait
la mère, il m'ennuie.--Et le petit abandonné continuait de crier dans
les ténèbres.




Chapitre II

Deux portraits complétés


On n'a encore aperçu dans ce livre les Thénardier que de profil; le
moment est venu de tourner autour de ce couple et de le regarder sous
toutes ses faces.

Thénardier venait de dépasser ses cinquante ans; madame Thénardier
touchait à la quarantaine, qui est la cinquantaine de la femme; de façon
qu'il y avait équilibre d'âge entre la femme et le mari.

Les lecteurs ont peut-être, dès sa première apparition, conservé quelque
souvenir de cette Thénardier grande, blonde, rouge, grasse, charnue,
carrée, énorme et agile; elle tenait, nous l'avons dit, de la race de
ces sauvagesses colosses qui se cambrent dans les foires avec des pavés
pendus à leur chevelure. Elle faisait tout dans le logis, les lits, les
chambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau temps, le diable.
Elle avait pour tout domestique Cosette; une souris au service d'un
éléphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et
les gens. Son large visage, criblé de taches de rousseur, avait l'aspect
d'une écumoire. Elle avait de la barbe. C'était l'idéal d'un fort de la
halle habillé en fille. Elle jurait splendidement; elle se vantait de
casser une noix d'un coup de poing. Sans les romans qu'elle avait lus,
et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous
l'ogresse, jamais l'idée ne fût venue à personne de dire d'elle: _c'est
une femme_. Cette Thénardier était comme le produit de la greffe d'une
donzelle sur une poissarde. Quand on l'entendait parler, on disait:
_C'est un gendarme_; quand on la regardait boire, on disait: _C'est un
charretier_; quand on la voyait manier Cosette, on disait: _C'est le
bourreau_. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent.

Le Thénardier était un homme petit, maigre, blême, anguleux, osseux,
chétif, qui avait l'air malade et qui se portait à merveille; sa
fourberie commençait là. Il souriait habituellement par précaution, et
était poli à peu près avec tout le monde, même avec le mendiant auquel
il refusait un liard. Il avait le regard d'une fouine et la mine d'un
homme de lettres. Il ressemblait beaucoup aux portraits de l'abbé
Delille. Sa coquetterie consistait à boire avec les rouliers. Personne
n'avait jamais pu le griser. Il fumait dans une grosse pipe. Il portait
une blouse et sous sa blouse un vieil habit noir. Il avait des
prétentions à la littérature et au matérialisme. Il y avait des noms
qu'il prononçait souvent, pour appuyer les choses quelconques qu'il
disait, Voltaire, Raynal, Pamy, et, chose bizarre, saint Augustin. Il
affirmait avoir «un système». Du reste fort escroc. Un filousophe. Cette
nuance existe. On se souvient qu'il prétendait avoir servi; il contait
avec quelque luxe qu'à Waterloo, étant sergent dans un 6ème ou un 9ème
léger quelconque, il avait, seul contre un escadron de hussards de la
Mort, couvert de son corps et sauvé à travers la mitraille «un général
dangereusement blessé». De là, venait, pour son mur, sa flamboyante
enseigne, et, pour son auberge, dans le pays, le nom de «cabaret du
sergent de Waterloo». Il était libéral, classique et bonapartiste. Il
avait souscrit pour le champ d'Asile. On disait dans le village qu'il
avait étudié pour être prêtre.

Nous croyons qu'il avait simplement étudié en Hollande pour être
aubergiste. Ce gredin de l'ordre composite était, selon les
probabilités, quelque Flamand de Lille en Flandre, Français à Paris,
Belge à Bruxelles, commodément à cheval sur deux frontières. Sa prouesse
à Waterloo, on la connaît. Comme on voit, il l'exagérait un peu. Le flux
et le reflux, le méandre, l'aventure, était l'élément de son existence;
conscience déchirée entraîne vie décousue; et vraisemblablement, à
l'orageuse époque du 18 juin 1815, Thénardier appartenait à cette
variété de cantiniers maraudeurs dont nous avons parlé, battant
l'estrade, vendant à ceux-ci, volant ceux-là, et roulant en famille,
homme, femme et enfants, dans quelque carriole boiteuse, à la suite des
troupes en marche, avec l'instinct de se rattacher toujours à l'armée
victorieuse. Cette campagne faite, ayant, comme il disait, «du quibus»,
il était venu ouvrir gargote à Montfermeil. Ce _quibus_, composé des
bourses et des montres, des bagues d'or et des croix d'argent récoltées
au temps de la moisson dans les sillons ensemencés de cadavres, ne
faisait pas un gros total et n'avait pas mené bien loin ce vivandier
passé gargotier.

Thénardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui,
avec un juron, rappelle la caserne et, avec un signe de croix, le
séminaire. Il était beau parleur. Il se laissait croire savant.
Néanmoins, le maître d'école avait remarqué qu'il faisait--«des cuirs».
Il composait la carte à payer des voyageurs avec supériorité, mais des
yeux exercés y trouvaient parfois des fautes d'orthographe. Thénardier
était sournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas ses
servantes, ce qui faisait que sa femme n'en avait plus. Cette géante
était jalouse. Il lui semblait que ce petit homme maigre et jaune devait
être l'objet de la convoitise universelle.

Thénardier, par-dessus tout, homme d'astuce et d'équilibre, était un
coquin du genre tempéré. Cette espèce est la pire; l'hypocrisie s'y
mêle.

Ce n'est pas que Thénardier ne fût dans l'occasion capable de colère au
moins autant que sa femme; mais cela était très rare, et dans ces
moments-là, comme il en voulait au genre humain tout entier, comme il
avait en lui une profonde fournaise de haine, comme il était de ces gens
qui se vengent perpétuellement, qui accusent tout ce qui passe devant
eux de tout ce qui est tombé sur eux, et qui sont toujours prêts à jeter
sur le premier venu, comme légitime grief, le total des déceptions, des
banqueroutes et des calamités de leur vie, comme tout ce levain se
soulevait en lui et lui bouillonnait dans la bouche et dans les yeux, il
était épouvantable. Malheur à qui passait sous sa fureur alors!

Outre toutes ses autres qualités, Thénardier était attentif et
pénétrant, silencieux ou bavard à l'occasion, et toujours avec une haute
intelligence. Il avait quelque chose du regard des marins accoutumés à
cligner des yeux dans les lunettes d'approche. Thénardier était un homme
d'État.

Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en voyant la
Thénardier: _Voilà le maître de la maison_. Erreur. Elle n'était même
pas la maîtresse. Le maître et la maîtresse, c'était le mari. Elle
faisait, il créait. Il dirigeait tout par une sorte d'action magnétique
invisible et continuelle. Un mot lui suffisait, quelquefois un signe; le
mastodonte obéissait. Le Thénardier était pour la Thénardier, sans
qu'elle s'en rendit trop compte, une espèce d'être particulier et
souverain. Elle avait les vertus de sa façon d'être; jamais, eût-elle
été en dissentiment sur un détail avec «monsieur Thénardier», hypothèse
du reste inadmissible, elle n'eût donné publiquement tort à son mari,
sur quoi que ce soit. Jamais elle n'eût commis «devant des étrangers»
cette faute que font si souvent les femmes, et qu'on appelle, en langage
parlementaire, découvrir la couronne. Quoique leur accord n'eût pour
résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission
de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruit et de chair se
mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle. C'était, vu par son
côté nain et grotesque, cette grande chose universelle: l'adoration de
la matière pour l'esprit; car de certaines laideurs ont leur raison
d'être dans les profondeurs mêmes de la beauté éternelle. Il y avait de
l'inconnu dans Thénardier; de là l'empire absolu de cet homme sur cette
femme. À de certains moments, elle le voyait comme une chandelle
allumée; dans d'autres, elle le sentait comme une griffe.

Cette femme était une créature formidable qui n'aimait que ses enfants
et ne craignait que son mari. Elle était mère parce qu'elle était
mammifère. Du reste, sa maternité s'arrêtait à ses filles, et, comme on
le verra, ne s'étendait pas jusqu'aux garçons. Lui, l'homme, n'avait
qu'une pensée: s'enrichir.

Il n'y réussissait point. Un digne théâtre manquait à ce grand talent.
Thénardier à Montfermeil se ruinait, si la ruine est possible à zéro; en
Suisse ou dans les Pyrénées, ce sans-le-sou serait devenu millionnaire.
Mais où le sort attache l'aubergiste, il faut qu'il broute.

On comprend que le mot _aubergiste_ est employé ici dans un sens
restreint, et qui ne s'étend pas à une classe entière. En cette même
année 1823, Thénardier était endetté d'environ quinze cents francs de
dettes criardes, ce qui le rendait soucieux.

Quelle que fût envers lui l'injustice opiniâtre de la destinée, le
Thénardier était un des hommes qui comprenaient le mieux, avec le plus
de profondeur et de la façon la plus moderne, cette chose qui est une
vertu chez les peuples barbares et une marchandise chez les peuples
civilisés, l'hospitalité. Du reste braconnier admirable et cité pour son
coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisible qui était
particulièrement dangereux.

Ses théories d'aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par éclairs.
Il avait des aphorismes professionnels qu'il insérait dans l'esprit de
sa femme.--«Le devoir de l'aubergiste, lui disait-il un jour violemment
et à voix basse, c'est de vendre au premier venu du fricot, du repos, de
la lumière, du feu, des draps sales, de la bonne, des puces, du sourire;
d'arrêter les passants, de vider les petites bourses et d'alléger
honnêtement les grosses, d'abriter avec respect les familles en route,
de râper l'homme, de plumer la femme, d'éplucher l'enfant; de coter la
fenêtre ouverte, la fenêtre fermée, le coin de la cheminée, le fauteuil,
la chaise, le tabouret, l'escabeau, le lit de plume, le matelas et la
botte de paille; de savoir de combien l'ombre use le miroir et de
tarifer cela, et, par les cinq cent mille diables, de faire tout payer
au voyageur, jusqu'aux mouches que son chien mange!»

Cet homme et cette femme, c'était ruse et rage mariés ensemble, attelage
hideux et terrible.

Pendant que le mari ruminait et combinait, la Thénardier, elle, ne
pensait pas aux créanciers absents, n'avait souci d'hier ni de demain,
et vivait avec emportement, toute dans la minute.

Tels étaient ces deux êtres. Cosette était entre eux, subissant leur
double pression, comme une créature qui serait à la fois broyée par une
meule et déchiquetée par une tenaille. L'homme et la femme avaient
chacun une manière différente; Cosette était rouée de coups, cela venait
de la femme; elle allait pieds nus l'hiver, cela venait du mari.

Cosette montait, descendait, lavait, brossait, frottait, balayait,
courait, trimait, haletait, remuait des choses lourdes, et, toute
chétive, faisait les grosses besognes. Nulle pitié; une maîtresse
farouche, un maître venimeux. La gargote Thénardier était comme une
toile où Cosette était prise et tremblait. L'idéal de l'oppression était
réalisé par cette domesticité sinistre. C'était quelque chose comme la
mouche servante des araignées.

La pauvre enfant, passive, se taisait.

Quand elles se trouvent ainsi, dès l'aube, toutes petites, toutes nues,
parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces âmes qui viennent de
quitter Dieu?




Chapitre III

Il faut du vin aux hommes et de l'eau aux chevaux


Il était arrivé quatre nouveaux voyageurs.

Cosette songeait tristement; car, quoiqu'elle n'eût que huit ans, elle
avait déjà tant souffert qu'elle rêvait avec l'air lugubre d'une vieille
femme.

Elle avait la paupière noire d'un coup de poing que la Thénardier lui
avait donné, ce qui faisait dire de temps en temps à la
Thénardier:--Est-elle laide avec son pochon sur l'oeil!

Cosette pensait donc qu'il était nuit, très nuit, qu'il avait fallu
remplir à l'improviste les pots et les carafes dans les chambres des
voyageurs survenus, et qu'il n'y avait plus d'eau dans la fontaine.

Ce qui la rassurait un peu, c'est qu'on ne buvait pas beaucoup d'eau
dans la maison Thénardier. Il ne manquait pas là de gens qui avaient
soif; mais c'était de cette soif qui s'adresse plus volontiers au broc
qu'à la cruche. Qui eût demandé un verre d'eau parmi ces verres de vin
eût semblé un sauvage à tous ces hommes. Il y eut pourtant un moment où
l'enfant trembla: la Thénardier souleva le couvercle d'une casserole qui
bouillait sur le fourneau, puis saisit un verre et s'approcha vivement
de la fontaine. Elle tourna le robinet, l'enfant avait levé la tête et
suivait tous ses mouvements. Un maigre filet d'eau coula du robinet et
remplit le verre à moitié.

--Tiens, dit-elle, il n'y a plus d'eau! puis elle eut un moment de
silence.

L'enfant ne respirait pas.

--Bah, reprit la Thénardier en examinant le verre à demi plein, il y en
aura assez comme cela.

Cosette se remit à son travail, mais pendant plus d'un quart d'heure
elle sentit son coeur sauter comme un gros flocon dans sa poitrine.

Elle comptait les minutes qui s'écoulaient ainsi, et eût bien voulu être
au lendemain matin.

De temps en temps, un des buveurs regardait dans la rue et
s'exclamait:--Il fait noir comme dans un four!--Ou:--Il faut être chat
pour aller dans la rue sans lanterne à cette heure-ci!--Et Cosette
tressaillait.

Tout à coup, un des marchands colporteurs logés dans l'auberge entra, et
dit d'une voix dure:

--On n'a pas donné à boire à mon cheval.

--Si fait vraiment, dit la Thénardier.

--Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand.

Cosette était sortie de dessous la table.

--Oh! si! monsieur! dit-elle, le cheval a bu, il a bu dans le seau,
plein le seau, et même que c'est moi qui lui ai porté à boire, et je lui
ai parlé.

Cela n'était pas vrai. Cosette mentait.

--En voilà une qui est grosse comme le poing et qui ment gros comme la
maison, s'écria le marchand. Je te dis qu'il n'a pas bu, petite
drôlesse! Il a une manière de souffler quand il n'a pas bu que je
connais bien.

Cosette persista, et ajouta d'une voix enrouée par l'angoisse et qu'on
entendait à peine:

--Et même qu'il a bien bu!

--Allons, reprit le marchand avec colère, ce n'est pas tout ça, qu'on
donne à boire à mon cheval et que cela finisse!

Cosette rentra sous la table.

--Au fait, c'est juste, dit la Thénardier, si cette bête n'a pas bu, il
faut qu'elle boive.

Puis, regardant autour d'elle:

--Eh bien, où est donc cette autre?

Elle se pencha et découvrit Cosette blottie à l'autre bout de la table,
presque sous les pieds des buveurs.

--Vas-tu venir? cria la Thénardier.

Cosette sortit de l'espèce de trou où elle s'était cachée. La Thénardier
reprit:

--Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter à boire à ce cheval.

--Mais, madame, dit Cosette faiblement, c'est qu'il n'y a pas d'eau.

La Thénardier ouvrit toute grande la porte de la rue.

--Eh bien, va en chercher!

Cosette baissa la tête, et alla prendre un seau vide qui était au coin
de la cheminée.

Ce seau était plus grand qu'elle, et l'enfant aurait pu s'asseoir dedans
et y tenir à l'aise.

La Thénardier se remit à son fourneau, et goûta avec une cuillère de
bois ce qui était dans la casserole, tout en grommelant:

--Il y en a à la source. Ce n'est pas plus malin que ça. Je crois que
j'aurais mieux fait de passer mes oignons.

Puis elle fouilla dans un tiroir où il y avait des sous, du poivre et
des échalotes.

--Tiens, mamzelle Crapaud, ajouta-t-elle, en revenant tu prendras un
gros pain chez le boulanger. Voilà une pièce de quinze sous.

Cosette avait une petite poche de côté à son tablier; elle prit la pièce
sans dire un mot, et la mit dans cette poche.

Puis elle resta immobile, le seau à la main, la porte ouverte devant
elle. Elle semblait attendre qu'on vînt à son secours.

--Va donc! cria la Thénardier.

Cosette sortit. La porte se referma.




Chapitre IV

Entrée en scène d'une poupée


La file de boutiques en plein vent qui partait de l'église se
développait, on s'en souvient, jusqu'à l'auberge Thénardier. Ces
boutiques, à cause du passage prochain des bourgeois allant à la messe
de minuit, étaient toutes illuminées de chandelles brûlant dans des
entonnoirs de papier, ce qui, comme le disait le maître d'école de
Montfermeil attablé en ce moment chez Thénardier, faisait «un effet
magique». En revanche, on ne voyait pas une étoile au ciel.

La dernière de ces baraques, établie précisément en face de la porte des
Thénardier, était une boutique de bimbeloterie, toute reluisante de
clinquants, de verroteries et de choses magnifiques en fer-blanc. Au
premier rang, et en avant, le marchand avait placé, sur un fond de
serviettes blanches, une immense poupée haute de près de deux pieds qui
était vêtue d'une robe de crêpe rose avec des épis d'or sur la tête et
qui avait de vrais cheveux et des yeux en émail. Tout le jour, cette
merveille avait été étalée à l'ébahissement des passants de moins de dix
ans, sans qu'il se fût trouvé à Montfermeil une mère assez riche, ou
assez prodigue, pour la donner à son enfant. Éponine et Azelma avaient
passé des heures à la contempler, et Cosette elle-même, furtivement, il
est vrai, avait osé la regarder.

Au moment où Cosette sortit, son seau à la main, si morne et si accablée
qu'elle fût, elle ne put s'empêcher de lever les yeux sur cette
prodigieuse poupée, vers la dame, comme elle l'appelait. La pauvre
enfant s'arrêta pétrifiée. Elle n'avait pas encore vu cette poupée de
près. Toute cette boutique lui semblait un palais; cette poupée n'était
pas une poupée, c'était une vision. C'étaient la joie, la splendeur, la
richesse, le bonheur, qui apparaissaient dans une sorte de rayonnement
chimérique à ce malheureux petit être englouti si profondément dans une
misère funèbre et froide. Cosette mesurait avec cette sagacité naïve et
triste de l'enfance l'abîme qui la séparait de cette poupée. Elle se
disait qu'il fallait être reine ou au moins princesse pour avoir une
«chose» comme cela. Elle considérait cette belle robe rose, ces beaux
cheveux lisses, et elle pensait: _Comme elle doit être heureuse, cette
poupée-là_! Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique
fantastique. Plus elle regardait, plus elle s'éblouissait. Elle croyait
voir le paradis. Il y avait d'autres poupées derrière la grande qui lui
paraissaient des fées et des génies. Le marchand qui allait et venait au
fond de sa baraque lui faisait un peu l'effet d'être le Père éternel.

Dans cette adoration, elle oubliait tout, même la commission dont elle
était chargée. Tout à coup, la voix rude de la Thénardier la rappela à
la réalité:--Comment, péronnelle, tu n'es pas partie! Attends! je vais à
toi! Je vous demande un peu ce qu'elle fait là! Petit monstre, va!

La Thénardier avait jeté un coup d'oeil dans la rue et aperçu Cosette en
extase.

Cosette s'enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas
qu'elle pouvait.




Chapitre V

La petite toute seule


Comme l'auberge Thénardier était dans cette partie du village qui est
près de l'église, c'était à la source du bois du côté de Chelles que
Cosette devait aller puiser de l'eau.

Elle ne regarda plus un seul étalage de marchand. Tant qu'elle fut dans
la ruelle du Boulanger et dans les environs de l'église, les boutiques
illuminées éclairaient le chemin, mais bientôt la dernière lueur de la
dernière baraque disparut. La pauvre enfant se trouva dans l'obscurité.
Elle s'y enfonça. Seulement, comme une certaine émotion la gagnait, tout
en marchant elle agitait le plus qu'elle pouvait l'anse du seau. Cela
faisait un bruit qui lui tenait compagnie.

Plus elle cheminait, plus les ténèbres devenaient épaisses. Il n'y avait
plus personne dans les rues. Pourtant, elle rencontra une femme qui se
retourna en la voyant passer, et qui resta immobile, marmottant entre
ses lèvres: «Mais où peut donc aller cet enfant? Est-ce que c'est un
enfant-garou?» Puis la femme reconnut Cosette. «Tiens, dit-elle, c'est
l'Alouette!»

Cosette traversa ainsi le labyrinthe de rues tortueuses et désertes qui
termine du côté de Chelles le village de Montfermeil. Tant qu'elle eut
des maisons et même seulement des murs des deux côtés de son chemin,
elle alla assez hardiment. De temps en temps, elle voyait le rayonnement
d'une chandelle à travers la fente d'un volet, c'était de la lumière et
de la vie, il y avait là des gens, cela la rassurait. Cependant, à
mesure qu'elle avançait, sa marche se ralentissait comme machinalement.
Quand elle eut passé l'angle de la dernière maison, Cosette s'arrêta.
Aller au delà de la dernière boutique, cela avait été difficile; aller
plus loin que la dernière maison, cela devenait impossible. Elle posa le
seau à terre, plongea sa main dans ses cheveux et se mit à se gratter
lentement la tête, geste propre aux enfants terrifiés et indécis. Ce
n'était plus Montfermeil, c'étaient les champs. L'espace noir et désert
était devant elle. Elle regarda avec désespoir cette obscurité où il n'y
avait plus personne, où il y avait des bêtes, où il y avait peut-être
des revenants. Elle regarda bien, et elle entendit les bêtes qui
marchaient dans l'herbe, et elle vit distinctement les revenants qui
remuaient dans les arbres. Alors elle ressaisit le seau, la peur lui
donna de l'audace.

--Bah! dit-elle, je lui dirai qu'il n'y avait plus d'eau!

Et elle rentra résolument dans Montfermeil.

À peine eut-elle fait cent pas qu'elle s'arrêta encore, et se remit à se
gratter la tête. Maintenant, c'était la Thénardier qui lui apparaissait;
la Thénardier hideuse avec sa bouche d'hyène et la colère flamboyante
dans les yeux. L'enfant jeta un regard lamentable en avant et en
arrière. Que faire? que devenir? où aller? Devant elle le spectre de la
Thénardier; derrière elle tous les fantômes de la nuit et des bois. Ce
fut devant la Thénardier qu'elle recula. Elle reprit le chemin de la
source et se mit à courir. Elle sortit du village en courant, elle entra
dans le bois en courant, ne regardant plus rien, n'écoutant plus rien.
Elle n'arrêta sa course que lorsque la respiration lui manqua, mais elle
n'interrompit point sa marche. Elle allait devant elle, éperdue.

Tout en courant, elle avait envie de pleurer.

Le frémissement nocturne de la forêt l'enveloppait tout entière. Elle ne
pensait plus, elle ne voyait plus. L'immense nuit faisait face à ce
petit être. D'un côté, toute l'ombre; de l'autre, un atome.

Il n'y avait que sept ou huit minutes de la lisière du bois à la source.
Cosette connaissait le chemin pour l'avoir fait bien souvent le jour.
Chose étrange, elle ne se perdit pas. Un reste d'instinct la conduisait
vaguement. Elle ne jetait cependant les yeux ni à droite ni à gauche, de
crainte de voir des choses dans les branches et dans les broussailles.
Elle arriva ainsi à la source.

C'était une étroite cuve naturelle creusée par l'eau dans un sol
glaiseux, profonde d'environ deux pieds, entourée de mousses et de ces
grandes herbes gaufrées qu'on appelle collerettes de Henri IV, et pavée
de quelques grosses pierres. Un ruisseau s'en échappait avec un petit
bruit tranquille.

Cosette ne prit pas le temps de respirer. Il faisait très noir, mais
elle avait l'habitude de venir à cette fontaine. Elle chercha de la main
gauche dans l'obscurité un jeune chêne incliné sur la source qui lui
servait ordinairement de point d'appui, rencontra une branche, s'y
suspendit, se pencha et plongea le seau dans l'eau. Elle était dans un
moment si violent que ses forces étaient triplées. Pendant qu'elle était
ainsi penchée, elle ne fît pas attention que la poche de son tablier se
vidait dans la source. La pièce de quinze sous tomba dans l'eau. Cosette
ne la vit ni ne l'entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et
le posa sur l'herbe.

Cela fait, elle s'aperçut qu'elle était épuisée de lassitude. Elle eût
bien voulu repartir tout de suite; mais l'effort de remplir le seau
avait été tel qu'il lui fut impossible de faire un pas. Elle fut bien
forcée de s'asseoir. Elle se laissa tomber sur l'herbe et y demeura
accroupie.

Elle ferma les yeux, puis elle les rouvrit, sans savoir pourquoi, mais
ne pouvant faire autrement.

À côté d'elle l'eau agitée dans le seau faisait des cercles qui
ressemblaient à des serpents de feu blanc.

Au-dessus de sa tête, le ciel était couvert de vastes nuages noirs qui
étaient comme des pans de fumée. Le tragique masque de l'ombre semblait
se pencher vaguement sur cet enfant. Jupiter se couchait dans les
profondeurs. L'enfant regardait d'un oeil égaré cette grosse étoile
qu'elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. La planète, en
effet, était en ce moment très près de l'horizon et traversait une
épaisse couche de brume qui lui donnait une rougeur horrible. La brume,
lugubrement empourprée, élargissait l'astre. On eût dit une plaie
lumineuse.

Un vent froid soufflait de la plaine. Le bois était ténébreux, sans
aucun froissement de feuilles, sans aucune de ces vagues et fraîches
lueurs de l'été. De grands branchages s'y dressaient affreusement. Des
buissons chétifs et difformes sifflaient dans les clairières. Les hautes
herbes fourmillaient sous la bise comme des anguilles. Les ronces se
tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant à prendre des
proies; quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient
rapidement et avaient l'air de s'enfuir avec épouvante devant quelque
chose qui arrivait. De tous les côtés il y avait des étendues lugubres.

L'obscurité est vertigineuse. Il faut à l'homme de la clarté. Quiconque
s'enfonce dans le contraire du jour se sent le coeur serré. Quand l'oeil
voit noir, l'esprit voit trouble. Dans l'éclipse, dans la nuit, dans
l'opacité fuligineuse, il y a de l'anxiété, même pour les plus forts.
Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. Ombres et
arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît
dans la profondeur indistincte. L'inconcevable s'ébauche à quelques pas
de vous avec une netteté spectrale. On voit flotter, dans l'espace ou
dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et d'insaisissable
comme les rêves des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur
l'horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. On a peur et envie
de regarder derrière soi. Les cavités de la nuit, les choses devenues
hagardes, des profils taciturnes qui se dissipent quand on avance, des
échevellements obscurs, des touffes irritées, des flaques livides, le
lugubre reflété dans le funèbre, l'immensité sépulcrale du silence, les
êtres inconnus possibles, des penchements de branches mystérieux,
d'effrayants torses d'arbres, de longues poignées d'herbes frémissantes,
on est sans défense contre tout cela. Pas de hardiesse qui ne tressaille
et qui ne sente le voisinage de l'angoisse. On éprouve quelque chose de
hideux comme si l'âme s'amalgamait à l'ombre. Cette pénétration des
ténèbres est inexprimablement sinistre dans un enfant.

Les forêts sont des apocalypses; et le battement d'ailes d'une petite
âme fait un bruit d'agonie sous leur voûte monstrueuse.

Sans se rendre compte de ce qu'elle éprouvait, Cosette se sentait saisir
par cette énormité noire de la nature. Ce n'était plus seulement de la
terreur qui la gagnait, c'était quelque chose de plus terrible même que
la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce
qu'avait d'étrange ce frisson qui la glaçait jusqu'au fond du coeur. Son
oeil était devenu farouche. Elle croyait sentir qu'elle ne pourrait
peut-être pas s'empêcher de revenir là à la même heure le lendemain.

Alors, par une sorte d'instinct, pour sortir de cet état singulier
qu'elle ne comprenait pas, mais qui l'effrayait, elle se mit à compter à
haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu'à dix, et, quand elle eut
fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie des choses
qui l'entouraient. Elle sentit le froid à ses mains qu'elle avait
mouillées en puisant de l'eau. Elle se leva. La peur lui était revenue,
une peur naturelle et insurmontable. Elle n'eut plus qu'une pensée,
s'enfuir; s'enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs,
jusqu'aux maisons, jusqu'aux fenêtres, jusqu'aux chandelles allumées.
Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. Tel était l'effroi
que lui inspirait la Thénardier qu'elle n'osa pas s'enfuir sans le seau
d'eau. Elle saisit l'anse à deux mains. Elle eut de la peine à soulever
le seau.

Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein, il était
lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle respira un instant,
puis elle enleva l'anse de nouveau, et se remit à marcher, cette fois un
peu plus longtemps. Mais il fallut s'arrêter encore. Après quelques
secondes de repos, elle repartit. Elle marchait penchée en avant, la
tête baissée, comme une vieille; le poids du seau tendait et raidissait
ses bras maigres; l'anse de fer achevait d'engourdir et de geler ses
petites mains mouillées; de temps en temps elle était forcée de
s'arrêter, et chaque fois qu'elle s'arrêtait l'eau froide qui débordait
du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait au fond d'un bois,
la nuit, en hiver, loin de tout regard humain; c'était un enfant de huit
ans. Il n'y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste.

Et sans doute sa mère, hélas!

Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur
tombeau.

Elle soufflait avec une sorte de râlement douloureux; des sanglots lui
serraient la gorge, mais elle n'osait pas pleurer, tant elle avait peur
de la Thénardier, même loin. C'était son habitude de se figurer toujours
que la Thénardier était là.

Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin de la sorte, et
elle allait bien lentement. Elle avait beau diminuer la durée des
stations et marcher entre chaque le plus longtemps possible, elle
pensait avec angoisse qu'il lui faudrait plus d'une heure pour retourner
ainsi à Montfermeil et que la Thénardier la battrait. Cette angoisse se
mêlait à son épouvante d'être seule dans le bois la nuit. Elle était
harassée de fatigue et n'était pas encore sortie de la forêt. Parvenue
près d'un vieux châtaignier qu'elle connaissait, elle fit une dernière
halte plus longue que les autres pour se bien reposer, puis elle
rassembla toutes ses forces, reprit le seau et se remit à marcher
courageusement. Cependant le pauvre petit être désespéré ne put
s'empêcher de s'écrier: Ô mon Dieu! mon Dieu!

En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien.
Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l'anse et la soulevait
vigoureusement. Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et
debout, marchait auprès d'elle dans l'obscurité. C'était un homme qui
était arrivé derrière elle et qu'elle n'avait pas entendu venir. Cet
homme, sans dire un mot, avait empoigné l'anse du seau qu'elle portait.

Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L'enfant
n'eut pas peur.




Chapitre VI

Qui peut-être prouve l'intelligence de Boulatruelle


Dans l'après-midi de cette même journée de Noël 1823, un homme se
promena assez longtemps dans la partie la plus déserte du boulevard de
l'Hôpital à Paris. Cet homme avait l'air de quelqu'un qui cherche un
logement, et semblait s'arrêter de préférence aux plus modestes maisons
de cette lisière délabrée du faubourg Saint-Marceau.

On verra plus loin que cet homme avait en effet loué une chambre dans ce
quartier isolé.

Cet homme, dans son vêtement comme dans toute sa personne, réalisait le
type de ce qu'on pourrait nommer le mendiant de bonne compagnie,
l'extrême misère combinée avec l'extrême propreté. C'est là un mélange
assez rare qui inspire aux coeurs intelligents ce double respect qu'on
éprouve pour celui qui est très pauvre et pour celui qui est très digne.
Il avait un chapeau rond fort vieux et fort brossé, une redingote râpée
jusqu'à la corde en gros drap jaune d'ocre, couleur qui n'avait rien de
trop bizarre à cette époque, un grand gilet à poches de forme séculaire,
des culottes noires devenues grises aux genoux, des bas de laine noire
et d'épais souliers à boucles de cuivre. On eût dit un ancien précepteur
de bonne maison revenu de l'émigration. À ses cheveux tout blancs, à son
front ridé, à ses lèvres livides, à son visage où tout respirait
l'accablement et la lassitude de la vie, on lui eût supposé beaucoup
plus de soixante ans. À sa démarche ferme, quoique lente, à la vigueur
singulière empreinte dans tous ses mouvements, on lui en eût donné à
peine cinquante. Les rides de son front étaient bien placées, et eussent
prévenu en sa faveur quelqu'un qui l'eût observé avec attention. Sa
lèvre se contractait avec un pli étrange, qui semblait sévère et qui
était humble. Il y avait au fond de son regard on ne sait quelle
sérénité lugubre. Il portait de la main gauche un petit paquet noué dans
un mouchoir; de la droite il s'appuyait sur une espèce de bâton coupé
dans une haie. Ce bâton avait été travaillé avec quelque soin, et
n'avait pas trop méchant air; on avait tiré parti des noeuds, et on lui
avait figuré un pommeau de corail avec de la cire rouge; c'était un
gourdin, et cela semblait une canne.

Il y a peu de passants sur ce boulevard, surtout l'hiver. Cet homme,
sans affectation pourtant, paraissait les éviter plutôt que les
chercher.

À cette époque le roi Louis XVIII allait presque tous les jours à
Choisy-le-Roi. C'était une de ses promenades favorites. Vers deux
heures, presque invariablement, on voyait la voiture et la cavalcade
royale passer ventre à terre sur le boulevard de l'Hôpital.

Cela tenait lieu de montre et d'horloge aux pauvresses du quartier qui
disaient:--Il est deux heures, le voilà qui s'en retourne aux Tuileries.

Et les uns accouraient, et les autres se rangeaient; car un roi qui
passe, c'est toujours un tumulte. Du reste l'apparition et la
disparition de Louis XVIII faisaient un certain effet dans les rues de
Paris. Cela était rapide, mais majestueux. Ce roi impotent avait le goût
du grand galop; ne pouvant marcher, il voulait courir; ce cul-de-jatte
se fût fait volontiers traîner par l'éclair. Il passait, pacifique et
sévère, au milieu des sabres nus. Sa berline massive, toute dorée, avec
de grosses branches de lys peintes sur les panneaux, roulait bruyamment.
À peine avait-on le temps d'y jeter un coup d'oeil. On voyait dans
l'angle du fond à droite, sur des coussins capitonnés de satin blanc,
une face large, ferme et vermeille, un front frais poudré à l'oiseau
royal, un oeil fier, dur et fin, un sourire de lettré, deux grosses
épaulettes à torsades flottantes sur un habit bourgeois, la Toison d'or,
la croix de Saint-Louis, la croix de la Légion d'honneur, la plaque
d'argent du Saint-Esprit, un gros ventre et un large cordon bleu;
c'était le roi. Hors de Paris, il tenait son chapeau à plumes blanches
sur ses genoux emmaillotés de hautes guêtres anglaises; quand il
rentrait dans la ville, il mettait son chapeau sur sa tête, saluant peu.
Il regardait froidement le peuple, qui le lui rendait. Quand il parut
pour la première fois dans le quartier Saint-Marceau, tout son succès
fut ce mot d'un faubourien à son camarade: «C'est ce gros-là qui est le
gouvernement.»

Cet infaillible passage du roi à la même heure était donc l'événement
quotidien du boulevard de l'Hôpital.

Le promeneur à la redingote jaune n'était évidemment pas du quartier, et
probablement pas de Paris, car il ignorait ce détail. Lorsqu'à deux
heures la voiture royale, entourée d'un escadron de gardes du corps
galonnés d'argent, déboucha sur le boulevard, après avoir tourné la
Salpêtrière, il parut surpris et presque effrayé. Il n'y avait que lui
dans la contre-allée, il se rangea vivement derrière un angle de mur
d'enceinte, ce qui n'empêcha pas Mr le duc d'Havré de l'apercevoir. Mr
le duc d'Havré, comme capitaine des gardes de service ce jour-là, était
assis dans la voiture vis-à-vis du roi. Il dit à Sa Majesté: «Voilà un
homme d'assez mauvaise mine.» Des gens de police, qui éclairaient le
passage du roi, le remarquèrent également, et l'un d'eux reçut l'ordre
de le suivre. Mais l'homme s'enfonça dans les petites rues solitaires du
faubourg, et comme le jour commençait à baisser, l'agent perdit sa
trace, ainsi que cela est constaté par un rapport adressé le soir même à
Mr le comte Anglès, ministre d'État, préfet de police.

Quand l'homme à la redingote jaune eut dépisté l'agent, il doubla le
pas, non sans s'être retourné bien des fois pour s'assurer qu'il n'était
pas suivi. À quatre heures un quart, c'est-à-dire à la nuit close, il
passait devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin où l'on donnait ce
jour-là les _Deux Forçats_. Cette affiche, éclairée par les réverbères
du théâtre, le frappa, car, quoiqu'il marchât vite, il s'arrêta pour la
lire. Un instant après, il était dans le cul-de-sac de la Planchette, et
il entrait au _Plat d'étain_, où était alors le bureau de la voiture de
Lagny. Cette voiture partait à quatre heures et demie. Les chevaux
étaient attelés, et les voyageurs, appelés par le cocher, escaladaient
en hâte le haut escalier de fer du coucou.

L'homme demanda:

--Avez-vous une place?

--Une seule, à côté de moi, sur le siège, dit le cocher.

--Je la prends.

--Montez.

Cependant, avant de partir, le cocher jeta un coup d'oeil sur le costume
médiocre du voyageur, sur la petitesse de son paquet, et se fit payer.

--Allez-vous jusqu'à Lagny? demanda le cocher.

--Oui, dit l'homme.

Le voyageur paya jusqu'à Lagny.

On partit. Quand on eut passé la barrière, le cocher essaya de nouer la
conversation, mais le voyageur ne répondait que par monosyllabes. Le
cocher prit le parti de siffler et de jurer après ses chevaux.

Le cocher s'enveloppa dans son manteau. Il faisait froid. L'homme ne
paraissait pas y songer. On traversa ainsi Gournay et Neuilly-sur-Marne.

Vers six heures du soir on était à Chelles. Le cocher s'arrêta pour
laisser souffler ses chevaux, devant l'auberge à rouliers installée dans
les vieux bâtiments de l'abbaye royale.

--Je descends ici, dit l'homme.

Il prit son paquet et son bâton, et sauta à bas de la voiture.

Un instant après, il avait disparu.

Il n'était pas entré dans l'auberge.

Quand, au bout de quelques minutes, la voiture repartit pour Lagny, elle
ne le rencontra pas dans la grande rue de Chelles.

Le cocher se tourna vers les voyageurs de l'intérieur.

--Voilà, dit-il, un homme qui n'est pas d'ici, car je ne le connais pas.
Il a l'air de n'avoir pas le sou; cependant il ne tient pas à l'argent;
il paye pour Lagny, et il ne va que jusqu'à Chelles. Il est nuit, toutes
les maisons sont fermées, il n'entre pas à l'auberge, et on ne le
retrouve plus. Il s'est donc enfoncé dans la terre.

L'homme ne s'était pas enfoncé dans la terre, mais il avait arpenté en
hâte dans l'obscurité la grande rue de Chelles; puis il avait pris à
gauche avant d'arriver à l'église le chemin vicinal qui mène à
Montfermeil, comme quelqu'un qui eût connu le pays et qui y fût déjà
venu.

Il suivit ce chemin rapidement. À l'endroit où il est coupé par
l'ancienne route bordée d'arbres qui va de Gagny à Lagny, il entendit
venir des passants. Il se cacha précipitamment dans un fossé, et y
attendit que les gens qui passaient se fussent éloignés. La précaution
était d'ailleurs presque superflue, car, comme nous l'avons déjà dit,
c'était une nuit de décembre très noire. On voyait à peine deux ou trois
étoiles au ciel.

C'est à ce point-là que commence la montée de la colline. L'homme ne
rentra pas dans le chemin de Montfermeil; il prit à droite, à travers
champs, et gagna à grands pas le bois.

Quand il fut dans le bois, il ralentit sa marche, et se mit à regarder
soigneusement tous les arbres, avançant pas à pas, comme s'il cherchait
et suivait une route mystérieuse connue de lui seul. Il y eut un moment
où il parut se perdre et où il s'arrêta indécis. Enfin il arriva, de
tâtonnements en tâtonnements, à une clairière où il y avait un monceau
de grosses pierres blanchâtres. Il se dirigea vivement vers ces pierres
et les examina avec attention à travers la brume de la nuit, comme s'il
les passait en revue. Un gros arbre, couvert de ces excroissances qui
sont les verrues de la végétation, était à quelques pas du tas de
pierres. Il alla à cet arbre, et promena sa main sur l'écorce du tronc,
comme s'il cherchait à reconnaître et à compter toutes les verrues.

Vis-à-vis de cet arbre, qui était un frêne, il y avait un châtaignier
malade d'une décortication, auquel on avait mis pour pansement une bande
de zinc clouée. Il se haussa sur la pointe des pieds et toucha cette
bande de zinc.

Puis il piétina pendant quelque temps sur le sol dans l'espace compris
entre l'arbre et les pierres, comme quelqu'un qui s'assure que la terre
n'a pas été fraîchement remuée.

Cela fait, il s'orienta et reprit sa marche à travers le bois.

C'était cet homme qui venait de rencontrer Cosette.

En cheminant par le taillis dans la direction de Montfermeil, il avait
aperçu cette petite ombre qui se mouvait avec un gémissement, qui
déposait un fardeau à terre, puis le reprenait, et se remettait à
marcher. Il s'était approché et avait reconnu que c'était un tout jeune
enfant chargé d'un énorme seau d'eau. Alors il était allé à l'enfant, et
avait pris silencieusement l'anse du seau.




Chapitre VII

Cosette côte à côte dans l'ombre avec l'inconnu


Cosette, nous l'avons dit, n'avait pas eu peur.

L'homme lui adressa la parole. Il parlait d'une voix grave et presque
basse.

--Mon enfant, c'est bien lourd pour vous ce que vous portez là.

Cosette leva la tête et répondit:

--Oui, monsieur.

--Donnez, reprit l'homme. Je vais vous le porter.

Cosette lâcha le seau. L'homme se mit à cheminer près d'elle.

--C'est très lourd en effet, dit-il entre ses dents.

Puis il ajouta:

--Petite, quel âge as-tu?

--Huit ans, monsieur.

--Et viens-tu de loin comme cela?

--De la source qui est dans le bois.

--Et est-ce loin où tu vas?--À un bon quart d'heure d'ici.

L'homme resta un moment sans parler, puis il dit brusquement:

--Tu n'as donc pas de mère?

--Je ne sais pas, répondit l'enfant.

Avant que l'homme eût eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta:

--Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n'en ai pas.

Et après un silence, elle reprit:

--Je crois que je n'en ai jamais eu.

L'homme s'arrêta, il posa le seau à terre, se pencha et mit ses deux
mains sur les deux épaules de l'enfant, faisant effort pour la regarder
et voir son visage dans l'obscurité.

La figure maigre et chétive de Cosette se dessinait vaguement à la lueur
livide du ciel.

--Comment t'appelles-tu? dit l'homme.

--Cosette.

L'homme eut comme une secousse électrique. Il la regarda encore, puis il
ôta ses mains de dessus les épaules de Cosette, saisit le seau, et se
remit à marcher.

Au bout d'un instant il demanda:

--Petite, où demeures-tu?

--À Montfermeil, si vous connaissez.

--C'est là que nous allons?

--Oui, monsieur.

Il fit encore une pause, puis recommença:

--Qui est-ce donc qui t'a envoyée à cette heure chercher de l'eau dans
le bois?

--C'est madame Thénardier.

L'homme repartit d'un son de voix qu'il voulait s'efforcer de rendre
indifférent, mais où il y avait pourtant un tremblement singulier:

--Qu'est-ce qu'elle fait, ta madame Thénardier?

--C'est ma bourgeoise, dit l'enfant. Elle tient l'auberge.

--L'auberge? dit l'homme. Eh bien, je vais aller y loger cette nuit.
Conduis-moi.

--Nous y allons, dit l'enfant.

L'homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne
sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers
cet homme avec une sorte de tranquillité et d'abandon inexprimables.
Jamais on ne lui avait appris à se tourner vers la providence et à
prier. Cependant elle sentait en elle quelque chose qui ressemblait à de
l'espérance et à de la joie et qui s'en allait vers le ciel.

Quelques minutes s'écoulèrent. L'homme reprit:

--Est-ce qu'il n'y a pas de servante chez madame Thénardier?

--Non, monsieur.

--Est-ce que tu es seule?

--Oui, monsieur.

Il y eut encore une interruption. Cosette éleva la voix:

--C'est-à-dire il y a deux petites filles.

--Quelles petites filles?

--Ponine et Zelma.

L'enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la
Thénardier.

--Qu'est-ce que c'est que Ponine et Zelma?

--Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme qui dirait ses
filles.

--Et que font-elles, celles-là?--Oh! dit l'enfant, elles ont de belles
poupées, des choses où il y a de l'or, tout plein d'affaires. Elles
jouent, elles s'amusent.

--Toute la journée?

--Oui, monsieur.

--Et toi?

--Moi, je travaille.

--Toute la journée?

L'enfant leva ses grands yeux où il y avait une larme qu'on ne voyait
pas à cause de la nuit, et répondit doucement:

--Oui, monsieur.

Elle poursuivit après un intervalle de silence:

--Des fois, quand j'ai fini l'ouvrage et qu'on veut bien, je m'amuse
aussi.

--Comment t'amuses-tu?

--Comme je peux. On me laisse. Mais je n'ai pas beaucoup de joujoux.
Ponine et Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupées. Je n'ai
qu'un petit sabre en plomb, pas plus long que ça.

L'enfant montrait son petit doigt.

--Et qui ne coupe pas?--Si, monsieur, dit l'enfant, ça coupe la salade
et les têtes de mouches.

Ils atteignirent le village; Cosette guida l'étranger dans les rues. Ils
passèrent devant la boulangerie; mais Cosette ne songea pas au pain
qu'elle devait rapporter. L'homme avait cessé de lui faire des questions
et gardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissé l'église
derrière eux, l'homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent,
demanda à Cosette:

--C'est donc la foire ici?

--Non, monsieur, c'est Noël.

Comme ils approchaient de l'auberge, Cosette lui toucha le bras
timidement.

--Monsieur?

--Quoi, mon enfant?

--Nous voilà tout près de la maison.

--Eh bien?

--Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent?

--Pourquoi?

--C'est que, si madame voit qu'on me l'a porté, elle me battra.

L'homme lui remit le seau. Un instant après, ils étaient à la porte de
la gargote.




Chapitre VIII

Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-être un riche


Cosette ne put s'empêcher de jeter un regard de côté à la grande poupée
toujours étalée chez le bimbelotier, puis elle frappa. La porte
s'ouvrit. La Thénardier parut une chandelle à la main.

--Ah! c'est toi, petite gueuse! Dieu merci, tu y as mis le temps! elle
se sera amusée, la drôlesse!

--Madame, dit Cosette toute tremblante, voilà un monsieur qui vient
loger.

La Thénardier remplaça bien vite sa mine bourrue par sa grimace aimable,
changement à vue propre aux aubergistes, et chercha avidement des yeux
le nouveau venu.

--C'est monsieur? dit-elle.

--Oui, madame, répondit l'homme en portant la main à son chapeau.

Les voyageurs riches ne sont pas si polis. Ce geste et l'inspection du
costume et du bagage de l'étranger que la Thénardier passa en revue d'un
coup d'oeil firent évanouir la grimace aimable et reparaître la mine
bourrue. Elle reprit sèchement:

--Entrez, bonhomme.

Le «bonhomme» entra. La Thénardier lui jeta un second coup d'oeil,
examina particulièrement sa redingote qui était absolument râpée et son
chapeau qui était un peu défoncé, et consulta d'un hochement de tête,
d'un froncement de nez et d'un clignement d'yeux, son mari, lequel
buvait toujours avec les rouliers. Le mari répondit par cette
imperceptible agitation de l'index qui, appuyée du gonflement des
lèvres, signifie en pareil cas: débine complète. Sur ce, la Thénardier
s'écria:

--Ah! çà, brave homme, je suis bien fâchée, mais c'est que je n'ai plus
de place.

--Mettez-moi où vous voudrez, dit l'homme, au grenier, à l'écurie. Je
payerai comme si j'avais une chambre.

--Quarante sous.

--Quarante sous. Soit.

--À la bonne heure.

--Quarante sous! dit un routier bas à la Thénardier, mais ce n'est que
vingt sous.

--C'est quarante sous pour lui, répliqua la Thénardier du même ton. Je
ne loge pas des pauvres à moins.

--C'est vrai, ajouta le mari avec douceur, ça gâte une maison d'y avoir
de ce monde-là.

Cependant l'homme, après avoir laissé sur un banc son paquet et son
bâton, s'était assis à une table où Cosette s'était empressée de poser
une bouteille de vin et un verre. Le marchand qui avait demandé le seau
d'eau était allé lui-même le porter à son cheval. Cosette avait repris
sa place sous la table de cuisine et son tricot. L'homme, qui avait à
peine trempé ses lèvres dans le verre de vin qu'il s'était versé,
considérait l'enfant avec une attention étrange.

Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons
déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême.
Elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands
yeux enfoncés dans une sorte d'ombre profonde étaient presque éteints à
force d'avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de
l'angoisse habituelle, qu'on observe chez les condamnés et chez les
malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l'avait deviné,
«perdues d'engelures.» Le feu qui l'éclairait en ce moment faisait
saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement
visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de
serrer ses deux genoux l'un contre l'autre. Tout son vêtement n'était
qu'un haillon qui eût fait pitié l'été et qui faisait horreur l'hiver.
Elle n'avait sur elle que de la toile trouée; pas un chiffon de laine.
On voyait sa peau çà et là, et l'on y distinguait partout des taches
bleues ou noires qui indiquaient les endroits où la Thénardier l'avait
touchée. Ses jambes nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses
clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son
allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et
l'autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et
traduisaient une seule idée: la crainte.

La crainte était répandue sur elle; elle en était pour ainsi dire
couverte; la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait
ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir le moins de place possible,
ne lui laissait de souffle que le nécessaire, et était devenue ce qu'on
pourrait appeler son habitude de corps, sans variation possible que
d'augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné où était
la terreur.

Cette crainte était telle qu'en arrivant, toute mouillée comme elle
était, Cosette n'avait pas osé s'aller sécher au feu et s'était remise
silencieusement à son travail. L'expression du regard de cette enfant de
huit ans était habituellement si morne et parfois si tragique qu'il
semblait, à de certains moments, qu'elle fût en train de devenir une
idiote ou un démon.

Jamais, nous l'avons dit, elle n'avait su ce que c'est que prier, jamais
elle n'avait mis le pied dans une église.

«Est-ce que j'ai le temps?» disait la Thénardier.

L'homme à la redingote jaune ne quittait pas Cosette des yeux.

Tout à coup la Thénardier s'écria:

--À propos! et ce pain?

Cosette, selon sa coutume toutes les fois que la Thénardier élevait la
voix, sortit bien vite de dessous la table.

Elle avait complètement oublié ce pain. Elle eut recours à l'expédient
des enfants toujours effrayés. Elle mentit.

--Madame, le boulanger était fermé.

--Il fallait cogner.

--J'ai cogné, madame.

--Eh bien?

--Il n'a pas ouvert.

--Je saurai demain si c'est vrai, dit la Thénardier, et si tu mens, tu
auras une fière danse. En attendant, rends-moi la pièce-quinze-sous.

Cosette plongea sa main dans la poche de son tablier, et devint verte.
La pièce de quinze sous n'y était plus.

--Ah çà! dit la Thénardier, m'as-tu entendue?

Cosette retourna la poche, il n'y avait rien. Qu'est-ce que cet argent
pouvait être devenu? La malheureuse petite ne trouva pas une parole.
Elle était pétrifiée.

--Est-ce que tu l'as perdue, la pièce-quinze-sous? râla la Thénardier,
ou bien est-ce que tu veux me la voler?

En même temps elle allongea le bras vers le martinet suspendu à la
cheminée.

Ce geste redoutable rendit à Cosette la force de crier:

--Grâce! madame! madame! je ne le ferai plus.

La Thénardier détacha le martinet.

Cependant l'homme à la redingote jaune avait fouillé dans le gousset de
son gilet, sans qu'on eût remarqué ce mouvement. D'ailleurs les autres
voyageurs buvaient ou jouaient aux cartes et ne faisaient attention à
rien.

Cosette se pelotonnait avec angoisse dans l'angle de la cheminée,
tâchant de ramasser et de dérober ses pauvres membres demi-nus. La
Thénardier leva le bras.

--Pardon, madame, dit l'homme, mais tout à l'heure j'ai vu quelque chose
qui est tombé de la poche du tablier de cette petite et qui a roulé.
C'est peut-être cela.

En même temps il se baissa et parut chercher à terre un instant.

--Justement. Voici, reprit-il en se relevant.

Et il tendit une pièce d'argent à la Thénardier.

--Oui, c'est cela, dit-elle.

Ce n'était pas cela, car c'était une pièce de vingt sous, mais la
Thénardier y trouvait du bénéfice. Elle mit la pièce dans sa poche, et
se borna à jeter un regard farouche à l'enfant en disant:

--Que cela ne t'arrive plus, toujours!

Cosette rentra dans ce que la Thénardier appelait «sa niche», et son
grand oeil, fixé sur le voyageur inconnu, commença à prendre une
expression qu'il n'avait jamais eue. Ce n'était encore qu'un naïf
étonnement, mais une sorte de confiance stupéfaite s'y mêlait.

--À propos, voulez-vous souper? demanda la Thénardier au voyageur.

Il ne répondit pas. Il semblait songer profondément.

--Qu'est-ce que c'est que cet homme-là? dit-elle entre ses dents. C'est
quelque affreux pauvre. Cela n'a pas le sou pour souper. Me payera-t-il
mon logement seulement? Il est bien heureux tout de même qu'il n'ait pas
eu l'idée de voler l'argent qui était à terre.

Cependant une porte s'était ouverte et Éponine et Azelma étaient
entrées.

C'étaient vraiment deux jolies petites filles, plutôt bourgeoises que
paysannes, très charmantes, l'une avec ses tresses châtaines bien
lustrées, l'autre avec ses longues nattes noires tombant derrière le
dos, toutes deux vives, propres, grasses, fraîches et saines à réjouir
le regard. Elles étaient chaudement vêtues, mais avec un tel art
maternel, que l'épaisseur des étoffes n'ôtait rien à la coquetterie de
l'ajustement. L'hiver était prévu sans que le printemps fût effacé. Ces
deux petites dégageaient de la lumière. En outre, elles étaient
régnantes. Dans leur toilette, dans leur gaîté, dans le bruit qu'elles
faisaient, il y avait de la souveraineté. Quand elles entrèrent, la
Thénardier leur dit d'un ton grondeur, qui était plein d'adoration:

--Ah! vous voilà donc, vous autres!

Puis, les attirant dans ses genoux l'une après l'autre, lissant leurs
cheveux, renouant leurs rubans, et les lâchant ensuite avec cette douce
façon de secouer qui est propre aux mères, elle s'écria:

--Sont-elles fagotées!

Elles vinrent s'asseoir au coin du feu. Elles avaient une poupée
qu'elles tournaient et retournaient sur leurs genoux avec toutes sortes
de gazouillements joyeux. De temps en temps, Cosette levait les yeux de
son tricot, et les regardait jouer d'un air lugubre.

Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. C'était pour elles comme
le chien. Ces trois petites filles n'avaient pas vingt-quatre ans à
elles trois, et elles représentaient déjà toute la société des hommes;
d'un côté l'envie, de l'autre le dédain.

La poupée des soeurs Thénardier était très fanée et très vieille et
toute cassée, mais elle n'en paraissait pas moins admirable à Cosette,
qui de sa vie n'avait eu une poupée, _une vraie poupée_, pour nous
servir d'une expression que tous les enfants comprendront.

Tout à coup la Thénardier, qui continuait d'aller et de venir dans la
salle, s'aperçut que Cosette avait des distractions et qu'au lieu de
travailler elle s'occupait des petites qui jouaient.

--Ah! je t'y prends! cria-t-elle. C'est comme cela que tu travailles! Je
vais te faire travailler à coups de martinet, moi.

L'étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thénardier.

--Madame, dit-il en souriant d'un air presque craintif, bah! laissez-la
jouer!

De la part de tout voyageur qui eût mangé une tranche de gigot et bu
deux bouteilles de vin à son souper et qui n'eût pas eu l'air d'_un
affreux pauvre_, un pareil souhait eût été un ordre. Mais qu'un homme
qui avait ce chapeau se permît d'avoir un désir et qu'un homme qui avait
cette redingote se permît d'avoir une volonté, c'est ce que la
Thénardier ne crut pas devoir tolérer. Elle repartit aigrement:

--Il faut qu'elle travaille, puisqu'elle mange. Je ne la nourris pas à
rien faire.

--Qu'est-ce qu'elle fait donc? reprit l'étranger de cette voix douce qui
contrastait si étrangement avec ses habits de mendiant et ses épaules de
portefaix.

La Thénardier daigna répondre:

--Des bas, s'il vous plaît. Des bas pour mes petites filles qui n'en ont
pas, autant dire, et qui vont tout à l'heure pieds nus.

L'homme regarda les pauvres pieds rouges de Cosette, et continua:

--Quand aura-t-elle fini cette paire de bas?

--Elle en a encore au moins pour trois ou quatre grands jours, la
paresseuse.

--Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite?

La Thénardier lui jeta un coup d'oeil méprisant.

--Au moins trente sous.

--La donneriez-vous pour cinq francs? reprit l'homme.

--Pardieu! s'écria avec un gros rire un routier qui écoutait, cinq
francs? je crois fichtre bien! cinq balles!

Le Thénardier crut devoir prendre la parole.

--Oui, monsieur, si c'est votre fantaisie, on vous donnera cette paire
de bas pour cinq francs. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.

--Il faudrait payer tout de suite, dit la Thénardier avec sa façon brève
et péremptoire.

--J'achète cette paire de bas, répondit l'homme, et, ajouta-t-il en
tirant de sa poche une pièce de cinq francs qu'il posa sur la table,--je
la paye.

Puis il se tourna vers Cosette.

--Maintenant ton travail est à moi. Joue, mon enfant.

Le routier fut si ému de la pièce de cinq francs, qu'il laissa là son
verre et accourut.

--C'est pourtant vrai! cria-t-il en l'examinant. Une vraie roue de
derrière! et pas fausse!

Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce dans son gousset.

La Thénardier n'avait rien à répliquer. Elle se mordit les lèvres, et
son visage prit une expression de haine.

Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua à demander:

--Madame, est-ce que c'est vrai? est-ce que je peux jouer?

--Joue! dit la Thénardier d'une voix terrible.

--Merci, madame, dit Cosette.

Et pendant que sa bouche remerciait la Thénardier, toute sa petite âme
remerciait le voyageur.

Le Thénardier s'était remis à boire. Sa femme lui dit à l'oreille:

--Qu'est-ce que ça peut être que cet homme jaune?

--J'ai vu, répondit souverainement Thénardier, des millionnaires qui
avaient des redingotes comme cela.

Cosette avait laissé là son tricot, mais elle n'était pas sortie de sa
place. Cosette bougeait toujours le moins possible. Elle avait pris dans
une boîte derrière elle quelques vieux chiffons et son petit sabre de
plomb.

Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait.
Elles venaient d'exécuter une opération fort importante; elles s'étaient
emparées du chat. Elles avaient jeté la poupée à terre, et Éponine, qui
était l'aînée, emmaillotait le petit chat, malgré ses miaulements et ses
contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues.
Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle disait à sa soeur
dans ce doux et adorable langage des enfants dont la grâce, pareille à
la splendeur de l'aile des papillons, s'en va quand on veut la fixer:

--Vois-tu, ma soeur, cette poupée-là est plus amusante que l'autre. Elle
remue, elle crie, elle est chaude. Vois-tu, ma soeur, jouons avec. Ce
serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu
la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela
t'étonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa
queue, et cela t'étonnerait. Et tu me dirais: _Ah! mon Dieu_! et je te
dirais: _Oui, madame, c'est une petite fille que j'ai comme ça. Les
petites filles sont comme ça à présent_.

Azelma écoutait Éponine avec admiration.

Cependant, les buveurs s'étaient mis à chanter une chanson obscène dont
ils riaient à faire trembler le plafond. Le Thénardier les encourageait
et les accompagnait.

Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée
avec n'importe quoi. Pendant qu'Éponine et Azelma emmaillotaient le
chat, Cosette de son côté avait emmailloté le sabre. Cela fait, elle
l'avait couché sur ses bras, et elle chantait doucement pour l'endormir.

La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus
charmants instincts de l'enfance féminine. Soigner, vêtir, parer,
habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer,
dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout
l'avenir de la femme est là. Tout en rêvant et tout en jasant, tout en
faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de
petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l'enfant
devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande
fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée.

Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à
fait aussi impossible qu'une femme sans enfant.

Cosette s'était donc fait une poupée avec le sabre.

La Thénardier, elle, s'était rapprochée de l' _homme jaune_.

--Mon mari a raison, pensait-elle, c'est peut-être monsieur Laffitte. Il
y a des riches si farces! Elle vint s'accouder à sa table.

--Monsieur... dit-elle.

À ce mot _monsieur_, l'homme se retourna. La Thénardier ne l'avait
encore appelé que _brave homme_ ou _bonhomme_.

--Voyez-vous, monsieur, poursuivit-elle en prenant son air douceâtre qui
était encore plus fâcheux à voir que son air féroce, je veux bien que
l'enfant joue, je ne m'y oppose pas, mais c'est bon pour une fois, parce
que vous êtes généreux. Voyez-vous, cela n'a rien. Il faut que cela
travaille.

--Elle n'est donc pas à vous, cette enfant? demanda l'homme.

--Oh mon Dieu non, monsieur! c'est une petite pauvre que nous avons
recueillie comme cela, par charité. Une espèce d'enfant imbécile. Elle
doit avoir de l'eau dans la tête. Elle a la tête grosse, comme vous
voyez. Nous faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes
pas riches. Nous avons beau écrire à son pays, voilà six mois qu'on ne
nous répond plus. Il faut croire que sa mère est morte.

--Ah! dit l'homme, et il retomba dans sa rêverie.

--C'était une pas grand'chose que cette mère, ajouta la Thénardier. Elle
abandonnait son enfant.

Pendant toute cette conversation, Cosette, comme si un instinct l'eût
avertie qu'on parlait d'elle, n'avait pas quitté des yeux la Thénardier.
Elle écoutait vaguement. Elle entendait çà et là quelques mots.

Cependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts, répétaient leur
refrain immonde avec un redoublement de gaîté. C'était une gaillardise
de haut goût où étaient mêlés la Vierge et l'enfant Jésus. La Thénardier
était allée prendre sa part des éclats de rire. Cosette, sous la table,
regardait le feu qui se réverbérait dans son oeil fixe; elle s'était
remise à bercer l'espèce de maillot qu'elle avait fait, et, tout en le
berçant, elle chantait à voix basse: «Ma mère est morte! ma mère est
morte! ma mère est morte!»

Sur de nouvelles insistances de l'hôtesse, l'homme jaune, «le
millionnaire», consentit enfin à souper.

--Que veut monsieur?

--Du pain et du fromage, dit l'homme.

--Décidément c'est un gueux, pensa la Thénardier.

Les ivrognes chantaient toujours leur chanson, et l'enfant, sous la
table, chantait aussi la sienne.

Tout à coup Cosette s'interrompit. Elle venait de se retourner et
d'apercevoir la poupée des petites Thénardier qu'elles avaient quittée
pour le chat et laissée à terre à quelques pas de la table de cuisine.

Alors elle laissa tomber le sabre emmailloté qui ne lui suffisait qu'à
demi, puis elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La
Thénardier parlait bas à son mari, et comptait de la monnaie, Ponine et
Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou
chantaient, aucun regard n'était fixé sur elle. Elle n'avait pas un
moment à perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur ses
genoux et sur ses mains, s'assura encore une fois qu'on ne la guettait
pas, puis se glissa vivement jusqu'à la poupée, et la saisit. Un instant
après elle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement de
manière à faire de l'ombre sur la poupée qu'elle tenait dans ses bras.
Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu'il
avait toute la violence d'une volupté.

Personne ne l'avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son
maigre souper.

Cette joie dura près d'un quart d'heure.

Mais, quelque précaution que prit Cosette, elle ne s'apercevait pas
qu'un des pieds de la poupée--_passait_,--et que le feu de la cheminée
l'éclairait très vivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de
l'ombre frappa subitement le regard d'Azelma qui dit à Éponine:--Tiens!
ma soeur!

Les deux petites filles s'arrêtèrent, stupéfaites. Cosette avait osé
prendre la poupée!

Éponine se leva, et, sans lâcher le chat, alla vers sa mère et se mit à
la tirer par sa jupe.

--Mais laisse-moi donc! dit la mère. Qu'est-ce que tu me veux?

--Mère, dit l'enfant, regarde donc!

Et elle désignait du doigt Cosette.

Cosette, elle, tout entière aux extases de la possession, ne voyait et
n'entendait plus rien.

Le visage de la Thénardier prit cette expression particulière qui se
compose du terrible mêlé aux riens de la vie et qui a fait nommer ces
sortes de femmes: mégères.

Cette fois, l'orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait
franchi tous les intervalles, Cosette avait attenté à la poupée de «ces
demoiselles».

Une czarine qui verrait un moujik essayer le grand cordon bleu de son
impérial fils n'aurait pas une autre figure.

Elle cria d'une voix que l'indignation enrouait.

--Cosette!

Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. Elle se
retourna.

--Cosette, répéta la Thénardier.

Cosette prit la poupée et la posa doucement à terre avec une sorte de
vénération mêlée de désespoir. Alors, sans la quitter des yeux, elle
joignit les mains, et, ce qui est effrayant à dire dans un enfant de cet
âge, elle se les tordit; puis, ce que n'avait pu lui arracher aucune des
émotions de la journée, ni la course dans le bois, ni la pesanteur du
seau d'eau, ni la perte de l'argent, ni la vue du martinet, ni même la
sombre parole qu'elle avait entendu dire à la Thénardier,--elle pleura.
Elle éclata en sanglots.

Cependant le voyageur s'était levé.

--Qu'est-ce donc? dit-il à la Thénardier.

--Vous ne voyez pas? dit la Thénardier en montrant du doigt le corps du
délit qui gisait aux pieds de Cosette.

--Hé bien, quoi? reprit l'homme.

--Cette gueuse, répondit la Thénardier, s'est permis de toucher à la
poupée des enfants!

--Tout ce bruit pour cela! dit l'homme. Eh bien, quand elle jouerait
avec cette poupée?

--Elle y a touché avec ses mains sales! poursuivit la Thénardier, avec
ses affreuses mains!

Ici Cosette redoubla ses sanglots.

--Te tairas-tu? cria la Thénardier.

L'homme alla droit à la porte de la rue, l'ouvrit et sortit.

Dès qu'il fut sorti, la Thénardier profita de son absence pour allonger
sous la table à Cosette un grand coup de pied qui fit jeter à l'enfant
les hauts cris.

La porte se rouvrit, l'homme reparut, il portait dans ses deux mains la
poupée fabuleuse dont nous avons parlé, et que tous les marmots du
village contemplaient depuis le matin, et il la posa debout devant
Cosette en disant:

--Tiens, c'est pour toi.

Il faut croire que, depuis plus d'une heure qu'il était là, au milieu de
sa rêverie, il avait confusément remarqué cette boutique de bimbeloterie
éclairée de lampions et de chandelles si splendidement qu'on
l'apercevait à travers la vitre du cabaret comme une illumination.

Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l'homme à elle avec cette
poupée comme elle eût vu venir le soleil, elle entendit ces paroles
inouïes: _c'est pour toi_, elle le regarda, elle regarda la poupée, puis
elle recula lentement, et s'alla cacher tout au fond sous la table dans
le coin du mur.

Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l'air de ne plus
oser respirer.

La Thénardier, Éponine, Azelma étaient autant de statues. Les buveurs
eux-mêmes s'étaient arrêtés. Il s'était fait un silence solennel dans
tout le cabaret.

La Thénardier, pétrifiée et muette, recommençait ses conjectures:
--Qu'est-ce que c'est que ce vieux? est-ce un pauvre? est-ce un
millionnaire? C'est peut-être les deux, c'est-à-dire un voleur.

La face du mari Thénardier offrit cette ride expressive qui accentue la
figure humaine chaque fois que l'instinct dominant y apparent avec toute
sa puissance bestiale. Le gargotier considérait tour à tour la poupée et
le voyageur; il semblait flairer cet homme comme il eût flairé un sac
d'argent. Cela ne dura que le temps d'un éclair. Il s'approcha de sa
femme et lui dit bas:

--Cette machine coûte au moins trente francs. Pas de bêtises. À plat
ventre devant l'homme.

Les natures grossières ont cela de commun avec les natures naïves
qu'elles n'ont pas de transitions.--Eh bien, Cosette, dit la Thénardier
d'une voix qui voulait être douce et qui était toute composée de ce miel
aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas ta poupée?

Cosette se hasarda à sortir de son trou.

--Ma petite Cosette, reprit la Thénardier d'un air caressant, monsieur
te donne une poupée. Prends-la. Elle est à toi.

Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur.
Son visage était encore inondé de larmes, mais ses yeux commençaient à
s'emplir, comme le ciel au crépuscule du matin, des rayonnements
étranges de la joie. Ce qu'elle éprouvait en ce moment-là était un peu
pareil à ce qu'elle eût ressenti si on lui eût dit brusquement: _Petite,
vous êtes la reine de France_.

Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en
sortirait.

Ce qui était vrai jusqu'à un certain point, car elle se disait que la
Thénardier gronderait, et la battrait.

Pourtant l'attraction l'emporta. Elle finit par s'approcher, et murmura
timidement en se tournant vers la Thénardier:

--Est-ce que je peux, madame?

Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré,
épouvanté et ravi.

--Pardi! fit la Thénardier, c'est à toi. Puisque monsieur te la donne.

--Vrai, monsieur? reprit Cosette, est-ce que c'est vrai? c'est à moi, la
dame?

L'étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il semblait être
à ce point d'émotion où l'on ne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un
signe de tête à Cosette, et mit la main de «la dame» dans sa petite
main.

Cosette retira vivement sa main, comme si celle de _la dame_ la brûlait,
et se mit à regarder le pavé. Nous sommes forcé d'ajouter qu'en cet
instant-là elle tirait la langue d'une façon démesurée. Tout à coup elle
se retourna et saisit la poupée avec emportement.

--Je l'appellerai Catherine, dit-elle.

Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette
rencontrèrent et étreignirent les rubans et les fraîches mousselines
roses de la poupée.

--Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise?

--Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.

Maintenant c'étaient Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec
envie.

Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s'assit à terre devant elle,
et demeura immobile, sans dire un mot dans l'attitude de la
contemplation.

--Joue donc, Cosette, dit l'étranger.

--Oh! je joue, répondit l'enfant. Cet étranger, cet inconnu qui avait
l'air d'une visite que la providence faisait à Cosette, était en ce
moment-là ce que la Thénardier haïssait le plus au monde. Pourtant il
fallait se contraindre. C'était plus d'émotions qu'elle n'en pouvait
supporter, si habituée qu'elle fût à la dissimulation par la copie
qu'elle tâchait de faire de son mari dans toutes ses actions. Elle se
hâta d'envoyer ses filles coucher, puis elle demanda à l'homme jaune _la
permission_ d'y envoyer aussi Cosette, _qui a bien fatigué aujourd'hui_,
ajouta-t-elle d'un air maternel. Cosette s'alla coucher emportant
Catherine entre ses bras.

La Thénardier allait de temps en temps à l'autre bout de la salle où
était son homme, _pour se soulager l'âme_, disait-elle. Elle échangeait
avec son mari quelques paroles d'autant plus furieuses qu'elle n'osait
les dire haut:

--Vieille bête! qu'est-ce qu'il a donc dans le ventre? Venir nous
déranger ici! vouloir que ce petit monstre joue! lui donner des poupées!
donner des poupées de quarante francs à une chienne que je donnerais moi
pour quarante sous! Encore un peu il lui dirait votre majesté comme à la
duchesse de Berry! Y a-t-il du bon sens? il est donc enragé, ce vieux
mystérieux-là?

--Pourquoi? C'est tout simple, répliquait le Thénardier. Si ça l'amuse!
Toi, ça t'amuse que la petite travaille, lui, ça l'amuse qu'elle joue.
Il est dans son droit. Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça
paye. Si ce vieux est un philanthrope, qu'est-ce que ça te fait? Si
c'est un imbécile, ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu, puisqu'il
a de l'argent?

Langage de maître et raisonnement d'aubergiste qui n'admettaient ni l'un
ni l'autre la réplique.

L'homme s'était accoudé sur la table et avait repris son attitude de
rêverie. Tous les autres voyageurs, marchands et rouliers, s'étaient un
peu éloignés et ne chantaient plus. Ils le considéraient à distance avec
une sorte de crainte respectueuse. Ce particulier si pauvrement vêtu,
qui tirait de sa poche les roues de derrière avec tant d'aisance et qui
prodiguait des poupées gigantesques à de petites souillons en sabots,
était certainement un bonhomme magnifique et redoutable.

Plusieurs heures s'écoulèrent. La messe de minuit était dite, le
réveillon était fini, les buveurs s'en étaient allés, le cabaret était
fermé, la salle basse était déserte, le feu s'était éteint, l'étranger
était toujours à la même place et dans la même posture. De temps en
temps il changeait le coude sur lequel il s'appuyait. Voilà tout. Mais
il n'avait pas dit un mot depuis que Cosette n'était plus là.

Les Thénardier seuls, par convenance et par curiosité, étaient restés
dans la salle.--Est-ce qu'il va passer la nuit comme ça? grommelait la
Thénardier. Comme deux heures du matin sonnaient, elle se déclara
vaincue et dit à son mari:--Je vais me coucher. Fais-en ce que tu
voudras.--Le mari s'assit à une table dans un coin, alluma une chandelle
et se mit à lire le _Courrier français_.

Une bonne heure se passa ainsi. Le digne aubergiste avait lu au moins
trois fois le _Courrier français_, depuis la date du numéro jusqu'au nom
de l'imprimeur. L'étranger ne bougeait pas.

Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise.
Aucun mouvement de l'homme.--Est-ce qu'il dort? pensa
Thénardier.--L'homme ne dormait pas, mais rien ne pouvait l'éveiller.

Enfin Thénardier ôta son bonnet, s'approcha doucement, et s'aventura à
dire:

--Est-ce que monsieur ne va pas reposer?

_Ne va pas se coucher_ lui eût semblé excessif et familier. _Reposer_
sentait le luxe et était du respect. Ces mots-là ont la propriété
mystérieuse et admirable de gonfler le lendemain matin le chiffre de la
carte à payer. Une chambre où l'on _couche_ coûte vingt sous; une
chambre où l'on _repose_ coûte vingt francs.

--Tiens! dit l'étranger, vous avez raison. Où est votre écurie?

--Monsieur, fit le Thénardier avec un sourire, je vais conduire
monsieur.

Il prit la chandelle, l'homme prit son paquet et son bâton, et
Thénardier le mena dans une chambre au premier qui était d'une rare
splendeur, toute meublée en acajou avec un lit-bateau et des rideaux de
calicot rouge.

--Qu'est-ce que c'est que cela? dit le voyageur.

--C'est notre propre chambre de noce, dit l'aubergiste. Nous en habitons
une autre, mon épouse et moi. On n'entre ici que trois ou quatre fois
dans l'année.

--J'aurais autant aimé l'écurie, dit l'homme brusquement.

Le Thénardier n'eut pas l'air d'entendre cette réflexion peu obligeante.

Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la
cheminée. Un assez bon feu flambait dans l'âtre.

Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal, une coiffure de femme en
fils d'argent et en fleurs d'oranger.

--Et ceci, qu'est-ce que c'est? reprit l'étranger.--Monsieur, dit le
Thénardier, c'est le chapeau de mariée de ma femme.

Le voyageur regarda l'objet d'un regard qui semblait dire: _il y a donc
eu un moment où ce monstre a été une vierge_!

Du reste le Thénardier mentait. Quand il avait pris à bail cette bicoque
pour en faire une gargote, il avait trouvé cette chambre ainsi garnie,
et avait acheté ces meubles et brocanté ces fleurs d'oranger, jugeant
que cela ferait une ombre gracieuse sur «son épouse», et qu'il en
résulterait pour sa maison ce que les Anglais appellent de la
respectabilité.

Quand le voyageur se retourna, l'hôte avait disparu. Le Thénardier
s'était éclipsé discrètement, sans oser dire bonsoir, ne voulant pas
traiter avec une cordialité irrespectueuse un homme qu'il se proposait
d'écorcher royalement le lendemain matin.

L'aubergiste se retira dans sa chambre. Sa femme était couchée, mais
elle ne dormait pas. Quand elle entendit le pas de son mari, elle se
tourna et lui dit:

--Tu sais que je flanque demain Cosette à la porte.

Le Thénardier répondit froidement:

--Comme tu y vas!

Ils n'échangèrent pas d'autres paroles, et quelques minutes après leur
chandelle était éteinte.

De son côté le voyageur avait déposé dans un coin son bâton et son
paquet. L'hôte parti, il s'assit sur un fauteuil et resta quelque temps
pensif. Puis il ôta ses souliers, prit une des deux bougies, souffla
l'autre, poussa la porte et sortit de la chambre, regardant autour de
lui comme quelqu'un qui cherche. Il traversa un corridor et parvint à
l'escalier. Là il entendit un petit bruit très doux qui ressemblait à
une respiration d'enfant. Il se laissa conduire par ce bruit et arriva à
une espèce d'enfoncement triangulaire pratiqué sous l'escalier ou pour
mieux dire formé par l'escalier même. Cet enfoncement n'était autre
chose que le dessous des marches. Là, parmi toutes sortes de vieux
paniers et de vieux tessons, dans la poussière et dans les toiles
d'araignées, il y avait un lit; si l'on peut appeler lit une paillasse
trouée jusqu'à montrer la paille et une couverture trouée jusqu'à
laisser voir la paillasse. Point de draps. Cela était posé à terre sur
le carreau. Dans ce lit Cosette dormait.

L'homme s'approcha, et la considéra.

Cosette dormait profondément. Elle était toute habillée. L'hiver elle ne
se déshabillait pas pour avoir moins froid.

Elle tenait serrée contre elle la poupée dont les grands yeux ouverts
brillaient dans l'obscurité. De temps en temps elle poussait un grand
soupir comme si elle allait se réveiller, et elle étreignait la poupée
dans ses bras presque convulsivement. Il n'y avait à côté de son lit
qu'un de ses sabots.

Une porte ouverte près du galetas de Cosette laissait voir une assez
grande chambre sombre. L'étranger y pénétra. Au fond, à travers une
porte vitrée, on apercevait deux petits lits jumeaux très blancs.
C'étaient ceux d'Azelma et d'Éponine. Derrière ces lits disparaissait à
demi un berceau d'osier sans rideaux où dormait le petit garçon qui
avait crié toute la soirée.

L'étranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des
époux Thénardier. Il allait se retirer quand son regard rencontra la
cheminée; une de ces vastes cheminées d'auberge où il y a toujours un si
petit feu, quand il y a du feu, et qui sont si froides à voir. Dans
celle-là il n'y avait pas de feu, il n'y avait pas même de cendre; ce
qui y était attira pourtant l'attention du voyageur. C'étaient deux
petits souliers d'enfant de forme coquette et de grandeur inégale; le
voyageur se rappela la gracieuse et immémoriale coutume des enfants qui
déposent leur chaussure dans la cheminée le jour de Noël pour y attendre
dans les ténèbres quelque étincelant cadeau de leur bonne fée. Éponine
et Azelma n'avaient eu garde d'y manquer, et elles avaient mis chacune
un de leurs souliers dans la cheminée.

Le voyageur se pencha.

La fée, c'est-à-dire la mère, avait déjà fait sa visite, et l'on voyait
reluire dans chaque soulier une belle pièce de dix sous toute neuve.

L'homme se relevait et allait s'en aller lorsqu'il aperçut au fond, à
l'écart, dans le coin le plus obscur de l'âtre, un autre objet. Il
regarda, et reconnut un sabot, un affreux sabot du bois le plus
grossier, à demi brisé, et tout couvert de cendre et de boue desséchée.
C'était le sabot de Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des
enfants qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais, avait
mis, elle aussi, son sabot dans la cheminée.

C'est une chose sublime et douce que l'espérance dans un enfant qui n'a
jamais connu que le désespoir.

Il n'y avait rien dans ce sabot.

L'étranger fouilla dans son gilet, se courba, et mit dans le sabot de
Cosette un louis d'or.

Puis il regagna sa chambre à pas de loup.




Chapitre IX

Thénardier à la manoeuvre


Le lendemain matin, deux heures au moins avant le jour, le mari
Thénardier, attablé près d'une chandelle dans la salle basse du cabaret,
une plume à la main, composait la carte du voyageur à la redingote
jaune.

La femme debout, à demi courbée sur lui, le suivait des yeux. Ils
n'échangeaient pas une parole. C'était, d'un côté, une méditation
profonde, de l'autre, cette admiration religieuse avec laquelle on
regarde naître et s'épanouir une merveille de l'esprit humain. On
entendait un bruit dans la maison; c'était l'Alouette qui balayait
l'escalier.

Après un bon quart d'heure et quelques ratures, le Thénardier produisit
ce chef-d'oeuvre.

Note du Monsieur du No 1.

Souper    Fr. 3
Chambre   Fr. 10
Bougie    Fr. 5
Feu       Fr. 4
Service   Fr. 1
----------------
Total     Fr. 23

Service était écrit _servisse_.

--Vingt-trois francs! s'écria la femme avec un enthousiasme mêlé de
quelque hésitation.

Comme tous les grands artistes, le Thénardier n'était pas content.
--Peuh! fit-il.

C'était l'accent de Castlereagh rédigeant au congrès de Vienne la carte
à payer de la France.

--Monsieur Thénardier, tu as raison, il doit bien cela, murmura la femme
qui songeait à la poupée donnée à Cosette en présence de ses filles,
c'est juste, mais c'est trop. Il ne voudra pas payer.

Le Thénardier fit son rire froid, et dit:

--Il payera.

Ce rire était la signification suprême de la certitude et de l'autorité.
Ce qui était dit ainsi devait être. La femme n'insista point. Elle se
mit à ranger les tables; le mari marchait de long en large dans la
salle. Un moment après il ajouta:

--Je dois bien quinze cents francs, moi!

Il alla s'asseoir au coin de la cheminée, méditant, les pieds sur les
cendres chaudes.

--Ah çà! reprit la femme, tu n'oublies pas que je flanque Cosette à la
porte aujourd'hui? Ce monstre! elle me mange le coeur avec sa poupée!
J'aimerais mieux épouser Louis XVIII que de la garder un jour de plus à
la maison.

Le Thénardier alluma sa pipe et répondit entre deux bouffées.

--Tu remettras la carte à l'homme.

Puis il sortit.

Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra.

Le Thénardier reparut sur-le-champ derrière lui et demeura immobile dans
la porte entre-bâillée, visible seulement pour sa femme.

L'homme jaune portait à la main son bâton et son paquet.

--Levé si tôt! dit la Thénardier, est-ce que monsieur nous quitte déjà?

Tout en parlant ainsi, elle tournait d'un air embarrassé la carte dans
ses mains et y faisait des plis avec ses ongles. Son visage dur offrait
une nuance qui ne lui était pas habituelle, la timidité et le scrupule.

Présenter une pareille note à un homme qui avait si parfaitement l'air
d'«un pauvre», cela lui paraissait malaisé.

Le voyageur semblait préoccupé et distrait. Il répondit:

--Oui, madame. Je m'en vais.

--Monsieur, reprit-elle, n'avait donc pas d'affaires à Montfermeil?

--Non. Je passe par ici. Voilà tout. Madame, ajouta-t-il, qu'est-ce que
je dois?

La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte pliée.

L'homme déplia le papier, le regarda, mais son attention était
visiblement ailleurs.

--Madame, reprit-il, faites-vous de bonnes affaires dans ce Montfermeil?

--Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupéfaite de ne point
voir d'autre explosion.

Elle poursuivit d'un accent élégiaque et lamentable:

--Oh! monsieur, les temps sont bien durs! et puis nous avons si peu de
bourgeois dans nos endroits! C'est tout petit monde, voyez-vous. Si nous
n'avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches comme
monsieur! Nous avons tant de charges. Tenez, cette petite nous coûte les
yeux de la tête.

--Quelle petite?

--Eh bien, la petite, vous savez! Cosette! l'Alouette, comme on dit dans
le pays!

--Ah! dit l'homme.

Elle continua:

--Sont-ils bêtes, ces paysans, avec leurs sobriquets! elle a plutôt
l'air d'une chauve-souris que d'une alouette. Voyez-vous, monsieur, nous
ne demandons pas la charité, mais nous ne pouvons pas la faire. Nous ne
gagnons rien, et nous avons gros à payer. La patente, les impositions,
les portes et fenêtres, les centimes! Monsieur sait que le gouvernement
demande un argent terrible! Et puis j'ai mes filles, moi. Je n'ai pas
besoin de nourrir l'enfant des autres. L'homme reprit, de cette voix
qu'il s'efforçait de rendre indifférente et dans laquelle il y avait un
tremblement:

--Et si l'on vous en débarrassait?

--De qui? de la Cosette?

--Oui.

La face rouge et violente de la gargotière s'illumina d'un
épanouissement hideux.

--Ah, monsieur! mon bon monsieur! prenez-la, gardez-la, emmenez-la,
emportez-la, sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez béni
de la bonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis!

--C'est dit.

--Vrai? vous l'emmenez?

--Je l'emmène.

--Tout de suite?

--Tout de suite. Appelez l'enfant.

--Cosette! cria la Thénardier.

--En attendant, poursuivit l'homme, je vais toujours vous payer ma
dépense. Combien est-ce?

Il jeta un coup d'oeil sur la carte et ne put réprimer un mouvement de
surprise:

--Vingt-trois francs!

Il regarda la gargotière et répéta:

--Vingt-trois francs?

Il y avait dans la prononciation de ces deux mots ainsi répétés l'accent
qui sépare le point d'exclamation du point d'interrogation.

La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc. Elle répondit
avec assurance:

--Dame oui, monsieur! c'est vingt-trois francs.

L'étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table.

--Allez chercher la petite, dit-il.

En ce moment, le Thénardier s'avança au milieu de la salle et dit:

--Monsieur doit vingt-six sous.

--Vingt-six sous! s'écria la femme.

--Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier froidement, et six
sous pour le souper. Quant à la petite, j'ai besoin d'en causer un peu
avec monsieur. Laisse-nous, ma femme. La Thénardier eut un de ces
éblouissements que donnent les éclairs imprévus du talent. Elle sentit
que le grand acteur entrait en scène, ne répliqua pas un mot, et sortit.

Dès qu'ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. Le
voyageur s'assit; le Thénardier resta debout, et son visage prit une
singulière expression de bonhomie et de simplicité.

--Monsieur, dit-il, tenez, je vais vous dire. C'est que je l'adore, moi,
cette enfant.

L'étranger le regarda fixement.

--Quelle enfant?

Thénardier continua:

--Comme c'est drôle! on s'attache. Qu'est-ce que c'est que tout cet
argent-là? reprenez donc vos pièces de cent sous. C'est une enfant que
j'adore.

--Qui ça? demanda l'étranger.

--Hé, notre petite Cosette! ne voulez-vous pas nous l'emmener? Eh bien,
je parle franchement, vrai comme vous êtes un honnête homme, je ne peux
pas y consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J'ai vu ça tout
petit. C'est vrai qu'elle nous coûte de l'argent, c'est vrai qu'elle a
des défauts, c'est vrai que nous ne sommes pas riches, c'est vrai que
j'ai payé plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de
ses maladies! Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. Ça
n'a ni père ni mère, je l'ai élevée. J'ai du pain pour elle et pour moi.
Au fait j'y tiens, à cette enfant. Vous comprenez, on se prend
d'affection; je suis une bonne bête, moi; je ne raisonne pas; je l'aime,
cette petite; ma femme est vive, mais elle l'aime aussi. Voyez-vous,
c'est comme notre enfant. J'ai besoin que ça babille dans la maison.

L'étranger le regardait toujours fixement. Il continua:

--Pardon, excuse, monsieur, mais on ne donne point son enfant comme ça à
un passant. Pas vrai que j'ai raison? Après cela, je ne dis pas, vous
êtes riche, vous avez l'air d'un bien brave homme, si c'était pour son
bonheur? Mais il faudrait savoir. Vous comprenez? Une supposition que je
la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudrais savoir où
elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir chez
qui elle est, pour l'aller voir de temps en temps, qu'elle sache que son
bon père nourricier est là, qu'il veille sur elle. Enfin il y a des
choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seulement pas votre nom?
Vous l'emmèneriez, je dirais: _eh bien, l'Alouette? Où donc a-t-elle
passé_? Il faudrait au moins voir quelque méchant chiffon de papier, un
petit bout de passeport, quoi!

L'étranger, sans cesser de le regarder de ce regard qui va, pour ainsi
dire, jusqu'au fond de la conscience, lui répondit d'un accent grave et
ferme:

--Monsieur Thénardier, on n'a pas de passeport pour venir à cinq lieues
de Paris. Si j'emmène Cosette, je l'emmènerai, voilà tout. Vous ne
saurez pas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous ne saurez pas où
elle sera, et mon intention est qu'elle ne vous revoie de sa vie. Je
casse le fil qu'elle a au pied, et elle s'en va. Cela vous convient-il?
Oui ou non.

De même que les démons et les génies reconnaissaient à de certains
signes la présence d'un dieu supérieur, le Thénardier comprit qu'il
avait affaire à quelqu'un de très fort. Ce fut comme une intuition; il
comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. La veille, tout en
buvant avec les rouliers, tout en fumant, tout en chantant des
gaudrioles, il avait passé la soirée à observer l'étranger, le guettant
comme un chat et l'étudiant comme un mathématicien. Il l'avait à la fois
épié pour son propre compte, pour le plaisir et par instinct, et
espionné comme s'il eût été payé pour cela. Pas un geste, pas un
mouvement de l'homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant même
que l'inconnu manifestât si clairement son intérêt pour Cosette, le
Thénardier l'avait deviné. Il avait surpris les regards profonds de ce
vieux qui revenaient toujours à l'enfant. Pourquoi cet intérêt?
Qu'était-ce que cet homme? Pourquoi, avec tant d'argent dans sa bourse,
ce costume si misérable? Questions qu'il se posait sans pouvoir les
résoudre et qui l'irritaient. Il y avait songé toute la nuit. Ce ne
pouvait être le père de Cosette. Était-ce quelque grand-père? Alors
pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite? Quand on a un droit,
on le montre. Cet homme évidemment n'avait pas de droit sur Cosette.
Alors qu'était-ce? Le Thénardier se perdait en suppositions. Il
entrevoyait tout, et ne voyait rien. Quoi qu'il en fût, en entamant la
conversation avec l'homme, sûr qu'il y avait un secret dans tout cela,
sûr que l'homme était intéressé à rester dans l'ombre, il se sentait
fort; à la réponse nette et ferme de l'étranger, quand il vit que ce
personnage mystérieux était mystérieux si simplement, il se sentit
faible. Il ne s'attendait à rien de pareil. Ce fut la déroute de ses
conjectures. Il rallia ses idées. Il pesa tout cela en une seconde. Le
Thénardier était un de ces hommes qui jugent d'un coup d'oeil une
situation. Il estima que c'était le moment de marcher droit et vite. Il
fit comme les grands capitaines à cet instant décisif qu'ils savent
seuls reconnaître, il démasqua brusquement sa batterie.

--Monsieur, dit-il, il me faut quinze cents francs.

L'étranger prit dans sa poche de côté un vieux portefeuille en cuir
noir, l'ouvrit et en tira trois billets de banque qu'il posa sur la
table. Puis il appuya son large pouce sur ces billets, et dit au
gargotier:

--Faites venir Cosette. Pendant que ceci se passait, que faisait
Cosette?

Cosette, en s'éveillant, avait couru à son sabot. Elle y avait trouvé la
pièce d'or. Ce n'était pas un napoléon, c'était une de ces pièces de
vingt francs toutes neuves de la restauration sur l'effigie desquelles
la petite queue prussienne avait remplacé la couronne de laurier.
Cosette fut éblouie. Sa destinée commençait à l'enivrer. Elle ne savait
pas ce que c'était qu'une pièce d'or, elle n'en avait jamais vu, elle la
cacha bien vite dans sa poche comme si elle l'avait volée. Cependant
elle sentait que cela était bien à elle, elle devinait d'où ce don lui
venait, mais elle éprouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle était
contente; elle était surtout stupéfaite. Ces choses si magnifiques et si
jolies ne lui paraissaient pas réelles. La poupée lui faisait peur, la
pièce d'or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces
magnificences. L'étranger seul ne lui faisait pas peur. Au contraire, il
la rassurait. Depuis la veille, à travers ses étonnements, à travers son
sommeil, elle songeait dans son petit esprit d'enfant à cet homme qui
avait l'air vieux et pauvre et si triste, et qui était si riche et si
bon. Depuis qu'elle avait rencontré ce bonhomme dans le bois, tout était
comme changé pour elle. Cosette, moins heureuse que la moindre
hirondelle du ciel, n'avait jamais su ce que c'est que de se réfugier à
l'ombre de sa mère et sous une aile. Depuis cinq ans, c'est-à-dire aussi
loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait
et grelottait. Elle avait toujours été toute nue sous la bise aigre du
malheur, maintenant il lui semblait qu'elle était vêtue. Autrefois son
âme avait froid, maintenant elle avait chaud. Elle n'avait plus autant
de crainte de la Thénardier. Elle n'était plus seule; il y avait
quelqu'un là.

Elle s'était mise bien vite à sa besogne de tous les matins. Ce louis,
qu'elle avait sur elle, dans ce même gousset de son tablier d'où la
pièce de quinze sous était tombée la veille, lui donnait des
distractions. Elle n'osait pas y toucher, mais elle passait des cinq
minutes à le contempler, il faut le dire, en tirant la langue. Tout en
balayant l'escalier, elle s'arrêtait, et restait là, immobile, oubliant
le balai et l'univers entier, occupée à regarder cette étoile briller au
fond de sa poche.

Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénardier la rejoignit.

Sur l'ordre de son mari, elle l'était allée chercher. Chose inouïe, elle
ne lui donna pas une tape et ne lui dit pas une injure.

--Cosette, dit-elle presque doucement, viens tout de suite.

Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse.

L'étranger prit le paquet qu'il avait apporté et le dénoua. Ce paquet
contenait une petite robe de laine, un tablier, une brassière de
futaine, un jupon, un fichu, des bas de laine, des souliers, un vêtement
complet pour une fille de huit ans. Tout cela était noir.

--Mon enfant, dit l'homme, prends ceci et va t'habiller bien vite.

Le jour paraissait lorsque ceux des habitants de Montfermeil qui
commençaient à ouvrir leurs portes virent passer dans la rue de Paris un
bonhomme pauvrement vêtu donnant la main à une petite fille tout en
deuil qui portait une grande poupée rose dans ses bras. Ils se
dirigeaient du côté de Livry.

C'étaient notre homme et Cosette.

Personne ne connaissait l'homme; comme Cosette n'était plus en
guenilles, beaucoup ne la reconnurent pas.

Cosette s'en allait. Avec qui? elle l'ignorait. Où? elle ne savait. Tout
ce qu'elle comprenait, c'est qu'elle laissait derrière elle la gargote
Thénardier. Personne n'avait songé à lui dire adieu, ni elle à dire
adieu à personne. Elle sortait de cette maison haïe et haïssant.

Pauvre doux être dont le coeur n'avait jusqu'à cette heure été que
comprimé!

Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et considérant le
ciel. Elle avait mis son louis dans la poche de son tablier neuf. De
temps en temps elle se penchait et lui jetait un coup d'oeil, puis elle
regardait le bonhomme. Elle sentait quelque chose comme si elle était
près du bon Dieu.




Chapitre X

Qui cherche le mieux peut trouver le pire


La Thénardier, selon son habitude, avait laissé faire son mari. Elle
s'attendait à de grands événements. Quand l'homme et Cosette furent
partis, le Thénardier laissa s'écouler un grand quart d'heure, puis il
la prit à part et lui montra les quinze cents francs.

--Que ça! dit-elle.

C'était la première fois, depuis le commencement de leur ménage, qu'elle
osait critiquer un acte du maître.

Le coup porta.

--Au fait, tu as raison, dit-il, je suis un imbécile. Donne-moi mon
chapeau.

Il plia les trois billets de banque, les enfonça dans sa poche et sortit
en toute hâte, mais il se trompa et prit d'abord à droite. Quelques
voisines auxquelles il s'informa le remirent sur la trace, l'Alouette et
l'homme avaient été vus allant dans la direction de Livry. Il suivit
cette indication, marchant à grands pas et monologuant.

--Cet homme est évidemment un million habillé en jaune, et moi je suis
un animal. Il a d'abord donné vingt sous, puis cinq francs, puis
cinquante francs, puis quinze cents francs, toujours aussi facilement.
Il aurait donné quinze mille francs. Mais je vais le rattraper.

Et puis ce paquet d'habits préparés d'avance pour la petite, tout cela
était singulier; il y avait bien des mystères là-dessous. On ne lâche
pas des mystères quand on les tient. Les secrets des riches sont des
éponges pleines d'or; il faut savoir les presser. Toutes ces pensées lui
tourbillonnaient dans le cerveau.

--Je suis un animal, disait-il.

Quand on est sorti de Montfermeil et qu'on a atteint le coude que fait
la route qui va à Livry, on la voit se développer devant soi très loin
sur le plateau. Parvenu là, il calcula qu'il devait apercevoir l'homme
et la petite. Il regarda aussi loin que sa vue put s'étendre, et ne vit
rien. Il s'informa encore. Cependant il perdait du temps. Des passants
lui dirent que l'homme et l'enfant qu'il cherchait s'étaient acheminés
vers les bois du côté de Gagny. Il se hâta dans cette direction.

Ils avaient de l'avance sur lui, mais un enfant marche lentement, et lui
il allait vite. Et puis le pays lui était bien connu.

Tout à coup il s'arrêta et se frappa le front comme un homme qui a
oublié l'essentiel, et qui est prêt à revenir sur ses pas.

--J'aurais dû prendre mon fusil! se dit-il.

Thénardier était une de ces natures doubles qui passent quelquefois au
milieu de nous à notre insu et qui disparaissent sans qu'on les ait
connues parce que la destinée n'en a montré qu'un côté. Le sort de
beaucoup d'hommes est de vivre ainsi à demi submergés. Dans une
situation calme et plate, Thénardier avait tout ce qu'il fallait pour
faire--nous ne disons pas pour être--ce qu'on est convenu d'appeler un
honnête commerçant, un bon bourgeois. En même temps, certaines
circonstances étant données, certaines secousses venant à soulever sa
nature de dessous, il avait tout ce qu'il fallait pour être un scélérat.
C'était un boutiquier dans lequel il y avait du monstre. Satan devait
par moments s'accroupir dans quelque coin du bouge où vivait Thénardier
et rêver devant ce chef-d'oeuvre hideux. Après une hésitation d'un
instant:

--Bah! pensa-t-il, ils auraient le temps d'échapper!

Et il continua son chemin, allant devant lui rapidement, et presque d'un
air de certitude, avec la sagacité du renard flairant une compagnie de
perdrix.

En effet, quand il eut dépassé les étangs et traversé obliquement la
grande clairière qui est à droite de l'avenue de Bellevue, comme il
arrivait à cette allée de gazon qui fait presque le tour de la colline
et qui recouvre la voûte de l'ancien canal des eaux de l'abbaye de
Chelles, il aperçut au-dessus d'une broussaille un chapeau sur lequel il
avait déjà échafaudé bien des conjectures. C'était le chapeau de
l'homme. La broussaille était basse. Le Thénardier reconnut que l'homme
et Cosette étaient assis là. On ne voyait pas l'enfant à cause de sa
petitesse, mais on apercevait la tête de la poupée.

Le Thénardier ne se trompait pas. L'homme s'était assis là pour laisser
un peu reposer Cosette. Le gargotier tourna la broussaille et apparut
brusquement aux regards de ceux qu'il cherchait.

--Pardon excuse, monsieur, dit-il tout essoufflé, mais voici vos quinze
cents francs.

En parlant ainsi, il tendait à l'étranger les trois billets de banque.

L'homme leva les yeux.

--Qu'est-ce que cela signifie?

Le Thénardier répondit respectueusement:

--Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette.

Cosette frissonna et se serra contre le bonhomme.

Lui, il répondit en regardant le Thénardier dans le fond des yeux et en
espaçant toutes les syllabes.

--Vous re-pre-nez Cosette?

--Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire. J'ai réfléchi. Au
fait, je n'ai pas le droit de vous la donner. Je suis un honnête homme,
voyez-vous. Cette petite n'est pas à moi, elle est à sa mère. C'est sa
mère qui me l'a confiée, je ne puis la remettre qu'à sa mère. Vous me
direz: _Mais la mère est morte_. Bon. En ce cas je ne puis rendre
l'enfant qu'à une personne qui m'apporterait un écrit signé de la mère
comme quoi je dois remettre l'enfant à cette personne-là. Cela est
clair.

L'homme, sans répondre, fouilla dans sa poche et le Thénardier vit
reparaître le portefeuille aux billets de banque.

Le gargotier eut un frémissement de joie.

--Bon! pensa-t-il, tenons-nous. Il va me corrompre!

Avant d'ouvrir le portefeuille, le voyageur jeta un coup d'oeil autour
de lui. Le lieu était absolument désert. Il n'y avait pas une âme dans
le bois ni dans la vallée. L'homme ouvrit le portefeuille et en tira,
non la poignée de billets de banque qu'attendait Thénardier, mais un
simple petit papier qu'il développa et présenta tout ouvert à
l'aubergiste en disant:

--Vous avez raison. Lisez.

Le Thénardier prit le papier, et lut:

                       _«Montreuil-sur-Mer, le 25 mars 1823_

«Monsieur Thénardier, Vous remettrez Cosette à la personne. On vous
payera toutes les petites choses. J'ai l'honneur de vous saluer avec
considération.

                                                   «Fantine.»

--Vous connaissez cette signature? reprit l'homme.

C'était bien la signature de Fantine. Le Thénardier la reconnut.

Il n'y avait rien à répliquer. Il sentit deux violents dépits, le dépit
de renoncer à la corruption qu'il espérait, et le dépit d'être battu.
L'homme ajouta:

--Vous pouvez garder ce papier pour votre décharge.

Le Thénardier se replia en bon ordre.

--Cette signature est assez bien imitée, grommela-t-il entre ses dents.
Enfin, soit!

Puis il essaya un effort désespéré.

--Monsieur, dit-il, c'est bon. Puisque vous êtes la personne. Mais il
faut me payer «toutes les petites choses». On me doit gros. L'homme se
dressa debout, et dit en époussetant avec des chiquenaudes sa manche
râpée où il y avait de la poussière.

--Monsieur Thénardier, en janvier la mère comptait qu'elle vous devait
cent vingt francs; vous lui avez envoyé en février un mémoire de cinq
cents francs; vous avez reçu trois cents francs fin février et trois
cents francs au commencement de mars. Il s'est écoulé depuis lors neuf
mois à quinze francs, prix convenu, cela fait cent trente-cinq francs.
Vous aviez reçu cent francs de trop. Reste trente-cinq francs qu'on vous
doit. Je viens de vous donner quinze cents francs.

Le Thénardier éprouva ce qu'éprouve le loup au moment où il se sent
mordu et saisi par la mâchoire d'acier du piège.

--Quel est ce diable d'homme? pensa-t-il.

Il fit ce que fait le loup. Il donna une secousse. L'audace lui avait
déjà réussi une fois.

--Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom, dit-il résolument et mettant
cette fois les façons respectueuses de côté, je reprendrai Cosette ou
vous me donnerez mille écus.

L'étranger dit tranquillement.

--Viens, Cosette.

Il prit Cosette de la main gauche, et de la droite il ramassa son bâton
qui était à terre.

Le Thénardier remarqua l'énormité de la trique et la solitude du lieu.

L'homme s'enfonça dans le bois avec l'enfant, laissant le gargotier
immobile et interdit.

Pendant qu'ils s'éloignaient, le Thénardier considérait ses larges
épaules un peu voûtées et ses gros poings.

Puis ses yeux, revenant à lui-même, retombaient sur ses bras chétifs et
sur ses mains maigres.

--Il faut que je sois vraiment bien bête, pensait-il, de n'avoir pas
pris mon fusil, puisque j'allais à la chasse!

Cependant l'aubergiste ne lâcha pas prise.

--Je veux savoir où il ira, dit-il.

Et il se mit à les suivre à distance. Il lui restait deux choses dans
les mains, une ironie, le chiffon de papier signé _Fantine_, et une
consolation, les quinze cents francs.

L'homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. Il
marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et
de tristesse. L'hiver avait fait le bois à claire-voie, si bien que le
Thénardier ne les perdait pas de vue, tout en restant assez loin. De
temps en temps l'homme se retournait et regardait si on ne le suivait
pas. Tout à coup il aperçut Thénardier. Il entra brusquement avec
Cosette dans un taillis où ils pouvaient tous deux disparaître.

--Diantre! dit le Thénardier.

Et il doubla le pas.

L'épaisseur du fourré l'avait forcé de se rapprocher d'eux. Quand
l'homme fut au plus épais, il se retourna. Thénardier eut beau se cacher
dans les branches; il ne put faire que l'homme ne le vît pas. L'homme
lui jeta un coup d'oeil inquiet, puis hocha la tête et reprit sa route.
L'aubergiste se remit à le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents
pas. Tout à coup l'homme se retourna encore. Il aperçut l'aubergiste.
Cette fois il le regarda d'un air si sombre que le Thénardier jugea
«inutile» d'aller plus loin. Thénardier rebroussa chemin.




Chapitre XI

Le numéro 9430 reparaît et Cosette le gagne à la loterie


Jean Valjean n'était pas mort.

En tombant à la mer, ou plutôt en s'y jetant, il était, comme on l'a vu,
sans fers. Il nagea entre deux eaux jusque sous un navire au mouillage,
auquel était amarrée une embarcation. Il trouva moyen de se cacher dans
cette embarcation jusqu'au soir. À la nuit, il se jeta de nouveau à la
nage, et atteignit la côte à peu de distance du cap Brun. Là, comme ce
n'était pas l'argent qui lui manquait, il put se procurer des vêtements.
Une guinguette aux environs de Balaguier était alors le vestiaire des
forçats évadés, spécialité lucrative. Puis, Jean Valjean, comme tous ces
tristes fugitifs qui tâchent de dépister le guet de la loi et la
fatalité sociale, suivit un itinéraire obscur et ondulant. Il trouva un
premier asile aux Pradeaux, près Beausset. Ensuite il se dirigea vers le
Grand-Villard, près Briançon, dans les Hautes-Alpes. Fuite tâtonnante et
inquiète, chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. On a
pu, plus tard, retrouver quelque trace de son passage dans l'Ain sur le
territoire de Civrieux, dans les Pyrénées, à Accons au lieu dit la
Grange-de-Doumecq, près du hameau de Chavailles, et dans les environs de
Périgueux, à Brunies, canton de la Chapelle-Gonaguet. Il gagna Paris. On
vient de le voir à Montfermeil.

Son premier soin, en arrivant à Paris, avait été d'acheter des habits de
deuil pour une petite fille de sept à huit ans, puis de se procurer un
logement. Cela fait, il s'était rendu à Montfermeil.

On se souvient que déjà, lors de sa précédente évasion, il y avait fait,
ou dans les environs, un voyage mystérieux dont la justice avait eu
quelque lueur.

Du reste on le croyait mort, et cela épaississait l'obscurité qui
s'était faite sur lui. À Paris, il lui tomba sous la main un des
journaux qui enregistraient le fait. Il se sentit rassuré et presque en
paix comme s'il était réellement mort.

Le soir même du jour où Jean Valjean avait tiré Cosette des griffes des
Thénardier, il rentrait dans Paris. Il y rentrait à la nuit tombante,
avec l'enfant, par la barrière de Monceaux. Là il monta dans un
cabriolet qui le conduisit à l'esplanade de l'Observatoire. Il y
descendit, paya le cocher, prit Cosette par la main, et tous deux, dans
la nuit noire, par les rues désertes qui avoisinent l'Ourcine et la
Glacière, se dirigèrent vers le boulevard de l'Hôpital.

La journée avait été étrange et remplie d'émotions pour Cosette; on
avait mangé derrière des haies du pain et du fromage achetés dans des
gargotes isolées, on avait souvent changé de voiture, on avait fait des
bouts de chemin à pied, elle ne se plaignait pas, mais elle était
fatiguée, et Jean Valjean s'en aperçut à sa main qu'elle tirait
davantage en marchant. Il la prit sur son dos; Cosette, sans lâcher
Catherine, posa sa tête sur l'épaule de Jean Valjean, et s'y endormit.




Livre quatrième--La masure Gorbeau




Chapitre I

Maître Gorbeau


Il y a quarante ans, le promeneur solitaire qui s'aventurait dans les
pays perdus de la Salpêtrière, et qui montait par le boulevard jusque
vers la barrière d'Italie, arrivait à des endroits où l'on eût pu dire
que Paris disparaissait. Ce n'était pas la solitude, il y avait des
passants; ce n'était pas la campagne, il y avait des maisons et des
rues; ce n'était pas une ville, les rues avaient des ornières comme les
grandes routes et l'herbe y poussait; ce n'était pas un village, les
maisons étaient trop hautes. Qu'était-ce donc? C'était un lieu habité où
il n'y avait personne, c'était un lieu désert où il y avait quelqu'un;
c'était un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plus farouche
la nuit qu'une forêt, plus morne le jour qu'un cimetière.

C'était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux.

Ce promeneur, s'il se risquait au delà des quatre murs caducs de ce
Marché-aux-Chevaux, s'il consentait même à dépasser la rue du
Petit-Banquier, après avoir laissé à sa droite un courtil gardé par de
hautes murailles, puis un pré où se dressaient des meules de tan
pareilles à des huttes de castors gigantesques, puis un enclos encombré
de bois de charpente avec des tas de souches, de sciures et de copeaux
en haut desquels aboyait un gros chien, puis un long mur bas tout en
ruine, avec une petite porte noire et en deuil, chargé de mousses qui
s'emplissaient de fleurs au printemps, puis, au plus désert, une
affreuse bâtisse décrépite sur laquelle on lisait en grosses lettres:
DEFENSE D'AFFICHER, ce promeneur hasardeux atteignait l'angle de la rue
des Vignes-Saint-Marcel, latitudes peu connues. Là, près d'une usine et
entre deux murs de jardins, on voyait en ce temps-là une masure qui, au
premier coup d'oeil, semblait petite comme une chaumière et qui en
réalité était grande comme une cathédrale. Elle se présentait sur la
voie publique de côté, par le pignon; de là son exiguïté apparente.
Presque toute la maison était cachée. On n'en apercevait que la porte et
une fenêtre.

Cette masure n'avait qu'un étage.

En l'examinant, le détail qui frappait d'abord, c'est que cette porte
n'avait jamais pu être que la porte d'un bouge, tandis que cette
croisée, si elle eût été coupée dans la pierre de taille au lieu de
l'être dans le moellon, aurait pu être la croisée d'un hôtel.

La porte n'était autre chose qu'un assemblage de planches vermoulues
grossièrement reliées par des traverses pareilles à des bûches mal
équarries. Elle s'ouvrait immédiatement sur un roide escalier à hautes
marches, boueux, plâtreux, poudreux, de la même largeur qu'elle, qu'on
voyait de la rue monter droit comme une échelle et disparaître dans
l'ombre entre deux murs. Le haut de la baie informe que battait cette
porte était masqué d'une volige étroite au milieu de laquelle on avait
scié un jour triangulaire, tout ensemble lucarne et vasistas quand la
porte était fermée. Sur le dedans de la porte un pinceau trempé dans
l'encre avait tracé en deux coups de poing le chiffre 52, et au-dessus
de la volige le même pinceau avait barbouillé le numéro 50; de sorte
qu'on hésitait. Où est-on? Le dessus de la porte dit: au numéro 50; le
dedans réplique: non, au numéro 52. On ne sait quels chiffons couleur de
poussière pendaient comme des draperies au vasistas triangulaire.

La fenêtre était large, suffisamment élevée, garnie de persiennes et de
châssis à grands carreaux; seulement ces grands carreaux avaient des
blessures variées, à la fois cachées et trahies par un ingénieux bandage
en papier, et les persiennes, disloquées et descellées, menaçaient
plutôt les passants qu'elles ne gardaient les habitants. Les abat-jour
horizontaux y manquaient çà et là et étaient naïvement remplacés par des
planches clouées perpendiculairement; si bien que la chose commençait en
persienne et finissait en volet.

Cette porte qui avait l'air immonde et cette fenêtre qui avait l'air
honnête, quoique délabrée, ainsi vues sur la même maison, faisaient
l'effet de deux mendiants dépareillés qui iraient ensemble et
marcheraient côte à côte avec deux mines différentes sous les mêmes
haillons, l'un ayant toujours été un gueux, l'autre ayant été un
gentilhomme.

L'escalier menait à un corps de bâtiment très vaste qui ressemblait à un
hangar dont on aurait fait une maison. Ce bâtiment avait pour tube
intestinal un long corridor sur lequel s'ouvraient, à droite et à
gauche, des espèces de compartiments de dimensions variées, à la rigueur
logeables et plutôt semblables à des échoppes qu'à des cellules. Ces
chambres prenaient jour sur des terrains vagues des environs. Tout cela
était obscur, fâcheux, blafard, mélancolique, sépulcral; traversé, selon
que les fentes étaient dans le toit ou dans la porte, par des rayons
froids ou par des bises glacées. Une particularité intéressante et
pittoresque de ce genre d'habitation, c'est l'énormité des araignées.

À gauche de la porte d'entrée, sur le boulevard, à hauteur d'homme, une
lucarne qu'on avait murée faisait une niche carrée pleine de pierres que
les enfants y jetaient en passant.

Une partie de ce bâtiment a été dernièrement démolie. Ce qui en reste
aujourd'hui peut encore faire juger de ce qu'il a été. Le tout, dans son
ensemble, n'a guère plus d'une centaine d'années. Cent ans, c'est la
jeunesse d'une église et la vieillesse d'une maison. Il semble que le
logis de l'homme participe de sa brièveté et le logis de Dieu de son
éternité.

Les facteurs de la poste appelaient cette masure le numéro 50-52; mais
elle était connue dans le quartier sous le nom de maison Gorbeau. Disons
d'où lui venait cette appellation.

Les collecteurs de petits faits, qui se font des herbiers d'anecdotes et
qui piquent dans leur mémoire les dates fugaces avec une épingle, savent
qu'il y avait à Paris, au siècle dernier, vers 1770, deux procureurs au
Châtelet, appelés, l'un Corbeau, l'autre Renard. Deux noms prévus par La
Fontaine. L'occasion était trop belle pour que la basoche n'en fît point
gorge chaude. Tout de suite la parodie courut, en vers quelque peu
boiteux, les galeries du Palais:

           _Maître Corbeau, sur un dossier perché,_
          _Tenait dans son bec une saisie exécutoire;_
             _Maître Renard, par l'odeur alléché,_
             _Lui fit à peu près cette histoire:_
                    _Hé bonjour! etc._

Les deux honnêtes praticiens, gênés par les quolibets et contrariés dans
leur port de tête par les éclats de rire qui les suivaient, résolurent
de se débarrasser de leurs noms et prirent le parti de s'adresser au
roi. La requête fut présentée à Louis XV le jour même où le nonce du
pape, d'un côté, et le cardinal de La Roche-Aymon, de l'autre,
dévotement agenouillés tous les deux, chaussèrent, en présence de sa
majesté, chacun d'une pantoufle les deux pieds nus de madame Du Barry
sortant du lit. Le roi, qui riait, continua de rire, passa gaîment des
deux évêques aux deux procureurs, et fit à ces robins grâce de leurs
noms, ou à peu près. Il fut permis, de par le roi, à maître Corbeau
d'ajouter une queue à son initiale et de se nommer Gorbeau; maître
Renard fut moins heureux, il ne put obtenir que de mettre un P devant
son R et de s'appeler Prenard; si bien que le deuxième nom n'était guère
moins ressemblant que le premier.

Or, selon la tradition locale, ce maître Gorbeau avait été propriétaire
de la bâtisse numérotée 50-52 boulevard de l'Hôpital. Il était même
l'auteur de la fenêtre monumentale. De là à cette masure le nom de
maison Gorbeau.

Vis-à-vis le numéro 50-52 se dresse, parmi les plantations du boulevard,
un grand orme aux trois quarts mort; presque en face s'ouvre la rue de
la barrière des Gobelins, rue alors sans maisons, non pavée, plantée
d'arbres mal venus, verte ou fangeuse selon la saison, qui allait
aboutir carrément au mur d'enceinte de Paris. Une odeur de couperose
sort par bouffées des toits d'une fabrique voisine.

La barrière était tout près. En 1823, le mur d'enceinte existait encore.

Cette barrière elle-même jetait dans l'esprit des figures funestes.
C'était le chemin de Bicêtre. C'est par là que, sous l'Empire et la
Restauration, rentraient à Paris les condamnés à mort le jour de leur
exécution. C'est là que fut commis vers 1829 ce mystérieux assassinat
dit «de la barrière de Fontainebleau» dont la justice n'a pu découvrir
les auteurs, problème funèbre qui n'a pas été éclairci, énigme
effroyable qui n'a pas été ouverte. Faites quelques pas, vous trouvez
cette fatale rue Croulebarbe où Ulbach poignarda la chevrière d'Ivry au
bruit du tonnerre, comme dans un mélodrame. Quelques pas encore, et vous
arrivez aux abominables ormes étêtés de la barrière Saint-Jacques, cet
expédient des philanthropes cachant l'échafaud, cette mesquine et
honteuse place de Grève d'une société boutiquière et bourgeoise, qui a
reculé devant la peine de mort, n'osant ni l'abolir avec grandeur, ni la
maintenir avec autorité.

Il y a trente-sept ans, en laissant à part cette place Saint-Jacques qui
était comme prédestinée et qui a toujours été horrible, le point le plus
morne peut-être de tout ce morne boulevard était l'endroit, si peu
attrayant encore aujourd'hui, où l'on rencontrait la masure 50-52.

Les maisons bourgeoises n'ont commencé à poindre là que vingt-cinq ans
plus tard. Le lieu était morose. Aux idées funèbres qui vous y
saisissaient, on se sentait entre la Salpêtrière dont on entrevoyait le
dôme et Bicêtre dont on touchait la barrière; c'est-à-dire entre la
folie de la femme et la folie de l'homme. Si loin que la vue pût
s'étendre, on n'apercevait que les abattoirs, le mur d'enceinte et
quelques rares façades d'usines, pareilles à des casernes ou à des
monastères; partout des baraques et des plâtras, de vieux murs noirs
comme des linceuls, des murs neufs blancs comme des suaires; partout des
rangées d'arbres parallèles, des bâtisses tirées au cordeau, des
constructions plates, de longues lignes froides, et la tristesse lugubre
des angles droits. Pas un accident de terrain, pas un caprice
d'architecture, pas un pli. C'était un ensemble glacial, régulier,
hideux. Rien ne serre le coeur comme la symétrie. C'est que la symétrie,
c'est l'ennui, et l'ennui est le fond même du deuil. Le désespoir
bâille. On peut rêver quelque chose de plus terrible qu'un enfer où l'on
souffre, c'est un enfer où l'on s'ennuierait. Si cet enfer existait, ce
morceau du boulevard de l'Hôpital en eût pu être l'avenue.

Cependant, à la nuit tombante, au moment où la clarté s'en va, l'hiver
surtout, à l'heure où la bise crépusculaire arrache aux ormes leurs
dernières feuilles rousses, quand l'ombre est profonde et sans étoiles,
ou quand la lune et le vent font des trous dans les nuages, ce boulevard
devenait tout à coup effrayant. Les lignes droites s'enfonçaient et se
perdaient dans les ténèbres comme des tronçons de l'infini. Le passant
ne pouvait s'empêcher de songer aux innombrables traditions patibulaires
du lieu. La solitude de cet endroit où il s'était commis tant de crimes
avait quelque chose d'affreux. On croyait pressentir des pièges dans
cette obscurité, toutes les formes confuses de l'ombre paraissaient
suspectes, et les longs creux carrés qu'on apercevait entre chaque arbre
semblaient des fosses. Le jour, c'était laid; le soir, c'était lugubre;
la nuit, c'était sinistre.

L'été, au crépuscule, on voyait çà et là quelques vieilles femmes,
assises au pied des ormes sur des bancs moisis par les pluies. Ces
bonnes vieilles mendiaient volontiers.

Du reste ce quartier, qui avait plutôt l'air suranné qu'antique, tendait
dès lors à se transformer. Dès cette époque, qui voulait le voir devait
se hâter. Chaque jour quelque détail de cet ensemble s'en allait.
Aujourd'hui, et depuis vingt ans, l'embarcadère du chemin de fer
d'Orléans est là, à côté du vieux faubourg, et le travaille. Partout où
l'on place, sur la lisière d'une capitale, l'embarcadère d'un chemin de
fer, c'est la mort d'un faubourg et la naissance d'une ville. Il semble
qu'autour de ces grands centres du mouvement des peuples, au roulement
de ces puissantes machines, au souffle de ces monstrueux chevaux de la
civilisation qui mangent du charbon et vomissent du feu, la terre pleine
de germes tremble et s'ouvre pour engloutir les anciennes demeures des
hommes et laisser sortir les nouvelles. Les vieilles maisons croulent,
les maisons neuves montent.

Depuis que la gare du railway d'Orléans a envahi les terrains de la
Salpêtrière, les antiques rues étroites qui avoisinent les fossés
Saint-Victor et le Jardin des Plantes s'ébranlent, violemment traversées
trois ou quatre fois chaque jour par ces courants de diligences, de
fiacres et d'omnibus qui, dans un temps donné, refoulent les maisons à
droite et à gauche; car il y a des choses bizarres à énoncer qui sont
rigoureusement exactes, et de même qu'il est vrai de dire que dans les
grandes villes le soleil fait végéter et croître les façades des maisons
au midi, il est certain que le passage fréquent des voitures élargit les
rues. Les symptômes d'une vie nouvelle sont évidents. Dans ce vieux
quartier provincial, aux recoins les plus sauvages, le pavé se montre,
les trottoirs commencent à ramper et à s'allonger, même là où il n'y a
pas encore de passants. Un matin, matin mémorable, en juillet 1845, on y
vit tout à coup fumer les marmites noires du bitume; ce jour-là on put
dire que la civilisation était arrivée rue de Lourcine et que Paris
était entré dans le faubourg Saint-Marceau.




Chapitre II

Nid pour hibou et fauvette


Ce fut devant cette masure Gorbeau que Jean Valjean s'arrêta. Comme les
oiseaux fauves, il avait choisi le lieu le plus désert pour y faire son
nid.

Il fouilla dans son gilet, y prit une sorte de passe-partout, ouvrit la
porte, entra, puis la referma avec soin, et monta l'escalier, portant
toujours Cosette.

Au haut de l'escalier, il tira de sa poche une autre clef avec laquelle
il ouvrit une autre porte. La chambre où il entra et qu'il referma
sur-le-champ était une espèce de galetas assez spacieux meublé d'un
matelas posé à terre, d'une table et de quelques chaises. Un poêle
allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. Le réverbère du
boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. Au fond il y avait
un cabinet avec un lit de sangle. Jean Valjean porta l'enfant sur ce lit
et l'y déposa sans qu'elle s'éveillât.

Il battit le briquet, et alluma une chandelle; tout cela était préparé
d'avance sur la table; et, comme il l'avait fait la veille, il se mit à
considérer Cosette d'un regard plein d'extase où l'expression de la
bonté et de l'attendrissement allait presque jusqu'à l'égarement. La
petite fille, avec cette confiance tranquille qui n'appartient qu'à
l'extrême force et qu'à l'extrême faiblesse, s'était endormie sans
savoir avec qui elle était, et continuait de dormir sans savoir où elle
était.

Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant.

Neuf mois auparavant il baisait la main de la mère qui, elle aussi,
venait de s'endormir.

Le même sentiment douloureux, religieux, poignant, lui remplissait le
coeur.

Il s'agenouilla près du lit de Cosette.

Il faisait grand jour que l'enfant dormait encore. Un rayon pâle du
soleil de décembre traversait la croisée du galetas et traînait sur le
plafond de longs filandres d'ombre et de lumière. Tout à coup une
charrette de cartier, lourdement chargée, qui passait sur la chaussée du
boulevard, ébranla la baraque comme un roulement d'orage et la fit
trembler du haut en bas.

--Oui, madame! cria Cosette réveillée en sursaut, voilà! voilà!

Et elle se jeta à bas du lit, les paupières encore à demi fermées par la
pesanteur du sommeil, étendant le bras vers l'angle du mur.

--Ah! mon Dieu! mon balai! dit-elle.

Elle ouvrit tout à fait les yeux, et vit le visage souriant de Jean
Valjean.

--Ah! tiens, c'est vrai! dit l'enfant. Bonjour, monsieur.

Les enfants acceptent tout de suite et familièrement la joie et le
bonheur, étant eux-mêmes naturellement bonheur et joie.

Cosette aperçut Catherine au pied de son lit, et s'en empara, et, tout
en jouant, elle faisait cent questions à Jean Valjean.--Où elle était?
Si c'était grand, Paris? Si madame Thénardier était bien loin? Si elle
ne reviendrait pas? etc., etc. Tout à coup elle s'écria:--Comme c'est
joli ici! C'était un affreux taudis; mais elle se sentait libre.

--Faut-il que je balaye? reprit-elle enfin.

--Joue, dit Jean Valjean.

La journée se passa ainsi. Cosette, sans s'inquiéter de rien comprendre,
était inexprimablement heureuse entre cette poupée et ce bonhomme.




Chapitre III

Deux malheurs mêlés font du bonheur


Le lendemain au point du jour, Jean Valjean était encore près du lit de
Cosette. Il attendit là, immobile, et il la regarda se réveiller.

Quelque chose de nouveau lui entrait dans l'âme.

Jean Valjean n'avait jamais rien aimé. Depuis vingt-cinq ans il était
seul au monde. Il n'avait jamais été père, amant, mari, ami. Au bagne il
était mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche. Le coeur de ce
vieux forçat était plein de virginités. Sa soeur et les enfants de sa
soeur ne lui avaient laissé qu'un souvenir vague et lointain qui avait
fini par s'évanouir presque entièrement. Il avait fait tous ses efforts
pour les retrouver, et, n'ayant pu les retrouver, il les avait oubliés.
La nature humaine est ainsi faite. Les autres émotions tendres de sa
jeunesse, s'il en avait, étaient tombées dans un abîme.

Quand il vit Cosette, quand il l'eut prise, emportée et délivrée, il
sentit se remuer ses entrailles. Tout ce qu'il y avait de passionné et
d'affectueux en lui s'éveilla et se précipita vers cet enfant. Il allait
près du lit où elle dormait, et il y tremblait de joie; il éprouvait des
épreintes comme une mère et il ne savait ce que c'était; car c'est une
chose bien obscure et bien douce que ce grand et étrange mouvement d'un
coeur qui se met à aimer.

Pauvre vieux coeur tout neuf!

Seulement, comme il avait cinquante-cinq ans et que Cosette en avait
huit, tout ce qu'il aurait pu avoir d'amour dans toute sa vie se fondit
en une sorte de lueur ineffable.

C'était la deuxième apparition blanche qu'il rencontrait. L'évêque avait
fait lever à son horizon l'aube de la vertu; Cosette y faisait lever
l'aube de l'amour.

Les premiers jours s'écoulèrent dans cet éblouissement.

De son côté, Cosette, elle aussi, devenait autre, à son insu, pauvre
petit être! Elle était si petite quand sa mère l'avait quittée qu'elle
ne s'en souvenait plus. Comme tous les enfants, pareils aux jeunes
pousses de la vigne qui s'accrochent à tout, elle avait essayé d'aimer.
Elle n'y avait pu réussir. Tous l'avaient repoussée, les Thénardier,
leurs enfants, d'autres enfants. Elle avait aimé le chien, qui était
mort. Après quoi, rien n'avait voulu d'elle, ni personne. Chose lugubre
à dire, et que nous avons déjà indiquée, à huit ans elle avait le coeur
froid. Ce n'était pas sa faute, ce n'était point la faculté d'aimer qui
lui manquait; hélas! c'était la possibilité. Aussi, dès le premier jour,
tout ce qui sentait et songeait en elle se mit à aimer ce bonhomme. Elle
éprouvait ce qu'elle n'avait jamais ressenti, une sensation
d'épanouissement.

Le bonhomme ne lui faisait même plus l'effet d'être vieux, ni d'être
pauvre. Elle trouvait Jean Valjean beau, de même qu'elle trouvait le
taudis joli.

Ce sont là des effets d'aurore, d'enfance, de jeunesse, de joie. La
nouveauté de la terre et de la vie y est pour quelque chose. Rien n'est
charmant comme le reflet colorant du bonheur sur le grenier. Nous avons
tous ainsi dans notre passé un galetas bleu.

La nature, cinquante ans d'intervalle, avaient mis une séparation
profonde entre Jean Valjean et Cosette; cette séparation, la destinée la
combla. La destinée unit brusquement et fiança avec son irrésistible
puissance ces deux existences déracinées, différentes par l'âge,
semblables par le deuil. L'une en effet complétait l'autre. L'instinct
de Cosette cherchait un père comme l'instinct de Jean Valjean cherchait
un enfant. Se rencontrer, ce fut se trouver. Au moment mystérieux où
leurs deux mains se touchèrent, elles se soudèrent. Quand ces deux âmes
s'aperçurent, elles se reconnurent comme étant le besoin l'une de
l'autre et s'embrassèrent étroitement.

En prenant les mots dans leur sens le plus compréhensif et le plus
absolu, on pourrait dire que, séparés de tout par des murs de tombe,
Jean Valjean était le Veuf comme Cosette était l'Orpheline. Cette
situation fit que Jean Valjean devint d'une façon céleste le père de
Cosette.

Et, en vérité, l'impression mystérieuse produite à Cosette, au fond du
bois de Chelles, par la main de Jean Valjean saisissant la sienne dans
l'obscurité, n'était pas une illusion, mais une réalité. L'entrée de cet
homme dans la destinée de cet enfant avait été l'arrivée de Dieu.

Du reste, Jean Valjean avait bien choisi son asile. Il était là dans une
sécurité qui pouvait sembler entière.

La chambre à cabinet qu'il occupait avec Cosette était celle dont la
fenêtre donnait sur le boulevard. Cette fenêtre étant unique dans la
maison, aucun regard de voisin n'était à craindre, pas plus de côté
qu'en face.

Le rez-de-chaussée du numéro 50-52, espèce d'appentis délabré, servait
de remise à des maraîchers, et n'avait aucune communication avec le
premier. Il en était séparé par le plancher qui n'avait ni trappe ni
escalier et qui était comme le diaphragme de la masure. Le premier étage
contenait, comme nous l'avons dit, plusieurs chambres et quelques
greniers, dont un seulement était occupé par une vieille femme qui
faisait le ménage de Jean Valjean. Tout le reste était inhabité.

C'était cette vieille femme, ornée du nom de principale locataire et en
réalité chargée des fonctions de portière, qui lui avait loué ce logis
dans la journée de Noël. Il s'était donné à elle pour un rentier ruiné
par les bons d'Espagne, qui allait venir demeurer là avec sa
petite-fille. Il avait payé six mois d'avance et chargé la vieille de
meubler la chambre et le cabinet comme on a vu. C'était cette bonne
femme qui avait allumé le poêle et tout préparé le soir de leur arrivée.

Les semaines se succédèrent. Ces deux êtres menaient dans ce taudis
misérable une existence heureuse.

Dès l'aube Cosette riait, jasait, chantait. Les enfants ont leur chant
du matin comme les oiseaux.

Il arrivait quelquefois que Jean Valjean lui prenait sa petite main
rouge et crevassée d'engelures et la baisait. La pauvre enfant,
accoutumée à être battue, ne savait ce que cela voulait dire, et s'en
allait toute honteuse.

Par moments elle devenait sérieuse et elle considérait sa petite robe
noire. Cosette n'était plus en guenilles, elle était en deuil. Elle
sortait de la misère et elle entrait dans la vie.

Jean Valjean s'était mis à lui enseigner à lire. Parfois, tout en
faisant épeler l'enfant, il songeait que c'était avec l'idée de faire le
mal qu'il avait appris à lire au bagne. Cette idée avait tourné à
montrer à lire à un enfant. Alors le vieux galérien souriait du sourire
pensif des anges.

Il sentait là une préméditation d'en haut, une volonté de quelqu'un qui
n'est pas l'homme, et il se perdait dans la rêverie. Les bonnes pensées
ont leurs abîmes comme les mauvaises.

Apprendre à lire à Cosette, et la laisser jouer, c'était à peu près là
toute la vie de Jean Valjean. Et puis il lui parlait de sa mère et il la
faisait prier. Elle l'appelait: père, et ne lui savait pas d'autre nom.

Il passait des heures à la contempler, habillant et déshabillant sa
poupée, et à l'écouter gazouiller. La vie lui paraissait désormais
pleine d'intérêt, les hommes lui semblaient bons et justes, il ne
reprochait dans sa pensée plus rien à personne, il n'apercevait aucune
raison de ne pas vieillir très vieux maintenant que cette enfant
l'aimait. Il se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par une
charmante lumière. Les meilleurs ne sont pas exempts d'une pensée
égoïste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu'elle serait
laide.

Ceci n'est qu'une opinion personnelle; mais pour dire notre pensée tout
entière, au point où en était Jean Valjean quand il se mit à aimer
Cosette, il ne nous est pas prouvé qu'il n'ait pas eu besoin de ce
ravitaillement pour persévérer dans le bien. Il venait de voir sous de
nouveaux aspects la méchanceté des hommes et la misère de la société,
aspects incomplets et qui ne montraient fatalement qu'un côté du vrai,
le sort de la femme résumé dans Fantine, l'autorité publique
personnifiée dans Javert; il était retourné au bagne, cette fois pour
avoir bien fait; de nouvelles amertumes l'avaient abreuvé; le dégoût et
la lassitude le reprenaient; le souvenir même de l'évêque touchait
peut-être à quelque moment d'éclipse, sauf à reparaître plus tard
lumineux et triomphant; mais enfin ce souvenir sacré s'affaiblissait.
Qui sait si Jean Valjean n'était pas à la veille de se décourager et de
retomber? Il aima, et il redevint fort. Hélas! il n'était guère moins
chancelant que Cosette. Il la protégea et elle l'affermit. Grâce à lui,
elle put marcher dans la vie; grâce à elle, il put continuer dans la
vertu. Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut son point
d'appui. O mystère insondable et divin des équilibres de la destinée!




Chapitre IV

Les remarques de la principale locataire


Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour. Tous les
soirs, au crépuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois
seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allées du boulevard les
plus solitaires, ou entrant dans les églises à la tombée de la nuit. Il
allait volontiers à Saint-Médard qui est l'église la plus proche. Quand
il n'emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme; mais
c'était la joie de l'enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait
une heure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Il
marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces.

Il se trouva que Cosette était très gaie.

La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions.

Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu, mais comme des
gens très gênés. Jean Valjean n'avait rien changé au mobilier du premier
jour; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte
vitrée du cabinet de Cosette.

Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux
chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait
quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un
sou. Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. Il arrivait
aussi parfois qu'il rencontrait quelque misérable demandant la charité,
alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s'approchait
furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce de
monnaie, souvent une pièce d'argent, et s'éloignait rapidement. Cela
avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans le quartier
sous le nom du _mendiant qui fait l'aumône_. La vieille _principale
locataire_, créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain de
l'attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu'il
s'en doutât. Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui
restait de son passé deux dents, l'une en haut, l'autre en bas, qu'elle
cognait toujours l'une contre l'autre. Elle avait fait des questions à
Cosette qui, ne sachant rien, n'avait pu rien dire, sinon qu'elle venait
de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui
entrait, d'un air qui sembla à la commère particulier, dans un des
compartiments inhabités de la masure. Elle le suivit du pas d'une
vieille chatte, et put l'observer, sans en être vue, par la fente de la
porte qui était tout contre. Jean Valjean, pour plus de précaution sans
doute, tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa
poche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit à
découdre la doublure d'un pan de sa redingote et il tira de l'ouverture
un morceau de papier jaunâtre qu'il déplia. La vieille reconnut avec
épouvante que c'était un billet de mille francs. C'était le second ou le
troisième qu'elle voyait depuis qu'elle était au monde. Elle s'enfuit
très effrayée.

Un moment après, Jean Valjean l'aborda et la pria d'aller lui changer ce
billet de mille francs, ajoutant que c'était le semestre de sa rente
qu'il avait touché la veille.--Où? pensa la vieille. Il n'est sorti qu'à
six heures du soir, et la caisse du gouvernement n'est certainement pas
ouverte à cette heure-là. La vieille alla changer le billet et fit ses
conjectures. Ce billet de mille francs, commenté et multiplié, produisit
une foule de conversations effarées parmi les commères de la rue des
Vignes-Saint-Marcel.

Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean, en manches de veste,
scia du bois dans le corridor. La vieille était dans la chambre et
faisait le ménage. Elle était seule, Cosette étant occupée à admirer le
bois qu'on sciait, la vieille vit la redingote accrochée à un clou, et
la scruta: la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpa
attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des
épaisseurs de papier. D'autres billets de mille francs sans doute! Elle
remarqua en outre qu'il y avait toutes sortes de choses dans les poches,
non seulement les aiguilles, les ciseaux et le fil qu'elle avait vus,
mais un gros portefeuille, un très grand couteau, et, détail suspect,
plusieurs perruques de couleurs variées. Chaque poche de cette redingote
avait l'air d'être une façon d'en-cas pour des événements imprévus.

Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de
l'hiver.




Chapitre V

Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit


Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s'accroupissait sur la
margelle d'un puits banal condamné, et auquel Jean Valjean faisait
volontiers la charité. Il ne passait guère devant cet homme sans lui
donner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant
disaient qu'il était _de la police_. C'était un vieux bedeau de
soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.

Un soir que Jean Valjean passait par là, il n'avait pas Cosette avec
lui, il aperçut le mendiant à sa place ordinaire sous le réverbère qu'on
venait d'allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était
tout courbé. Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône
accoutumée. Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement Jean
Valjean, puis baissa rapidement la tête. Ce mouvement fut comme un
éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu'il venait
d'entrevoir, à la lueur du réverbère, non le visage placide et béat du
vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut l'impression
qu'on aurait en se trouvant tout à coup dans l'ombre face à face avec un
tigre. Il recula terrifié et pétrifié, n'osant ni respirer, ni parler,
ni rester, ni fuir, considérant le mendiant qui avait baissé sa tête
couverte d'une loque et paraissait ne plus savoir qu'il était là. Dans
ce moment étrange, un instinct, peut-être l'instinct mystérieux de la
conservation, fit que Jean Valjean ne prononça pas une parole. Le
mendiant avait la même taille, les mêmes guenilles, la même apparence
que tous les jours.--Bah!... dit Jean Valjean, je suis fou! je rêve!
impossible!--Et il rentra profondément troublé.

C'est à peine s'il osait s'avouer à lui-même que cette figure qu'il
avait cru voir était la figure de Javert.

La nuit, en y réfléchissant, il regretta de n'avoir pas questionné
l'homme pour le forcer à lever la tête une seconde fois.

Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. Le mendiant était à sa
place.--Bonjour, bonhomme, dit résolument Jean Valjean en lui donnant un
sou. Le mendiant leva la tête, et répondit d'une voix dolente:--Merci,
mon bon monsieur.--C'était bien le vieux bedeau. Jean Valjean se sentit
pleinement rassuré. Il se mit à rire.--Où diable ai-je été voir là
Javert? pensa-t-il. Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue à
présent?--Il n'y songea plus.

Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir, il était dans
sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute voix, il entendit
ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier.
La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours
à la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe à
Cosette de se taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. À la rigueur
ce pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez
l'apothicaire. Jean Valjean écouta. Le pas était lourd et sonnait comme
le pas d'un homme; mais la vieille portait de gros souliers et rien ne
ressemble au pas d'un homme comme le pas d'une vieille femme. Cependant
Jean Valjean souffla sa chandelle.

Il avait envoyé Cosette au lit en lui disant tout bas:--Couche-toi bien
doucement; et, pendant qu'il la baisait au front, les pas s'étaient
arrêtés. Jean Valjean demeura en silence, immobile, le dos tourné à la
porte, assis sur sa chaise dont il n'avait pas bougé, retenant son
souffle dans l'obscurité. Au bout d'un temps assez long, n'entendant
plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les
yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de la
serrure. Cette lumière faisait une sorte d'étoile sinistre dans le noir
de la porte et du mur. Il y avait évidemment là quelqu'un qui tenait une
chandelle à la main, et qui écoutait. Quelques minutes s'écoulèrent, et
la lumière s'en alla. Seulement il n'entendit plus aucun bruit de pas,
ce qui semblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte
avait ôté ses souliers.

Jean Valjean se jeta tout habillé sur son lit et ne put fermer l'oeil de
la nuit.

Au point du jour, comme il s'assoupissait de fatigue, il fut réveillé
par le grincement d'une porte qui s'ouvrait à quelque mansarde du fond
du corridor, puis il entendit le même pas d'homme qui avait monté
l'escalier la veille. Le pas s'approchait. Il se jeta à bas du lit et
appliqua son oeil au trou de sa serrure, lequel était assez grand,
espérant voir au passage l'être quelconque qui s'était introduit la nuit
dans la masure et qui avait écouté à sa porte. C'était un homme en effet
qui passa, cette fois sans s'arrêter, devant la chambre de Jean Valjean.
Le corridor était encore trop obscur pour qu'on pût distinguer son
visage; mais quand l'homme arriva à l'escalier, un rayon de la lumière
du dehors le fit saillir comme une silhouette, et Jean Valjean le vit de
dos complètement. L'homme était de haute taille, vêtu d'une redingote
longue, avec un gourdin sous son bras. C'était l'encolure formidable de
Javert.

Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le
boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n'osa pas.

Il était évident que cet homme était entré avec une clef, et comme chez
lui. Qui lui avait donné cette clef? qu'est-ce que cela voulait dire?

À sept heures du matin, quand la vieille vint faire le ménage, Jean
Valjean lui jeta un coup d'oeil pénétrant, mais il ne l'interrogea pas.
La bonne femme était comme à l'ordinaire.

Tout en balayant, elle lui dit:--Monsieur a peut-être entendu quelqu'un
qui entrait cette nuit?

À cet âge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c'est la nuit la
plus noire.

--À propos, c'est vrai, répondit-il de l'accent le plus naturel. Qui
était-ce donc?

--C'est un nouveau locataire, dit la vieille, qu'il y a dans la maison.

--Et qui s'appelle?

--Je ne sais plus trop. Monsieur Dumont ou Daumont. Un nom comme cela.

--Et qu'est-ce qu'il est, ce monsieur Dumont.

La vieille le considéra avec ses petits yeux de fouine, et répondit:

--Un rentier, comme vous.

Elle n'avait peut-être aucune intention. Jean Valjean crut lui en
démêler une.

Quant la vieille fut partie, il fit un rouleau d'une centaine de francs
qu'il avait dans une armoire et le mit dans sa poche. Quelque précaution
qu'il prit dans cette opération pour qu'on ne l'entendît pas remuer de
l'argent, une pièce de cent sous lui échappa des mains et roula
bruyamment sur le carreau.

À la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les côtés sur
le boulevard. Il n'y vit personne. Le boulevard semblait absolument
désert. Il est vrai qu'on peut s'y cacher derrière les arbres.

Il remonta.

--Viens, dit-il à Cosette.

Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.




Livre cinquième--À chasse noire, meute muette




Chapitre I

Les zigzags de la stratégie


Ici, pour les pages qu'on va lire et pour d'autres encore qu'on
rencontrera plus tard, une observation est nécessaire.

Voilà bien des années déjà que l'auteur de ce livre, forcé, à regret, de
parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu'il l'a quitté, Paris s'est
transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte
inconnue. Il n'a pas besoin de dire qu'il aime Paris; Paris est la ville
natale de son esprit. Par suite des démolitions et des reconstructions,
le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu'il a religieusement emporté dans sa
mémoire, est à cette heure un Paris d'autrefois. Qu'on lui permette de
parler de ce Paris-là comme s'il existait encore. Il est possible que là
où l'auteur va conduire les lecteurs en disant: «Dans telle rue il y a
telle maison», il n'y ait plus aujourd'hui ni maison ni rue. Les
lecteurs vérifieront, s'ils veulent en prendre la peine. Quant à lui, il
ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les
yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C'est une douceur pour lui
de rêver qu'il reste derrière lui quelque chose de ce qu'il voyait quand
il était dans son pays, et que tout ne s'est pas évanoui. Tant qu'on va
et vient dans le pays natal, on s'imagine que ces rues vous sont
indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de
rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers
arbres venus, que ces maisons où l'on n'entre pas vous sont inutiles,
que ces pavés où l'on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n'y
est plus, on s'aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits,
ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont
nécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons où l'on
n'entrait pas on y entrait tous les jours, et qu'on a laissé de ses
entrailles, de son sang et de son coeur dans ces pavés. Tous ces lieux
qu'on ne voit plus, qu'on ne reverra jamais peut-être, et dont on a
gardé l'image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la
mélancolie d'une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont,
pour ainsi dire, la forme même de la France; et on les aime et on les
invoque tels qu'ils sont, tels qu'ils étaient, et l'on s'y obstine, et
l'on n'y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme
au visage de sa mère.

Qu'il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit,
nous prions le lecteur d'en tenir note, et nous continuons.

Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s'était engagé
dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu'il pouvait, revenant
quelquefois brusquement sur ses pas pour s'assurer qu'il n'était point
suivi.

Cette manoeuvre est propre au cerf traqué. Sur les terrains où la trace
peut s'imprimer, cette manoeuvre a, entre autres avantages, celui de
tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C'est ce qu'en
vénerie on appelle _faux rembuchement_.

C'était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n'en fut pas fâché. La
lune, encore très près de l'horizon, coupait dans les rues de grands
pans d'ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des
maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. Il ne
réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait.
Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de
Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui.

Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six
premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif
dans sa nature. D'ailleurs, et c'est là une remarque sur laquelle nous
aurons plus d'une occasion de revenir, elle était habituée, sans trop
s'en rendre compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries de
la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui.

Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. Il se
confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. Il lui semblait qu'il
tenait, lui aussi, quelqu'un de plus grand que lui par la main; il
croyait sentir un être qui le menait, invisible. Du reste il n'avait
aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. Il n'était même pas
absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans
que Javert sût que c'était lui Jean Valjean. N'était-il pas déguisé? ne
le croyait-on pas mort? Cependant depuis quelques jours il se passait
des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas
davantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau.
Comme l'animal chassé du gîte, il cherchait un trou où se cacher, en
attendant qu'il en trouvât un où se loger.

Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans le quartier
Mouffetard, déjà endormi comme s'il avait encore la discipline du moyen
âge et le joug du couvre-feu; il combina de diverses façons, dans des
stratégies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du
Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l'Ermite. Il y a par là des
logeurs, mais il n'y entrait même pas, ne trouvant point ce qui lui
convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait
cherché sa piste, on ne l'eût perdue.

Comme onze heures sonnaient à Saint-Etienne-du-Mont, il traversait la
rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au no
14. Quelques instants après, l'instinct dont nous parlions plus haut fit
qu'il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à la
lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le
suivaient d'assez près passer successivement sous cette lanterne dans le
côté ténébreux de la rue. L'un de ces trois hommes entra dans l'allée de
la maison du commissaire. Celui qui marchait en tête lui parut
décidément suspect.--Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de
quitter la rue de Pontoise.

Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à
cause de l'heure, arpenta la rue de l'Épée-de-Bois et la rue de
l'Arbalète et s'enfonça dans la rue des Postes.

Il y a là un carrefour, où est aujourd'hui le collège Rollin et où vient
s'embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève.

(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue,
et qu'il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des
Postes. Cette rue des Postes était au treizième siècle habitée par des
potiers et son vrai nom est rue des Pots.)

La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. Jean Valjean
s'embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient
encore, il ne pourrait manquer de les très bien voir lorsqu'ils
traverseraient cette clarté.

En effet, il ne s'était pas écoulé trois minutes que les hommes
parurent. Ils étaient maintenant quatre; tous de haute taille, vêtus de
longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à
la main. Ils n'étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et
leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. On
eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.

Ils s'arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe, comme des gens
qui se consultent. Ils avaient l'air indécis. Celui qui paraissait les
conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où
s'était engagé Jean Valjean; un autre semblait indiquer avec une
certaine obstination la direction contraire. À l'instant où le premier
se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut
parfaitement Javert.




Chapitre II

Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures


L'incertitude cessait pour Jean Valjean; heureusement elle durait encore
pour ces hommes. Il profita de leur hésitation; c'était du temps perdu
pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s'était
tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des
Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et
la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumé les
réverbères à cause de la lune.

Il doubla le pas.

En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de
laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille
inscription:

             _De Goblet fils c'est ici la fabrique;_
            _Venez choisir des cruches et des brocs,_
          _Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique._
           _À tout venant le Coeur vend des Carreaux._

Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor,
longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là
il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes.
Personne derrière lui. Il respira.

Il gagna le pont d'Austerlitz.

Le péage y existait encore à cette époque.

Il se présenta au bureau du péager, et donna un sou.--C'est deux sous,
dit l'invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez
pour deux.

Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation.
Toute fuite doit être un glissement.

Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait
comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout
le pont dans l'ombre de cette charrette.

Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira
marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.

Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui; il
y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large
espace découvert et éclairé. Il n'hésita pas. Ceux qui le traquaient
étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger.
Cherché, oui; suivi, non.

Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre
deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et
comme faite exprès pour lui. Avant d'y entrer, il regarda en arrière.

Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont
d'Austerlitz.

Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont.

Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient
vers la rive droite.

Ces quatre ombres, c'étaient les quatre hommes.

Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.

Il lui restait une espérance; c'est que ces hommes peut-être n'étaient
pas encore entrés sur le pont et ne l'avaient pas aperçu au moment où il
avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.

En ce cas-là, en s'enfonçant dans la petite rue qui était devant lui,
s'il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les
terrains non bâtis, il pouvait échapper.

Il lui sembla qu'on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse.
Il y entra.




Chapitre III

Voir le plan de Paris de 1727


Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se
bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l'une à gauche,
l'autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches
d'un Y. Laquelle choisir?

Il ne balança point, il prit la droite.

Pourquoi?

C'est que la branche gauche allait vers le faubourg, c'est-à-dire vers
les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c'est-à-dire
vers les lieux déserts.

Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette
ralentissait le pas de Jean Valjean.

Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l'épaule du
bonhomme et ne disait pas un mot.

Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se
tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière
lui. Les deux ou trois premières fois qu'il se retourna, il ne vit rien,
le silence était profond, il continua sa marche un peu rassuré. Tout à
coup, à un certain instant, s'étant retourné, il lui sembla voir dans la
partie de la rue où il venait de passer, loin dans l'obscurité, quelque
chose qui bougeait.

Il se précipita en avant, plutôt qu'il ne marcha, espérant trouver
quelque ruelle latérale, s'évader par là, et rompre encore une fois sa
piste.

Il arriva à un mur.

Ce mur pourtant n'était point une impossibilité d'aller plus loin;
c'était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle
aboutissait la rue où s'était engagé Jean Valjean.

Ici encore il fallait se décider; prendre à droite ou à gauche.

Il regarda à droite. La ruelle se prolongeait en tronçon entre des
constructions qui étaient des hangars ou des granges, puis se terminait
en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac; un grand mur
blanc.

Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte, et, au bout de
deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle était l'affluent.
C'était de ce côté-là qu'était le salut.

Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de
gagner la rue qu'il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à
l'angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger,
une espèce de statue noire, immobile.

C'était quelqu'un, un homme, qui venait d'être posté là évidemment, et
qui, barrant le passage, attendait.

Jean Valjean recula.

Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean, situé entre le faubourg
Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu'ont transformés de fond en
comble les travaux récents, enlaidissements selon les uns,
transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les
vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd'hui de grandes rues
toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes, des
embarcadères de chemin de fer, une prison, Mazas; le progrès, comme on
voit, avec son correctif. Il y a un demi-siècle, dans cette langue
usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s'obstine à appeler
l'Institut _les Quatre-Nations_ et l'Opéra-Comique _Feydeau_, l'endroit
précis où était parvenu Jean Valjean se nommait _le Petit-Picpus_. La
porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les
Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe,
l'Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les
noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple
flotte sur ces épaves du passé.

Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n'a jamais été qu'une
ébauche de quartier, avait presque l'aspect monacal d'une ville
espagnole. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties.
Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était
muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et
là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix
heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares
maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.

Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l'avait déjà fort
rabroué. L'édilité républicaine l'avait démoli, percé, troué. Des dépôts
de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier
disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd'hui il
est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n'a gardé
trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris
chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à
Lyon chez Jean Girin rue Mercière, à la Prudence. Le Petit-Picpus avait
ce que nous venons d'appeler un Y de rues, formé par la rue du
Chemin-Vert-Saint-Antoine s'écartant en deux branches et prenant à
gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de rue Polonceau.
Les deux branches de l'Y étaient réunies à leur sommet comme par une
barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La rue Polonceau y
aboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le
marché Lenoir. Celui qui, venant de la Seine, arrivait à l'extrémité de
la rue Polonceau, avait à sa gauche la rue Droit-Mur, tournant
brusquement à angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et à sa
droite un prolongement tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé
le cul-de-sac Genrot.

C'est là qu'était Jean Valjean.

Comme nous venons de le dire, en apercevant la silhouette noire, en
vedette à l'angle de la rue Droit-Mur et de la petite rue Picpus, il
recula. Nul doute. Il était guetté par ce fantôme.

Que faire?

Il n'était plus temps de rétrograder. Ce qu'il avait vu remuer dans
l'ombre à quelque distance derrière lui le moment d'auparavant, c'était
sans doute Javert et son escouade. Javert était probablement déjà au
commencement de la rue à la fin de laquelle était Jean Valjean. Javert,
selon toute apparence, connaissait ce petit dédale, et avait pris ses
précautions en envoyant un de ses hommes garder l'issue. Ces
conjectures, si ressemblantes à des évidences, tourbillonnèrent tout de
suite, comme une poignée de poussière qui s'envole à un vent subit, dans
le cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de-sac Genrot;
là, barrage. Il examina la petite rue Picpus; là, une sentinelle. Il
voyait cette figure sombre se détacher en noir sur le pavé blanc inondé
de lune. Avancer, c'était tomber sur cet homme. Reculer, c'était se
jeter dans Javert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui
se resserrait lentement. Il regarda le ciel avec désespoir.




Chapitre IV

Les tâtonnements de l'évasion


Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer d'une manière
exacte la ruelle Droit-Mur, et en particulier l'angle qu'on laissait à
gauche quand on sortait de la rue Polonceau pour entrer dans cette
ruelle. La ruelle Droit-Mur était à peu près entièrement bordée à droite
jusqu'à la petite rue Picpus par des maisons de pauvre apparence; à
gauche par un seul bâtiment d'une ligne sévère composé de plusieurs
corps de logis qui allaient se haussant graduellement d'un étage ou deux
à mesure qu'ils approchaient de la petite rue Picpus; de sorte que ce
bâtiment, très élevé du côté de la petite rue Picpus, était assez bas du
côté de la rue Polonceau. Là, à l'angle dont nous avons parlé, il
s'abaissait au point de n'avoir plus qu'une muraille. Cette muraille
n'allait pas aboutir carrément à la rue; elle dessinait un pan coupé
fort en retraite, dérobé par ses deux angles à deux observateurs qui
eussent été l'un rue Polonceau, l'autre rue Droit-Mur.

À partir des deux angles du pan coupé, la muraille se prolongeait sur la
rue Polonceau jusqu'à une maison qui portait le no 49 et sur la rue
Droit-Mur, où son tronçon était beaucoup plus court, jusqu'au bâtiment
sombre dont nous avons parlé et dont elle coupait le pignon, faisant
ainsi dans la rue un nouvel angle rentrant. Ce pignon était d'un aspect
morne; on n'y voyait qu'une seule fenêtre, ou, pour mieux dire, deux
volets revêtus d'une feuille de zinc, et toujours fermés.

L'état de lieux que nous dressons ici est d'une rigoureuse exactitude et
éveillera certainement un souvenir très précis dans l'esprit des anciens
habitants du quartier.

Le pan coupé était entièrement rempli par une chose qui ressemblait à
une porte colossale et misérable. C'était un vaste assemblage informe de
planches perpendiculaires, celles d'en haut plus larges que celles d'en
bas, reliées par de longues lanières de fer transversales. À côté il y
avait une porte cochère de dimension ordinaire et dont le percement ne
remontait évidemment pas à plus d'une cinquantaine d'années.

Un tilleul montrait son branchage au-dessus du pan coupé, et le mur
était couvert de lierre du côté de la rue Polonceau.

Dans l'imminent péril où se trouvait Jean Valjean, ce bâtiment sombre
avait quelque chose d'inhabité et de solitaire qui le tentait. Il le
parcourut rapidement des yeux. Il se disait que s'il parvenait à y
pénétrer, il était peut-être sauvé. Il eut d'abord une idée et une
espérance.

Dans la partie moyenne de la devanture de ce bâtiment sur la rue
Droit-Mur, il y avait à toutes les fenêtres des divers étages de
vieilles cuvettes-entonnoirs en plomb. Les embranchements variés des
conduits qui allaient d'un conduit central aboutir à toutes ces cuvettes
dessinaient sur la façade une espèce d'arbre. Ces ramifications de
tuyaux avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps de vigne
dépouillés qui se tordent sur les devantures des anciennes fermes.

Ce bizarre espalier aux branches de tôle et de fer fut le premier objet
qui frappa le regard de Jean Valjean. Il assit Cosette le dos contre une
borne en lui recommandant le silence et courut à l'endroit où le conduit
venait toucher le pavé. Peut-être y avait-il moyen d'escalader par là et
d'entrer dans la maison. Mais le conduit était délabré et hors de
service et tenait à peine à son scellement. D'ailleurs toutes les
fenêtres de ce logis silencieux étaient grillées d'épaisses barres de
fer, même les mansardes du toit. Et puis la lune éclairait pleinement
cette façade, et l'homme qui l'observait du bout de la rue aurait vu
Jean Valjean faire l'escalade. Enfin que faire de Cosette? comment la
hisser au haut d'une maison à trois étages?

Il renonça à grimper par le conduit et rampa le long du mur pour rentrer
dans la rue Polonceau.

Quand il fut au pan coupé où il avait laissé Cosette, il remarqua que,
là, personne ne pouvait le voir. Il échappait, comme nous venons de
l'expliquer, à tous les regards, de quelque côté qu'ils vinssent. En
outre il était dans l'ombre. Enfin il y avait deux portes. Peut-être
pourrait-on les forcer. Le mur au-dessus duquel il voyait le tilleul et
le lierre donnait évidemment dans un jardin où il pourrait tout au moins
se cacher, quoiqu'il n'y eût pas encore de feuilles aux arbres, et
passer le reste de la nuit.

Le temps s'écoulait. Il fallait faire vite.

Il tâta la porte cochère et reconnut tout de suite quelle était
condamnée au dedans et au dehors. Il s'approcha de l'autre grande porte
avec plus d'espoir. Elle était affreusement décrépite, son immensité
même la rendait moins solide, les planches étaient pourries, les
ligatures de fer, il n'y en avait que trois, étaient rouillées. Il
semblait possible de percer cette clôture vermoulue.

En l'examinant, il vit que cette porte n'était pas une porte. Elle
n'avait ni gonds, ni pentures, ni serrure, ni fente au milieu. Les
bandes de fer la traversaient de part en part sans solution de
continuité. Par les crevasses des planches il entrevit des moellons et
des pierres grossièrement cimentés que les passants pouvaient y voir
encore il y a dix ans. Il fut forcé de s'avouer avec consternation que
cette apparence de porte était simplement le parement en bois d'une
bâtisse à laquelle elle était adossée. Il était facile d'arracher une
planche, mais on se trouvait face à face avec un mur.




Chapitre V

Qui serait impossible avec l'éclairage au gaz


En ce moment un bruit sourd et cadencé commença à se faire entendre à
quelque distance. Jean Valjean risqua un peu son regard en dehors du
coin de la rue. Sept ou huit soldats disposés en peloton venaient de
déboucher dans la rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela
venait vers lui.

Ces soldats, en tête desquels il distinguait la haute stature de Javert,
s'avançaient lentement et avec précaution. Ils s'arrêtaient fréquemment.
Il était visible qu'ils exploraient tous les recoins des murs et toutes
les embrasures de portes et d'allées.

C'était, et ici la conjecture ne pouvait se tromper, quelque patrouille
que Javert avait rencontrée et qu'il avait requise.

Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs.

Du pas dont ils marchaient, et avec les stations qu'ils faisaient, il
leur fallait environ un quart d'heure pour arriver à l'endroit où se
trouvait Jean Valjean. Ce fut un instant affreux. Quelques minutes
séparaient Jean Valjean de cet épouvantable précipice qui s'ouvrait
devant lui pour la troisième fois. Et le bagne maintenant n'était plus
seulement le bagne, c'était Cosette perdue à jamais; c'est-à-dire une
vie qui ressemblait au dedans d'une tombe.

Il n'y avait plus qu'une chose possible.

Jean Valjean avait cela de particulier qu'on pouvait dire qu'il portait
deux besaces; dans l'une il avait les pensées d'un saint, dans l'autre
les redoutables talents d'un forçat. Il fouillait dans l'une ou dans
l'autre, selon l'occasion.

Entre autres ressources, grâce à ses nombreuses évasions du bagne de
Toulon, il était, on s'en souvient, passé maître dans cet art incroyable
de s'élever, sans échelles, sans crampons, par la seule force
musculaire, en s'appuyant de la nuque, des épaules, des hanches et des
genoux, en s'aidant à peine des rares reliefs de la pierre, dans l'angle
droit d'un mur, au besoin jusqu'à la hauteur d'un sixième étage; art qui
a rendu si effrayant et si célèbre le coin de la cour de la Conciergerie
de Paris par où s'échappa, il y a une vingtaine d'années, le condamné
Battemolle.

Jean Valjean mesura des yeux la muraille au-dessus de laquelle il voyait
le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds de haut. L'angle qu'elle
faisait avec le pignon du grand bâtiment était rempli, dans sa partie
inférieure, d'un massif de maçonnerie de forme triangulaire,
probablement destiné à préserver ce trop commode recoin des stations de
ces stercoraires qu'on appelle les passants. Ce remplissage préventif
des coins de mur est fort usité à Paris.

Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Du sommet de ce massif
l'espace à franchir pour arriver sur le mur n'était guère que de
quatorze pieds.

Le mur était surmonté d'une pierre plate sans chevron.

La difficulté était Cosette. Cosette elle, ne savait pas escalader un
mur. L'abandonner? Jean Valjean n'y songeait pas. L'emporter était
impossible. Toutes les forces d'un homme lui sont nécessaires pour mener
à bien ces étranges ascensions. Le moindre fardeau dérangerait son
centre de gravité et le précipiterait.

Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n'en avait pas. Où trouver une
corde à minuit, rue Polonceau? Certes, en cet instant-là, si Jean
Valjean avait eu un royaume, il l'eût donné pour une corde. Toutes les
situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt
nous illuminent.

Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du
cul-de-sac Genrot.

À cette époque il n'y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris.
À la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en
distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d'une corde qui
traversait la rue de part en part et qui s'ajustait dans la rainure
d'une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé
au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l'allumeur
avait la clef, et la corde elle-même était protégée jusqu'à une certaine
hauteur par un étui de métal.

Jean Valjean, avec l'énergie d'une lutte suprême, franchit la rue d'un
bond, entra dans le cul-de-sac, fit sauter le pêne de la petite armoire
avec la pointe de son couteau, et un instant après il était revenu près
de Cosette. Il avait une corde. Ils vont vite en besogne, ces sombres
trouveurs d'expédients, aux prises avec la fatalité.

Nous avons expliqué que les réverbères n'avaient pas été allumés cette
nuit-là. La lanterne du cul-de-sac Genrot se trouvait donc naturellement
éteinte comme les autres, et l'on pouvait passer à côté sans même
remarquer qu'elle n'était plus à sa place.

Cependant l'heure, le lieu, l'obscurité, la préoccupation de Jean
Valjean, ses gestes singuliers, ses allées et venues, tout cela
commençait à inquiéter Cosette. Tout autre enfant qu'elle aurait depuis
longtemps jeté les hauts cris. Elle se borna à tirer Jean Valjean par le
pan de sa redingote. On entendait toujours de plus en plus distinctement
le bruit de la patrouille qui approchait.

--Père, dit-elle tout bas, j'ai peur. Qu'est-ce qui vient donc là?

--Chut! répondit le malheureux homme. C'est la Thénardier.

Cosette tressaillit. Il ajouta:

--Ne dis rien. Laisse-moi faire. Si tu cries, si tu pleures, la
Thénardier te guette. Elle vient pour te ravoir.

Alors, sans se hâter, mais sans s'y reprendre à deux fois pour rien,
avec une précision ferme et brève, d'autant plus remarquable en un
pareil moment que la patrouille et Javert pouvaient survenir d'un
instant à l'autre, il défit sa cravate, la passa autour du corps de
Cosette sous les aisselles en ayant soin qu'elle ne pût blesser
l'enfant, rattacha cette cravate à un bout de la corde au moyen de ce
noeud que les gens de mer appellent noeud d'hirondelle, prit l'autre
bout de cette corde dans ses dents, ôta ses souliers et ses bas qu'il
jeta par-dessus la muraille, monta sur le massif de maçonnerie, et
commença à s'élever dans l'angle du mur et du pignon avec autant de
solidité et de certitude que s'il eût eu des échelons sous les talons et
sous les coudes. Une demi-minute ne s'était pas écoulée qu'il était à
genoux sur le mur.

Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole. La
recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thénardier l'avaient
glacée.

Tout à coup elle entendit la voix de Jean Valjean qui lui criait, tout
en restant très basse:

--Adosse-toi au mur.

Elle obéit.

--Ne dis pas un mot et n'aie pas peur, reprit Jean Valjean.

Et elle se sentit enlever de terre.

Avant qu'elle eût eu le temps de se reconnaître, elle était au haut de
la muraille.

Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux petites
mains dans sa main gauche, se coucha à plat ventre et rampa sur le haut
du mur jusqu'au pan coupé. Comme il l'avait deviné, il y avait là une
bâtisse dont le toit partait du haut de la clôture en bois et descendait
fort près de terre, selon un plan assez doucement incliné, en effleurant
le tilleul.

Circonstance heureuse, car la muraille était beaucoup plus haute de ce
côté que du côté de la rue. Jean Valjean n'apercevait le sol au-dessous
de lui que très profondément.

Il venait d'arriver au plan incliné du toit et n'avait pas encore lâché
la crête de la muraille lorsqu'un hourvari violent annonça l'arrivée de
la patrouille. On entendit la voix tonnante de Javert:

--Fouillez le cul-de-sac! La rue Droit-Mur est gardée, la petite rue
Picpus aussi. Je réponds qu'il est dans le cul-de-sac!

Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot.

Jean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en soutenant
Cosette, atteignit le tilleul et sauta à terre. Soit terreur, soit
courage, Cosette n'avait pas soufflé. Elle avait les mains un peu
écorchées.




Chapitre VI

Commencement d'une énigme


Jean Valjean se trouvait dans une espèce de jardin fort vaste et d'un
aspect singulier; un de ces jardins tristes qui semblent faits pour être
regardés l'hiver et la nuit. Ce jardin était d'une forme oblongue, avec
une allée de grands peupliers au fond, des futaies assez hautes dans les
coins, et un espace sans ombre au milieu, où l'on distinguait un très
grand arbre isolé, puis quelques arbres fruitiers tordus et hérissés
comme de grosses broussailles, des carrés de légumes, une melonnière
dont les cloches brillaient à la lune, et un vieux puisard. Il y avait
çà et là des bancs de pierre qui semblaient noirs de mousse. Les allées
étaient bordées de petits arbustes sombres, et toutes droites. L'herbe
en envahissait la moitié et une moisissure verte couvrait le reste.

Jean Valjean avait à côté de lui la bâtisse dont le toit lui avait servi
pour descendre, un tas de fagots, et derrière les fagots, tout contre le
mur, une statue de pierre dont la face mutilée n'était plus qu'un masque
informe qui apparaissait vaguement dans l'obscurité.

La bâtisse était une sorte de ruine où l'on distinguait des chambres
démantelées dont une, tout encombrée, semblait servir de hangar.

Le grand bâtiment de la rue Droit-Mur qui faisait retour sur la petite
rue Picpus développait sur ce jardin deux façades en équerre. Ces
façades du dedans étaient plus tragiques encore que celles du dehors.
Toutes les fenêtres étaient grillées. On n'y entrevoyait aucune lumière.
Aux étages supérieurs il y avait des hottes comme aux prisons. L'une de
ces façades projetait sur l'autre son ombre qui retombait sur le jardin
comme un immense drap noir.

On n'apercevait pas d'autre maison. Le fond du jardin se perdait dans la
brume et dans la nuit. Cependant on y distinguait confusément des
murailles qui s'entrecoupaient comme s'il y avait d'autres cultures au
delà, et les toits bas de la rue Polonceau.

On ne pouvait rien se figurer de plus farouche et de plus solitaire que
ce jardin. Il n'y avait personne, ce qui était tout simple à cause de
l'heure; mais il ne semblait pas que cet endroit fût fait pour que
quelqu'un y marchât, même en plein midi.

Le premier soin de Jean Valjean avait été de retrouver ses souliers et
de se rechausser, puis d'entrer dans le hangar avec Cosette. Celui qui
s'évade ne se croit jamais assez caché. L'enfant, songeant toujours à la
Thénardier, partageait son instinct de se blottir le plus possible.

Cosette tremblait et se serrait contre lui. On entendait le bruit
tumultueux de la patrouille qui fouillait le cul-de-sac et la rue, les
coups de crosse contre les pierres, les appels de Javert aux mouchards
qu'il avait postés, et ses imprécations mêlées de paroles qu'on ne
distinguait point.

Au bout d'un quart d'heure, il sembla que cette espèce de grondement
orageux commençait à s'éloigner. Jean Valjean ne respirait pas.

Il avait posé doucement sa main sur la bouche de Cosette.

Au reste la solitude où il se trouvait était si étrangement calme que
cet effroyable tapage, si furieux et si proche, n'y jetait même pas
l'ombre d'un trouble. Il semblait que ces murs fussent bâtis avec ces
pierres sourdes dont parle l'Écriture.

Tout à coup, au milieu de ce calme profond, un nouveau bruit s'éleva; un
bruit céleste, divin, ineffable, aussi ravissant que l'autre était
horrible. C'était un hymne qui sortait des ténèbres, un éblouissement de
prière et d'harmonie dans l'obscur et effrayant silence de la nuit; des
voix de femmes, mais des voix composées à la fois de l'accent pur des
vierges et de l'accent naïf des enfants, de ces voix qui ne sont pas de
la terre et qui ressemblent à celles que les nouveau-nés entendent
encore et que les moribonds entendent déjà. Ce chant venait du sombre
édifice qui dominait le jardin. Au moment où le vacarme des démons
s'éloignait, on eût dit un choeur d'anges qui s'approchait dans l'ombre.

Cosette et Jean Valjean tombèrent à genoux.

Ils ne savaient pas ce que c'était, ils ne savaient pas où ils étaient,
mais ils sentaient tous deux, l'homme et l'enfant, le pénitent et
l'innocent, qu'il fallait qu'ils fussent à genoux.

Ces voix avaient cela d'étrange qu'elles n'empêchaient pas que le
bâtiment ne parût désert. C'était comme un chant surnaturel dans une
demeure inhabitée.

Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne songeait plus à rien.
Il ne voyait plus la nuit, il voyait un ciel bleu. Il lui semblait
sentir s'ouvrir ces ailes que nous avons tous au dedans de nous.

Le chant s'éteignit. Il avait peut-être duré longtemps. Jean Valjean
n'aurait pu le dire. Les heures de l'extase ne sont jamais qu'une
minute.

Tout était retombé dans le silence. Plus rien dans la rue, plus rien
dans le jardin. Ce qui menaçait, ce qui rassurait, tout s'était évanoui.
Le vent froissait dans la crête du mur quelques herbes sèches qui
faisaient un petit bruit doux et lugubre.




Chapitre VII

Suite de l'énigme


La bise de nuit s'était levée, ce qui indiquait qu'il devait être entre
une et deux heures du matin. La pauvre Cosette ne disait rien. Comme
elle s'était assise à terre à son côté et qu'elle avait penché sa tête
sur lui, Jean Valjean pensa quelle s'était endormie. Il se baissa et la
regarda. Cosette avait les yeux tout grands ouverts et un air pensif qui
fit mal à Jean Valjean.

Elle tremblait toujours.

--As-tu envie de dormir? dit Jean Valjean.

--J'ai bien froid, répondit-elle.

Un moment après elle reprit:

--Est-ce qu'elle est toujours là?

--Qui? dit Jean Valjean.

--Madame Thénardier.

Jean Valjean avait déjà oublié le moyen dont il s'était servi pour faire
garder le silence à Cosette.

--Ah! dit-il, elle est partie. Ne crains plus rien.

L'enfant soupira comme si un poids se soulevait de dessus sa poitrine.

La terre était humide, le hangar ouvert de toute part, la bise plus
fraîche à chaque instant. Le bonhomme ôta sa redingote et en enveloppa
Cosette.

--As-tu moins froid ainsi? dit-il.

--Oh oui, père!

--Eh bien, attends-moi un instant. Je vais revenir.

Il sortit de la ruine, et se mit à longer le grand bâtiment, cherchant
quelque abri meilleur. Il rencontra des portes, mais elles étaient
fermées. Il y avait des barreaux à toutes les croisées du
rez-de-chaussée.

Comme il venait de dépasser l'angle intérieur de l'édifice, il remarqua
qu'il arrivait à des fenêtres cintrées, et il y aperçut quelque clarté.
Il se haussa sur la pointe du pied et regarda par l'une de ces fenêtres.
Elles donnaient toutes dans une salle assez vaste, pavée de larges
dalles, coupée d'arcades et de piliers, où l'on ne distinguait rien
qu'une petite lueur et de grandes ombres. La lueur venait d'une
veilleuse allumée dans un coin. Cette salle était déserte et rien n'y
bougeait. Cependant, à force de regarder, il crut voir à terre, sur le
pavé, quelque chose qui paraissait couvert d'un linceul et qui
ressemblait à une forme humaine. Cela était étendu à plat ventre, la
face contre la pierre, les bras en croix, dans l'immobilité de la mort.
On eût dit, à une sorte de serpent qui traînait sur le pavé, que cette
forme sinistre avait la corde au cou.

Toute la salle baignait dans cette brume des lieux à peine éclairés qui
ajoute à l'horreur.

Jean Valjean a souvent dit depuis que, quoique bien des spectacles
funèbres eussent traversé sa vie, jamais il n'avait rien vu de plus
glaçant et de plus terrible que cette figure énigmatique accomplissant
on ne sait quel mystère inconnu dans ce lieu sombre et ainsi entrevue
dans la nuit. Il était effrayant de supposer que cela était peut-être
mort, et plus effrayant encore de songer que cela était peut-être
vivant.

Il eut le courage de coller son front à la vitre et d'épier si cette
chose remuerait. Il eut beau rester un temps qui lui parut très long, la
forme étendue ne faisait aucun mouvement. Tout à coup il se sentit pris
d'une épouvante inexprimable, et il s'enfuit. Il se mit à courir vers le
hangar sans oser regarder en arrière. Il lui semblait que s'il tournait
la tête il verrait la figure marcher derrière lui à grands pas en
agitant les bras.

Il arriva à la ruine haletant. Ses genoux pliaient; la sueur lui coulait
dans les reins.

Où était-il? qui aurait jamais pu s'imaginer quelque chose de pareil à
cette espèce de sépulcre au milieu de Paris? qu'était-ce que cette
étrange maison? Édifice plein de mystères nocturnes, appelant les âmes
dans l'ombre avec la voix des anges et, lorsqu'elles viennent, leur
offrant brusquement cette vision épouvantable, promettant d'ouvrir la
porte radieuse du ciel et ouvrant la porte horrible du tombeau! Et cela
était bien en effet un édifice, une maison qui avait son numéro dans une
rue! Ce n'était pas un rêve! Il avait besoin d'en toucher les pierres
pour y croire.

Le froid, l'anxiété, l'inquiétude, les émotions de la soirée, lui
donnaient une véritable fièvre, et toutes ces idées s'entre-heurtaient
dans son cerveau.

Il s'approcha de Cosette. Elle dormait.




Chapitre VIII

L'énigme redouble


L'enfant avait posé sa tête sur une pierre et s'était endormie.

Il s'assit auprès d'elle et se mit à la considérer. Peu à peu, à mesure
qu'il la regardait, il se calmait, et il reprenait possession de sa
liberté d'esprit.

Il percevait clairement cette vérité, le fond de sa vie désormais, que
tant qu'elle serait là, tant qu'il l'aurait près de lui, il n'aurait
besoin de rien que pour elle, ni peur de rien qu'à cause d'elle. Il ne
sentait même pas qu'il avait très froid, ayant quitté sa redingote pour
l'en couvrir.

Cependant, à travers la rêverie où il était tombé, il entendait depuis
quelque temps un bruit singulier. C'était comme un grelot qu'on agitait.
Ce bruit était dans le jardin. On l'entendait distinctement, quoique
faiblement. Cela ressemblait à la petite musique vague que font les
clarines des bestiaux la nuit dans les pâturages.

Ce bruit fit retourner Jean Valjean.

Il regarda, et vit qu'il y avait quelqu'un dans le jardin.

Un être qui ressemblait à un homme marchait au milieu des cloches de la
melonnière, se levant, se baissant, s'arrêtant, avec des mouvements
réguliers, comme s'il traînait ou étendait quelque chose à terre. Cet
être paraissait boiter.

Jean Valjean tressaillit avec ce tremblement continuel des malheureux.
Tout leur est hostile et suspect. Ils se défient du jour parce qu'il
aide à les voir et de la nuit parce qu'elle aide à les surprendre. Tout
à l'heure il frissonnait de ce que le jardin était désert, maintenant il
frissonnait de ce qu'il y avait quelqu'un.

Il retomba des terreurs chimériques aux terreurs réelles. Il se dit que
Javert et les mouchards n'étaient peut-être pas partis, que sans doute
ils avaient laissé dans la rue des gens en observation, que, si cet
homme le découvrait dans ce jardin, il crierait au voleur, et le
livrerait. Il prit doucement Cosette endormie dans ses bras et la porta
derrière un tas de vieux meubles hors d'usage, dans le coin le plus
reculé du hangar. Cosette ne remua pas.

De là il observa les allures de l'être qui était dans la melonnière. Ce
qui était bizarre, c'est que le bruit du grelot suivait tous les
mouvements de cet homme. Quand l'homme s'approchait, le bruit
s'approchait; quand il s'éloignait, le bruit s'éloignait; s'il faisait
quelque geste précipité, un trémolo accompagnait ce geste; quand il
s'arrêtait, le bruit cessait. Il paraissait évident que le grelot était
attaché à cet homme; mais alors qu'est-ce que cela pouvait signifier?
qu'était-ce que cet homme auquel une clochette était suspendue comme à
un bélier ou à un boeuf?

Tout en se faisant ces questions, il toucha les mains de Cosette. Elles
étaient glacées.

--Ah mon Dieu! dit-il.

Il appela à voix basse:

--Cosette!

Elle n'ouvrit pas les yeux.

Il la secoua vivement.

Elle ne s'éveilla pas.

--Serait-elle morte! dit-il, et il se dressa debout, frémissant de la
tête aux pieds.

Les idées les plus affreuses lui traversèrent l'esprit pêle-mêle. Il y a
des moments où les suppositions hideuses nous assiègent comme une cohue
de furies et forcent violemment les cloisons de notre cerveau. Quand il
s'agit de ceux que nous aimons, notre prudence invente toutes les
folies. Il se souvint que le sommeil peut être mortel en plein air dans
une nuit froide.

Cosette, pâle, était retombée étendue à terre à ses pieds sans faire un
mouvement.

Il écouta son souffle; elle respirait; mais d'une respiration qui lui
paraissait faible et prête à s'éteindre.

Comment la réchauffer? comment la réveiller? Tout ce qui n'était pas
ceci s'effaça de sa pensée. Il s'élança éperdu hors de la ruine.

Il fallait absolument qu'avant un quart d'heure Cosette fût devant un
feu et dans un lit.




Chapitre IX

L'homme au grelot


Il marcha droit à l'homme qu'il apercevait dans le jardin. Il avait pris
à sa main le rouleau d'argent qui était dans la poche de son gilet.

Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. En quelques
enjambées, Jean Valjean fut à lui.

Jean Valjean l'aborda en criant:

--Cent francs!

L'homme fit un soubresaut et leva les yeux.

--Cent francs à gagner, reprit Jean Valjean, si vous me donnez asile
pour cette nuit!

La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Valjean.

--Tiens, c'est vous, père Madeleine! dit l'homme.

Ce nom, ainsi prononcé, à cette heure obscure, dans ce lieu inconnu, par
cet homme inconnu, fit reculer Jean Valjean.

Il s'attendait à tout, excepté à cela. Celui qui lui parlait était un
vieillard courbé et boiteux, vêtu à peu près comme un paysan, qui avait
au genou gauche une genouillère de cuir où pendait une assez grosse
clochette. On ne distinguait pas son visage qui était dans l'ombre.

Cependant ce bonhomme avait ôté son bonnet, et s'écriait tout tremblant:

--Ah mon Dieu! comment êtes-vous ici, père Madeleine? Par où êtes-vous
entré, Dieu Jésus? Vous tombez donc du ciel! Ce n'est pas l'embarras, si
vous tombez jamais, c'est de là que vous tomberez. Et comme vous voilà
fait! Vous n'avez pas de cravate, vous n'avez pas de chapeau, vous
n'avez pas d'habit! Savez-vous que vous auriez fait peur à quelqu'un qui
ne vous aurait pas connu? Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints
deviennent fous à présent? Mais comment donc êtes-vous entré ici?

Un mot n'attendait pas l'autre. Le vieux homme parlait avec une
volubilité campagnarde où il n'y avait rien d'inquiétant. Tout cela
était dit avec un mélange de stupéfaction et de bonhomie naïve.

--Qui êtes-vous? et qu'est-ce que c'est que cette maison-ci? demanda
Jean Valjean.

--Ah, pardieu, voilà qui est fort! s'écria le vieillard, je suis celui
que vous avez fait placer ici, et cette maison est celle où vous m'avez
fait placer. Comment! vous ne me reconnaissez pas?

--Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous me connaissiez,
vous?

--Vous m'avez sauvé la vie, dit l'homme.

Il se tourna, un rayon de lune lui dessina le profil, et Jean Valjean
reconnut le vieux Fauchelevent.

--Ah.! dit Jean Valjean, c'est vous? oui, je vous reconnais.

--C'est bien heureux! fit le vieux d'un ton de reproche.

--Et que faites-vous ici? reprit Jean Valjean.

--Tiens! je couvre mes melons donc!

Le vieux Fauchelevent tenait en effet à la main, au moment où Jean
Valjean l'avait accosté, le bout d'un paillasson qu'il était occupé à
étendre sur la melonnière. Il en avait déjà ainsi posé un certain nombre
depuis une heure environ qu'il était dans le jardin. C'était cette
opération qui lui faisait faire les mouvements particuliers observés du
hangar par Jean Valjean.

Il continua:

--Je me suis dit: la lune est claire, il va geler. Si je mettais à mes
melons leurs carricks? Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un
gros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant! Mais comment
donc êtes-vous ici?

Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de
Madeleine, n'avançait plus qu'avec précaution. Il multipliait les
questions. Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. C'était lui,
intrus, qui interrogeait.

--Et qu'est-ce que c'est que cette sonnette que vous avez au genou?

--Ça? répondit Fauchelevent, c'est pour qu'on m'évite.

--Comment! pour qu'on vous évite?

Le vieux Fauchelevent cligna de l'oeil d'un air inexprimable.

--Ah dame! il n'y a que des femmes dans cette maison-ci; beaucoup de
jeunes filles. Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. La
sonnette les avertit. Quand je viens, elles s'en vont.

--Qu'est-ce que c'est que cette maison-ci?

--Tiens! vous savez bien.

--Mais non, je ne sais pas.

--Puisque vous m'y avez fait placer jardinier!

--Répondez-moi comme si je ne savais rien.

--Eh bien, c'est le couvent du Petit-Picpus donc!

Les souvenirs revenaient à Jean Valjean. Le hasard, c'est-à-dire la
providence, l'avait jeté précisément dans ce couvent du quartier
Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa
charrette, avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de
cela. Il répéta comme se parlant à lui-même:

--Le couvent du Petit-Picpus!

--Ah çà mais, au fait, reprit Fauchelevent, comment diable avez-vous
fait pour y entrer, vous, père Madeleine? Vous avez beau être un saint,
vous êtes un homme, et il n'entre pas d'hommes ici.

--Vous y êtes bien.

--Il n'y a que moi.

--Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j'y reste.

--Ah mon Dieu! s'écria Fauchelevent.

Jean Valjean s'approcha du vieillard et lui dit d'une voix grave:

--Père Fauchelevent, je vous ai sauvé la vie.

--C'est moi qui m'en suis souvenu le premier, répondit Fauchelevent.

--Eh bien, vous pouvez faire aujourd'hui pour moi ce que j'ai fait
autrefois pour vous.

Fauchelevent prit dans ses vieilles mains ridées et tremblantes les deux
robustes mains de Jean Valjean, et fut quelques secondes comme s'il ne
pouvait parler. Enfin il s'écria:

--Oh! ce serait une bénédiction du bon Dieu si je pouvais vous rendre un
peu cela! Moi! vous sauver la vie! Monsieur le maire, disposez du vieux
bonhomme!

Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard. Un rayon
semblait lui sortir du visage.

--Que voulez-vous que je fasse? reprit-il.

--Je vous expliquerai cela. Vous avez une chambre?

--J'ai une baraque isolée, là, derrière la ruine du vieux couvent, dans
un recoin que personne ne voit. Il y a trois chambres. La baraque était
en effet si bien cachée derrière la ruine et si bien disposée pour que
personne ne la vît, que Jean Valjean ne l'avait pas vue.

--Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous demande deux choses.

--Lesquelles, monsieur le maire?

--Premièrement, vous ne direz à personne ce que vous savez de moi.
Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en savoir davantage.

--Comme vous voudrez. Je sais que vous ne pouvez rien faire que
d'honnête et que vous avez toujours été un homme du bon Dieu. Et puis
d'ailleurs, c'est vous qui m'avez mis ici. Ça vous regarde. Je suis à
vous.

--C'est dit. À présent, venez avec moi. Nous allons chercher l'enfant.

--Ah! dit Fauchelevent. Il y a un enfant!

Il n'ajouta pas une parole et suivit Jean Valjean comme un chien suit
son maître.

Moins d'une demi-heure après, Cosette, redevenue rose à la flamme d'un
bon feu, dormait dans le lit du vieux jardinier. Jean Valjean avait
remis sa cravate et sa redingote; le chapeau lancé par-dessus le mur
avait été retrouvé et ramassé; pendant que Jean Valjean endossait sa
redingote, Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, qui
maintenant, accrochée à un clou près d'une hotte, ornait le mur. Les
deux hommes se chauffaient accoudés sur une table où Fauchelevent avait
posé un morceau de fromage, du pain bis, une bouteille de vin et deux
verres, et le vieux disait à Jean Valjean en lui posant la main sur le
genou:

--Ah! père Madeleine! vous ne m'avez pas reconnu tout de suite! Vous
sauvez la vie aux gens, et après vous les oubliez! Oh! c'est mal! eux
ils se souviennent de vous! vous êtes un ingrat!




Chapitre X

Où il est expliqué comment Javert a fait buisson creux


Les événements dont nous venons de voir, pour ainsi dire, l'envers,
s'étaient accomplis dans les conditions les plus simples.

Lorsque Jean Valjean, dans la nuit même du jour où Javert l'arrêta près
du lit de mort de Fantine, s'échappa de la prison municipale de
Montreuil-sur-Mer, la police supposa que le forçat évadé avait dû se
diriger vers Paris. Paris est un maelström où tout se perd, et tout
disparaît dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la mer.
Aucune forêt ne cache un homme comme cette foule. Les fugitifs de toute
espèce le savent. Ils vont à Paris comme à un engloutissement; il y a
des engloutissements qui sauvent. La police aussi le sait, et c'est à
Paris qu'elle cherche ce qu'elle a perdu ailleurs. Elle y chercha
l'ex-maire de Montreuil-sur-Mer. Javert fut appelé à Paris afin
d'éclairer les perquisitions. Javert en effet aida puissamment à
reprendre Jean Valjean. Le zèle et l'intelligence de Javert en cette
occasion furent remarqués de Mr Chabouillet, secrétaire de la préfecture
sous le comte Anglès. Mr Chabouillet, qui du reste avait déjà protégé
Javert, fit attacher l'inspecteur de Montreuil-sur-Mer à la police de
Paris. Là Javert se rendit diversement et, disons-le, quoique le mot
semble inattendu pour de pareils services, honorablement utile.

Il ne songeait plus à Jean Valjean,--à ces chiens toujours en chasse, le
loup d'aujourd'hui fait oublier le loup d'hier,--lorsqu'en décembre 1823
il lut un journal, lui qui ne lisait jamais de journaux; mais Javert,
homme monarchique, avait tenu à savoir les détails de l'entrée
triomphale du «prince généralissime» à Bayonne. Comme il achevait
l'article qui l'intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas
d'une page, appela son attention. Le journal annonçait que le forçat
Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes si formels que
Javert n'en douta pas. Il se borna à dire: _c'est là le bon écrou_. Puis
il jeta le journal, et n'y pensa plus.

Quelque temps après il arriva qu'une note de police fut transmise par la
préfecture de Seine-et-Oise à la préfecture de police de Paris sur
l'enlèvement d'un enfant, qui avait eu lieu, disait-on, avec des
circonstances particulières, dans la commune de Montfermeil. Une petite
fille de sept à huit ans, disait la note, qui avait été confiée par sa
mère à un aubergiste du pays, avait été volée par un inconnu; cette
petite répondait au nom de Cosette et était l'enfant d'une fille nommée
Fantine, morte à l'hôpital, on ne savait quand ni où. Cette note passa
sous les yeux de Javert, et le rendit rêveur.

Le nom de Fantine lui était bien connu. Il se souvenait que Jean Valjean
l'avait fait éclater de rire, lui Javert, en lui demandant un répit de
trois jours pour aller chercher l'enfant de cette créature. Il se
rappela que Jean Valjean avait été arrêté à Paris au moment où il
montait dans la voiture de Montfermeil. Quelques indications avaient
même fait songer à cette époque que c'était la seconde fois qu'il
montait dans cette voiture, et qu'il avait déjà, la veille, fait une
première excursion aux environs de ce village, car on ne l'avait point
vu dans le village même. Qu'allait-il faire dans ce pays de Montfermeil?
on ne l'avait pu deviner. Javert le comprenait maintenant. La fille de
Fantine s'y trouvait. Jean Valjean l'allait chercher. Or, cette enfant
venait d'être volée par un inconnu. Quel pouvait être cet inconnu?
Serait-ce Jean Valjean? mais Jean Valjean était mort. Javert, sans rien
dire à personne, prit le coucou du _Plat d'étain_, cul-de-sac de la
Planchette, et fit le voyage de Montfermeil.

Il s'attendait à trouver là un grand éclaircissement; il y trouva une
grande obscurité.

Dans les premiers jours, les Thénardier, dépités, avaient jasé. La
disparition de l'Alouette avait fait bruit dans le village. Il y avait
eu tout de suite plusieurs versions de l'histoire qui avait fini par
être un vol d'enfant. De là, la note de police. Cependant, la première
humeur passée, le Thénardier, avec son admirable instinct, avait très
vite compris qu'il n'est jamais utile d'émouvoir monsieur le procureur
du roi, et que ses plaintes à propos de l'_enlèvement_ de Cosette
auraient pour premier résultat de fixer sur lui, Thénardier, et sur
beaucoup d'affaires troubles qu'il avait, l'étincelante prunelle de la
justice. La première chose que les hiboux ne veulent pas, c'est qu'on
leur apporte une chandelle. Et d'abord, comment se tirerait-il des
quinze cents francs qu'il avait reçus? Il tourna court, mit un bâillon à
sa femme, et fit l'étonné quand on lui parlait de l'_enfant volé_. Il
n'y comprenait rien; sans doute il s'était plaint dans le moment de ce
qu'on lui «enlevait» si vite cette chère petite; il eût voulu par
tendresse la garder encore deux ou trois jours; mais c'était son
«grand-père» qui était venu la chercher le plus naturellement du monde.
Il avait ajouté le grand-père, qui faisait bien. Ce fut sur cette
histoire que Javert tomba en arrivant à Montfermeil. Le grand-père
faisait évanouir Jean Valjean.

Javert pourtant enfonça quelques questions, comme des sondes, dans
l'histoire de Thénardier.--Qu'était-ce que ce grand-père, et comment
s'appelait-il?--Thénardier répondit avec simplicité:--C'est un riche
cultivateur. J'ai vu son passeport. Je crois qu'il s'appelle Mr
Guillaume Lambert.

Lambert est un nom bonhomme et très rassurant. Javert s'en revint à
Paris.

--Le Jean Valjean est bien mort, se dit-il, et je suis un jobard.

Il recommençait à oublier toute cette histoire, lorsque, dans le courant
de mars 1824, il entendit parler d'un personnage bizarre qui habitait
sur la paroisse de Saint-Médard et qu'on surnommait «le mendiant qui
fait l'aumône». Ce personnage était, disait-on, un rentier dont personne
ne savait au juste le nom et qui vivait seul avec une petite fille de
huit ans, laquelle ne savait rien elle-même sinon qu'elle venait de
Montfermeil. Montfermeil! ce nom revenait toujours, et fit dresser
l'oreille à Javert. Un vieux mendiant mouchard, ancien bedeau, auquel ce
personnage faisait la charité, ajoutait quelques autres détails.--Ce
rentier était un être très farouche,--ne sortant jamais que le soir,--ne
parlant à personne,--qu'aux pauvres quelquefois,--et ne se laissant pas
approcher. Il portait une horrible vieille redingote jaune qui valait
plusieurs millions, étant toute cousue de billets de banque.--Ceci piqua
décidément la curiosité de Javert. Afin de voir ce rentier fantastique
de très près sans l'effaroucher, il emprunta un jour au bedeau sa
défroque et la place où le vieux mouchard s'accroupissait tous les soirs
en nasillant des oraisons et en espionnant à travers la prière.

«L'individu suspect» vint en effet à Javert ainsi travesti, et lui fit
l'aumône. En ce moment Javert leva la tête, et la secousse que reçut
Jean Valjean en croyant reconnaître Javert, Javert la reçut en croyant
reconnaître Jean Valjean.

Cependant l'obscurité avait pu le tromper; la mort de Jean Valjean était
officielle; il restait à Javert des doutes, et des doutes graves; et
dans le doute Javert, l'homme du scrupule, ne mettait la main au collet
de personne.

Il suivit son homme jusqu'à la masure Gorbeau, et fit parler «la
vieille», ce qui n'était pas malaisé. La vieille lui confirma le fait de
la redingote doublée de millions, et lui conta l'épisode du billet de
mille francs. Elle avait vu! elle avait touché! Javert loua une chambre.
Le soir même il s'y installa. Il vint écouter à la porte du locataire
mystérieux, espérant entendre le son de sa voix, mais Jean Valjean
aperçut sa chandelle à travers la serrure et déjoua l'espion en gardant
le silence.

Le lendemain Jean Valjean décampait. Mais le bruit de la pièce de cinq
francs qu'il laissa tomber fut remarqué de la vieille qui, entendant
remuer de l'argent, songea qu'on allait déménager et se hâta de prévenir
Javert. À la nuit, lorsque Jean Valjean sortit, Javert l'attendait
derrière les arbres du boulevard avec deux hommes.

Javert avait réclamé main-forte à la préfecture, mais il n'avait pas dit
le nom de l'individu qu'il espérait saisir. C'était son secret; et il
l'avait gardé pour trois raisons: d'abord, parce que la moindre
indiscrétion pouvait donner l'éveil à Jean Valjean; ensuite, parce que
mettre la main sur un vieux forçat évadé et réputé mort, sur un condamné
que les notes de justice avaient jadis classé à jamais _parmi les
malfaiteurs de l'espèce la plus dangereuse_, c'était un magnifique
succès que les anciens de la police parisienne ne laisseraient
certainement pas à un nouveau venu comme Javert, et qu'il craignait
qu'on ne lui prît son galérien; enfin, parce que Javert, étant un
artiste, avait le goût de l'imprévu. Il haïssait ces succès annoncés
qu'on déflore en en parlant longtemps d'avance. Il tenait à élaborer ses
chefs-d'oeuvre dans l'ombre et à les dévoiler ensuite brusquement.

Javert avait suivi Jean Valjean d'arbre en arbre, puis de coin de rue en
coin de rue, et ne l'avait pas perdu de vue un seul instant. Même dans
les moments où Jean Valjean se croyait le plus en sûreté, l'oeil de
Javert était sur lui.

Pourquoi Javert n'arrêtait-il pas Jean Valjean? c'est qu'il doutait
encore.

Il faut se souvenir qu'à cette époque la police n'était pas précisément
à son aise; la presse libre la gênait. Quelques arrestations
arbitraires, dénoncées par les journaux, avaient retenti jusqu'aux
chambres, et rendu la préfecture timide. Attenter à la liberté
individuelle était un fait grave. Les agents craignaient de se tromper;
le préfet s'en prenait à eux; une erreur, c'était la destitution. Se
figure-t-on l'effet qu'eût fait dans Paris ce bref entrefilet reproduit
par vingt journaux:--Hier, un vieux grand-père en cheveux blancs,
rentier respectable, qui se promenait avec sa petite-fille âgée de huit
ans, a été arrêté et conduit au Dépôt de la Préfecture comme forçat
évadé! Répétons en outre que Javert avait ses scrupules à lui; les
recommandations de sa conscience s'ajoutaient aux recommandations du
préfet. Il doutait réellement.

Jean Valjean tournait le dos et marchait dans l'obscurité.

La tristesse, l'inquiétude, l'anxiété, l'accablement, ce nouveau malheur
d'être obligé de s'enfuir la nuit et de chercher un asile au hasard dans
Paris pour Cosette et pour lui, la nécessité de régler son pas sur le
pas d'un enfant, tout cela, à son insu même, avait changé la démarche de
Jean Valjean et imprimé à son habitude de corps une telle sénilité que
la police elle-même, incarnée dans Javert, pouvait s'y tromper, et s'y
trompa. L'impossibilité d'approcher de trop près, son costume de vieux
précepteur émigré, la déclaration de Thénardier qui le faisait
grand-père, enfin la croyance de sa mort au bagne, ajoutaient encore aux
incertitudes qui s'épaississaient dans l'esprit de Javert.

Il eut un moment l'idée de lui demander brusquement ses papiers. Mais si
cet homme n'était pas Jean Valjean, et si cet homme n'était pas un bon
vieux rentier honnête, c'était probablement quelque gaillard
profondément et savamment mêlé à la trame obscure des méfaits parisiens,
quelque chef de bande dangereux, faisant l'aumône pour cacher ses autres
talents, vieille rubrique. Il avait des affidés, des complices, des
logis en-cas où il allait se réfugier sans doute. Tous ces détours qu'il
faisait dans les rues semblaient indiquer que ce n'était pas un simple
bonhomme. L'arrêter trop vite, c'était «tuer la poule aux oeufs d'or».
Où était l'inconvénient d'attendre? Javert était bien sûr qu'il
n'échapperait pas.

Il cheminait donc assez perplexe, en se posant cent questions sur ce
personnage énigmatique.

Ce ne fut qu'assez tard, rue de Pontoise, que, grâce à la vive clarté
que jetait un cabaret, il reconnut décidément Jean Valjean. Il y a dans
ce monde deux êtres qui tressaillent profondément: la mère qui retrouve
son enfant, et le tigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce
tressaillement profond.

Dès qu'il eut positivement reconnu Jean Valjean, le forçat redoutable,
il s'aperçut qu'ils n'étaient que trois, et il fit demander du renfort
au commissaire de police de la rue de Pontoise. Avant d'empoigner un
bâton d'épines, on met des gants.

Ce retard et la station au carrefour Rollin pour se concerter avec ses
agents faillirent lui faire perdre la piste. Cependant, il eut bien vite
deviné que Jean Valjean voudrait placer la rivière entre ses chasseurs
et lui. Il pencha la tête et réfléchit comme un limier qui met le nez à
terre pour être juste à la voie. Javert, avec sa puissante rectitude
d'instinct, alla droit au pont d'Austerlitz. Un mot au péager le mit au
fait:--Avez-vous vu un homme avec une petite fille?--Je lui ai fait
payer deux sous, répondit le péager. Javert arriva sur le pont à temps
pour voir de l'autre côté de l'eau Jean Valjean traverser avec Cosette à
la main l'espace éclairé par la lune. Il le vit s'engager dans la rue du
Chemin-Vert-Saint-Antoine; il songea au cul-de-sac Genrot disposé là
comme une trappe et à l'issue unique de la rue Droit-Mur sur la petite
rue Picpus. Il _assura les grands devants_, comme parlent les chasseurs;
il envoya en hâte par un détour un de ses agents garder cette issue. Une
patrouille, qui rentrait au poste de l'Arsenal, ayant passé, il la
requit et s'en fit accompagner. Dans ces parties-là, les soldats sont
des atouts. D'ailleurs, c'est le principe que, pour venir à bout d'un
sanglier, il faut faire science de veneur et force de chiens. Ces
dispositions combinées, sentant Jean Valjean saisi entre l'impasse
Genrot à droite, son agent à gauche, et lui Javert derrière, il prit une
prise de tabac.

Puis il se mit à jouer. Il eut un moment ravissant et infernal; il
laissa aller son homme devant lui, sachant qu'il le tenait, mais
désirant reculer le plus possible le moment de l'arrêter, heureux de le
sentir pris et de le voir libre, le couvant du regard avec cette volupté
de l'araignée qui laisse voleter la mouche et du chat qui laisse courir
la souris. La griffe et la serre ont une sensualité monstrueuse; c'est
le mouvement obscur de la bête emprisonnée dans leur tenaille. Quel
délice que cet étouffement!

Javert jouissait. Les mailles de son filet étaient solidement attachées.
Il était sûr du succès; il n'avait plus maintenant qu'à fermer la main.

Accompagné comme il l'était, l'idée même de la résistance était
impossible, si énergique, si vigoureux, et si désespéré que fût Jean
Valjean.

Javert avança lentement, sondant et fouillant sur son passage tous les
recoins de la rue comme les poches d'un voleur.

Quand il arriva au centre de sa toile, il n'y trouva plus la mouche.

On imagine son exaspération.

Il interrogea sa vedette des rues Droit-Mur et Picpus; cet agent, resté
imperturbable à son poste, n'avait point vu passer l'homme.

Il arrive quelquefois qu'un cerf est brisé la tête couverte,
c'est-à-dire s'échappe, quoique ayant la meute sur le corps, et alors
les plus vieux chasseurs ne savent que dire. Duvivier, Ligniville et
Desprez restent court. Dans une déconvenue de ce genre, Artonge s'écria:
_Ce n'est pas un cerf, c'est un sorcier_.

Javert eût volontiers jeté le même cri.

Son désappointement tint un moment du désespoir et de la fureur. Il est
certain que Napoléon fit des fautes dans la guerre de Russie,
qu'Alexandre fit des fautes dans la guerre de l'Inde, que César fit des
fautes dans la guerre d'Afrique, que Cyrus fit des fautes dans la guerre
de Scythie, et que Javert fit des fautes dans cette campagne contre Jean
Valjean. Il eut tort peut-être d'hésiter à reconnaître l'ancien
galérien. Le premier coup d'oeil aurait dû lui suffire. Il eut tort de
ne pas l'appréhender purement et simplement dans la masure. Il eut tort
de ne pas l'arrêter quand il le reconnut positivement rue de Pontoise.
Il eut tort de se concerter avec ses auxiliaires en plein clair de lune
dans le carrefour Rollin; certes, les avis sont utiles, et il est bon de
connaître et d'interroger ceux des chiens qui méritent créance. Mais le
chasseur ne saurait prendre trop de précautions quand il chasse des
animaux inquiets, comme le loup et le forçat. Javert, en se préoccupant
trop de mettre les limiers de meute sur la voie, alarma la bête en lui
donnant vent du trait et la fit partir. Il eut tort surtout, dès qu'il
eut retrouvé la piste au pont d'Austerlitz, de jouer ce jeu formidable
et puéril de tenir un pareil homme au bout d'un fil. Il s'estima plus
fort qu'il n'était, et crut pouvoir jouer à la souris avec un lion. En
même temps, il s'estima trop faible quand il jugea nécessaire de
s'adjoindre du renfort. Précaution fatale, perte d'un temps précieux.
Javert commit toutes ces fautes, et n'en était pas moins un des espions
les plus savants et les plus corrects qui aient existé. Il était, dans
toute la force du terme, ce qu'en vénerie on appelle _un chien sage_.
Mais qui est-ce qui est parfait?

Les grands stratégistes ont leurs éclipses.

Les fortes sottises sont souvent faites, comme les grosses cordes, d'une
multitude de brins. Prenez le câble fil à fil, prenez séparément tous
les petits motifs déterminants, vous les cassez l'un après l'autre, et
vous dites: _Ce n'est que cela_! Tressez-les et tordez-les ensemble,
c'est une énormité; c'est Attila qui hésite entre Marcien à l'Orient et
Valentinien à l'Occident; c'est Annibal qui s'attarde à Capoue; c'est
Danton qui s'endort à Arcis-sur-Aube. Quoi qu'il en soit, au moment même
où il s'aperçut que Jean Valjean lui échappait, Javert ne perdit pas la
tête. Sûr que le forçat en rupture de ban ne pouvait être bien loin, il
établit des guets, il organisa des souricières et des embuscades et
battit le quartier toute la nuit. La première chose qu'il vit, ce fut le
désordre du réverbère, dont la corde était coupée. Indice précieux, qui
l'égara pourtant en ce qu'il fit dévier toutes ses recherches vers le
cul-de-sac Genrot. Il y a dans ce cul-de-sac des murs assez bas qui
donnent sur des jardins dont les enceintes touchent à d'immenses
terrains en friche. Jean Valjean avait dû évidemment s'enfuir par là. Le
fait est que, s'il eût pénétré un peu plus avant dans le cul-de-sac
Genrot, il l'eût fait probablement, et il était perdu. Javert explora
ces jardins et ces terrains comme s'il y eût cherché une aiguille.

Au point du jour, il laissa deux hommes intelligents en observation et
il regagna la préfecture de police, honteux comme un mouchard qu'un
voleur aurait pris.




Livre sixième--Le Petit-Picpus




Chapitre I

Petite rue Picpus, numéro 62


Rien ne ressemblait plus, il y a un demi-siècle, à la première porte
cochère venue que la porte cochère du numéro 62 de la petite rue Picpus.
Cette porte, habituellement entrouverte de la façon la plus engageante,
laissait voir deux choses qui n'ont rien de très funèbre, une cour
entourée de murs tapissés de vigne et la face d'un portier qui flâne.
Au-dessus du mur du fond on apercevait de grands arbres. Quand un rayon
de soleil égayait la cour, quand un verre de vin égayait le portier, il
était difficile de passer devant le numéro 62 de la petite rue Picpus
sans en emporter une idée riante. C'était pourtant un lieu sombre qu'on
avait entrevu.

Le seuil souriait; la maison priait et pleurait.

Si l'on parvenait, ce qui n'était point facile, à franchir le
portier,--ce qui même pour presque tous était impossible, car il y avait
un _sésame, ouvre-toi!_ qu'il fallait savoir;--si, le portier franchi,
on entrait à droite dans un petit vestibule où donnait un escalier
resserré entre deux murs et si étroit qu'il n'y pouvait passer qu'une
personne à la fois, si l'on ne se laissait pas effrayer par le
badigeonnage jaune serin avec soubassement chocolat qui enduisait cet
escalier, si l'on s'aventurait à monter, on dépassait un premier palier,
puis un deuxième, et l'on arrivait au premier étage dans un corridor où
la détrempe jaune et la plinthe chocolat vous suivaient avec un
acharnement paisible. Escalier et corridor étaient éclairés par deux
belles fenêtres. Le corridor faisait un coude et devenait obscur. Si
l'on doublait ce cap, on parvenait après quelques pas devant une porte
d'autant plus mystérieuse qu'elle n'était pas fermée. On la poussait, et
l'on se trouvait dans une petite chambre d'environ six pieds carrés,
carrelée, lavée, propre, froide, tendue de papier nankin à fleurettes
vertes, à quinze sous le rouleau. Un jour blanc et mat venait d'une
grande fenêtre à petits carreaux qui était à gauche et qui tenait toute
la largeur de la chambre. On regardait, on ne voyait personne; on
écoutait, on n'entendait ni un pas ni un murmure humain. La muraille
était nue; la chambre n'était point meublée; pas une chaise.

On regardait encore, et l'on voyait au mur en face de la porte un trou
quadrangulaire d'environ un pied carré, grillé d'une grille en fer à
barreaux entre-croisés, noirs, noueux, solides, lesquels formaient des
carreaux, j'ai presque dit des mailles, de moins d'un pouce et demi de
diagonale. Les petites fleurettes vertes du papier nankin arrivaient
avec calme et en ordre jusqu'à ces barreaux de fer, sans que ce contact
funèbre les effarouchât et les fît tourbillonner. En supposant qu'un
être vivant eût été assez admirablement maigre pour essayer d'entrer ou
de sortir par le trou carré, cette grille l'en eût empêché. Elle ne
laissait point passer le corps, mais elle laissait passer les yeux,
c'est-à-dire l'esprit. Il semblait qu'on eût songé à cela, car on
l'avait doublée d'une lame de fer-blanc sertie dans la muraille un peu
en arrière et piquée de mille trous plus microscopiques que les trous
d'une écumoire. Au bas de cette plaque était percée une ouverture tout à
fait pareille à la bouche d'une boîte aux lettres. Un ruban de fil
attaché à un mouvement de sonnette pendait à droite du trou grillé.

Si l'on agitait ce ruban, une clochette tintait et l'on entendait une
voix, tout près de soi, ce qui faisait tressaillir.

--Qui est là? demandait la voix.

C'était une voix de femme, une voix douce, si douce qu'elle en était
lugubre.

Ici encore il y avait un mot magique qu'il fallait savoir. Si on ne le
savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si
l'obscurité effarée du sépulcre eût été de l'autre côté.

Si l'on savait le mot, la voix reprenait:

--Entrez à droite.

On remarquait alors à sa droite, en face de la fenêtre, une porte vitrée
surmontée d'un châssis vitré et peinte en gris. On soulevait le loquet,
on franchissait la porte, et l'on éprouvait absolument la même
impression que lorsqu'on entre au spectacle dans une baignoire grillée
avant que la grille soit baissée et que le lustre soit allumé. On était
en effet dans une espèce de loge de théâtre, à peine éclairée par le
jour vague de la porte vitrée, étroite, meublée de deux vieilles chaises
et d'un paillasson tout démaillé, véritable loge avec sa devanture à
hauteur d'appui qui portait une tablette en bois noir. Cette loge était
grillée, seulement ce n'était pas une grille de bois doré comme à
l'Opéra, c'était un monstrueux treillis de barres de fer affreusement
enchevêtrées et scellées au mur par des scellements énormes qui
ressemblaient à des poings fermés.

Les premières minutes passées, quand le regard commençait à se faire à
ce demi-jour de cave, il essayait de franchir la grille, mais il
n'allait pas plus loin que six pouces au delà. Là il rencontrait une
barrière de volets noirs, assurés et fortifiés de traverses de bois
peintes en jaune pain d'épice. Ces volets étaient à jointures, divisés
en longues lames minces, et masquaient toute la longueur de la grille.
Ils étaient toujours clos.

Au bout de quelques instants, on entendait une voix qui vous appelait de
derrière ces volets et qui vous disait:

--Je suis là. Que me voulez-vous?

C'était une voix aimée, quelquefois une voix adorée. On ne voyait
personne. On entendait à peine le bruit d'un souffle. Il semblait que ce
fût une évocation qui vous parlait à travers la cloison de la tombe.

Si l'on était dans de certaines conditions voulues, bien rares,
l'étroite lame d'un des volets s'ouvrait en face de vous, et l'évocation
devenait une apparition. Derrière la grille, derrière le volet, on
apercevait, autant que la grille permettait d'apercevoir, une tête dont
on ne voyait que la bouche et le menton; le reste était couvert d'un
voile noir. On entrevoyait une guimpe noire et une forme à peine
distincte couverte d'un suaire noir. Cette tête vous parlait, mais ne
vous regardait pas et ne vous souriait jamais.

Le jour qui venait de derrière vous était disposé de telle façon que
vous la voyiez blanche et qu'elle vous voyait noir. Ce jour était un
symbole.

Cependant les yeux plongeaient avidement par cette ouverture qui s'était
faite dans ce lieu clos à tous les regards. Un vague profond enveloppait
cette forme vêtue de deuil. Les yeux fouillaient ce vague et cherchaient
à démêler ce qui était autour de l'apparition. Au bout de très peu de
temps on s'apercevait qu'on ne voyait rien. Ce qu'on voyait, c'était la
nuit, le vide, les ténèbres, une brume de l'hiver mêlée à une vapeur du
tombeau, une sorte de paix effrayante, un silence où l'on ne recueillait
rien, pas même des soupirs, une ombre où l'on ne distinguait rien, pas
même des fantômes.

Ce qu'on voyait, c'était l'intérieur d'un cloître.

C'était l'intérieur de cette maison morne et sévère qu'on appelait le
couvent des bernardines de l'Adoration Perpétuelle. Cette loge où l'on
était, c'était le parloir. Cette voix, la première qui vous avait parlé,
c'était la voix de la tourière qui était toujours assise, immobile et
silencieuse, de l'autre côté du mur, près de l'ouverture carrée,
défendue par la grille de fer et par la plaque à mille trous comme par
une double visière.

L'obscurité où plongeait la loge grillée venait de ce que le parloir qui
avait une fenêtre du côté du monde n'en avait aucune du côté du couvent.
Les yeux profanes ne devaient rien voir de ce lieu sacré.

Pourtant il y avait quelque chose au delà de cette ombre, il y avait une
lumière; il y avait une vie dans cette mort. Quoique ce couvent fût le
plus muré de tous, nous allons essayer d'y pénétrer et d'y faire
pénétrer le lecteur, et de dire, sans oublier la mesure, des choses que
les raconteurs n'ont jamais vues et par conséquent jamais dites.




Chapitre II

L'obédience de Martin Verga


Ce couvent, qui en 1824 existait depuis longues années déjà petite rue
Picpus, était une communauté de bernardines de l'obédience de Martin
Verga.

Ces bernardines, par conséquent, se rattachaient non à Clairvaux, comme
les bernardins, mais à Cîteaux, comme les bénédictins. En d'autres
termes, elles étaient sujettes, non de saint Bernard, mais de saint
Benoît.

Quiconque a un peu remué des in-folio sait que Martin Verga fonda en
1425 une congrégation de bernardines-bénédictines, ayant pour chef
d'ordre Salamanque et pour succursale Alcala.

Cette congrégation avait poussé des rameaux dans tous les pays
catholiques de l'Europe.

Ces greffes d'un ordre sur l'autre n'ont rien d'inusité dans l'église
latine. Pour ne parler que du seul ordre de saint Benoît dont il est ici
question, à cet ordre se rattachent, sans compter l'obédience de Martin
Verga, quatre congrégations: deux en Italie, le Mont-Cassin et
Sainte-Justine de Padoue, deux en France, Cluny et Saint-Maur; et neuf
ordres, Valombrosa, Grammont, les célestins, les camaldules, les
chartreux, les humiliés, les olivateurs, et les silvestrins, enfin
Cîteaux; car Cîteaux lui-même, tronc pour d'autres ordres, n'est qu'un
rejeton pour saint Benoît. Cîteaux date de saint Robert, abbé de Molesme
dans le diocèse de Langres en 1098. Or c'est en 529 que le diable,
retiré au désert de Subiaco (il était vieux; s'était-il fait ermite?),
fut chassé de l'ancien temple d'Apollon où il demeurait, par saint
Benoît, âgé de dix-sept ans.

Après la règle des carmélites, lesquelles vont pieds nus, portent une
pièce d'osier sur la gorge et ne s'asseyent jamais, la règle la plus
dure est celle des bernardines-bénédictines de Martin Verga. Elles sont
vêtues de noir avec une guimpe qui, selon la prescription expresse de
saint Benoît, monte jusqu'au menton. Une robe de serge à manches larges,
un grand voile de laine, la guimpe qui monte jusqu'au menton coupée
carrément sur la poitrine, le bandeau qui descend jusqu'aux yeux, voilà
leur habit. Tout est noir, excepté le bandeau qui est blanc. Les novices
portent le même habit, tout blanc. Les professes ont en outre un rosaire
au côté.

Les bernardines-bénédictines de Martin Verga pratiquent l'Adoration
Perpétuelle, comme les bénédictines dites dames du Saint-Sacrement,
lesquelles, au commencement de ce siècle, avaient à Paris deux maisons,
l'une au Temple, l'autre rue Neuve-Sainte-Geneviève. Du reste les
bernardines-bénédictines du Petit-Picpus, dont nous parlons, étaient un
ordre absolument autre que les dames du Saint-Sacrement cloîtrées rue
Neuve-Sainte-Geneviève et au Temple. Il y avait de nombreuses
différences dans la règle; il y en avait dans le costume. Les
bernardines-bénédictines du Petit-Picpus portaient la guimpe noire, et
les bénédictines du Saint-Sacrement et de la rue Neuve-Sainte-Geneviève
la portaient blanche, et avaient de plus sur la poitrine un
Saint-Sacrement d'environ trois pouces de haut en vermeil ou en cuivre
doré. Les religieuses du Petit-Picpus ne portaient point ce
Saint-Sacrement. L'Adoration Perpétuelle, commune à la maison du
Petit-Picpus et à la maison du Temple, laisse les deux ordres
parfaitement distincts. Il y a seulement ressemblance pour cette
pratique entre les dames du Saint-Sacrement et les bernardines de Martin
Verga, de même qu'il y avait similitude, pour l'étude et la
glorification de tous les mystères relatifs à l'enfance, à la vie et à
la mort de Jésus-Christ, et à la Vierge, entre deux ordres pourtant fort
séparés et dans l'occasion ennemis, l'oratoire d'Italie, établi à
Florence par Philippe de Néri, et l'oratoire de France, établi à Paris
par Pierre de Bérulle. L'oratoire de Paris prétendait le pas, Philippe
de Néri n'étant que saint, et Bérulle étant cardinal.

Revenons à la dure règle espagnole de Martin Verga.

Les bernardines-bénédictines de cette obédience font maigre toute
l'année, jeûnent le carême et beaucoup d'autres jours qui leur sont
spéciaux, se relèvent dans leur premier sommeil depuis une heure du
matin jusqu'à trois pour lire le bréviaire et chanter matines, couchent
dans des draps de serge en toute saison et sur la paille, n'usent point
de bains, n'allument jamais de feu, se donnent la discipline tous les
vendredis, observent la règle du silence, ne se parlent qu'aux
récréations, lesquelles sont très courtes, et portent des chemises de
bure pendant six mois, du 14 septembre, qui est l'exaltation de la
sainte-croix, jusqu'à Pâques. Ces six mois sont une modération, la règle
dit toute l'année; mais cette chemise de bure, insupportable dans les
chaleurs de l'été, produisait des fièvres et des spasmes nerveux. Il a
fallu en restreindre l'usage. Même avec cet adoucissement, le 14
septembre, quand les religieuses mettent cette chemise, elles ont trois
ou quatre jours de fièvre. Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilité
sous clôture; voilà leurs voeux, fort aggravés par la règle.

La prieure est élue pour trois ans par les mères, qu'on appelle _mères
vocales_ parce qu'elles ont voix au chapitre. Une prieure ne peut être
réélue que deux fois, ce qui fixe à neuf ans le plus long règne possible
d'une prieure.

Elles ne voient jamais le prêtre officiant, qui leur est toujours caché
par une serge tendue à neuf pieds de haut. Au sermon, quand le
prédicateur est dans la chapelle, elles baissent leur voile sur leur
visage. Elles doivent toujours parler bas, marcher les yeux à terre et
la tête inclinée. Un seul homme peut entrer dans le couvent,
l'archevêque diocésain.

Il y en a bien un autre, qui est le jardinier; mais c'est toujours un
vieillard, et afin qu'il soit perpétuellement seul dans le jardin et que
les religieuses soient averties de l'éviter, on lui attache une
clochette au genou.

Elles sont soumises à la prieure d'une soumission absolue et passive.
C'est la sujétion canonique dans toute son abnégation. Comme à la voix
du Christ, _ut voci Christi_, au geste, au premier signe, _ad nutum, ad
primum signum_, tout de suite, avec bonheur, avec persévérance, avec une
certaine obéissance aveugle, _prompte, hilariter perseveranter et caeca
quadam obedientia_, comme la lime dans la main de l'ouvrier, _quasi
limam in manibus fabri_, ne pouvant lire ni écrire quoi que ce soit sans
permission expresse, _legere vel scribere non addiscerit sine expressa
superioris licentia_.

À tour de rôle chacune d'elles fait ce qu'elles appellent _la
réparation_. La réparation, c'est la prière pour tous les péchés, pour
toutes les fautes, pour tous les désordres, pour toutes les violations,
pour toutes les iniquités, pour tous les crimes qui se commettent sur la
terre. Pendant douze heures consécutives, de quatre heures du soir à
quatre heures du matin, ou de quatre heures du matin à quatre heures du
soir, la soeur qui fait _la réparation_ reste à genoux sur la pierre
devant le Saint-Sacrement, les mains jointes, la corde au cou. Quand la
fatigue devient insupportable, elle se prosterne à plat ventre, la face
contre terre, les bras en croix; c'est là tout son soulagement. Dans
cette attitude, elle prie pour tous les coupables de l'univers. Ceci est
grand jusqu'au sublime.

Comme cet acte s'accomplit devant un poteau au haut duquel brûle un
cierge, on dit indistinctement _faire la réparation_ ou _être au
poteau_. Les religieuses préfèrent même, par humilité, cette dernière
expression qui contient une idée de supplice et d'abaissement.

_Faire la réparation_ est une fonction où toute l'âme s'absorbe. La
soeur au poteau ne se retournerait pas pour le tonnerre tombant derrière
elle.

En outre, il y a toujours une religieuse à genoux devant le
Saint-Sacrement. Cette station dure une heure. Elles se relèvent comme
des soldats en faction. C'est là l'Adoration Perpétuelle.

Les prieures et les mères portent presque toujours des noms empreints
d'une gravité particulière, rappelant, non des saintes et des martyres,
mais des moments de la vie de Jésus-Christ, comme la mère Nativité, la
mère Conception, la mère Présentation, la mère Passion. Cependant les
noms de saintes ne sont pas interdits.

Quand on les voit, on ne voit jamais que leur bouche. Toutes ont les
dents jaunes. Jamais une brosse à dents n'est entrée dans le couvent. Se
brosser les dents, est au haut d'une échelle au bas de laquelle il y a:
perdre son âme.

Elles ne disent de rien _ma_ ni _mon_. Elles n'ont rien à elles et ne
doivent tenir à rien. Elles disent de toute chose _notre;_ ainsi: notre
voile, notre chapelet; si elles parlaient de leur chemise, elles
diraient _notre chemise_. Quelquefois elles s'attachent à quelque petit
objet, à un livre d'heures, à une relique, à une médaille bénite. Dès
qu'elles s'aperçoivent qu'elles commencent à tenir à cet objet, elles
doivent le donner. Elles se rappellent le mot de sainte Thérèse à
laquelle une grande dame, au moment d'entrer dans son ordre, disait:
Permettez, ma mère, que j'envoie chercher une sainte bible à laquelle je
tiens beaucoup.--_Ah! vous tenez à quelque chose! En ce cas, n'entrez
pas chez nous_.

Défense à qui que ce soit de s'enfermer, et d'avoir un _chez-soi_, une
_chambre_. Elles vivent cellules ouvertes. Quand elles s'abordent, l'une
dit: _Loué soit et adoré le très Saint-Sacrement de l'autel_! L'autre
répond: _À jamais_. Même cérémonie quand l'une frappe à la porte de
l'autre. À peine la porte a-t-elle été touchée qu'on entend de l'autre
côté une voix douce dire précipitamment: À jamais! Comme toutes les
pratiques, cela devient machinal par l'habitude; et l'une dit
quelquefois _à jamais_ avant que l'autre ait eu le temps de dire, ce qui
est assez long d'ailleurs: _Loué soit et adoré le très Saint-Sacrement
de l'autel_! Chez les visitandines, celle qui entre dit: _Ave Maria_, et
celle chez laquelle on entre dit: _Gratiâ plena_. C'est leur bonjour,
qui est «plein de grâce» en effet.

À chaque heure du jour, trois coups supplémentaires sonnent à la cloche
de l'église du couvent. À ce signal, prieure, mères vocales, professes,
converses, novices, postulantes, interrompent ce qu'elles disent, ce
qu'elles font ou ce qu'elles pensent, et toutes disent à la fois, s'il
est cinq heures, par exemple:--_À cinq heures et à toute heure, loué
soit et adoré le très Saint-Sacrement de l'autel_! S'il est huit
heures:--_À huit heures et à toute heure_, etc., et ainsi de suite,
selon l'heure qu'il est.

Cette coutume, qui a pour but de rompre la pensée et de la ramener
toujours à Dieu, existe dans beaucoup de communautés; seulement la
formule varie. Ainsi, à l'Enfant-Jésus, on dit:--_À l'heure qu'il est et
à toute heure que l'amour de Jésus enflamme mon coeur!_

Les bénédictines-bernardines de Martin Verga, cloîtrées il y a cinquante
ans au Petit-Picpus, chantent les offices sur une psalmodie grave,
plain-chant pur, et toujours à pleine voix toute la durée de l'office.
Partout où il y a un astérisque dans le missel, elles font une pause et
disent à voix basse: _Jésus-Marie-Joseph_. Pour l'office des morts,
elles prennent le ton si bas, que c'est à peine si des voix de femmes
peuvent descendre jusque-là. Il en résulte un effet saisissant et
tragique.

Celles du Petit-Picpus avaient fait faire un caveau sous leur
maître-autel pour la sépulture de leur communauté. _Le gouvernement_,
comme elles disent, ne permit pas que ce caveau reçût les cercueils.
Elles sortaient donc du couvent quand elles étaient mortes. Ceci les
affligeait et les consternait comme une infraction.

Elles avaient obtenu, consolation médiocre, d'être enterrées à une heure
spéciale et en un coin spécial dans l'ancien cimetière Vaugirard, qui
était fait d'une terre appartenant jadis à leur communauté.

Le jeudi ces religieuses entendent la grand'messe, vêpres et tous les
offices comme le dimanche. Elles observent en outre scrupuleusement
toutes les petites fêtes, inconnues aux gens du monde, que l'église
prodiguait autrefois en France et prodigue encore en Espagne et en
Italie. Leurs stations à la chapelle sont interminables. Quant au nombre
et à la durée de leurs prières, nous ne pouvons en donner une meilleure
idée qu'en citant le mot naïf de l'une d'elles: _Les prières des
postulantes sont effrayantes, les prières des novices encore pires, et
les prières des professes encore pires_.

Une fois par semaine, on assemble le chapitre; la prieure préside, les
mères vocales assistent. Chaque soeur vient à son tour s'agenouiller sur
la pierre, et confesser à haute voix, devant toutes, les fautes et les
péchés qu'elle a commis dans la semaine. Les mères vocales se consultent
après chaque confession, et infligent tout haut les pénitences.

Outre la confession à haute voix, pour laquelle on réserve toutes les
fautes un peu graves, elles ont pour les fautes vénielles ce qu'elles
appellent _la coulpe_. Faire sa coulpe, c'est se prosterner à plat
ventre durant l'office devant la prieure jusqu'à ce que celle-ci, qu'on
ne nomme jamais que _notre mère_, avertisse la patiente par un petit
coup frappé sur le bois de sa stalle qu'elle peut se relever. On fait sa
coulpe pour très peu de chose, un verre cassé, un voile déchiré, un
retard involontaire de quelques secondes à un office, une fausse note à
l'église, etc., cela suffit, on fait sa coulpe. La coulpe est toute
spontanée; c'est _la coupable_ elle-même (ce mot est ici
étymologiquement à sa place) qui se juge et qui se l'inflige. Les jours
de fêtes et les dimanches il y a quatre mères chantres qui psalmodient
les offices devant un grand lutrin à quatre pupitres. Un jour une mère
chantre entonna un psaume qui commençait par _Ecce_, et, au lieu de
_Ecce_, dit à haute voix ces trois notes: _ut, si, sol;_ elle subit pour
cette distraction une coulpe qui dura tout l'office. Ce qui rendait la
faute énorme, c'est que le chapitre avait ri.

Lorsqu'une religieuse est appelée au parloir, fût-ce la prieure, elle
baisse son voile de façon, l'on s'en souvient, à ne laisser voir que sa
bouche.

La prieure seule peut communiquer avec des étrangers. Les autres ne
peuvent voir que leur famille étroite, et très rarement. Si par hasard
une personne du dehors se présente pour voir une religieuse qu'elle a
connue ou aimée dans le monde, il faut toute une négociation. Si c'est
une femme, l'autorisation peut être quelquefois accordée, la religieuse
vient et on lui parle à travers les volets, lesquels ne s'ouvrent que
pour une mère ou une soeur. Il va sans dire que la permission est
toujours refusée aux hommes.

Telle est la règle de saint Benoît, aggravée par Martin Verga.

Ces religieuses ne sont point gaies, roses et fraîches comme le sont
souvent les filles des autres ordres. Elles sont pâles et graves. De
1825 à 1830 trois sont devenues folles.




Chapitre III

Sévérités


On est au moins deux ans postulante, souvent quatre; quatre ans novice.
Il est rare que les voeux définitifs puissent être prononcés avant
vingt-trois ou vingt-quatre ans. Les bernardines-bénédictines de Martin
Verga n'admettent point de veuves dans leur ordre.

Elles se livrent dans leurs cellules à beaucoup de macérations inconnues
dont elles ne doivent jamais parler.

Le jour où une novice fait profession, on l'habille de ses plus beaux
atours, on la coiffe de roses blanches, on lustre et on boucle ses
cheveux, puis elle se prosterne; on étend sur elle un grand voile noir
et l'on chante l'office des morts. Alors les religieuses se divisent en
deux files, une file passe près d'elle en disant d'un accent plaintif:
_notre soeur est morte_, et l'autre file répond d'une voix éclatante:
_vivante en Jésus-Christ!_

À l'époque où se passe cette histoire, un pensionnat était joint au
couvent. Pensionnat de jeunes filles nobles, la plupart riches, parmi
lesquelles on remarquait mesdemoiselles de Sainte-Aulaire et de Bélissen
et une anglaise portant l'illustre nom catholique de Talbot. Ces jeunes
filles, élevées par ces religieuses entre quatre murs, grandissaient
dans l'horreur du monde et du siècle. Une d'elles nous disait un jour:
_Voir le pavé de la rue me faisait frissonner de la tête aux pieds_.
Elles étaient vêtues de bleu avec un bonnet blanc et un Saint-Esprit de
vermeil ou de cuivre fixé sur la poitrine. À de certains jours de grande
fête, particulièrement à la Sainte-Marthe, on leur accordait, comme
haute faveur et bonheur suprême, de s'habiller en religieuses et de
faire les offices et les pratiques de saint Benoît pendant toute une
journée. Dans les premiers temps, les religieuses leur prêtaient leurs
vêtements noirs. Cela parut profane, et la prieure le défendit. Ce prêt
ne fut permis qu'aux novices. Il est remarquable que ces
représentations, tolérées sans doute et encouragées dans le couvent par
un secret esprit de prosélytisme, et pour donner à ces enfants quelque
avant-goût du saint habit, étaient un bonheur réel et une vraie
récréation pour les pensionnaires. Elles s'en amusaient tout simplement.
_C'était nouveau, cela les changeait_. Candides raisons de l'enfance qui
ne réussissent pas d'ailleurs à faire comprendre à nous mondains cette
félicité de tenir en main un goupillon et de rester debout des heures
entières chantant à quatre devant un lutrin.

Les élèves, aux austérités près, se conformaient à toutes les pratiques
du couvent. Il est telle jeune femme qui, entrée dans le monde et après
plusieurs années de mariage, n'était pas encore parvenue à se
déshabituer de dire en toute hâte chaque fois qu'on frappait à sa porte:
_à jamais!_ Comme les religieuses, les pensionnaires ne voyaient leurs
parents qu'au parloir. Leurs mères elles-mêmes n'obtenaient pas de les
embrasser. Voici jusqu'où allait la sévérité sur ce point. Un jour une
jeune fille fut visitée par sa mère accompagnée d'une petite soeur de
trois ans. La jeune fille pleurait, car elle eût bien voulu embrasser sa
soeur. Impossible. Elle supplia du moins qu'il fût permis à l'enfant de
passer à travers les barreaux sa petite main pour qu'elle pût la baiser.
Ceci fut refusé presque avec scandale.




Chapitre IV

Gaîtés


Ces jeunes filles n'en ont pas moins rempli cette grave maison de
souvenirs charmants.

À de certaines heures, l'enfance étincelait dans ce cloître. La
récréation sonnait. Une porte tournait sur ses gonds. Les oiseaux
disaient: Bon! voilà les enfants! Une irruption de jeunesse inondait ce
jardin coupé d'une croix comme un linceul. Des visages radieux, des
fronts blancs, des yeux ingénus pleins de gaie lumière, toutes sortes
d'aurores, s'éparpillaient dans ces ténèbres. Après les psalmodies, les
cloches, les sonneries, les glas, les offices, tout à coup éclatait ce
bruit des petites filles, plus doux qu'un bruit d'abeilles. La ruche de
la joie s'ouvrait, et chacune apportait son miel. On jouait, on
s'appelait, on se groupait, on courait; de jolies petites dents blanches
jasaient dans des coins; les voiles, de loin, surveillaient les rires,
les ombres guettaient les rayons, mais qu'importe! on rayonnait et on
riait. Ces quatre murs lugubres avaient leur minute d'éblouissement. Ils
assistaient, vaguement blanchis du reflet de tant de joie, à ce doux
tourbillonnement d'essaims. C'était comme une pluie de roses traversant
ce deuil. Les jeunes filles folâtraient sous l'oeil des religieuses; le
regard de l'impeccabilité ne gêne pas l'innocence. Grâce à ces enfants,
parmi tant d'heures austères, il y avait l'heure naïve. Les petites
sautaient, les grandes dansaient. Dans ce cloître, le jeu était mêlé de
ciel. Rien n'était ravissant et auguste comme toutes ces fraîches âmes
épanouies. Homère fût venu rire là avec Perrault, et il y avait, dans ce
jardin noir, de la jeunesse, de la santé, du bruit, des cris, de
l'étourdissement, du plaisir, du bonheur, à dérider toutes les aïeules,
celles de l'épopée comme celles du conte, celles du trône comme celles
du chaume, depuis Hécube jusqu'à la Mère-Grand.

Il s'est dit dans cette maison, plus que partout ailleurs peut-être, de
ces _mots d'enfants_ qui ont tant de grâce et qui font rire d'un rire
plein de rêverie. C'est entre ces quatre murs funèbres qu'une enfant de
cinq ans s'écria un jour:--_Ma mère! une grande vient de me dire que je
n'ai plus que neuf ans et dix mois à rester ici. Quel bonheur!_

C'est encore là qu'eut lieu ce dialogue mémorable:

Une mère vocale.--Pourquoi pleurez-vous, mon enfant?

L'enfant: (_six ans_), sanglotant:--J'ai dit à Alix que je savais mon
histoire de France. Elle me dit que je ne la sais pas, et je la sais.

Alix (_la grande, neuf ans_).--Non. Elle ne la sait pas.

La mère.--Comment cela, mon enfant?

Alix.--Elle m'a dit d'ouvrir le livre au hasard et de lui faire une
question qu'il y a dans le livre, et qu'elle répondrait.

--Eh bien?

--Elle n'a pas répondu.

--Voyons. Que lui avez-vous demandé?

--J'ai ouvert le livre au hasard comme elle disait, et je lui ai demandé
la première demande que j'ai trouvée.

--Et qu'est-ce que c'était que cette demande?

--C'était: _Qu'arriva-t-il ensuite?_

C'est là qu'a été faite cette observation profonde sur une perruche un
peu gourmande qui appartenait à une dame pensionnaire:

--_Est-elle gentille! elle mange le dessus de sa tartine, comme une
personne!_

C'est sur une des dalles de ce cloître qu'a été ramassée cette
confession, écrite d'avance, pour ne pas l'oublier, par une pécheresse
âgée de sept ans:

«--Mon père, je m'accuse d'avoir été avarice.

«--Mon père, je m'accuse d'avoir été adultère.

«--Mon père, je m'accuse d'avoir élevé mes regards vers les monsieurs.»

C'est sur un des bancs de gazon de ce jardin qu'a été improvisé par une
bouche rose de six ans ce conte écouté par des yeux bleus de quatre à
cinq ans:

«--Il y avait trois petits coqs qui avaient un pays où il y avait
beaucoup de fleurs. Ils ont cueilli les fleurs, et ils les ont mises
dans leur poche. Après ça, ils ont cueilli les feuilles, et ils les ont
mises dans leurs joujoux. Il y avait un loup dans le pays, et il y avait
beaucoup de bois; et le loup était dans le bois; et il a mangé les
petits coqs.»

Et encore cet autre poème:

«--Il est arrivé un coup de bâton.

«C'est Polichinelle qui l'a donné au chat.

«Ça ne lui a pas fait de bien, ça lui a fait du mal.

«Alors une dame a mis Polichinelle en prison.»

C'est là qu'a été dit, par une petite abandonnée, enfant trouvé que le
couvent élevait par charité, ce mot doux et navrant. Elle entendait les
autres parler de leurs mères, et elle murmura dans son coin:

--_Moi, ma mère n'était pas là quand je suis née!_

Il y avait une grosse tourière qu'on voyait toujours se hâter dans les
corridors avec son trousseau de clefs et qui se nommait soeur Agathe.
Les _grandes grandes_, au-dessus de dix ans,--l'appelaient _Agathoclès_.

Le réfectoire, grande pièce oblongue et carrée, qui ne recevait de jour
que par un cloître à archivoltes de plain-pied avec le jardin, était
obscur et humide, et, comme disent les enfants,--plein de bêtes. Tous
les lieux circonvoisins y fournissaient leur contingent d'insectes.
Chacun des quatre coins en avait reçu, dans le langage des
pensionnaires, un nom particulier et expressif. Il y avait le coin des
Araignées, le coin des Chenilles, le coin des Cloportes et le coin des
Cricris. Le coin des Cricris était voisin de la cuisine et fort estimé.
On y avait moins froid qu'ailleurs. Du réfectoire les noms avaient passé
au pensionnat et servaient à y distinguer comme à l'ancien collège
Mazarin quatre nations. Toute élève était de l'une de ces quatre nations
selon le coin du réfectoire où elle s'asseyait aux heures des repas. Un
jour, Mr l'archevêque, faisant la visite pastorale, vit entrer dans la
classe où il passait une jolie petite fille toute vermeille avec
d'admirables cheveux blonds, il demanda à une autre pensionnaire,
charmante brune aux joues fraîches qui était près de lui:

--Qu'est-ce que c'est que celle-ci?

--C'est une araignée, monseigneur.

--Bah! et cette autre?

--C'est un cricri.

--Et celle-là?

--C'est une chenille.

--En vérité! et vous-même?

--Je suis un cloporte, monseigneur.

Chaque maison de ce genre a ses particularités. Au commencement de ce
siècle, Écouen était un de ces lieux gracieux et sévères où grandit,
dans une ombre presque auguste, l'enfance des jeunes filles. À Écouen,
pour prendre rang dans la procession du Saint-Sacrement, on distinguait
entre les vierges et les fleuristes. Il y avait aussi «les dais» et «les
encensoirs», les unes portant les cordons du dais, les autres encensant
le Saint-Sacrement. Les fleurs revenaient de droit aux fleuristes.
Quatre "vierges" marchaient en avant. Le matin de ce grand jour, il
n'était pas rare d'entendre demander dans le dortoir:

--Qui est-ce qui est vierge?

Madame Campan citait ce mot d'une «petite» de sept ans à une «grande» de
seize, qui prenait la tête de la procession pendant qu'elle, la petite,
restait à la queue:

--Tu es vierge, toi; moi, je ne le suis pas.




Chapitre V

Distractions


Au-dessus de la porte du réfectoire était écrite en grosses lettres
noires cette prière qu'on appelait la _Patenôtre blanche_, et qui avait
pour vertu de mener les gens droit en paradis:

«Petite patenôtre blanche, que Dieu fit, que Dieu dit, que Dieu mit en
paradis. Au soir, m'allant coucher, je trouvis (_sic_) trois anges à mon
lit couchés, un aux pieds, deux au chevet, la bonne vierge Marie au
milieu, qui me dit que je m'y couchis, que rien ne doutis. Le bon Dieu
est mon père, la bonne Vierge est ma mère, les trois apôtres sont mes
frères, les trois vierges sont mes soeurs. La chemise où Dieu fut né,
mon corps en est enveloppé; la croix Sainte-Marguerite à ma poitrine est
écrite; madame la Vierge s'en va sur les champs, Dieu pleurant,
rencontrit Mr saint Jean. Monsieur saint Jean, d'où venez-vous? Je viens
d'_Ave Salus_. Vous n'avez pas vu le bon Dieu, si est? Il est dans
l'arbre de la croix, les pieds pendants, les mains clouants, un petit
chapeau d'épine blanche sur la tête. Qui la dira trois fois au soir,
trois fois au matin, gagnera le paradis à la fin.»

En 1827, cette oraison caractéristique avait disparu du mur sous une
triple couche de badigeon. Elle achève à cette heure de s'effacer dans
la mémoire de quelques jeunes filles d'alors, vieilles femmes
aujourd'hui.

Un grand crucifix accroché au mur complétait la décoration de ce
réfectoire, dont la porte unique, nous croyons l'avoir dit, s'ouvrait
sur le jardin. Deux tables étroites, côtoyées chacune de deux bancs de
bois, faisaient deux longues lignes parallèles d'un bout à l'autre du
réfectoire. Les murs étaient blancs, les tables étaient noires; ces deux
couleurs du deuil sont le seul rechange des couvents. Les repas étaient
revêches et la nourriture des enfants eux-mêmes sévère. Un seul plat,
viande et légumes mêlés, ou poisson salé, tel était le luxe. Ce bref
ordinaire, réservé aux pensionnaires seules, était pourtant une
exception. Les enfants mangeaient et se taisaient sous le guet de la
mère semainière qui, de temps en temps, si une mouche s'avisait de voler
et de bourdonner contre la règle, ouvrait et fermait bruyamment un livre
de bois. Ce silence était assaisonné de la vie des saints, lue à haute
voix dans une petite chaire à pupitre située au pied du crucifix. La
lectrice était une grande élève, de semaine. Il y avait de distance en
distance sur la table nue des terrines vernies où les élèves lavaient
elles-mêmes leur timbale et leur couvert, et quelquefois jetaient
quelque morceau de rebut, viande dure ou poisson gâté; ceci était puni.
On appelait ces terrines _ronds d'eau_.

L'enfant qui rompait le silence faisait une «croix de langue». Où? à
terre. Elle léchait le pavé. La poussière, cette fin de toutes les
joies, était chargée de châtier ces pauvres petites feuilles de rose,
coupables de gazouillement.

Il y avait dans le couvent un livre qui n'a jamais été imprimé qu'_à
exemplaire unique_, et qu'il est défendu de lire. C'est la règle de
saint Benoît. Arcane où nul oeil profane ne doit pénétrer. _Nemo
regulas, seu constitutiones nostras, externis communicabit_.

Les pensionnaires parvinrent un jour à dérober ce livre, et se mirent à
le lire avidement, lecture souvent interrompue par des terreurs d'être
surprises qui leur faisaient refermer le volume précipitamment. Elles ne
tirèrent de ce grand danger couru qu'un plaisir médiocre. Quelques pages
inintelligibles sur les péchés des jeunes garçons, voilà ce qu'elles
eurent de «plus intéressant».

Elles jouaient dans une allée du jardin, bordée de quelques maigres
arbres fruitiers. Malgré l'extrême surveillance et la sévérité des
punitions, quand le vent avait secoué les arbres, elles réussissaient
quelquefois à ramasser furtivement une pomme verte, ou un abricot gâté,
ou une poire habitée. Maintenant je laisse parler une lettre que j'ai
sous les yeux, lettre écrite il y a vingt-cinq ans par une ancienne
pensionnaire, aujourd'hui madame la duchesse de--, une des plus
élégantes femmes de Paris. Je cite textuellement: «On cache sa poire ou
sa pomme, comme on peut. Lorsqu'on monte mettre le voile sur le lit en
attendant le souper, on les fourre sous son oreiller et le soir on les
mange dans son lit, et lorsqu'on ne peut pas, on les mange dans les
commodités.» C'était là une de leurs voluptés les plus vives.

Une fois, c'était encore à l'époque d'une visite de Mr l'archevêque au
couvent, une des jeunes filles, mademoiselle Bouchard, qui était un peu
Montmorency, gagea qu'elle lui demanderait un jour de congé, énormité
dans une communauté si austère. La gageure fut acceptée, mais aucune de
celles qui tenaient le pari n'y croyait. Au moment venu, comme
l'archevêque passait devant les pensionnaires, mademoiselle Bouchard, à
l'indescriptible épouvante de ses compagnes, sortit des rangs, et dit:
«Monseigneur, un jour de congé.» Mademoiselle Bouchard était fraîche et
grande, avec la plus jolie petite mine rose du monde. Mr de Quélen
sourit et dit: _Comment donc, ma chère enfant, un jour de congé! Trois
jours, s'il vous plaît. J'accorde trois jours._ La prieure n'y pouvait
rien, l'archevêque avait parlé. Scandale pour le couvent, mais joie pour
le pensionnat. Qu'on juge de l'effet.

Ce cloître bourru n'était pourtant pas si bien muré que la vie des
passions du dehors, que le drame, que le roman même, n'y pénétrassent.
Pour le prouver, nous nous bornerons à constater ici et à indiquer
brièvement un fait réel et incontestable, qui d'ailleurs n'a en lui-même
aucun rapport et ne tient par aucun fil à l'histoire que nous racontons.
Nous mentionnons ce fait pour compléter dans l'esprit du lecteur la
physionomie du couvent.

Vers cette époque donc, il y avait dans le couvent une personne
mystérieuse qui n'était pas religieuse, qu'on traitait avec grand
respect, et qu'on nommait _madame Albertine_. On ne savait rien d'elle
sinon qu'elle était folle, et que dans le monde elle passait pour morte.
Il y avait sous cette histoire, disait-on, des arrangements de fortune
nécessaires pour un grand mariage.

Cette femme, de trente ans à peine, brune, assez belle, regardait
vaguement avec de grands yeux noirs. Voyait-elle? On en doutait. Elle
glissait plutôt qu'elle ne marchait; elle ne parlait jamais; on n'était
pas bien sûr qu'elle respirât. Ses narines étaient pincées et livides
comme après le dernier soupir. Toucher sa main, c'était toucher de la
neige. Elle avait une étrange grâce spectrale. Là où elle entrait, on
avait froid. Un jour une soeur, la voyant passer, dit à une autre: Elle
passe pour morte.--Elle l'est peut-être, répondit l'autre.

On faisait sur madame Albertine cent récits. C'était l'éternelle
curiosité des pensionnaires. Il y avait dans la chapelle une tribune
qu'on appelait _l'OEil-de-Boeuf_. C'est dans cette tribune qui n'avait
qu'une baie circulaire, un _oeil-de-boeuf_, que madame Albertine
assistait aux offices. Elle y était habituellement seule, parce que de
cette tribune, placée au premier étage, on pouvait voir le prédicateur
ou l'officiant; ce qui était interdit aux religieuses. Un jour la chaire
était occupée par un jeune prêtre de haut rang, Mr le duc de Rohan, pair
de France, officier des mousquetaires rouges en 1815 lorsqu'il était
prince de Léon, mort après 1830 cardinal et archevêque de Besançon.
C'était la première fois que Mr de Rohan prêchait au couvent du
Petit-Picpus. Madame Albertine assistait ordinairement aux sermons et
aux offices dans un calme parfait et dans une immobilité complète. Ce
jour-là, dès qu'elle aperçut Mr de Rohan, elle se dressa à demi, et dit
à haute voix dans le silence de la chapelle: _Tiens! Auguste!_ Toute la
communauté stupéfaite tourna la tête, le prédicateur leva les yeux, mais
madame Albertine était retombée dans son immobilité. Un souffle du monde
extérieur, une lueur de vie avait passé un moment sur cette figure
éteinte et glacée, puis tout s'était évanoui, et la folle était
redevenue cadavre.

Ces deux mots cependant firent jaser tout ce qui pouvait parler dans le
couvent. Que de choses dans ce _tiens_! _Auguste!_ que de révélations!
Mr de Rohan s'appelait en effet Auguste. Il était évident que madame
Albertine sortait du plus grand monde, puisqu'elle connaissait Mr de
Rohan, qu'elle y était elle-même haut placée, puisqu'elle parlait d'un
si grand seigneur si familièrement, et qu'elle avait avec lui une
relation, de parenté peut-être, mais à coup sûr bien étroite,
puisqu'elle savait son «petit nom».

Deux duchesses très sévères, mesdames de Choiseul et de Sérent,
visitaient souvent la communauté, où elles pénétraient sans doute en
vertu du privilège _Magnates mulieres_, et faisaient grand'peur au
pensionnat. Quand les deux vieilles dames passaient, toutes les pauvres
jeunes filles tremblaient et baissaient les yeux.

M. de Rohan était du reste, à son insu, l'objet de l'attention des
pensionnaires. Il venait à cette époque d'être fait, en attendant
l'épiscopat, grand vicaire de l'archevêque de Paris. C'était une de ses
habitudes de venir assez souvent chanter aux offices de la chapelle des
religieuses du Petit-Picpus. Aucune des jeunes recluses ne pouvait
l'apercevoir, à cause du rideau de serge, mais il avait une voix douce
et un peu grêle, qu'elles étaient parvenues à reconnaître et à
distinguer. Il avait été mousquetaire; et puis on le disait fort coquet,
fort bien coiffé avec de beaux cheveux châtains arrangés en rouleau
autour de la tête, et qu'il avait une large ceinture moire magnifique,
et que sa soutane noire était coupée le plus élégamment du monde. Il
occupait fort toutes ces imaginations de seize ans.

Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans le couvent. Cependant il y eut
une année où le son d'une flûte y parvint. Ce fut un événement, et les
pensionnaires d'alors s'en souviennent encore.

C'était une flûte dont quelqu'un jouait dans le voisinage. Cette flûte
jouait toujours le même air, un air aujourd'hui bien lointain: _Ma
Zétulbé, viens régner sur mon âme_, et on l'entendait deux ou trois fois
dans la journée. Les jeunes filles passaient des heures à écouter, les
mères vocales étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les
punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires
étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. Chacune se
rêvait Zétulbé. Le bruit de flûte venait du côté de la rue Droit-Mur;
elles auraient tout donné, tout compromis, tout tenté, pour voir, ne
fût-ce qu'une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le «jeune homme»
qui jouait si délicieusement de cette flûte et qui, sans s'en douter,
jouait en même temps de toutes ces âmes. Il y en eut qui s'échappèrent
par une porte de service et qui montèrent au troisième sur la rue
Droit-Mur, afin d'essayer de voir par les jours de souffrance.
Impossible. Une alla jusqu'à passer son bras au-dessus de sa tête par la
grille et agita son mouchoir blanc. Deux furent plus hardies encore.
Elles trouvèrent moyen de grimper jusque sur un toit et s'y risquèrent
et réussirent enfin à voir «le jeune homme». C'était un vieux
gentilhomme émigré, aveugle et ruiné, qui jouait de la flûte dans son
grenier pour se désennuyer.




Chapitre VI

Le petit couvent


Il y avait dans cette enceinte du Petit-Picpus trois bâtiments
parfaitement distincts, le grand couvent qu'habitaient les religieuses,
le pensionnat où logeaient les élèves, et enfin ce qu'on appelait le
petit couvent. C'était un corps de logis avec jardin où demeuraient en
commun toutes sortes de vieilles religieuses de divers ordres, restes
des cloîtres détruits par la révolution; une réunion de toutes les
bigarrures noires, grises et blanches, de toutes les communautés et de
toutes les variétés possibles; ce qu'on pourrait appeler, si un pareil
accouplement de mots était permis, une sorte de couvent-arlequin.

Dès l'Empire, il avait été accordé à toutes ces pauvres filles
dispersées et dépaysées de venir s'abriter là sous les ailes des
bénédictines-bernardines. Le gouvernement leur payait une petite
pension; les dames du Petit-Picpus les avaient reçues avec empressement.
C'était un pêle-mêle bizarre. Chacune suivait sa règle. On permettait
quelquefois aux élèves pensionnaires, comme grande récréation, de leur
rendre visite; ce qui fait que ces jeunes mémoires ont gardé entre
autres le souvenir de la mère Saint-Basile, de la mère
Sainte-Scolastique et de la mère Jacob.

Une de ces réfugiées se retrouvait presque chez elle. C'était une
religieuse de Sainte-Aure, la seule de son ordre qui eût survécu.
L'ancien couvent des dames de Sainte-Aure occupait dès le commencement
du XVIIIème siècle précisément cette même maison du Petit-Picpus qui
appartint plus tard aux bénédictines de Martin Verga. Cette sainte
fille, trop pauvre pour porter le magnifique habit de son ordre, qui
était une robe blanche avec le scapulaire écarlate, en avait revêtu
pieusement un petit mannequin qu'elle montrait avec complaisance et qu'à
sa mort elle a légué à la maison. En 1824, il ne restait de cet ordre
qu'une religieuse; aujourd'hui il n'en reste qu'une poupée.

Outre ces dignes mères, quelques vieilles femmes du monde avaient obtenu
de la prieure, comme madame Albertine, la permission de se retirer dans
le petit couvent. De ce nombre étaient madame de Beaufort d'Hautpoul et
madame la marquise Dufresne. Une autre n'a jamais été connue dans le
couvent que par le bruit formidable qu'elle faisait en se mouchant. Les
élèves l'appelaient madame Vacarmini.

Vers 1820 ou 1821, madame de Genlis, qui rédigeait à cette époque un
petit recueil périodique intitulé _l'Intrépide_, demanda à entrer dame
en chambre au couvent du Petit-Picpus. Mr le duc d'Orléans la
recommandait. Rumeur dans la ruche; les mères vocales étaient toutes
tremblantes. Madame de Genlis avait fait des romans. Mais elle déclara
qu'elle était la première à les détester, et puis elle était arrivée à
sa phase de dévotion farouche. Dieu aidant, et le prince aussi, elle
entra. Elle s'en alla au bout de six ou huit mois, donnant pour raison
que le jardin n'avait pas d'ombre. Les religieuses en furent ravies.
Quoique très vieille, elle jouait encore de la harpe, et fort bien.

En s'en allant, elle laissa sa marque à sa cellule. Madame de Genlis
était superstitieuse et latiniste. Ces deux mots donnent d'elle un assez
bon profil. On voyait encore, il y a quelques années, collés dans
l'intérieur d'une petite armoire de sa cellule où elle serrait son
argent et ses bijoux, ces cinq vers latins écrits de sa main à l'encre
rouge sur papier jaune, et qui, dans son opinion, avaient la vertu
d'effaroucher les voleurs:

          _Imparibus meritis pendent tria corpora ramis:_
           _Dismas et Gesmas, media est divina potestas;_
            _Alta petit Dismas, infelix, infima, Gesmas._
           _Nos et res nostras conservet summa potestas._
             _Hos versus dicas, ne tu furto tua perdas._

Ces vers, en latin du sixième siècle, soulèvent la question de savoir si
les deux larrons du calvaire s'appelaient, comme on le croit
communément, Dimas et Gestas, ou Dismas et Gesmas. Cette orthographe eût
pu contrarier les prétentions qu'avait, au siècle dernier, le vicomte de
Gestas à descendre du mauvais larron. Du reste, la vertu utile attachée
à ces vers fait article de foi dans l'ordre des hospitalières.

L'église de la maison, construite de manière à séparer, comme une
véritable coupure, le grand couvent du pensionnat, était, bien entendu,
commune au pensionnat, au grand couvent et au petit couvent. On y
admettait même le public par une sorte d'entrée de lazaret ménagée sur
la rue. Mais tout était disposé de façon qu'aucune des habitantes du
cloître ne pût voir un visage du dehors. Supposez une église dont le
choeur serait saisi par une main gigantesque, et plié de manière à
former, non plus, comme dans les églises ordinaires un prolongement
derrière l'autel, mais une sorte de salle ou de caverne obscure à la
droite de l'officiant; supposez cette salle fermée par le rideau de sept
pieds de haut dont nous avons déjà parlé; entassez dans l'ombre de ce
rideau, sur des stalles de bois, les religieuses de choeur à gauche, les
pensionnaires à droite, les converses et les novices au fond, et vous
aurez quelque idée des religieuses du Petit-Picpus, assistant au service
divin. Cette caverne, qu'on appelait le choeur, communiquait avec le
cloître par un couloir. L'église prenait jour sur le jardin. Quand les
religieuses assistaient à des offices où leur règle leur commandait le
silence, le public n'était averti de leur présence que par le choc des
miséricordes des stalles se levant ou s'abaissant avec bruit.




Chapitre VII

Quelques silhouettes de cette ombre


Pendant les six années qui séparent 1819 de 1825, la prieure du
Petit-Picpus était mademoiselle de Blemeur qui en religion s'appelait
mère Innocente. Elle était de la famille de la Marguerite de Blemeur,
auteur de _la Vie des saints de l'ordre de Saint-Benoît_. Elle avait été
réélue. C'était une femme d'une soixantaine d'années, courte, grosse,
«chantant comme un pot fêlé», dit la lettre que nous avons déjà citée;
du reste excellente, la seule gaie dans tout le couvent, et pour cela
adorée.

Mère Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la Dacier de
l'Ordre. Elle était lettrée, érudite, savante, compétente, curieusement
historienne, farcie de latin, bourrée de grec, pleine d'hébreu, et
plutôt bénédictin que bénédictine.

La sous-prieure était une vieille religieuse espagnole presque aveugle,
la mère Cineres.

Les plus comptées parmi les _vocales_ étaient la mère Sainte-Honorine,
trésorière, la mère Sainte-Gertrude, première maîtresse des novices, la
mère Sainte-Ange, deuxième maîtresse, la mère Annonciation, sacristaine,
la mère Saint-Augustin, infirmière, la seule dans tout le couvent qui
fût méchante; puis mère Sainte-Mechtilde (Mlle Gauvain), toute jeune,
ayant une admirable voix; mère des Anges (Mlle Drouet), qui avait été au
couvent des Filles-Dieu et au couvent du Trésor entre Gisors et Magny;
mère Saint-Joseph (Mlle de Cogolludo); mère Sainte-Adélaïde (Mlle
d'Auverney); mère Miséricorde (Mlle de Cifuentes, qui ne put résister
aux austérités); mère Compassion (Mlle de la Miltière, reçue à soixante
ans, malgré la règle, très riche); mère Providence (Mlle de Laudinière);
mère Présentation (Mlle de Siguenza), qui fut prieure en 1847; enfin,
mère Sainte-Céligne (la soeur du sculpteur Ceracchi), devenue folle;
mère Sainte-Chantal (Mlle de Suzon), devenue folle.

Il y avait encore parmi les plus jolies une charmante fille de
vingt-trois ans, qui était de l'île Bourbon et descendante du chevalier
Roze, qui se fût appelée dans le monde mademoiselle Roze et qui
s'appelait mère Assomption.

La mère Sainte-Mechtilde, chargée du chant et du choeur, y employait
volontiers les pensionnaires. Elle en prenait ordinairement une gamme
complète, c'est-à-dire sept, de dix ans à seize inclusivement, voix et
tailles assorties, qu'elle faisait chanter debout, alignées côte à côte
par rang d'âge de la plus petite à la plus grande. Cela offrait aux
regards quelque chose comme un pipeau de jeunes filles, une sorte de
flûte de Pan vivante faite avec des anges.

Celles des soeurs converses que les pensionnaires aimaient le mieux,
c'étaient la soeur Sainte-Euphrasie, la soeur Sainte-Marguerite, la
soeur Sainte-Marthe, qui était en enfance, et la soeur Saint-Michel,
dont le long nez les faisait rire.

Toutes ces femmes étaient douces pour tous ces enfants. Les religieuses
n'étaient sévères que pour elles-mêmes. On ne faisait de feu qu'au
pensionnat, et la nourriture, comparée à celle du couvent, y était
recherchée. Avec cela mille soins. Seulement, quand un enfant passait
près d'une religieuse et lui parlait, la religieuse ne répondait jamais.

Cette règle du silence avait engendré ceci que, dans tout le couvent, la
parole était retirée aux créatures humaines et donnée aux objets
inanimés. Tantôt c'était la cloche de l'église qui parlait, tantôt le
grelot du jardinier. Un timbre très sonore, placé à côté de la tourière
et qu'on entendait de toute la maison, indiquait par des sonneries
variées, qui étaient une façon de télégraphe acoustique, toutes les
actions de la vie matérielle à accomplir, et appelait au parloir, si
besoin était, telle ou telle habitante de la maison. Chaque personne et
chaque chose avait sa sonnerie. La prieure avait un et un; la
sous-prieure un et deux. Six-cinq annonçait la classe, de telle sorte
que les élèves ne disaient jamais rentrer en classe, mais aller à
six-cinq. Quatre-quatre était le timbre de madame de Genlis. On
l'entendait très souvent. _C'est le diable à quatre_, disaient celles
qui n'étaient point charitables. Dix-neuf coups annonçaient un grand
événement. C'était l'ouverture de la _porte de clôture_, effroyable
planche de fer hérissée de verrous qui ne tournait sur ses gonds que
devant l'archevêque.

Lui et le jardinier exceptés, nous l'avons dit, aucun homme n'entrait
dans le couvent. Les pensionnaires en voyaient deux autres; l'aumônier,
l'abbé Banès, vieux et laid, qu'il leur était donné de contempler au
choeur à travers une grille; l'autre, le maître de dessin, Mr Ansiaux,
que la lettre dont on a déjà lu quelques lignes appelle Mr _Anciot_, et
qualifie _vieux affreux bossu_.

On voit que tous les hommes étaient choisis.

Telle était cette curieuse maison.




Chapitre VIII

_Post corda lapides_


Après en avoir esquissé la figure morale, il n'est pas inutile d'en
indiquer en quelques mots la configuration matérielle. Le lecteur en a
déjà quelque idée.

Le couvent du Petit-Picpus-Saint-Antoine emplissait presque entièrement
le vaste trapèze qui résultait des intersections de la rue Polonceau, de
la rue Droit-Mur, de la petite rue Picpus et de la ruelle condamnée
nommée dans les vieux plans rue Aumarais. Ces quatre rues entouraient ce
trapèze comme ferait un fossé. Le couvent se composait de plusieurs
bâtiments et d'un jardin. Le bâtiment principal, pris dans son entier,
était une juxtaposition de constructions hybrides qui, vues à vol
d'oiseau, dessinaient assez exactement une potence posée sur le sol. Le
grand bras de la potence occupait tout le tronçon de la rue Droit-Mur
compris entre la petite rue Picpus et la rue Polonceau; le petit bras
était une haute, grise et sévère façade grillée qui regardait la petite
rue Picpus; la porte cochère nº 62 en marquait l'extrémité. Vers le
milieu de cette façade, la poussière et la cendre blanchissaient une
vieille porte basse cintrée où les araignées faisaient leur toile et qui
ne s'ouvrait qu'une heure ou deux le dimanche et aux rares occasions où
le cercueil d'une religieuse sortait du couvent. C'était l'entrée
publique de l'église. Le coude de la potence était une salle carrée qui
servait d'office et que les religieuses nommaient _la dépense_. Dans le
grand bras étaient les cellules des mères et des soeurs et le noviciat.
Dans le petit bras les cuisines, le réfectoire, doublé du cloître, et
l'église. Entre la porte nº 62 et le coin de la ruelle fermée Aumarais
était le pensionnat, qu'on ne voyait pas du dehors. Le reste du trapèze
formait le jardin qui était beaucoup plus bas que le niveau de la rue
Polonceau; ce qui faisait les murailles bien plus élevées encore au
dedans qu'à l'extérieur. Le jardin, légèrement bombé, avait à son
milieu, au sommet d'une butte, un beau sapin aigu et conique duquel
partaient, comme du rond-point à pique d'un bouclier, quatre grandes
allées, et, disposées deux par deux dans les embranchements des grandes,
huit petites, de façon que, si l'enclos eût été circulaire, le plan
géométral des allées eût ressemblé à une croix posée sur une roue. Les
allées, venant toutes aboutir aux murs très irréguliers du jardin,
étaient de longueurs inégales. Elles étaient bordées de groseilliers. Au
fond une allée de grands peupliers allait des ruines du vieux couvent,
qui était à l'angle de la rue Droit-Mur, à la maison du petit couvent,
qui était à l'angle de la ruelle Aumarais. En avant du petit couvent, il
y avait ce qu'on intitulait le petit jardin. Qu'on ajoute à cet ensemble
une cour, toutes sortes d'angles variés que faisaient les corps de logis
intérieurs, des murailles de prison, pour toute perspective et pour tout
voisinage la longue ligne noire de toits qui bordait l'autre côté de la
rue Polonceau, et l'on pourra se faire une image complète de ce
qu'était, il y a quarante-cinq ans, la maison des bernardines du
Petit-Picpus. Cette sainte maison avait été bâtie précisément sur
l'emplacement d'un jeu de paume fameux du quatorzième au seizième siècle
qu'on appelait le _tripot des onze mille diables_.

Toutes ces rues du reste étaient des plus anciennes de Paris. Ces noms,
Droit-Mur et Aumarais, sont bien vieux; les rues qui les portent sont
beaucoup plus vieilles encore. La ruelle Aumarais s'est appelée la
ruelle Maugout; la rue Droit-Mur s'est appelée la rue des Églantiers,
car Dieu ouvrait les fleurs avant que l'homme taillât les pierres.




Chapitre IX

Un siècle sous une guimpe


Puisque nous sommes en train de détails sur ce qu'était autrefois le
couvent du Petit-Picpus et que nous avons osé ouvrir une fenêtre sur ce
discret asile, que le lecteur nous permette encore une petite
digression, étrangère au fond de ce livre, mais caractéristique et utile
en ce qu'elle fait comprendre que le cloître lui-même a ses figures
originales.

Il y avait dans le petit couvent une centenaire qui venait de l'abbaye
de Fontevrault. Avant la révolution elle avait même été du monde. Elle
parlait beaucoup de Mr de Miromesnil, garde des sceaux sous Louis XVI,
et d'une présidente Duplat qu'elle avait beaucoup connue. C'était son
plaisir et sa vanité de ramener ces deux noms à tout propos. Elle disait
merveilles de l'abbaye de Fontevrault, que c'était comme une ville, et
qu'il y avait des rues dans le monastère.

Elle parlait avec un parler picard qui égayait les pensionnaires. Tous
les ans, elle renouvelait solennellement ses voeux, et, au moment de
faire serment, elle disait au prêtre: Monseigneur saint François l'a
baillé à monseigneur saint Julien, monseigneur saint Julien l'a baillé à
monseigneur saint Eusèbe, monseigneur saint Eusèbe l'a baillé à
monseigneur saint Procope, etc., etc.; ainsi je vous le baille, mon
père.--Et les pensionnaires de rire, non sous cape, mais sous voile;
charmants petits rires étouffés qui faisaient froncer le sourcil aux
mères vocales.

Une autre fois, la centenaire racontait des histoires. Elle disait que
_dans sa jeunesse les bernardins ne le cédaient pas aux mousquetaires_.
C'était un siècle qui parlait, mais c'était le dix-huitième siècle. Elle
contait la coutume champenoise et bourguignonne des quatre vins avant la
révolution. Quand un grand personnage, un maréchal de France, un prince,
un duc et pair, traversait une ville de Bourgogne ou de Champagne, le
corps de ville venait le haranguer et lui présentait quatre gondoles
d'argent dans lesquelles on avait versé de quatre vins différents. Sur
le premier gobelet on lisait cette inscription: _vin de singe_, sur le
deuxième: _vin de lion_, sur le troisième: _vin de mouton_, sur le
quatrième: _vin de cochon_. Ces quatre légendes exprimaient les quatre
degrés que descend l'ivrogne; la première ivresse, celle qui égaye; la
deuxième, celle qui irrite; la troisième, celle qui hébète; la dernière
enfin, celle qui abrutit.

Elle avait dans une armoire, sous clef, un objet mystérieux auquel elle
tenait fort. La règle de Fontevrault ne le lui défendait pas. Elle ne
voulait montrer cet objet à personne. Elle s'enfermait, ce que sa règle
lui permettait, et se cachait chaque fois qu'elle voulait le contempler.
Si elle entendait marcher dans le corridor, elle refermait l'armoire
aussi précipitamment qu'elle le pouvait avec ses vieilles mains. Dès
qu'on lui parlait de cela, elle se taisait, elle qui parlait si
volontiers. Les plus curieuses échouèrent devant son silence et les plus
tenaces devant son obstination. C'était aussi là un sujet de
commentaires pour tout ce qui était désoeuvré ou ennuyé dans le couvent.
Que pouvait donc être cette chose si précieuse et si secrète qui était
le trésor de la centenaire? Sans doute quelque saint livre? quelque
chapelet unique? quelque relique prouvée? On se perdait en conjectures.
À la mort de la pauvre vieille, on courut à l'armoire plus vite
peut-être qu'il n'eût convenu, et on l'ouvrit. On trouva l'objet sous un
triple linge comme une patène bénite. C'était un plat de Faënza
représentant des amours qui s'envolent poursuivis par des garçons
apothicaires armés d'énormes seringues. La poursuite abonde en grimaces
et en postures comiques. Un des charmants petits amours est déjà tout
embroché. Il se débat, agite ses petites ailes et essaye encore de
voler, mais le matassin rit d'un rire satanique. Moralité: l'amour
vaincu par la colique. Ce plat, fort curieux d'ailleurs, et qui a
peut-être eu l'honneur de donner une idée à Molière, existait encore en
septembre 1845; il était à vendre chez un marchand de bric-à-brac du
boulevard Beaumarchais.

Cette bonne vieille ne voulait recevoir aucune visite du dehors, _à
cause_, disait-elle, _que le parloir est trop triste_.




Chapitre X

Origine de l'Adoration Perpétuelle


Du reste, ce parloir presque sépulcral dont nous avons essayé de donner
une idée est un fait tout local qui ne se reproduit pas avec la même
sévérité dans d'autres couvents. Au couvent de la rue du Temple en
particulier qui, à la vérité, était d'un autre ordre, les volets noirs
étaient remplacés par des rideaux bruns, et le parloir lui-même était un
salon parqueté dont les fenêtres s'encadraient de bonnes-grâces en
mousseline blanche et dont les murailles admettaient toutes sortes de
cadres, un portrait d'une bénédictine à visage découvert, des bouquets
en peinture, et jusqu'à une tête de turc.

C'est dans le jardin du couvent de la rue du Temple que se trouvait ce
marronnier d'Inde qui passait pour le plus beau et le plus grand de
France et qui avait parmi le bon peuple du dix-huitième siècle la
renommée d'être _le père de tous les marronniers du royaume_.

Nous l'avons dit, ce couvent du Temple était occupé par des bénédictines
de l'Adoration Perpétuelle, bénédictines tout autres que celles qui
relevaient de Cîteaux. Cet ordre de l'Adoration Perpétuelle n'est pas
très ancien et ne remonte pas à plus de deux cents ans. En 1649, le
Saint-Sacrement fut profané deux fois, à quelques jours de distance,
dans deux églises de Paris, à Saint-Sulpice et à Saint-Jean en Grève,
sacrilège effrayant et rare qui émut toute la ville. Mr le prieur grand
vicaire de Saint-Germain-des-Prés ordonna une procession solennelle de
tout son clergé où officia le nonce du pape. Mais l'expiation ne suffit
pas à deux dignes femmes, madame Courtin, marquise de Boucs, et la
comtesse de Châteauvieux. Cet outrage, fait au «très auguste sacrement
de l'autel», quoique passager, ne sortait pas de ces deux saintes âmes,
et leur parut ne pouvoir être réparé que par une «Adoration Perpétuelle»
dans quelque monastère de filles. Toutes deux, l'une en 1652, l'autre en
1653, firent donation de sommes notables à la mère Catherine de Bar,
dite du Saint-Sacrement, religieuse bénédictine, pour fonder, dans ce
but pieux, un monastère de l'ordre de Saint-Benoît; la première
permission pour cette fondation fut donnée à la mère Catherine de Bar
par Mr de Metz, abbé de Saint-Germain, «à la charge qu'aucune fille ne
pourrait être reçue, qu'elle n'apportât trois cents livres de pension,
qui font six mille livres au principal». Après l'abbé de Saint-Germain,
le roi accorda des lettres patentes, et le tout, charte abbatiale et
lettres royales, fut homologué en 1654 à la chambre des comptes et au
parlement.

Telle est l'origine et la consécration légale de l'établissement des
bénédictines de l'Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement à Paris. Leur
premier couvent fut «bâti à neuf», rue Cassette, des deniers de mesdames
de Boucs et de Châteauvieux.

Cet ordre, comme on voit, ne se confondait point avec les bénédictines
dites de Cîteaux. Il relevait de l'abbé de Saint-Germain des Prés, de la
même manière que les dames du Sacré-Coeur relèvent du général des
jésuites et les soeurs de charité du général des lazaristes.

Il était également tout à fait différent des bernardines du Petit-Picpus
dont nous venons de montrer l'intérieur. En 1657, le pape Alexandre VII
avait autorisé, par bref spécial, les bernardines du Petit-Picpus à
pratiquer l'Adoration Perpétuelle comme les bénédictines du
Saint-Sacrement. Mais les deux ordres n'en étaient pas moins restés
distincts.




Chapitre XI

Fin du Petit-Picpus


Dès le commencement de la Restauration, le couvent du Petit-Picpus
dépérissait; ce qui fait partie de la mort générale de l'ordre, lequel,
après le dix-huitième siècle, s'en va comme tous les ordres religieux.
La contemplation est, ainsi que la prière, un besoin de l'humanité;
mais, comme tout ce que la Révolution a touché, elle se transformera,
et, d'hostile au progrès social, lui deviendra favorable.

La maison du Petit-Picpus se dépeuplait rapidement. En 1840, le petit
couvent avait disparu, le pensionnat avait disparu. Il n'y avait plus ni
les vieilles femmes, ni les jeunes filles; les unes étaient mortes, les
autres s'en étaient allées. _Volaverunt_.

La règle de l'Adoration Perpétuelle est d'une telle rigidité qu'elle
épouvante; les vocations reculent, l'ordre ne se recrute pas. En 1845,
il se faisait encore çà et là quelques soeurs converses; mais de
religieuses de choeur, point. Il y a quarante ans, les religieuses
étaient près de cent; il y a quinze ans, elles n'étaient plus que
vingt-huit. Combien sont-elles aujourd'hui? En 1847, la prieure était
jeune, signe que le cercle du choix se restreint. Elle n'avait pas
quarante ans. À mesure que le nombre diminue, la fatigue augmente; le
service de chacune devient plus pénible; on voyait dès lors approcher le
moment où elles ne seraient plus qu'une douzaine d'épaules douloureuses
et courbées pour porter la lourde règle de saint Benoît. Le fardeau est
implacable et reste le même à peu comme à beaucoup. Il pesait, il
écrase. Aussi elles meurent. Du temps que l'auteur de ce livre habitait
encore Paris, deux sont mortes. L'une avait vingt-cinq ans, l'autre
vingt-trois. Celle-ci peut dire comme Julia Alpinula: _Hic jaceo. Vvixi
annos viginti et tres_. C'est à cause de cette décadence que le couvent
a renoncé à l'éducation des filles.

Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue,
obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous
accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de
quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean. Nous
avons pénétré dans cette communauté toute pleine de ces vieilles
pratiques qui semblent si nouvelles aujourd'hui. C'est le jardin fermé.
_Hortus conclusus_. Nous avons parlé de ce lieu singulier avec détail,
mais avec respect, autant du moins que le respect et le détail sont
conciliables. Nous ne comprenons pas tout, mais nous n'insultons rien.
Nous sommes à égale distance de l'hosanna de Joseph de Maistre qui
aboutit à sacrer le bourreau et du ricanement de Voltaire qui va jusqu'à
railler le crucifix.

Illogisme de Voltaire, soit dit en passant; car Voltaire eût défendu
Jésus comme il défendait Calas; et, pour ceux-là mêmes qui nient les
incarnations surhumaines, que représente le crucifix? Le sage assassiné.

Au dix-neuvième siècle, l'idée religieuse subit une crise. On désapprend
de certaines choses, et l'on fait bien, pourvu qu'en désapprenant ceci,
on apprenne cela. Pas de vide dans le coeur humain. De certaines
démolitions se font, et il est bon qu'elles se fassent, mais à la
condition d'être suivies de reconstructions.

En attendant, étudions les choses qui ne sont plus. Il est nécessaire de
les connaître, ne fût-ce que pour les éviter. Les contrefaçons du passé
prennent de faux noms et s'appellent volontiers l'avenir. Ce revenant,
le passé, est sujet à falsifier son passeport. Mettons-nous au fait du
piège. Défions-nous. Le passé a un visage, la superstition, et un
masque, l'hypocrisie. Dénonçons le visage et arrachons le masque.

Quant aux couvents, ils offrent une question complexe. Question de
civilisation, qui les condamne; question de liberté, qui les protège.




Livre septième--Parenthèse




Chapitre I

Le couvent, idée abstraite


Ce livre est un drame dont le premier personnage est l'infini.

L'homme est le second.

Cela étant, comme un couvent s'est trouvé sur notre chemin, nous avons
dû y pénétrer. Pourquoi? C'est que le couvent, qui est propre à l'orient
comme à l'occident, à l'antiquité comme aux temps modernes, au
paganisme, au bouddhisme, au mahométisme, comme au christianisme, est un
des appareils d'optique appliqués par l'homme sur l'infini.

Ce n'est point ici le lieu de développer hors de mesure de certaines
idées; cependant, tout en maintenant absolument nos réserves, nos
restrictions, et même nos indignations, nous devons le dire, toutes les
fois que nous rencontrons dans l'homme l'infini, bien ou mal compris,
nous nous sentons pris de respect. Il y a dans la synagogue, dans la
mosquée, dans la pagode, dans le wigwam, un côté hideux que nous
exécrons et un côté sublime que nous adorons. Quelle contemplation pour
l'esprit et quelle rêverie sans fond! la réverbération de Dieu sur le
mur humain.




Chapitre II

Le couvent, fait historique


Au point de vue de l'histoire, de la raison et de la vérité, le
monachisme est condamné.

Les monastères, quand ils abondent chez une nation, sont des noeuds à la
circulation, des établissements encombrants, des centres de paresse là
où il faut des centres de travail. Les communautés monastiques sont à la
grande communauté sociale ce que le gui est au chêne, ce que la verrue
est au corps humain. Leur prospérité et leur embonpoint sont
l'appauvrissement du pays. Le régime monacal, bon au début des
civilisations, utile à produire la réduction de la brutalité par le
spirituel, est mauvais à la virilité des peuples. En outre, lorsqu'il se
relâche, et qu'il entre dans sa période de dérèglement, comme il
continue à donner l'exemple il devient mauvais par toutes les raisons
qui le faisaient salutaire dans sa période de pureté.

Les claustrations ont fait leur temps. Les cloîtres, utiles à la
première éducation de la civilisation moderne, ont été gênants pour sa
croissance et sont nuisibles à son développement. En tant qu'institution
et que mode de formation pour l'homme, les monastères, bons au dixième
siècle, discutables au quinzième, sont détestables au dix-neuvième. La
lèpre monacale a presque rongé jusqu'au squelette deux admirables
nations, l'Italie et l'Espagne, l'une la lumière, l'autre la splendeur
de l'Europe pendant des siècles, et, à l'époque où nous sommes, ces deux
illustres peuples ne commencent à guérir que grâce à la saine et
vigoureuse hygiène de 1789.

Le couvent, l'antique couvent de femmes particulièrement, tel qu'il
apparaît encore au seuil de ce siècle en Italie, en Autriche, en
Espagne, est une des plus sombres concrétions du Moyen Age. Le cloître,
ce cloître-là, est le point d'intersection des terreurs. Le cloître
catholique proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la
mort.

Le couvent espagnol surtout est funèbre. Là montent dans l'obscurité,
sous des voûtes pleines de brume, sous des dômes vagues à force d'ombre,
de massifs autels babéliques, hauts comme des cathédrales; là pendent à
des chaînes dans les ténèbres d'immenses crucifix blancs; là s'étalent,
nus sur l'ébène, de grands Christs d'ivoire; plus que sanglants,
saignants; hideux et magnifiques, les coudes montrant les os, les
rotules montrant les téguments, les plaies montrant les chairs,
couronnés d'épines d'argent, cloués de clous d'or, avec des gouttes de
sang en rubis sur le front et des larmes en diamants dans les yeux. Les
diamants et les rubis semblent mouillés, et font pleurer en bas dans
l'ombre des êtres voilés qui ont les flancs meurtris par le cilice et
par le fouet aux pointes de fer, les seins écrasés par des claies
d'osier, les genoux écorchés par la prière; des femmes qui se croient
des épouses; des spectres qui se croient des séraphins. Ces femmes
pensent-elles? non. Veulent-elles? non. Aiment-elles? non. Vivent-elles?
non. Leurs nerfs sont devenus des os; leurs os sont devenus des pierres.
Leur voile est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble à
on ne sait quelle tragique respiration de la mort. L'abbesse, une larve,
les sanctifie et les terrifie. L'immaculé est là, farouche. Tels sont
les vieux monastères d'Espagne. Repaires de la dévotion terrible; antres
de vierges; lieux féroces.

L'Espagne catholique était plus romaine que Rome même. Le couvent
espagnol était par excellence le couvent catholique. On y sentait
l'orient. L'archevêque, kislar-aga du ciel, verrouillait et espionnait
ce sérail d'âmes réservé à Dieu. La nonne était l'odalisque, le prêtre
était l'eunuque. Les ferventes étaient choisies en songe et possédaient
Christ. La nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et
devenait l'extase de la cellule. De hautes murailles gardaient de toute
distraction vivante la sultane mystique qui avait le crucifié pour
sultan. Un regard dehors était une infidélité. L' _in-pace_ remplaçait
le sac de cuir. Ce qu'on jetait à la mer en orient, on le jetait à la
terre en occident. Des deux côtés, des femmes se tordaient les bras; la
vague aux unes, la fosse aux autres; ici les noyées, là les enterrées.
Parallélisme monstrueux.

Aujourd'hui les souteneurs du passé, ne pouvant nier ces choses, ont
pris le parti d'en sourire. On a mis à la mode une façon commode et
étrange de supprimer les révélations de l'histoire, d'infirmer les
commentaires de la philosophie, et d'élider tous les faits gênants et
toutes les questions sombres. _Matière à déclamations_, disent les
habiles. Déclamations, répètent les niais. Jean-Jacques, déclamateur;
Diderot, déclamateur; Voltaire sur Calas, Labarre et Sirven,
déclamateur. Je ne sais qui a trouvé dernièrement que Tacite était un
déclamateur, que Néron était une victime, et que décidément il fallait
s'apitoyer «sur ce pauvre Holopherne».

Les faits pourtant sont malaisés à déconcerter, et s'obstinent. L'auteur
de ce livre a vu, de ses yeux, à huit lieues de Bruxelles, c'est là du
Moyen Age que tout le monde a sous la main, à l'abbaye de Villers, le
trou des oubliettes au milieu du pré qui a été la cour du cloître et, au
bord de la Dyle, quatre cachots de pierre, moitié sous terre, moitié
sous l'eau. C'étaient des _in-pace_. Chacun de ces cachots a un reste de
porte de fer, une latrine, et une lucarne grillée qui, dehors, est à
deux pieds au-dessus de la rivière, et, dedans, à six pieds au-dessus du
sol. Quatre pieds de rivière coulent extérieurement le long du mur. Le
sol est toujours mouillé. L'habitant de l' _in-pace_ avait pour lit
cette terre mouillée. Dans l'un des cachots, il y a un tronçon de carcan
scellé au mur; dans un autre on voit une espèce de boîte carrée faite de
quatre lames de granit, trop courte pour qu'on s'y couche, trop basse
pour qu'on s'y dresse. On mettait là dedans un être avec un couvercle de
pierre par-dessus. Cela est. On le voit. On le touche. Ces _in-pace_,
ces cachots, ces gonds de fer, ces carcans, cette haute lucarne au ras
de laquelle coule la rivière, cette boîte de pierre fermée d'un
couvercle de granit comme une tombe, avec cette différence qu'ici le
mort était un vivant, ce sol qui est de la boue, ce trou de latrines,
ces murs qui suintent, quels déclamateurs!




Chapitre III

À quelle condition on peut respecter le passé


Le monachisme, tel qu'il existait en Espagne et tel qu'il existe au
Thibet, est pour la civilisation une sorte de phtisie. Il arrête net la
vie. Il dépeuple, tout simplement. Claustration, castration. Il a été
fléau en Europe. Ajoutez à cela la violence si souvent faite à la
conscience, les vocations forcées, la féodalité s'appuyant au cloître,
l'aînesse versant dans le monachisme le trop-plein de la famille, les
férocités dont nous venons de parler, les _in-pace_, les bouches closes,
les cerveaux murés, tant d'intelligences infortunées mises au cachot des
voeux éternels, la prise d'habit, enterrement des âmes toutes vives.
Ajoutez les supplices individuels aux dégradations nationales, et, qui
que vous soyez, vous vous sentirez tressaillir devant le froc et le
voile, ces deux suaires d'invention humaine.

Pourtant, sur certains points et en certains lieux, en dépit de la
philosophie, en dépit du progrès, l'esprit claustral persiste en plein
dix-neuvième siècle, et une bizarre recrudescence ascétique étonne en ce
moment le monde civilisé. L'entêtement des institutions vieillies à se
perpétuer ressemble à l'obstination du parfum ranci qui réclamerait
notre chevelure, à la prétention du poisson gâté qui voudrait être
mangé, à la persécution du vêtement d'enfant qui voudrait habiller
l'homme, et à la tendresse des cadavres qui reviendraient embrasser les
vivants.

Ingrats! dit le vêtement, je vous ai protégés dans le mauvais temps,
pourquoi ne voulez-vous plus de moi? Je viens de la pleine mer, dit le
poisson. J'ai été la rose, dit le parfum. Je vous ai aimés, dit le
cadavre. Je vous ai civilisés, dit le couvent.

À cela une seule réponse: Jadis.

Rêver la prolongation indéfinie des choses défuntes et le gouvernement
des hommes par embaumement, restaurer les dogmes en mauvais état,
redorer les châsses, recrépir les cloîtres, rebénir les reliquaires,
remeubler les superstitions, ravitailler les fanatismes, remmancher les
goupillons et les sabres, reconstituer le monachisme et le militarisme,
croire au salut de la société par la multiplication des parasites,
imposer le passé au présent, cela semble étrange. Il y a cependant des
théoriciens pour ces théories-là. Ces théoriciens, gens d'esprit
d'ailleurs, ont un procédé bien simple, ils appliquent sur le passé un
enduit qu'ils appellent ordre social, droit divin, morale, famille,
respect des aïeux, autorité antique, tradition sainte, légitimité,
religion; et ils vont criant:--Voyez! prenez ceci, honnêtes gens.--Cette
logique était connue des anciens. Les aruspices la pratiquaient. Ils
frottaient de craie une génisse noire, et disaient: Elle est blanche.
_Bos cretatus_.

Quant à nous, nous respectons çà et là et nous épargnons partout le
passé, pourvu qu'il consente à être mort. S'il veut être vivant, nous
l'attaquons, et nous tâchons de le tuer.

Superstitions, bigotismes, cagotismes, préjugés, ces larves, toutes
larves qu'elles sont, sont tenaces à la vie, elles ont des dents et des
ongles dans leur fumée, et il faut les étreindre corps à corps, et leur
faire la guerre, et la leur faire sans trêve, car c'est une des
fatalités de l'humanité d'être condamnée à l'éternel combat des
fantômes. L'ombre est difficile à prendre à la gorge et à terrasser.

Un couvent en France, en plein midi du dix-neuvième siècle, c'est un
collège de hiboux faisant face au jour. Un cloître, en flagrant délit
d'ascétisme au beau milieu de la cité de 89, de 1830 et de 1848, Rome
s'épanouissant dans Paris, c'est un anachronisme. En temps ordinaire,
pour dissoudre un anachronisme et le faire évanouir, on n'a qu'à lui
faire épeler le millésime. Mais nous ne sommes point en temps ordinaire.

Combattons.

Combattons, mais distinguons. Le propre de la vérité, c'est de n'être
jamais excessive. Quel besoin a-t-elle d'exagérer? Il y a ce qu'il faut
détruire, et il y a ce qu'il faut simplement éclairer et regarder.
L'examen bienveillant et grave, quelle force! N'apportons point la
flamme là où la lumière suffit.

Donc, le dix-neuvième siècle étant donné, nous sommes contraire, en
thèse générale, et chez tous les peuples, en Asie comme en Europe, dans
l'Inde comme en Turquie, aux claustrations ascétiques. Qui dit couvent
dit marais. Leur putrescibilité est évidente, leur stagnation est
malsaine, leur fermentation enfièvre les peuples et les étiole; leur
multiplication devient plaie d'Égypte. Nous ne pouvons penser sans
effroi à ces pays où les fakirs, les bonzes, les santons, les caloyers,
les marabouts, les talapoins et les derviches pullulent jusqu'au
fourmillement vermineux.

Cela dit, la question religieuse subsiste. Cette question a de certains
côtés mystérieux, presque redoutables; qu'il nous soit permis de la
regarder fixement.




Chapitre IV

Le couvent au point de vue des principes


Des hommes se réunissent et habitent en commun. En vertu de quel droit?
en vertu du droit d'association.

Ils s'enferment chez eux. En vertu de quel droit? en vertu du droit qu'a
tout homme d'ouvrir ou de fermer sa porte.

Ils ne sortent pas. En vertu de quel droit? en vertu du droit d'aller et
de venir, qui implique le droit de rester chez soi.

Là, chez eux, que font-ils?

Ils parlent bas; ils baissent les yeux; ils travaillent. Ils renoncent
au monde, aux villes, aux sensualités, aux plaisirs, aux vanités, aux
orgueils, aux intérêts. Ils sont vêtus de grosse laine ou de grosse
toile. Pas un d'eux ne possède en propriété quoi que ce soit. En entrant
là, celui qui était riche se fait pauvre. Ce qu'il a, il le donne à
tous. Celui qui était ce qu'on appelle noble, gentilhomme et seigneur,
est l'égal de celui qui était paysan. La cellule est identique pour
tous. Tous subissent la même tonsure, portent le même froc, mangent le
même pain noir, dorment sur la même paille, meurent sur la même cendre.
Le même sac sur le dos, la même corde autour des reins. Si le parti pris
est d'aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il peut y avoir là un
prince, ce prince est la même ombre que les autres. Plus de titres. Les
noms de famille même ont disparu. Ils ne portent que des prénoms. Tous
sont courbés sous l'égalité des noms de baptême. Ils ont dissous la
famille charnelle et constitué dans leur communauté la famille
spirituelle. Ils n'ont plus d'autres parents que tous les hommes. Ils
secourent les pauvres, ils soignent les malades. Ils élisent ceux
auxquels ils obéissent. Ils se disent l'un à l'autre: mon frère. Vous
m'arrêtez, et vous vous écriez:--Mais c'est là le couvent idéal!

Il suffit que ce soit le couvent possible, pour que j'en doive tenir
compte.

De là vient que, dans le livre précédent, j'ai parlé d'un couvent avec
un accent respectueux. Le moyen-âge écarté, l'Asie écartée, la question
historique et politique réservée, au point de vue philosophique pur, en
dehors des nécessités de la politique militante, à la condition que le
monastère soit absolument volontaire et ne renferme que des
consentements, je considérerai toujours la communauté claustrale avec
une certaine gravité attentive et, à quelques égards, déférente. Là où
il y a la communauté, il y a la commune; là où il y a la commune, il y a
le droit. Le monastère est le produit de la formule: Égalité,
Fraternité. Oh! que la Liberté est grande! et quelle transfiguration
splendide! la Liberté suffit à transformer le monastère en république.

Continuons.

Mais ces hommes, ou ces femmes, qui sont derrière ces quatre murs, ils
s'habillent de bure, ils sont égaux, ils s'appellent frères; c'est bien;
mais ils font encore autre chose?

Oui.

Quoi?

Ils regardent l'ombre, ils se mettent à genoux, et ils joignent les
mains.

Qu'est-ce que cela signifie?




Chapitre V

La prière


Ils prient.

Qui?

Dieu.

Prier Dieu, que veut dire ce mot?

Y a-t-il un infini hors de nous? Cet infini est-il un, immanent,
permanent; nécessairement substantiel, puisqu'il est infini, et que, si
la matière lui manquait, il serait borné là, nécessairement intelligent,
puisqu'il est infini, et que, si l'intelligence lui manquait, il serait
fini là? Cet infini éveille-t-il en nous l'idée d'essence, tandis que
nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l'idée d'existence? En
d'autres termes, n'est-il pas l'absolu dont nous sommes le relatif?

En même temps qu'il y a un infini hors de nous, n'y a-t-il pas un infini
en nous? Ces deux infinis (quel pluriel effrayant!) ne se
superposent-ils pas l'un à l'autre? Le second infini n'est-il pas pour
ainsi dire sous-jacent au premier? n'en est-il pas le miroir, le reflet,
l'écho, abîme concentrique à un autre abîme? Ce second infini est-il
intelligent lui aussi? Pense-t-il? aime-t-il? veut-il? Si les deux
infinis sont intelligents, chacun d'eux a un principe voulant, et il y a
un moi dans l'infini d'en haut comme il y a un moi dans l'infini d'en
bas. Le moi d'en bas, c'est l'âme; le moi d'en haut, c'est Dieu.

Mettre par la pensée l'infini d'en bas en contact avec l'infini d'en
haut, cela s'appelle prier.

Ne retirons rien à l'esprit humain; supprimer est mauvais. Il faut
réformer et transformer. Certaines facultés de l'homme sont dirigées
vers l'Inconnu; la pensée, la rêverie, la prière. L'Inconnu est un
océan. Qu'est-ce que la conscience? C'est la boussole de l'Inconnu.
Pensée, rêverie, prière, ce sont là de grands rayonnements mystérieux.
Respectons-les. Où vont ces irradiations majestueuses de l'âme? à
l'ombre; c'est-à-dire à la lumière.

La grandeur de la démocratie, c'est de ne rien nier et de ne rien renier
de l'humanité. Près du droit de l'Homme, au moins à côté, il y a le
droit de l'Âme.

Écraser les fanatismes et vénérer l'infini, telle est la loi. Ne nous
bornons pas à nous prosterner sous l'arbre Création, et à contempler ses
immenses branchages pleins d'astres. Nous avons un devoir: travailler à
l'âme humaine, défendre le mystère contre le miracle, adorer
l'incompréhensible et rejeter l'absurde, n'admettre, en fait
d'inexplicable, que le nécessaire, assainir la croyance, ôter les
superstitions de dessus la religion; écheniller Dieu.




Chapitre VI

Bonté absolue de la prière


Quant au mode de prier, tous sont bons, pourvu qu'ils soient sincères.
Tournez votre livre à l'envers, et soyez dans l'infini.

Il y a, nous le savons, une philosophie qui nie l'infini. Il y a aussi
une philosophie, classée pathologiquement, qui nie le soleil; cette
philosophie s'appelle cécité.

Ériger un sens qui nous manque en source de vérité, c'est un bel aplomb
d'aveugle.

Le curieux, ce sont les airs hautains, supérieurs et compatissants que
prend, vis-à-vis de la philosophie qui voit Dieu, cette philosophie à
tâtons. On croit entendre une taupe s'écrier: Ils me font pitié avec
leur soleil!

Il y a, nous le savons, d'illustres et puissants athées. Ceux-là, au
fond, ramenés au vrai par leur puissance même, ne sont pas bien sûrs
d'être athées, ce n'est guère avec eux qu'une affaire de définition, et,
dans tous les cas, s'ils ne croient pas Dieu, étant de grands esprits,
ils prouvent Dieu.

Nous saluons en eux les philosophes, tout en qualifiant inexorablement
leur philosophie.

Continuons.

L'admirable aussi, c'est la facilité à se payer de mots. Une école
métaphysique du nord, un peu imprégnée de brouillard, a cru faire une
révolution dans l'entendement humain en remplaçant le mot Force par le
mot Volonté.

Dire: la plante veut; au lieu de: la plante croît; cela serait fécond,
en effet, si l'on ajoutait: l'univers veut. Pourquoi? C'est qu'il en
sortirait ceci: la plante veut, donc elle a un moi; l'univers veut, donc
il a un Dieu.

Quant à nous, qui pourtant, au rebours de cette école, ne rejetons rien
à priori, une volonté dans la plante, acceptée par cette école, nous
paraît plus difficile à admettre qu'une volonté dans l'univers, niée par
elle.

Nier la volonté de l'infini, c'est-à-dire Dieu, cela ne se peut qu'à la
condition de nier l'infini. Nous l'avons démontré.

La négation de l'infini mène droit au nihilisme. Tout devient «une
conception de l'esprit».

Avec le nihilisme pas de discussion possible. Car le nihilisme logique
doute que son interlocuteur existe, et n'est pas bien sûr d'exister
lui-même.

À son point de vue, il est possible qu'il ne soit lui-même pour lui-même
qu'une «conception de son esprit».

Seulement, il ne s'aperçoit point que tout ce qu'il a nié, il l'admet en
bloc, rien qu'en prononçant ce mot: Esprit.

En somme, aucune voie n'est ouverte pour la pensée par une philosophie
qui fait tout aboutir au monosyllabe Non.

À: Non, il n'y a qu'une réponse: Oui.

Le nihilisme est sans portée.

Il n'y a pas de néant. Zéro n'existe pas. Tout est quelque chose. Rien
n'est rien.

L'homme vit d'affirmation plus encore que de pain.

Voir et montrer, cela même ne suffit pas. La philosophie doit être une
énergie; elle doit avoir pour effort et pour effet d'améliorer l'homme.
Socrate doit entrer dans Adam et produire Marc-Aurèle; en d'autres
termes, faire sortir de l'homme de la félicité l'homme de la sagesse.
Changer l'Eden en Lycée. La science doit être un cordial. Jouir, quel
triste but et quelle ambition chétive! La brute jouit. Penser, voilà le
triomphe vrai de l'âme. Tendre la pensée à la soif des hommes, leur
donner à tous en élixir la notion de Dieu, faire fraterniser en eux la
conscience et la science, les rendre justes par cette confrontation
mystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. La morale
est un épanouissement de vérités. Contempler mène à agir. L'absolu doit
être pratique. Il faut que l'idéal soit respirable, potable et mangeable
à l'esprit humain. C'est l'idéal qui a le droit de dire: _Prenez, ceci
est ma chair, ceci est mon sang_. La sagesse est une communion sacrée.
C'est à cette condition qu'elle cesse d'être un stérile amour de la
science pour devenir le mode un et souverain du ralliement humain, et
que de philosophie elle est promue religion.

La philosophie ne doit pas être un encorbellement bâti sur le mystère
pour le regarder à son aise, sans autre résultat que d'être commode à la
curiosité.

Pour nous, en ajournant le développement de notre pensée à une autre
occasion, nous nous bornons à dire que nous ne comprenons ni l'homme
comme point de départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui
sont les deux moteurs: croire et aimer.

Le progrès est le but, l'idéal est le type.

Qu'est-ce que l'idéal? C'est Dieu.

Idéal, absolu, perfection, infini; mots identiques.




Chapitre VII

Précautions à prendre dans le blâme


L'histoire et la philosophie ont d'éternels devoirs qui sont en même
temps des devoirs simples; combattre Caïphe évêque, Dracon juge,
Trimalcion législateur, Tibère empereur, cela est clair, direct et
limpide, et n'offre aucune obscurité. Mais le droit de vivre à part,
même avec ses inconvénients et ses abus, veut être constaté et ménagé.
Le cénobitisme est un problème humain.

Lorsqu'on parle des couvents, ces lieux d'erreur, mais d'innocence,
d'égarement, mais de bonne volonté, d'ignorance, mais de dévouement, de
supplice, mais de martyre, il faut presque toujours dire oui et non.

Un couvent, c'est une contradiction. Pour but, le salut; pour moyen, le
sacrifice. Le couvent, c'est le suprême égoïsme ayant pour résultante la
suprême abnégation.

Abdiquer pour régner, semble être la devise du monachisme.

Au cloître, on souffre pour jouir. On tire une lettre de change sur la
mort. On escompte en nuit terrestre la lumière céleste. Au cloître,
l'enfer est accepté en avance d'hoirie sur le paradis.

La prise de voile ou de froc est un suicide payé d'éternité.

Il ne nous parait pas qu'en un pareil sujet la moquerie soit de mise.
Tout y est sérieux, le bien comme le mal.

L'homme juste fronce le sourcil, mais ne sourit jamais du mauvais
sourire. Nous comprenons la colère, non la malignité.




Chapitre VIII

Foi, loi


Encore quelques mots.

Nous blâmons l'Église quand elle est saturée d'intrigue, nous méprisons
le spirituel âpre au temporel; mais nous honorons partout l'homme
pensif.

Nous saluons qui s'agenouille.

Une foi; c'est là pour l'homme le nécessaire. Malheur à qui ne croit
rien!

On n'est pas inoccupé parce qu'on est absorbé. Il y a le labeur visible
et le labeur invisible.

Contempler, c'est labourer; penser, c'est agir. Les bras croisés
travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une oeuvre.

Thalès resta quatre ans immobile. Il fonda la philosophie.

Pour nous les cénobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne
sont pas des fainéants.

Songer à l'Ombre est une chose sérieuse.

Sans rien infirmer de ce que nous venons de dire, nous croyons qu'un
perpétuel souvenir du tombeau convient aux vivants. Sur ce point le
prêtre et le philosophe sont d'accord. _Il faut mourir_. L'abbé de La
Trappe donne la réplique à Horace.

Mêler à sa vie une certaine présence du sépulcre, c'est la loi du sage;
et c'est la loi de l'ascète. Sous ce rapport l'ascète et le sage
convergent.

Il y a la croissance matérielle; nous la voulons. Il y a aussi la
grandeur morale; nous y tenons.

Les esprits irréfléchis et rapides disent:

--À quoi bon ces figures immobiles du côté du mystère? À quoi
servent-elles? qu'est-ce qu'elles font?

Hélas! en présence de l'obscurité qui nous environne et qui nous attend,
ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous
répondons: Il n'y a pas d'oeuvre plus sublime peut-être que celle que
font ces âmes. Et nous ajoutons: Il n'y a peut-être pas de travail plus
utile.

Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais.

Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle
à la prière.

Leibniz priant, cela est grand; Voltaire adorant, cela est beau. _Deo
erexit Voltaire_.

Nous sommes pour la religion contre les religions.

Nous sommes de ceux qui croient à la misère des oraisons et à la
sublimité de la prière.

Du reste, dans cette minute que nous traversons, minute qui heureusement
ne laissera pas au dix-neuvième siècle sa figure, à cette heure où tant
d'hommes ont le front bas et l'âme peu haute, parmi tant de vivants
ayant pour morale de jouir, et occupés des choses courtes et difformes
de la matière, quiconque s'exile nous semble vénérable. Le monastère est
un renoncement. Le sacrifice qui porte à faux est encore le sacrifice.
Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur.

Pris en soi, et idéalement, et pour tourner autour de la vérité jusqu'à
épuisement impartial de tous les aspects, le monastère, le couvent de
femmes surtout, car dans notre société c'est la femme qui souffre le
plus, et dans cet exil du cloître il y a de la protestation, le couvent
de femmes a incontestablement une certaine majesté.

Cette existence claustrale si austère et si morne, dont nous venons
d'indiquer quelques linéaments, ce n'est pas la vie, car ce n'est pas la
liberté; ce n'est pas la tombe, car ce n'est pas la plénitude; c'est le
lieu étrange d'où l'on aperçoit, comme de la crête d'une haute montagne,
d'un côté l'abîme où nous sommes, de l'autre l'abîme où nous serons;
c'est une frontière étroite et brumeuse séparant deux mondes, éclairée
et obscurcie par les deux à la fois, où le rayon affaibli de la vie se
mêle au rayon vague de la mort; c'est la pénombre du tombeau.

Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui
vivons comme elles par la foi, nous n'avons jamais pu considérer sans
une espèce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié
pleine d'envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces
âmes humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère,
attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n'est pas ouvert,
tournées vers la clarté qu'on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de
penser qu'elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l'inconnu,
l'oeil fixé sur l'obscurité immobile, agenouillées, éperdues,
stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par
les souffles profonds de l'éternité.




Livre huitième--Les cimetières prennent ce qu'on leur donne




Chapitre I

Où il est traité de la manière d'entrer au couvent


C'est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit
Fauchelevent, «tombé du ciel».

Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l'angle de la rue
Polonceau. Cet hymne des anges qu'il avait entendu au milieu de la nuit,
c'étaient les religieuses chantant matines; cette salle qu'il avait
entrevue dans l'obscurité, c'était la chapelle; ce fantôme qu'il avait
vu étendu à terre, c'était la soeur faisant la réparation; ce grelot
dont le bruit l'avait si étrangement surpris, c'était le grelot du
jardinier attaché au genou du père Fauchelevent.

Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on
l'a vu, soupé d'un verre de vin et d'un morceau de fromage devant un bon
fagot flambant; puis, le seul lit qu'il y eût dans la baraque étant
occupé par Cosette, ils s'étaient jetés chacun sur une botte de paille.
Avant de fermer les yeux, Jean Valjean avait dit:--Il faut désormais que
je reste ici.--Cette parole avait trotté toute la nuit dans la tête de
Fauchelevent.

À vrai dire, ni l'un ni l'autre n'avaient dormi.

Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste, comprenait
que lui et Cosette étaient perdus s'ils rentraient dans Paris. Puisque
le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l'avait échoué
dans ce cloître, Jean Valjean n'avait plus qu'une pensée, y rester. Or,
pour un malheureux dans sa position, ce couvent était à la fois le lieu
le plus dangereux et le plus sûr; le plus dangereux, car, aucun homme ne
pouvant y pénétrer, si on l'y découvrait, c'était un flagrant délit, et
Jean Valjean ne faisait qu'un pas du couvent à la prison; le plus sûr,
car si l'on parvenait à s'y faire accepter et à y demeurer, qui
viendrait vous chercher là? Habiter un lieu impossible, c'était le
salut.

De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle. Il commençait par se
déclarer qu'il n'y comprenait rien. Comment Mr Madeleine se trouvait-il
là, avec les murs qu'il y avait? Des murs de cloître ne s'enjambent pas.
Comment s'y trouvait-il avec un enfant? On n'escalade pas une muraille à
pic avec un enfant dans ses bras. Qu'était-ce que cet enfant? D'où
venaient-ils tous les deux? Depuis que Fauchelevent était dans le
couvent, il n'avait plus entendu parler de Montreuil-sur-Mer, et il ne
savait rien de ce qui s'était passé. Le père Madeleine avait cet air qui
décourage les questions; et d'ailleurs Fauchelevent se disait: On ne
questionne pas un saint. Mr Madeleine avait conservé pour lui tout son
prestige. Seulement, de quelques mots échappés à Jean Valjean, le
jardinier crut pouvoir conclure que Mr Madeleine avait probablement fait
faillite par la dureté des temps, et qu'il était poursuivi par ses
créanciers; ou bien qu'il était compromis dans une affaire politique et
qu'il se cachait; ce qui ne déplut point à Fauchelevent, lequel, comme
beaucoup de nos paysans du nord, avait un vieux fond bonapartiste. Se
cachant, Mr Madeleine avait pris le couvent pour asile, et il était
simple qu'il voulût y rester. Mais l'inexplicable, où Fauchelevent
revenait toujours et où il se cassait la tête, c'était que Mr Madeleine
fût là, et qu'il y fût avec cette petite. Fauchelevent les voyait, les
touchait, leur parlait, et n'y croyait pas. L'incompréhensible venait de
faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. Fauchelevent était à
tâtons dans les conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci:
Mr Madeleine m'a sauvé la vie. Cette certitude unique suffisait, et le
détermina. Il se dit à part lui: C'est mon tour. Il ajouta dans sa
conscience: Mr Madeleine n'a pas tant délibéré quand il s'est agi de se
fourrer sous la voiture pour m'en tirer. Il décida qu'il sauverait Mr
Madeleine.

Il se fit pourtant diverses questions et diverses réponses:--Après ce
qu'il a été pour moi, si c'était un voleur, le sauverais-je? Tout de
même. Si c'était un assassin, le sauverais-je? Tout de même. Puisque
c'est un saint, le sauverai-je? Tout de même.

Mais le faire rester dans le couvent, quel problème! Devant cette
tentative presque chimérique, Fauchelevent ne recula point; ce pauvre
paysan picard, sans autre échelle que son dévouement, sa bonne volonté,
et un peu de cette vieille finesse campagnarde mise cette fois au
service d'une intention généreuse, entreprit d'escalader les
impossibilités du cloître et les rudes escarpements de la règle de saint
Benoît. Le père Fauchelevent était un vieux qui toute sa vie avait été
égoïste, et qui, à la fin de ses jours, boiteux, infirme, n'ayant plus
aucun intérêt au monde, trouva doux d'être reconnaissant, et, voyant une
vertueuse action à faire, se jeta dessus comme un homme qui, au moment
de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d'un bon vin dont il
n'aurait jamais goûté et le boirait avidement. On peut ajouter que l'air
qu'il respirait depuis plusieurs années déjà dans ce couvent avait
détruit la personnalité en lui, et avait fini par lui rendre nécessaire
une bonne action quelconque.

Il prit donc sa résolution: se dévouer à Mr Madeleine.

Nous venons de le qualifier _pauvre paysan picard_. La qualification est
juste, mais incomplète. Au point de cette histoire où nous sommes, un
peu de physiologie du père Fauchelevent devient utile. Il était paysan,
mais il avait été tabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse,
et de la pénétration à sa naïveté. Ayant, pour des causes diverses,
échoué dans ses affaires, de tabellion il était tombé charretier et
manoeuvre. Mais, en dépit des jurons et des coups de fouet, nécessaires
aux chevaux, à ce qu'il paraît, il était resté du tabellion en lui. Il
avait quelque esprit naturel; il ne disait ni j'ons ni j'avons; il
causait, chose rare au village; et les autres paysans disaient de lui:
Il parle quasiment comme un monsieur à chapeau. Fauchelevent était en
effet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et léger du dernier
siècle qualifiait: _demi-bourgeois, demi-manant;_ et que les métaphores
tombant du château sur la chaumière étiquetaient dans le casier de la
roture: _un peu rustre, un peu citadin; poivre et sel_. Fauchelevent,
quoique fort éprouvé et fort usé par le sort, espèce de pauvre vieille
âme montrant la corde, était pourtant homme de premier mouvement, et
très spontané; qualité précieuse qui empêche qu'on soit jamais mauvais.
Ses défauts et ses vices, car il en avait eu, étaient de surface; en
somme, sa physionomie était de celles qui réussissent près de
l'observateur. Ce vieux visage n'avait aucune de ces fâcheuses rides du
haut du front qui signifient méchanceté ou bêtise.

Au point du jour, ayant énormément songé, le père Fauchelevent ouvrit
les yeux et vit Mr Madeleine qui, assis sur sa botte de paille,
regardait Cosette dormir. Fauchelevent se dressa sur son séant et dit:

--Maintenant que vous êtes ici, comment allez-vous faire pour y entrer?

Ce mot résumait la situation, et réveilla Jean Valjean de sa rêverie.

Les deux bonshommes tinrent conseil.

--D'abord, dit Fauchelevent, vous allez commencer par ne pas mettre les
pieds hors de cette chambre. La petite ni vous. Un pas dans le jardin,
nous sommes flambés.

--C'est juste.

--Monsieur Madeleine, reprit Fauchelevent, vous êtes arrivé dans un
moment très bon, je veux dire très mauvais, il y a une de ces dames fort
malade. Cela fait qu'on ne regardera pas beaucoup de notre côté. Il
paraît qu'elle se meurt. On dit les prières de quarante heures. Toute la
communauté est en l'air. Ça les occupe. Celle qui est en train de s'en
aller est une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. Toute la
différence entre elles et moi, c'est qu'elles disent: notre cellule, et
que je dis: ma _piolle_. Il va y avoir l'oraison pour les agonisants, et
puis l'oraison pour les morts. Pour aujourd'hui nous serons tranquilles
ici; mais je ne réponds pas de demain.

--Pourtant, observa Jean Valjean, cette baraque est dans le rentrant du
mur, elle est cachée par une espèce de ruine, il y a des arbres, on ne
la voit pas du couvent.

--Et j'ajoute que les religieuses n'en approchent jamais.

--Eh bien? fit Jean Valjean.

Le point d'interrogation qui accentuait cet: eh bien, signifiait: il me
semble qu'on peut y demeurer caché. C'est à ce point d'interrogation que
Fauchelevent répondit:

--Il y a les petites.

--Quelles petites? demanda Jean Valjean.

Comme Fauchelevent ouvrait la bouche pour expliquer le mot qu'il venait
de prononcer, une cloche sonna un coup.

--La religieuse est morte, dit-il. Voici le glas.

Et il fit signe à Jean Valjean d'écouter.

La cloche sonna un second coup.

--C'est le glas, monsieur Madeleine. La cloche va continuer de minute en
minute pendant vingt-quatre heures jusqu'à la sortie du corps de
l'église. Voyez-vous, ça joue. Aux récréations, il suffit qu'une balle
roule pour qu'elles s'en viennent, malgré les défenses, chercher et
fourbanser partout par ici. C'est des diables, ces chérubins-là.

--Qui? demanda Jean Valjean.

--Les petites. Vous seriez bien vite découvert, allez. Elles crieraient:
Tiens! un homme! Mais il n'y a pas de danger aujourd'hui. Il n'y aura
pas de récréation. La journée va être tout prières. Vous entendez la
cloche. Comme je vous le disais, un coup par minute. C'est le glas.

--Je comprends, père Fauchelevent. Il y a des pensionnaires.

Et Jean Valjean pensa à part lui:

--Ce serait l'éducation de Cosette toute trouvée.

Fauchelevent s'exclama:

--Pardine! s'il y a des petites filles! Et qui piailleraient autour de
vous! et qui se sauveraient! Ici, être homme, c'est avoir la peste. Vous
voyez bien qu'on m'attache un grelot à la patte comme à une bête féroce.

Jean Valjean songeait de plus en plus profondément.

--Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. Puis il éleva la voix:

--Oui, le difficile, c'est de rester.

--Non, dit Fauchelevent, c'est de sortir.

Jean Valjean sentit le sang lui refluer au coeur.

--Sortir!

--Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut que vous sortiez.

Et, après avoir laissé passer un coup de cloche du glas, Fauchelevent
poursuivit:

--On ne peut pas vous trouver ici comme ça. D'où venez-vous? Pour moi
vous tombez du ciel, parce que je vous connais; mais des religieuses, ça
a besoin qu'on entre par la porte.

Tout à coup on entendit une sonnerie assez compliquée d'une autre
cloche.

--Ah! dit Fauchelevent, on sonne les mères vocales. Elles vont au
chapitre. On tient toujours chapitre quand quelqu'un est mort. Elle est
morte au point du jour. C'est ordinairement au point du jour qu'on
meurt. Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes
entré? Voyons, ce n'est pas pour vous faire une question, par où
êtes-vous entré?

Jean Valjean devint pâle. La seule idée de redescendre dans cette rue
formidable le faisait frissonner. Sortez d'une forêt pleine de tigres,
et, une fois dehors, imaginez-vous un conseil d'ami qui vous engage à y
rentrer. Jean Valjean se figurait toute la police encore grouillante
dans le quartier, des agents en observation, des vedettes partout,
d'affreux poings tendus vers son collet, Javert peut-être au coin du
carrefour.

--Impossible! dit-il. Père Fauchelevent, mettez que je suis tombé de
là-haut.

--Mais je le crois, je le crois, reprit Fauchelevent. Vous n'avez pas
besoin de me le dire. Le bon Dieu vous aura pris dans sa main pour vous
regarder de près, et puis vous aura lâché. Seulement il voulait vous
mettre dans un couvent d'hommes; il s'est trompé. Allons, encore une
sonnerie. Celle-ci est pour avertir le portier d'aller prévenir la
municipalité pour qu'elle aille prévenir le médecin des morts pour qu'il
vienne voir qu'il y a une morte. Tout ça, c'est la cérémonie de mourir.
Elles n'aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames. Un
médecin, ça ne croit à rien. Il lève le voile. Il lève même quelquefois
autre chose. Comme elles ont vite fait avertir le médecin, cette
fois-ci! Qu'est-ce qu'il y a donc? Votre petite dort toujours. Comment
se nomme-t-elle?

--Cosette.

--C'est votre fille? comme qui dirait: vous seriez son grand-père?

--Oui.

--Pour elle, sortir d'ici, ce sera facile. J'ai ma porte de service qui
donne sur la cour. Je cogne. Le portier ouvre. J'ai ma hotte sur le dos,
la petite est dedans. Je sors. Le père Fauchelevent sort avec sa hotte,
c'est tout simple. Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille.
Elle sera sous la bâche. Je la déposerai le temps qu'il faudra chez une
vieille bonne amie de fruitière que j'ai rue du Chemin-Vert, qui est
sourde et où il y a un petit lit. Je crierai dans l'oreille à la
fruitière que c'est une nièce à moi, et de me la garder jusqu'à demain.
Puis la petite rentrera avec vous. Car je vous ferai rentrer. Il le
faudra bien. Mais vous, comment ferez-vous pour sortir? Jean Valjean
hocha la tête.

--Que personne ne me voie. Tout est là, père Fauchelevent. Trouvez moyen
de me faire sortir comme Cosette dans une hotte et sous une bâche.

Fauchelevent se grattait le bas de l'oreille avec le médium de la main
gauche, signe de sérieux embarras.

Une troisième sonnerie fit diversion.

--Voici le médecin des morts qui s'en va, dit Fauchelevent. Il a
regardé, et dit: elle est morte, c'est bon. Quand le médecin a visé le
passeport pour le paradis, les pompes funèbres envoient une bière. Si
c'est une mère, les mères l'ensevelissent; si c'est une soeur, les
soeurs l'ensevelissent. Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon
jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans une
salle basse de l'église qui communique à la rue et où pas un homme ne
peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes
les croque-morts et moi. C'est dans cette salle que je cloue la bière.
Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher! c'est comme
cela qu'on s'en va au ciel. On apporte une boîte où il n'y a rien, on la
remporte avec quelque chose dedans. Voilà ce que c'est qu'un
enterrement. _De profundis_.

Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Cosette endormie
qui entrouvrait vaguement la bouche, et avait l'air d'un ange buvant de
la lumière. Jean Valjean s'était mis à la regarder. Il n'écoutait plus
Fauchelevent.

N'être pas écouté, ce n'est pas une raison pour se taire. Le brave vieux
jardinier continuait paisiblement son rabâchage:

--On fait la fosse au cimetière Vaugirard. On prétend qu'on va le
supprimer, ce cimetière Vaugirard. C'est un ancien cimetière qui est en
dehors des règlements, qui n'a pas l'uniforme, et qui va prendre sa
retraite. C'est dommage, car il est commode. J'ai là un ami, le père
Mestienne, le fossoyeur. Les religieuses d'ici ont un privilège, c'est
d'être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il y a un
arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais que d'événements depuis
hier! la mère Crucifixion est morte, et le père Madeleine....

--Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement.

Fauchelevent fit ricocher le mot.

--Dame! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véritable
enterrement.

Une quatrième sonnerie éclata. Fauchelevent détacha vivement du clou la
genouillère à grelot et la reboucla à son genou.

--Cette fois, c'est moi. La mère prieure me demande. Bon, je me pique à
l'ardillon de ma boucle. Monsieur Madeleine, ne bougez pas, et
attendez-moi. Il y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a là le vin, le
pain et le fromage.

Et il sortit de la cahute en disant: On y va! on y va!

Jean Valjean le vit se hâter à travers le jardin, aussi vite que sa
jambe torse le lui permettait, tout en regardant de côté ses
melonnières.

Moins de dix minutes après, le père Fauchelevent, dont le grelot mettait
sur son passage les religieuses en déroute, frappait un petit coup à une
porte, et une voix douce répondait: _À jamais. À jamais_, c'est-à-dire:
_Entrez_.

Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier pour les besoins
du service. Ce parloir était contigu à la salle du chapitre. La prieure,
assise sur l'unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent.




Chapitre II

Fauchelevent en présence de la difficulté


Avoir l'air agité et grave, cela est particulier, dans les occasions
critiques, à de certains caractères et à de certaines professions,
notamment aux prêtres et aux religieux. Au moment où Fauchelevent entra,
cette double forme de la préoccupation était empreinte sur la
physionomie de la prieure, qui était cette charmante et savante Mlle de
Blemeur, mère Innocente, ordinairement gaie.

Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule.
La prieure, qui égrenait son rosaire, leva les yeux et dit:

--Ah! c'est vous, père Fauvent.

Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent.

Fauchelevent recommença son salut.

--Père Fauvent, je vous ai fait appeler.

--Me voici, révérende mère.

--J'ai à vous parler.

--Et moi, de mon côté, dit Fauchelevent avec une hardiesse dont il avait
peur intérieurement, j'ai quelque chose à dire à la très révérende mère.

La prieure le regarda.

--Ah! vous avez une communication à me faire.

--Une prière.

--Eh bien, parlez.

Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion, appartenait à la catégorie des
paysans qui ont de l'aplomb. Une certaine ignorance habile est une
force; on ne s'en défie pas et cela vous prend. Depuis un peu plus de
deux ans qu'il habitait le couvent, Fauchelevent avait réussi dans la
communauté. Toujours solitaire, et tout en vaquant à son jardinage, il
n'avait guère autre chose à faire que d'être curieux. À distance comme
il était de toutes ces femmes voilées allant et venant, il ne voyait
guère devant lui qu'une agitation d'ombres. À force d'attention et de
pénétration, il était parvenu à remettre de la chair dans tous ces
fantômes, et ces mortes vivaient pour lui. Il était comme un sourd dont
la vue s'allonge et comme un aveugle dont l'ouïe s'aiguise. Il s'était
appliqué à démêler le sens des diverses sonneries, et il y était arrivé,
de sorte que ce cloître énigmatique et taciturne n'avait rien de caché
pour lui; ce sphinx lui bavardait tous ses secrets à l'oreille.
Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. C'était là son art. Tout le
couvent le croyait stupide. Grand mérite en religion. Les mères vocales
faisaient cas de Fauchelevent. C'était un curieux muet. Il inspirait la
confiance. En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les
nécessités démontrées du verger et du potager. Cette discrétion
d'allures lui était comptée. Il n'en avait pas moins fait jaser deux
hommes; au couvent, le portier, et il savait les particularités du
parloir; et, au cimetière, le fossoyeur, et il savait les singularités
de la sépulture; de la sorte, il avait, à l'endroit de ces religieuses,
une double lumière, l'une sur la vie, l'autre sur la mort. Mais il
n'abusait de rien. La congrégation tenait à lui. Vieux, boiteux, n'y
voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités! On l'eût
difficilement remplacé.

Le bonhomme, avec l'assurance de celui qui se sent apprécié, entama,
vis-à-vis de la révérende prieure, une harangue campagnarde assez
diffuse et très profonde. Il parla longuement de son âge, de ses
infirmités, de la surcharge des années comptant double désormais pour
lui, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin, des
nuits à passer, comme la dernière, par exemple, où il avait fallu mettre
des paillassons sur les melonnières à cause de la lune, et il finit par
aboutir à ceci: qu'il avait un frère,--(la prieure fit un mouvement)--un
frère point jeune,--(second mouvement de la prieure, mais mouvement
rassuré)--que, si on le voulait bien, ce frère pourrait venir loger avec
lui et l'aider, qu'il était excellent jardinier, que la communauté en
tirerait de bons services, meilleurs que les siens à lui;--que,
autrement, si l'on n'admettait point son frère, comme, lui, l'aîné, il
se sentait cassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du
regret, obligé de s'en aller;--et que son frère avait une petite fille
qu'il amènerait avec lui, qui s'élèverait en Dieu dans la maison, et qui
peut-être, qui sait? ferait une religieuse un jour.

Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le glissement de son
rosaire entre ses doigts, et lui dit:

--Pourriez-vous, d'ici à ce soir, vous procurer une forte barre de fer?

--Pourquoi faire?

--Pour servir de levier.

--Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.

La prieure, sans ajouter une parole, se leva, et entra dans la chambre
voisine, qui était la salle du chapitre et où les mères vocales étaient
probablement assemblées. Fauchelevent demeura seul.




Chapitre III

Mère Innocente


Un quart d'heure environ s'écoula. La prieure rentra et revint s'asseoir
sur la chaise.

Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés. Nous sténographions de
notre mieux le dialogue qui s'engagea.

--Père Fauvent?

--Révérende mère?

--Vous connaissez la chapelle?

--J'y ai une petite cage pour entendre la messe et les offices.

--Et vous êtes entré dans le choeur pour votre ouvrage?

--Deux ou trois fois.

--Il s'agit de soulever une pierre.

--Lourde?

--La dalle du pavé qui est à côté de l'autel.

--La pierre qui ferme le caveau?

--Oui.

--C'est là une occasion où il serait bon d'être deux hommes.

--La mère Ascension, qui est forte comme un homme, vous aidera.

--Une femme n'est jamais un homme.

--Nous n'avons qu'une femme pour vous aider. Chacun fait ce qu'il peut.
Parce que dom Mabillon donne quatre cent dix-sept épîtres de saint
Bernard et que Merlonus Horstius n'en donne que trois cent
soixante-sept, je ne méprise point Merlonus Horstius.

--Ni moi non plus.

--Le mérite est de travailler selon ses forces. Un cloître n'est pas un
chantier.

--Et une femme n'est pas un homme. C'est mon frère qui est fort!

--Et puis vous aurez un levier.

--C'est la seule espèce de clef qui aille à ces espèces de portes.

--Il y a un anneau à la pierre.

--J'y passerai le levier.

--Et la pierre est arrangée de façon à pivoter.

--C'est bien, révérende mère. J'ouvrirai le caveau.

--Et les quatre mères chantres vous assisteront.

--Et quand le caveau sera ouvert?

--Il faudra le refermer.

--Sera-ce tout?

--Non.

--Donnez-moi vos ordres, très révérende mère.

--Fauvent, nous avons confiance en vous.

--Je suis ici pour tout faire.

--Et pour tout taire.

--Oui, révérende mère.

--Quand le caveau sera ouvert....

--Je le refermerai.

--Mais auparavant....

--Quoi, révérende mère?

--Il faudra y descendre quelque chose.

Il y eut un silence. La prieure, après une moue de la lèvre inférieure
qui ressemblait à de l'hésitation, le rompit.

--Père Fauvent?

--Révérende mère?

--Vous savez qu'une mère est morte ce matin.

--Non.

--Vous n'avez donc pas entendu la cloche?

--On n'entend rien au fond du jardin.

--En vérité?

--C'est à peine si je distingue ma sonnerie.

--Elle est morte à la pointe du jour.

--Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon côté.

--C'est la mère Crucifixion. Une bienheureuse.

La prieure se tut, remua un moment les lèvres, comme pour une oraison
mentale, et reprit:

--Il y a trois ans, rien que pour avoir vu prier la mère Crucifixion,
une janséniste, madame de Béthune, s'est faite orthodoxe.

--Ah oui, j'entends le glas maintenant, révérende mère.

--Les mères l'ont portée dans la chambre des mortes qui donne dans
l'église.

--Je sais.

--Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit entrer dans cette
chambre-là. Veillez-y bien. Il ferait beau voir qu'un homme entrât dans
la chambre des mortes!

--Plus souvent!

--Hein?

--Plus souvent!

--Qu'est-ce que vous dites?

--Je dis plus souvent.

--Plus souvent que quoi?

--Révérende mère, je ne dis pas plus souvent que quoi, je dis plus
souvent.

--Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites-vous plus souvent?

--Pour dire comme vous, révérende mère.

--Mais je n'ai pas dit plus souvent.

--Vous ne l'avez pas dit, mais je l'ai dit pour dire comme vous.

En ce moment neuf heures sonnèrent.

--À neuf heures du matin et à toute heure loué soit et adoré le très
Saint-Sacrement de l'autel, dit la prieure.

--Amen, dit Fauchelevent.

L'heure sonna à propos. Elle coupa court à Plus Souvent. Il est probable
que sans elle la prieure et Fauchelevent ne se fussent jamais tirés de
cet écheveau.

Fauchelevent s'essuya le front.

La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, probablement sacré,
puis haussa la voix.

--De son vivant, mère Crucifixion faisait des conversions; après sa
mort, elle fera des miracles.

--Elle en fera! répondit Fauchelevent emboîtant le pas, et faisant
effort pour ne plus broncher désormais.

--Père Fauvent, la communauté a été bénie en la mère Crucifixion. Sans
doute il n'est point donné à tout le monde de mourir comme le cardinal
de Bérulle en disant la sainte messe, et d'exhaler son âme vers Dieu en
prononçant ces paroles: _Hanc igitur oblationem_. Mais, sans atteindre à
tant de bonheur, la mère Crucifixion a eu une mort très précieuse. Elle
a eu sa connaissance jusqu'au dernier instant. Elle nous parlait, puis
elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses derniers commandements. Si
vous aviez un peu plus de foi, et si vous aviez pu être dans sa cellule,
elle vous aurait guéri votre jambe en y touchant. Elle souriait. On
sentait qu'elle ressuscitait en Dieu. Il y a eu du paradis dans cette
mort-là.

Fauchelevent crut que c'était une oraison qui finissait.

--Amen, dit-il.

--Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts.

La prieure dévida quelques grains de son chapelet. Fauchelevent se
taisait. Elle poursuivit.

--J'ai consulté sur cette question plusieurs ecclésiastiques travaillant
en Notre-Seigneur qui s'occupent dans l'exercice de la vie cléricale et
qui font un fruit admirable.

--Révérende mère, on entend bien mieux le glas d'ici que dans le jardin.

--D'ailleurs, c'est plus qu'une morte, c'est une sainte.

--Comme vous, révérende mère.

--Elle couchait dans son cercueil depuis vingt ans, par permission
expresse de notre saint-père Pie VII.

--Celui qui a couronné l'emp.... Buonaparte.

Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souvenir était
malencontreux. Heureusement la prieure, toute à sa pensée, ne l'entendit
pas. Elle continua:

--Père Fauvent?

--Révérende mère?

--Saint Diodore, archevêque de Cappadoce, voulut qu'on écrivît sur sa
sépulture ce seul mot: _Acarus_, qui signifie ver de terre; cela fut
fait. Est-ce vrai?

--Oui, révérende mère.

--Le bienheureux Mezzocane, abbé d'Aquila, voulut être inhumé sous la
potence; cela fut fait.

--C'est vrai.

--Saint Térence, évêque de Port sur l'embouchure du Tibre dans la mer,
demanda qu'on gravât sur sa pierre le signe qu'on mettait sur la fosse
des parricides, dans l'espoir que les passants cracheraient sur son
tombeau. Cela fut fait. Il faut obéir aux morts.

--Ainsi soit-il.

--Le corps de Bernard Guidonis, né en France près de Roche-Abeille, fut,
comme il l'avait ordonné et malgré le roi de Castille, porté en l'église
des Dominicains de Limoges, quoique Bernard Guidonis fût évêque de Tuy
en Espagne. Peut-on dire le contraire?

--Pour ça non, révérende mère.

--Le fait est attesté par Plantavit de la Fosse.

Quelques grains du chapelet s'égrenèrent encore silencieusement. La
prieure reprit:

--Père Fauvent, la mère Crucifixion sera ensevelie dans le cercueil où
elle a couché depuis vingt ans.

--C'est juste.

--C'est une continuation de sommeil.

--J'aurai donc à la clouer dans ce cercueil-là?

--Oui.

--Et nous laisserons de côté la bière des pompes?

--Précisément.

--Je suis aux ordres de la très révérende communauté.

--Les quatre mères chantres vous aideront.

--À clouer le cercueil? Je n'ai pas besoin d'elles.

--Non. À le descendre.

--Où?

--Dans le caveau.

--Quel caveau?

--Sous l'autel.

Fauchelevent fit un soubresaut.

--Le caveau sous l'autel!

--Sous l'autel.

--Mais....

--Vous aurez une barre de fer.

--Oui, mais....

--Vous lèverez la pierre avec la barre au moyen de l'anneau.

--Mais....

--Il faut obéir aux morts. Être enterrée dans le caveau sous l'autel de
la chapelle, ne point aller en sol profane, rester morte là où elle a
prié vivante; ç'a été le voeu suprême de la mère Crucifixion. Elle nous
l'a demandé, c'est-à-dire commandé.

--Mais c'est défendu.

--Défendu par les hommes, ordonné par Dieu.

--Si cela venait à se savoir?

--Nous avons confiance en vous.

--Oh, moi, je suis une pierre de votre mur.

--Le chapitre s'est assemblé. Les mères vocales, que je viens de
consulter encore et qui sont en délibération, ont décidé que la mère
Crucifixion serait, selon son voeu, enterrée dans son cercueil sous
notre autel. Jugez, père Fauvent, s'il allait se faire des miracles ici!
quelle gloire en Dieu pour la communauté! Les miracles sortent des
tombeaux.

--Mais, révérende mère, si l'agent de la commission de salubrité....

--Saint Benoît II, en matière de sépulture, a résisté à Constantin
Pogonat.

--Pourtant le commissaire de police....

--Chonodemaire, un des sept rois allemands qui entrèrent dans les Gaules
sous l'empire de Constance, a reconnu expressément le droit des
religieux d'être inhumés en religion, c'est-à-dire sous l'autel.

--Mais l'inspecteur de la préfecture....

--Le monde n'est rien devant la croix. Martin, onzième général des
chartreux, a donné cette devise à son ordre: _Stat crux dum volvitur
orbis_.

--Amen, dit Fauchelevent, imperturbable dans cette façon de se tirer
d'affaire toutes les fois qu'il entendait du latin.

Un auditoire quelconque suffit à qui s'est tu trop longtemps. Le jour où
le rhéteur Gymnastoras sortit de prison, ayant dans le corps beaucoup de
dilemmes et de syllogismes rentrés, il s'arrêta devant le premier arbre
qu'il rencontra, le harangua, et fit de très grands efforts pour le
convaincre. La prieure, habituellement sujette au barrage du silence, et
ayant du trop-plein dans son réservoir, se leva et s'écria avec une
loquacité d'écluse lâchée:

--J'ai à ma droite Benoît et à ma gauche Bernard. Qu'est-ce que Bernard?
c'est le premier abbé de Clairvaux. Fontaines en Bourgogne est un pays
béni pour l'avoir vu naître. Son père s'appelait Técelin et sa mère
Alèthe. Il a commencé par Cîteaux pour aboutir à Clairvaux; il a été
ordonné abbé par l'évêque de Châlon-sur-Saône, Guillaume de Champeaux;
il a eu sept cents novices et fondé cent soixante monastères; il a
terrassé Abeilard au concile de Sens, en 1140, et Pierre de Bruys et
Henry son disciple, et une autre sorte de dévoyés qu'on nommait les
Apostoliques; il a confondu Arnaud de Bresce, foudroyé le moine Raoul,
le tueur de juifs, dominé en 1148 le concile de Reims, fait condamner
Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers, fait condamner Eon de l'Étoile,
arrangé les différends des princes, éclairé le roi Louis le Jeune,
conseillé le pape Eugène III, réglé le Temple, prêché la croisade, fait
deux cent cinquante miracles dans sa vie, et jusqu'à trente-neuf en un
jour. Qu'est-ce que Benoît? c'est le patriarche de Mont-Cassin; c'est le
deuxième fondateur de la sainteté claustrale, c'est le Basile de
l'occident. Son ordre a produit quarante papes, deux cents cardinaux,
cinquante patriarches, seize cents archevêques, quatre mille six cents
évêques, quatre empereurs, douze impératrices, quarante-six rois,
quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés, et
subsiste depuis quatorze cents ans. D'un côté saint Bernard; de l'autre
l'agent de la salubrité! D'un côté saint Benoît; de l'autre l'inspecteur
de la voirie! L'état, la voirie, les pompes funèbres, les règlements,
l'administration, est-ce que nous connaissons cela? Aucuns passants
seraient indignés de voir comme on nous traite. Nous n'avons même pas le
droit de donner notre poussière à Jésus-Christ! Votre salubrité est une
invention révolutionnaire. Dieu subordonné au commissaire de police; tel
est le siècle. Silence, Fauvent!

Fauchelevent, sous cette douche, n'était pas fort à son aise. La prieure
continua.

--Le droit du monastère à la sépulture ne fait doute pour personne. Il
n'y a pour le nier que les fanatiques et les errants. Nous vivons dans
des temps de confusion terrible. On ignore ce qu'il faut savoir, et l'on
sait ce qu'il faut ignorer. On est crasse et impie. Il y a dans cette
époque des gens qui ne distinguent pas entre le grandissime saint
Bernard et le Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain bon
ecclésiastique qui vivait dans le treizième siècle. D'autres blasphèment
jusqu'à rapprocher l'échafaud de Louis XVI de la croix de Jésus-Christ.
Louis XVI n'était qu'un roi. Prenons donc garde à Dieu! Il n'y a plus ni
juste ni injuste. On sait le nom de Voltaire et l'on ne sait pas le nom
de César de Bus. Pourtant César de Bus est un bienheureux et Voltaire
est un malheureux. Le dernier archevêque, le cardinal de Périgord, ne
savait même pas que Charles de Gondren a succédé à Bérulle, et François
Bourgoin à Gondren, et Jean-François Senault à Bourgoin, et le père de
Sainte-Marthe à Jean-François Senault. On connaît le nom du père Coton,
non parce qu'il a été un des trois qui ont poussé à la fondation de
l'Oratoire, mais parce qu'il a été matière à juron pour le roi huguenot
Henri IV. Ce qui fait saint François de Sales aimable aux gens du monde,
c'est qu'il trichait au jeu. Et puis on attaque la religion. Pourquoi?
Parce qu'il y a eu de mauvais prêtres, parce que Sagittaire, évêque de
Gap, était frère de Salone, évêque d'Embrun, et que tous les deux ont
suivi Mommol. Qu'est-ce que cela fait? Cela empêche-t-il Martin de Tours
d'être un saint et d'avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre?
On persécute les saints. On ferme les yeux aux vérités. Les ténèbres
sont l'habitude. Les plus féroces bêtes sont les bêtes aveugles.
Personne ne pense à l'enfer pour de bon. Oh! le méchant peuple! De par
le Roi signifie aujourd'hui de par la Révolution. On ne sait plus ce
qu'on doit, ni aux vivants, ni aux morts. Il est défendu de mourir
saintement. Le sépulcre est une affaire civile. Ceci fait horreur. Saint
Léon II a écrit deux lettres exprès, l'une à Pierre Notaire, l'autre au
roi des Visigoths, pour combattre et rejeter, dans les questions qui
touchent aux morts, l'autorité de l'exarque et la suprématie de
l'empereur. Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à
Othon, duc de Bourgogne. L'ancienne magistrature en tombait d'accord.
Autrefois nous avions voix au chapitre même dans les choses du siècle.
L'abbé de Cîteaux, général de l'ordre, était conseiller-né au parlement
de Bourgogne. Nous faisons de nos morts ce que nous voulons. Est-ce que
le corps de saint Benoît lui-même n'est pas en France dans l'abbaye de
Fleury, dite Saint-Benoît-sur-Loire, quoiqu'il soit mort en Italie au
Mont-Cassin, un samedi 21 du mois de mars de l'an 543? Tout ceci est
incontestable. J'abhorre les psallants, je hais les prieurs, j'exècre
les hérétiques, mais je détesterais plus encore quiconque me
soutiendrait le contraire. On n'a qu'à lire Arnoul Wion, Gabriel
Bucelin, Trithème, Maurolicus et dom Luc d'Achery.

La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent:

--Père Fauvent, est-ce dit?

--C'est dit, révérende mère.

--Peut-on compter sur vous?

--J'obéirai.

--C'est bien.

--Je suis tout dévoué au couvent.

--C'est entendu. Vous fermerez le cercueil. Les soeurs le porteront dans
la chapelle. On dira l'office des morts. Puis on rentrera dans le
cloître. Entre onze heures et minuit, vous viendrez avec votre barre de
fer. Tout se passera dans le plus grand secret. Il n'y aura dans la
chapelle que les quatre mères chantres, la mère Ascension, et vous.

--Et la soeur qui sera au poteau?

--Elle ne se retournera pas.

--Mais elle entendra.

--Elle n'écoutera pas. D'ailleurs, ce que le cloître sait, le monde
l'ignore.

Il y eut encore une pause. La prieure poursuivit:

--Vous ôterez votre grelot. Il est inutile que la soeur au poteau
s'aperçoive que vous êtes là.

--Révérende mère?

--Quoi, père Fauvent?

--Le médecin des morts a-t-il fait sa visite?

--Il va la faire aujourd'hui à quatre heures. On a sonné la sonnerie qui
fait venir le médecin des morts. Mais vous n'entendez donc aucune
sonnerie?

--Je ne fais attention qu'à la mienne.

--Cela est bien, père Fauvent.

--Révérende mère, il faudra un levier d'au moins six pieds.

--Où le prendrez-vous?

--Où il ne manque pas de grilles, il ne manque pas de barres de fer.
J'ai mon tas de ferrailles au fond du jardin.

--Trois quarts d'heure environ avant minuit; n'oubliez pas.

--Révérende mère?

--Quoi?

--Si jamais vous aviez d'autres ouvrages comme ça, c'est mon frère qui
est fort. Un Turc!

--Vous ferez le plus vite possible.

--Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme; c'est pour cela qu'il me
faudrait un aide. Je boite.

--Boiter n'est pas un tort, et peut être une bénédiction. L'empereur
Henri II, qui combattit l'antipape Grégoire et rétablit Benoît VIII, a
deux surnoms: le Saint et le Boiteux.

--C'est bien bon, deux surtout, murmura Fauchelevent, qui, en réalité,
avait l'oreille un peu dure.

--Père Fauvent, j'y pense, prenons une heure entière. Ce n'est pas trop.
Soyez près du maître-autel avec votre barre de fer à onze heures.
L'office commence à minuit. Il faut que tout soit fini un bon quart
d'heure auparavant.

--Je ferai tout pour prouver mon zèle à la communauté. Voilà qui est
dit. Je clouerai le cercueil. À onze heures précises je serai dans la
chapelle. Les mères chantres y seront, la mère Ascension y sera. Deux
hommes, cela vaudrait mieux. Enfin, n'importe! J'aurai mon levier. Nous
ouvrirons le caveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons
le caveau. Après quoi, plus trace de rien. Le gouvernement ne s'en
doutera pas. Révérende mère, tout est arrangé ainsi?

--Non.

--Qu'y a-t-il donc encore?

--Il reste la bière vide.

Ceci fit un temps d'arrêt. Fauchelevent songeait. La prieure songeait.

--Père Fauvent, que fera-t-on de la bière?

--On la portera en terre.

--Vide?

Autre silence. Fauchelevent fit de la main gauche cette espèce de geste
qui donne congé à une question inquiétante.

--Révérende mère, c'est moi qui cloue la bière dans la chambre basse de
l'église, et personne n'y peut entrer que moi, et je couvrirai la bière
du drap mortuaire.

--Oui, mais les porteurs, en la mettant dans le corbillard et en la
descendant dans la fosse, sentiront bien qu'il n'y a rien dedans.

--Ah! di...! s'écria Fauchelevent.

La prieure commença un signe de croix, et regarda fixement le jardinier.
_Able_ lui resta dans le gosier.

Il se hâta d'improviser un expédient pour faire oublier le juron.

--Révérende mère, je mettrai de la terre dans la bière. Cela fera
l'effet de quelqu'un.

--Vous avez raison. La terre, c'est la même chose que l'homme. Ainsi
vous arrangerez la bière vide?

--J'en fais mon affaire.

Le visage de la prieure, jusqu'alors trouble et obscur, se rasséréna.
Elle lui fit le signe du supérieur congédiant l'inférieur. Fauchelevent
se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, la prieure éleva
doucement la voix:

--Père Fauvent, je suis contente de vous; demain, après l'enterrement,
amenez-moi votre frère, et dites-lui qu'il m'amène sa fille.




Chapitre IV

Où Jean Valjean a tout à fait l'air d'avoir lu Austin Castillejo


Des enjambées de boiteux sont comme des oeillades de borgne; elles
n'arrivent pas vite au but. En outre, Fauchelevent était perplexe. Il
mit près d'un quart d'heure à revenir dans la baraque du jardin. Cosette
était éveillée. Jean Valjean l'avait assise près du feu. Au moment où
Fauchelevent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte du jardinier
accrochée au mur et lui disait:

--Écoute-moi bien, ma petite Cosette. Il faudra nous en aller de cette
maison, mais nous y reviendrons et nous y serons très bien. Le bonhomme
d'ici t'emportera sur son dos là-dedans. Tu m'attendras chez une dame.
J'irai te retrouver. Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te
reprenne, obéis et ne dis rien!

Cosette fit un signe de tête d'un air grave.

Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean se retourna.

--Eh bien?

--Tout est arrangé, et rien ne l'est, dit Fauchelevent. J'ai permission
de vous faire entrer; mais avant de vous faire entrer, il faut vous
faire sortir. C'est là qu'est l'embarras de charrettes. Pour la petite,
c'est aisé.

--Vous l'emporterez?

--Et elle se taira?

--J'en réponds.

--Mais vous, père Madeleine?

Et, après un silence où il y avait de l'anxiété, Fauchelevent s'écria:

--Mais sortez donc par où vous êtes entré!

Jean Valjean, comme la première fois, se borna à répondre:

--Impossible.

Fauchelevent, se parlant plus à lui-même qu'à Jean Valjean, grommela:

--Il y a une autre chose qui me tourmente. J'ai dit que j'y mettrais de
la terre. C'est que je pense que de la terre là-dedans, au lieu d'un
corps, ça ne sera pas ressemblant, ça n'ira pas, ça se déplacera, ça
remuera. Les hommes le sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le
gouvernement s'en apercevra.

Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut qu'il délirait.

Fauchelevent reprit:

--Comment di--antre allez-vous sortir? C'est qu'il faut que tout cela
soit fait demain! C'est demain que je vous amène. La prieure vous
attend.

Alors il expliqua à Jean Valjean que c'était une récompense pour un
service que lui, Fauchelevent, rendait à la communauté. Qu'il entrait
dans ses attributions de participer aux sépultures, qu'il clouait les
bières et assistait le fossoyeur au cimetière. Que la religieuse morte
le matin avait demandé d'être ensevelie dans le cercueil qui lui servait
de lit et enterrée dans le caveau sous l'autel de la chapelle. Que cela
était défendu par les règlements de police, mais que c'était une de ces
mortes à qui l'on ne refuse rien. Que la prieure et les mères vocales
entendaient exécuter le voeu de la défunte. Que tant pis pour le
gouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans la
cellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait la morte
dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieure admettait dans la
maison son frère comme jardinier et sa nièce comme pensionnaire. Que son
frère, c'était Mr Madeleine, et que sa nièce, c'était Cosette. Que la
prieure lui avait dit d'amener son frère le lendemain soir, après
l'enterrement postiche au cimetière. Mais qu'il ne pouvait pas amener du
dehors Mr Madeleine, si Mr Madeleine n'était pas dehors. Que c'était là
le premier embarras. Et puis qu'il avait encore un embarras, la bière
vide.

--Qu'est-ce que c'est que la bière vide? demanda Jean Valjean.

Fauchelevent répondit:

--La bière de l'administration.

--Quelle bière? et quelle administration?

--Une religieuse meurt. Le médecin de la municipalité vient et dit: il y
a une religieuse morte. Le gouvernement envoie une bière. Le lendemain
il envoie un corbillard et des croque-morts pour reprendre la bière et
la porter au cimetière. Les croque-morts viendront et soulèveront la
bière; il n'y aura rien dedans.

--Mettez-y quelque chose.

--Un mort? je n'en ai pas.

--Non.

--Quoi donc?

--Un vivant.

--Quel vivant?

--Moi, dit Jean Valjean.

Fauchelevent, qui s'était assis, se leva comme si un pétard fût parti
sous sa chaise.

--Vous!

--Pourquoi pas?

Jean Valjean eut un de ces rares sourires qui lui venaient comme une
lueur dans un ciel d'hiver.

--Vous savez, Fauchelevent, que vous avez dit: La mère Crucifixion est
morte, et j'ai ajouté: Et le père Madeleine est enterré. Ce sera cela.

--Ah, bon, vous riez. Vous ne parlez pas sérieusement.

--Très sérieusement. Il faut sortir d'ici?

--Sans doute.

--Je vous ai dit de me trouver pour moi aussi une hotte et une bâche.

--Eh bien?

--La hotte sera en sapin, et la bâche sera un drap noir.

--D'abord, un drap blanc. On enterre les religieuses en blanc.

--Va pour le drap blanc.

--Vous n'êtes pas un homme comme les autres, père Madeleine.

Voir de telles imaginations, qui ne sont pas autre chose que les
sauvages et téméraires inventions du bagne, sortir des choses paisibles
qui l'entouraient et se mêler à ce qu'il appelait le «petit train-train
du couvent», c'était pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle
d'un passant qui verrait un goéland pêcher dans le ruisseau de la rue
Saint-Denis.

Jean Valjean poursuivit:

--Il s'agit de sortir d'ici sans être vu. C'est un moyen. Mais d'abord
renseignez-moi. Comment cela se passe-t-il? Où est cette bière?

--Celle qui est vide?

--Oui.

--En bas, dans ce qu'on appelle la salle des mortes. Elle est sur deux
tréteaux et sous le drap mortuaire.

--Quelle est la longueur de la bière?

--Six pieds.

--Qu'est-ce que c'est que la salle des mortes?

--C'est une chambre du rez-de-chaussée qui a une fenêtre grillée sur le
jardin qu'on ferme du dehors avec un volet, et deux portes; l'une qui va
au couvent, l'autre qui va à l'église.

--Quelle église?

--L'église de la rue, l'église de tout le monde.

--Avez-vous les clefs de ces deux portes?

--Non. J'ai la clef de la porte qui communique au couvent; le concierge
a la clef de la porte qui communique à l'église.

--Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-là?

--Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher
la bière. La bière sortie, la porte se referme.

--Qui est-ce qui cloue la bière?

--C'est moi.

--Qui est-ce qui met le drap dessus?

--C'est moi.

--Êtes-vous seul?

--Pas un autre homme, excepté le médecin de la police, ne peut entrer
dans la salle des mortes. C'est même écrit sur le mur.

--Pourriez-vous, cette nuit, quand tout dormira dans le couvent, me
cacher dans cette salle?

--Non. Mais je puis vous cacher dans un petit réduit noir qui donne dans
la salle des mortes, où je mets mes outils d'enterrement, et dont j'ai
la garde et la clef.

--À quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la bière demain?

--Vers trois heures du soir. L'enterrement se fait au cimetière
Vaugirard, un peu avant la nuit. Ce n'est pas tout près.

--Je resterai caché dans votre réduit à outils toute la nuit et toute la
matinée. Et à manger? J'aurai faim.

--Je vous porterai de quoi.

--Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux heures.

Fauchelevent recula et se fît craquer les os des doigts.

--Mais c'est impossible!

--Bah! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche!

Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple
pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversé de pires détroits.
Quiconque a été prisonnier sait l'art de se rapetisser selon le diamètre
des évasions. Le prisonnier est sujet à la fuite comme le malade à la
crise qui le sauve ou qui le perd. Une évasion, c'est une guérison. Que
n'accepte-t-on pas pour guérir? Se faire clouer et emporter dans une
caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l'air
où il n'y en a pas, économiser sa respiration des heures entières,
savoir étouffer sans mourir, c'était là un des sombres talents de Jean
Valjean.

Du reste, une bière dans laquelle il y a un être vivant, cet expédient
de forçat, est aussi un expédient d'empereur. S'il faut en croire le
moine Austin Castillejo, ce fut le moyen que Charles-Quint, voulant
après son abdication revoir une dernière fois la Plombes, employa pour
la faire entrer dans le monastère de Saint-Just et pour l'en faire
sortir.

Fauchelevent, un peu revenu à lui, s'écria:

--Mais comment ferez-vous pour respirer?

--Je respirerai.

--Dans cette boîte! Moi, seulement d'y penser, je suffoque.

--Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits trous autour de
la bouche çà et là, et vous clouerez sans serrer la planche de dessus.

--Bon! Et s'il vous arrive de tousser ou d'éternuer?

--Celui qui s'évade ne tousse pas et n'éternue pas.

Et Jean Valjean ajouta:

--Père Fauchelevent, il faut se décider: ou être pris ici, ou accepter
la sortie par le corbillard.

Tout le monde a remarqué le goût qu'ont les chats de s'arrêter et de
flâner entre les deux battants d'une porte entre-bâillée. Qui n'a dit à
un chat: Mais entre donc! Il y a des hommes qui, dans un incident
entr'ouvert devant eux, ont aussi une tendance à rester indécis entre
deux résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fermant
brusquement l'aventure. Les trop prudents, tout chats qu'ils sont, et
parce qu'ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les
audacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtant le
sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Il grommela:

--Au fait, c'est qu'il n'y a pas d'autre moyen.

Jean Valjean reprit:

--La seule chose qui m'inquiète, c'est ce qui se passera au cimetière.

--C'est justement cela qui ne m'embarrasse pas, s'écria Fauchelevent. Si
vous êtes sûr de vous tirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer
de la fosse. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. C'est le père
Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans
la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera
je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts
d'heure avant la fermeture des grilles du cimetière. Le corbillard
roulera jusqu'à la fosse. Je suivrai; c'est ma besogne. J'aurai un
marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard
s'arrête, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre bière
et vous descendent. Le prêtre dit les prières, fait le signe de croix,
jette l'eau bénite, et file. Je reste seul avec le père Mestienne. C'est
mon ami, je vous dis. De deux choses l'une, ou il sera soûl, ou il ne
sera pas soûl. S'il n'est pas soûl, je lui dis: Viens boire un coup
pendant que le _Bon Coing_ est encore ouvert. Je l'emmène, je le grise,
le père Mestienne n'est pas long à griser, il est toujours commencé, je
te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au
cimetière, et je reviens sans lui. Vous n'avez plus affaire qu'à moi.
S'il est soûl, je lui dis: Va-t'en, je vais faire ta besogne. Il s'en
va, et je vous tire du trou.

Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelle Fauchelevent se précipita
avec une touchante effusion paysanne.

--C'est convenu, père Fauchelevent. Tout ira bien.

--Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. Si cela allait
devenir terrible!




Chapitre V

Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être immortel


Le lendemain, comme le soleil déclinait, les allants et venants fort
clairsemés du boulevard du Maine ôtaient leur chapeau au passage d'un
corbillard vieux modèle, orné de têtes de mort, de tibias et de larmes.
Dans ce corbillard il y avait un cercueil couvert d'un drap blanc sur
lequel s'étalait une vaste croix noire, pareille à une grande morte dont
les bras pendent. Un carrosse drapé, où l'on apercevait un prêtre en
surplis et un enfant de choeur en calotte rouge, suivait. Deux
croque-morts en uniforme gris à parements noirs marchaient à droite et à
gauche du corbillard. Derrière venait un vieux homme en habits
d'ouvrier, qui boitait. Ce cortège se dirigeait vers le cimetière
Vaugirard.

On voyait passer de la poche de l'homme le manche d'un marteau, la lame
d'un ciseau à froid et la double antenne d'une paire de tenailles.

Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris.
Il avait ses usages particuliers, de même qu'il avait sa porte cochère
et sa porte bâtarde que, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces
aux vieux mots, appelaient la porte cavalière et la porte piétonne. Les
bernardines-bénédictines du Petit-Picpus avaient obtenu, nous l'avons
dit, d'y être enterrées dans un coin à part et le soir, ce terrain ayant
jadis appartenu à leur communauté. Les fossoyeurs, ayant de cette façon
dans le cimetière un service du soir l'été et de nuit l'hiver, y étaient
astreints à une discipline particulière. Les portes des cimetières de
Paris se fermaient à cette époque au coucher du soleil, et, ceci étant
une mesure d'ordre municipal, le cimetière Vaugirard y était soumis
comme les autres. La porte cavalière et la porte piétonne étaient deux
grilles contiguës, accostées d'un pavillon bâti par l'architecte
Perronet et habité par le portier du cimetière. Ces grilles tournaient
donc inexorablement sur leurs gonds à l'instant où le soleil
disparaissait derrière le dôme des Invalides. Si quelque fossoyeur, à ce
moment-là, était attardé dans le cimetière, il n'avait qu'une ressource
pour sortir, sa carte de fossoyeur délivrée par l'administration des
pompes funèbres. Une espèce de boîte aux lettres était pratiquée dans le
volet de la fenêtre du concierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans
cette boîte, le concierge l'entendait tomber, tirait le cordon, et la
porte piétonne s'ouvrait. Si le fossoyeur n'avait pas sa carte, il se
nommait, le concierge, parfois couché et endormi, se levait, allait
reconnaître le fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef; le fossoyeur
sortait, mais payait quinze francs d'amende.

Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle, gênait la
symétrie administrative. On l'a supprimé peu après 1830. Le cimetière
Montparnasse, dit cimetière de l'Est, lui a succédé, et a hérité de ce
fameux cabaret mitoyen au cimetière Vaugirard qui était surmonté d'un
coing peint sur une planche, et qui faisait angle, d'un côté sur les
tables des buveurs, de l'autre sur les tombeaux, avec cette enseigne:
_Au Bon Coing_.

Le cimetière Vaugirard était ce qu'on pourrait appeler un cimetière
fané. Il tombait en désuétude. La moisissure l'envahissait, les fleurs
le quittaient. Les bourgeois se souciaient peu d'être enterrés à
Vaugirard; cela sentait le pauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure!
Être enterré au Père-Lachaise, c'est comme avoir des meubles en acajou.
L'élégance se reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était un enclos
vénérable, planté en ancien jardin français. Des allées droites, des
buis, des thuias, des houx, de vieilles tombes sous de vieux ifs,
l'herbe très haute. Le soir y était tragique. Il y avait là des lignes
très lugubres.

Le soleil n'était pas encore couché quand le corbillard au drap blanc et
à la croix noire entra dans l'avenue du cimetière Vaugirard. L'homme
boiteux qui le suivait n'était autre que Fauchelevent.

L'enterrement de la mère Crucifixion dans le caveau sous l'autel, la
sortie de Cosette, l'introduction de Jean Valjean dans la salle des
mortes, tout s'était exécuté sans encombre, et rien n'avait accroché.

Disons-le en passant, l'inhumation de la mère Crucifixion sous l'autel
du couvent est pour nous chose parfaitement vénielle. C'est une de ces
fautes qui ressemblent à un devoir. Les religieuses l'avaient accomplie,
non seulement sans trouble, mais avec l'applaudissement de leur
conscience. Au cloître, ce qu'on appelle «le gouvernement» n'est qu'une
immixtion dans l'autorité, immixtion toujours discutable. D'abord la
règle; quant au code, on verra. Hommes, faites des lois tant qu'il vous
plaira, mais gardez-les pour vous. Le péage à César n'est jamais que le
reste du péage à Dieu. Un prince n'est rien près d'un principe.

Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. Ses deux
complots jumeaux, l'un avec les religieuses, l'autre avec Mr Madeleine,
l'un pour le couvent, l'autre contre, avaient réussi de front. Le calme
de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se
communiquent. Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à
faire n'était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le
fossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il en jouait,
du père Mestienne. Il en faisait ce qu'il voulait. Il le coiffait de sa
volonté et de sa fantaisie. La tête de Mestienne s'ajustait au bonnet de
Fauchelevent. La sécurité de Fauchelevent était complète.

Au moment où le convoi entra dans l'avenue menant au cimetière,
Fauchelevent, heureux, regarda le corbillard et se frotta ses grosses
mains en disant à demi-voix:

--En voilà une farce!

Tout à coup le corbillard s'arrêta; on était à la grille. Il fallait
exhiber le permis d'inhumer. L'homme des pompes funèbres s'aboucha avec
le portier du cimetière. Pendant ce colloque, qui produit toujours un
temps d'arrêt d'une ou deux minutes, quelqu'un, un inconnu, vint se
placer derrière le corbillard à côté de Fauchelevent. C'était une espèce
d'ouvrier qui avait une veste aux larges poches, et une pioche sous le
bras.

Fauchelevent regarda cet inconnu.

--Qui êtes-vous? demanda-t-il.

L'homme répondit:

--Le fossoyeur.

Si l'on survivait à un boulet de canon en pleine poitrine, on ferait la
figure que fit Fauchelevent.

--Le fossoyeur!

--Oui.

--Vous?

--Moi.

--Le fossoyeur, c'est le père Mestienne.

--C'était.

--Comment! c'était?

--Il est mort.

Fauchelevent s'était attendu à tout, excepté à ceci, qu'un fossoyeur pût
mourir. C'est pourtant vrai; les fossoyeurs eux-mêmes meurent.

À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne.

Fauchelevent demeura béant. Il eut à peine la force de bégayer:

--Mais ce n'est pas possible!

--Cela est.

--Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c'est le père Mestienne.

--Après Napoléon, Louis XVIII. Après Mestienne, Gribier. Paysan, je
m'appelle Gribier.

Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier.

C'était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. Il avait
l'air d'un médecin manqué tourné fossoyeur.

Fauchelevent éclata de rire.

--Ah! comme il arrive de drôles de choses! le père Mestienne est mort.
Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir! Vous
savez ce que c'est que le petit père Lenoir? C'est le cruchon du rouge à
six sur le plomb. C'est le cruchon du Suresne, morbigou! du vrai Suresne
de Paris! Ah! il est mort, le vieux Mestienne! J'en suis fâché; c'était
un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai,
camarade? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l'heure.

L'homme répondit:--J'ai étudié. J'ai fait ma quatrième. Je ne bois
jamais.

Le corbillard s'était remis en marche et roulait dans la grande allée du
cimetière.

Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait, plus encore d'anxiété
que d'infirmité.

Le fossoyeur marchait devant lui.

Fauchelevent passa encore une fois l'examen du Gribier inattendu.

C'était un de ces hommes qui, jeunes, ont l'air vieux, et qui, maigres,
sont très forts.

--Camarade! cria Fauchelevent.

L'homme se retourna.

--Je suis le fossoyeur du couvent.

--Mon collègue, dit l'homme.

Fauchelevent, illettré, mais très fin, comprit qu'il avait affaire à une
espèce redoutable, à un beau parleur.

Il grommela:

--Comme ça, le père Mestienne est mort.

L'homme répondit:

--Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet d'échéances. C'était
le tour du père Mestienne. Le père Mestienne est mort.

Fauchelevent répéta machinalement:

--Le bon Dieu....

--Le bon Dieu, fit l'homme avec autorité. Pour les philosophes, le Père
éternel; pour les jacobins, l'Être suprême.

--Est-ce que nous ne ferons pas connaissance? balbutia Fauchelevent.

--Elle est faite. Vous êtes paysan, je suis parisien.

--On ne se connaît pas tant qu'on n'a pas bu ensemble. Qui vide son
verre vide son coeur. Vous allez venir boire avec moi. Ça ne se refuse
pas.

--D'abord la besogne.

Fauchelevent pensa: je suis perdu.

On n'était plus qu'à quelques tours de roue de la petite allée qui
menait au coin des religieuses. Le fossoyeur reprit:

--Paysan, j'ai sept mioches qu'il faut nourrir. Comme il faut qu'ils
mangent, il ne faut pas que je boive.

Et il ajouta avec la satisfaction d'un être sérieux qui fait une phrase:

--Leur faim est ennemie de ma soif.

Le corbillard tourna un massif de cyprès, quitta la grande allée, en
prit une petite, entra dans les terres et s'enfonça dans un fourré. Ceci
indiquait la proximité immédiate de la sépulture. Fauchelevent
ralentissait son pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard.
Heureusement la terre meuble, et mouillée par les pluies d'hiver,
engluait les roues et alourdissait la marche.

Il se rapprocha du fossoyeur.

--Il y a un si bon petit vin d'Argenteuil, murmura Fauchelevent.

--Villageois, reprit l'homme, cela ne devrait pas être que je sois
fossoyeur. Mon père était portier au Prytanée. Il me destinait à la
littérature. Mais il a eu des malheurs. Il a fait des pertes à la
Bourse. J'ai dû renoncer à l'état d'auteur. Pourtant je suis encore
écrivain public.

--Mais vous n'êtes donc pas fossoyeur? repartit Fauchelevent, se
raccrochant à cette branche, bien faible.

--L'un n'empêche pas l'autre. Je cumule.

Fauchelevent ne comprit pas ce dernier mot.

--Venons boire, dit-il.

Ici une observation est nécessaire. Fauchelevent, quelle que fût son
angoisse, offrait à boire, mais ne s'expliquait pas sur un point: qui
payera? D'ordinaire Fauchelevent offrait, et le père Mestienne payait.
Une offre à boire résultait évidemment de la situation nouvelle créée
par le fossoyeur nouveau, et cette offre il fallait la faire, mais le
vieux jardinier laissait, non sans intention, le proverbial quart
d'heure, dit de Rabelais, dans l'ombre. Quant à lui, Fauchelevent, si
ému qu'il fût, il ne se souciait point de payer.

Le fossoyeur poursuivit, avec un sourire supérieur:

--Il faut manger. J'ai accepté la survivance du père Mestienne. Quand on
a fait presque ses classes, on est philosophe. Au travail de la main,
j'ai ajouté le travail du bras. J'ai mon échoppe d'écrivain au marché de
la rue de Sèvres. Vous savez? le marché aux Parapluies. Toutes les
cuisinières de la Croix-Rouge s'adressent à moi. Je leur bâcle leurs
déclarations aux tourlourous. Le matin j'écris des billets doux, le soir
je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard.

Le corbillard avançait. Fauchelevent, au comble de l'inquiétude,
regardait de tous les côtés autour de lui. De grosses larmes de sueur
lui tombaient du front.

--Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux
maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume ou de la pioche. La
pioche me gâte la main.

Le corbillard s'arrêta.

L'enfant de choeur descendit de la voiture drapée, puis le prêtre.

Une des petites roues de devant du corbillard montait un peu sur un tas
de terre au delà duquel on voyait une fosse ouverte.

--En voilà une farce! répéta Fauchelevent consterné.




Chapitre VI

Entre quatre planches


Qui était dans la bière? on le sait. Jean Valjean.

Jean Valjean s'était arrangé pour vivre là dedans, et il respirait à peu
près.

C'est une chose étrange à quel point la sécurité de la conscience donne
la sécurité du reste. Toute la combinaison préméditée par Jean Valjean
marchait, et marchait bien, depuis la veille. Il comptait, comme
Fauchelevent, sur le père Mestienne. Il ne doutait pas de la fin. Jamais
situation plus critique, jamais calme plus complet.

Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. Il
semblait que quelque chose du repos des morts entrât dans la
tranquillité de Jean Valjean.

Du fond de cette bière, il avait pu suivre et il suivait toutes les
phases du drame redoutable qu'il jouait avec la mort.

Peu après que Fauchelevent eut achevé de clouer la planche de dessus,
Jean Valjean s'était senti emporter, puis rouler. À moins de secousses,
il avait senti qu'on passait du pavé à la terre battue, c'est-à-dire
qu'on quittait les rues et qu'on arrivait aux boulevards. À un bruit
sourd, il avait deviné qu'on traversait le pont d'Austerlitz. Au premier
temps d'arrêt, il avait compris qu'on entrait dans le cimetière; au
second temps d'arrêt, il s'était dit: voici la fosse.

Brusquement il sentit que des mains saisissaient la bière, puis un
frottement rauque sur les planches; il se rendit compte que c'était une
corde qu'on nouait autour du cercueil pour le descendre dans
l'excavation.

Puis il eut une espèce d'étourdissement.

Probablement les croque-morts et le fossoyeur avaient laissé basculer le
cercueil et descendu la tête avant les pieds. Il revint pleinement à lui
en se sentant horizontal et immobile. Il venait de toucher le fond.

Il sentit un certain froid.

Une voix s'éleva au-dessus de lui, glaciale et solennelle. Il entendit
passer, si lentement qu'il pouvait les saisir l'un après l'autre, des
mots latins qu'il ne comprenait pas:

--_Qui dormiunt in terrae pulvere, evigilabunt; alii in vitam aeternam,
et alii in opprobrium, ut videant semper_.

Une voix d'enfant dit:

--_De profundis_.

La voix grave recommença:

--_Requiem aeternam dona ei, Domine_.

La voix d'enfant répondit:

--_Et lux perpetua luceat ei_.

Il entendit sur la planche qui le recouvrait quelque chose comme le
frappement doux de quelques gouttes de pluie. C'était probablement l'eau
bénite.

Il songea: Cela va être fini. Encore un peu de patience. Le prêtre va
s'en aller. Fauchelevent emmènera Mestienne boire. On me laissera. Puis
Fauchelevent reviendra seul, et je sortirai. Ce sera l'affaire d'une
bonne heure.

La voix grave reprit:

--_Requiescat in pace_.

Et la voix d'enfant dit:

--_Amen_.

Jean Valjean, l'oreille tendue, perçut quelque chose comme des pas qui
s'éloignaient.

--Les voilà qui s'en vont, pensa-t-il. Je suis seul.

Tout à coup il entendit sur sa tête un bruit qui lui sembla la chute du
tonnerre.

C'était une pelletée de terre qui tombait sur le cercueil.

Une seconde pelletée de terre tomba.

Un des trous par où il respirait venait de se boucher.

Une troisième pelletée de terre tomba.

Puis une quatrième.

Il est des choses plus fortes que l'homme le plus fort. Jean Valjean
perdit connaissance.




Chapitre VII

Où l'on trouvera l'origine du mot:
ne pas perdre la carte


Voici ce qui se passait au-dessus de la bière où était Jean Valjean.

Quand le corbillard se fut éloigné, quand le prêtre et l'enfant de
choeur furent remontés en voiture et partis, Fauchelevent, qui ne
quittait pas des yeux le fossoyeur, le vit se pencher et empoigner sa
pelle, qui était enfoncée droite dans le tas de terre.

Alors Fauchelevent prit une résolution suprême.

Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur, croisa les bras, et dit:

--C'est moi qui paye!

Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit:

--Quoi, paysan?

Fauchelevent répéta:

--C'est moi qui paye!

--Quoi?

--Le vin.

--Quel vin?

--L'Argenteuil.

--Où ça l'Argenteuil?

--Au Bon Coing.

--Va-t'en au diable! dit le fossoyeur.

Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil.

La bière rendit un son creux. Fauchelevent se sentit chanceler et prêt à
tomber lui-même dans la fosse. Il cria, d'une voix où commençait à se
mêler l'étranglement du râle:

--Camarade, avant que le Bon Coing soit fermé!

Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle. Fauchelevent continua:

--Je paye!

Et il saisit le bras du fossoyeur.

--Écoutez-moi, camarade. Je suis le fossoyeur du couvent. Je viens pour
vous aider. C'est une besogne qui peut se faire la nuit. Commençons donc
par aller boire un coup.

Et tout en parlant, tout en se cramponnant à cette insistance
désespérée, il faisait cette réflexion lugubre:

--Et quand il boirait! se griserait-il?

--Provincial, dit le fossoyeur, si vous le voulez absolument, j'y
consens. Nous boirons. Après l'ouvrage, jamais avant.

Et il donna le branle à sa pelle. Fauchelevent le retint.

--C'est de l'Argenteuil à six!

--Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches. Din don, din
don; vous ne savez dire que ça. Allez vous faire lanlaire.

Et il lança la seconde pelletée.

Fauchelevent arrivait à ce moment où l'on ne sait plus ce qu'on dit.

--Mais venez donc boire, cria-t-il, puisque c'est moi qui paye!

--Quand nous aurons couché l'enfant, dit le fossoyeur.

Il jeta la troisième pelletée.

Puis il enfonça la pelle dans la terre et ajouta:

--Voyez-vous, il va faire froid cette nuit, et la morte crierait
derrière nous si nous la plantions là sans couverture.

En ce moment, tout en chargeant sa pelle, le fossoyeur se courbait et la
poche de sa veste bâillait.

Le regard effaré de Fauchelevent tomba machinalement dans cette poche,
et s'y arrêta.

Le soleil n'était pas encore caché par l'horizon; il faisait assez jour
pour qu'on pût distinguer quelque chose de blanc au fond de cette poche
béante.

Toute la quantité d'éclair que peut avoir l'oeil d'un paysan picard
traversa la prunelle de Fauchelevent. Il venait de lui venir une idée.

Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée de terre, s'en aperçût, il lui
plongea par derrière la main dans la poche, et il retira de cette poche
la chose blanche qui était au fond.

Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée.

Au moment où il se retournait pour prendre la cinquième, Fauchelevent le
regarda avec un profond calme et lui dit:

--À propos, nouveau, avez-vous votre carte?

Le fossoyeur s'interrompit.

--Quelle carte?

--Le soleil va se coucher.

--C'est bon, qu'il mette son bonnet de nuit.

--La grille du cimetière va se fermer.

--Eh bien, après?

--Avez-vous votre carte?

--Ah, ma carte! dit le fossoyeur.

Et il fouilla dans sa poche.

Une poche fouillée, il fouilla l'autre. Il passa aux goussets, explora
le premier, retourna le second.

--Mais non, dit-il, je n'ai pas ma carte. Je l'aurai oubliée.

--Quinze francs d'amende, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur devint vert. Le vert est la pâleur des gens livides.

--Ah Jésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune! s'écria-t-il. Quinze francs
d'amende!

--Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur laissa tomber sa pelle.

Le tour de Fauchelevent était venu.

--Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir. Il ne s'agit pas
de se suicider, et de profiter de la fosse. Quinze francs, c'est quinze
francs, et d'ailleurs vous pouvez ne pas les payer. Je suis vieux, vous
êtes nouveau. Je connais les trucs, les trocs, les trics et les tracs.
Je vas vous donner un conseil d'ami. Une chose est claire, c'est que le
soleil se couche, il touche au dôme, le cimetière va fermer dans cinq
minutes.

--C'est vrai, répondit le fossoyeur.

--D'ici à cinq minutes, vous n'avez pas le temps de remplir la fosse,
elle est creuse comme le diable, cette fosse, et d'arriver à temps pour
sortir avant que la grille soit fermée.

--C'est juste.

--En ce cas quinze francs d'amende.

--Quinze francs.

--Mais vous avez le temps...--Où demeurez-vous?

--À deux pas de la barrière. À un quart d'heure d'ici. Rue de Vaugirard,
numéro 87.

--Vous avez le temps, en pendant vos guiboles à votre cou, de sortir
tout de suite.

--C'est exact.

--Une fois hors de la grille, vous galopez chez vous, vous prenez votre
carte, vous revenez, le portier du cimetière vous ouvre. Ayant votre
carte, rien à payer. Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas vous le
garder en attendant pour qu'il ne se sauve pas.

--Je vous dois la vie, paysan.

--Fichez-moi le camp, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la main, et partit en
courant.

Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré, Fauchelevent écouta
jusqu'à ce qu'il eût entendu le pas se perdre, puis il se pencha vers la
fosse et dit à demi-voix:

--Père Madeleine!

Rien ne répondit. Fauchelevent eut un frémissement. Il se laissa rouler
dans la fosse plutôt qu'il n'y descendit, se jeta sur la tête du
cercueil et cria:

--Êtes-vous là?

Silence dans la bière.

Fauchelevent, ne respirant plus à force de tremblement, prit son ciseau
à froid et son marteau, et fit sauter la planche de dessus. La face de
Jean Valjean apparut dans le crépuscule, les yeux fermés, pâle.

Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, il se leva debout, puis
tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt à s'affaisser sur la bière. Il
regarda Jean Valjean.

Jean Valjean gisait, blême et immobile.

Fauchelevent murmura d'une voix basse comme un souffle:

--Il est mort!

Et se redressant, croisant les bras si violemment que ses deux poings
fermés vinrent frapper ses deux épaules, il cria:

--Voilà comme je le sauve, moi!

Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter. Monologuant, car c'est une
erreur de croire que le monologue n'est pas dans la nature. Les fortes
agitations parlent souvent à haute voix.

--C'est la faute au père Mestienne. Pourquoi est-il mort, cet
imbécile-là? qu'est-ce qu'il avait besoin de crever au moment où on ne
s'y attend pas? c'est lui qui fait mourir monsieur Madeleine. Père
Madeleine! Il est dans la bière. Il est tout porté. C'est fini.

--Aussi, ces choses-là, est-ce que ça a du bon sens? Ah! mon Dieu! il
est mort! Eh bien, et sa petite, qu'est-ce que je vas en faire?
qu'est-ce que la fruitière va dire? Qu'un homme comme çà meure comme ça,
si c'est Dieu possible! Quand je pense qu'il s'était mis sous ma
charrette! Père Madeleine! père Madeleine! Pardine, il a étouffé, je
disais bien. Il n'a pas voulu me croire. Eh bien, voilà une jolie
polissonnerie de faite! Il est mort, ce brave homme, le plus bon homme
qu'il y eût dans les bonnes gens du bon Dieu! Et sa petite Ah! d'abord
je ne rentre pas là-bas, moi. Je reste ici. Avoir fait un coup comme çà!
C'est bien la peine d'être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais
d'abord comment avait-il fait pour entrer dans le couvent? c'était déjà
le commencement. On ne doit pas faire de ces choses-là. Père Madeleine!
père Madeleine! Madeleine! monsieur Madeleine! monsieur le maire! Il ne
m'entend pas. Tirez-vous donc de là à présent!

Et il s'arracha les cheveux.

On entendit au loin dans les arbres un grincement aigu. C'était la
grille du cimetière qui se fermait.

Fauchelevent se pencha sur Jean Valjean, et tout à coup eut une sorte de
rebondissement et tout le recul qu'on peut avoir dans une fosse. Jean
Valjean avait les yeux ouverts, et le regardait.

Voir une mort est effrayant, voir une résurrection l'est presque autant.
Fauchelevent devint comme de pierre, pâle, hagard, bouleversé par tous
ces excès d'émotions, ne sachant s'il avait affaire à un vivant ou à un
mort, regardant Jean Valjean qui le regardait.

--Je m'endormais, dit Jean Valjean.

Et il se mit sur son séant.

Fauchelevent tomba à genoux.

--Juste bonne Vierge! m'avez-vous fait peur!

Puis il se releva et cria:

--Merci, père Madeleine!

Jean Valjean n'était qu'évanoui. Le grand air l'avait réveillé.

La joie est le reflux de la terreur. Fauchelevent avait presque autant à
faire que Jean Valjean pour revenir à lui.

--Vous n'êtes donc pas mort! Oh! comme vous avez de l'esprit, vous! Je
vous ai tant appelé que vous êtes revenu. Quand j'ai vu vos yeux fermés,
j'ai dit: bon! le voilà étouffé. Je serais devenu fou furieux, vrai fou
à camisole. On m'aurait mis à Bicêtre. Qu'est-ce que vous voulez que je
fasse si vous étiez mort? Et votre petite! c'est la fruitière qui n'y
aurait rien compris! On lui campe l'enfant sur les bras, et le
grand-père est mort! Quelle histoire! mes bons saints du paradis, quelle
histoire! Ah! vous êtes vivant, voilà le bouquet.

--J'ai froid, dit Jean Valjean.

Ce mot rappela complètement Fauchelevent à la réalité, qui était
urgente. Ces deux hommes, même revenus à eux, avaient, sans s'en rendre
compte, l'âme trouble, et en eux quelque chose d'étrange qui était
l'égarement sinistre du lieu.

--Sortons vite d'ici, s'écria Fauchelevent.

Il fouilla dans sa poche, et en tira une gourde dont il s'était pourvu.

--Mais d'abord la goutte! dit-il.

La gourde acheva ce que le grand air avait commencé. Jean Valjean but
une gorgée d'eau-de-vie et reprit pleine possession de lui-même.

Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer le couvercle.

Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse.

Du reste Fauchelevent était tranquille. Il prit son temps. Le cimetière
était fermé. La survenue du fossoyeur Gribier n'était pas à craindre. Ce
«conscrit» était chez lui, occupé à chercher sa carte, et bien empêché
de la trouver dans son logis puisqu'elle était dans la poche de
Fauchelevent. Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière.

Fauchelevent prit la pelle et Jean Valjean la pioche, et tous deux
firent l'enterrement de la bière vide.

Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit à Jean Valjean:

--Venons-nous-en. Je garde la pelle; emportez la pioche.

La nuit tombait.

Jean Valjean eut quelque peine à se remuer et à marcher. Dans cette
bière, il s'était roidi et était devenu un peu cadavre. L'ankylose de la
mort l'avait saisi entre ces quatre planches. Il fallut, en quelque
sorte, qu'il se dégelât du sépulcre.

--Vous êtes gourd, dit Fauchelevent. C'est dommage que je sois bancal,
nous battrions la semelle.

--Bah! répondit Jean Valjean, quatre pas me mettront la marche dans les
jambes.

Ils s'en allèrent par les allées où le corbillard avait passé. Arrivés
devant la grille fermée et le pavillon du portier, Fauchelevent, qui
tenait à sa main la carte du fossoyeur, la jeta dans la boîte, le
portier tira le cordon, la porte s'ouvrit, ils sortirent.

--Comme tout cela va bien! dit Fauchelevent; quelle bonne idée vous avez
eue, père Madeleine!

Ils franchirent la barrière Vaugirard de la façon la plus simple du
monde. Aux alentours d'un cimetière, une pelle et une pioche sont deux
passeports.

La rue de Vaugirard était déserte.

--Père Madeleine, dit Fauchelevent tout en cheminant et en levant les
yeux vers les maisons, vous avez de meilleurs yeux que moi. Indiquez-moi
donc le numéro 87.

--Le voici justement, dit Jean Valjean.

--Il n'y a personne dans la rue, reprit Fauchelevent. Donnez-moi la
pioche, et attendez-moi deux minutes.

Fauchelevent entra au numéro 87, monta tout en haut, guidé par
l'instinct qui mène toujours le pauvre au grenier, et frappa dans
l'ombre à la porte d'une mansarde. Une voix répondit:

--Entrez.

C'était la voix de Gribier.

Fauchelevent poussa la porte. Le logis du fossoyeur était, comme toutes
ces infortunées demeures, un galetas démeublé et encombré. Une caisse
d'emballage,--une bière peut-être,--y tenait lieu de commode, un pot à
beurre y tenait lieu de fontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le
carreau y tenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un coin,
sur une loque qui était un vieux lambeau de tapis, une femme maigre et
force enfants, faisant un tas. Tout ce pauvre intérieur portait les
traces d'un bouleversement. On eût dit qu'il y avait eu là un
tremblement de terre «pour un». Les couvercles étaient déplacés, les
haillons étaient épars, la cruche était cassée, la mère avait pleuré,
les enfants probablement avaient été battus; traces d'une perquisition
acharnée et bourrue. Il était visible que le fossoyeur avait éperdument
cherché sa carte, et fait tout responsable de cette perte dans le
galetas, depuis sa cruche jusqu'à sa femme. Il avait l'air désespéré.

Mais Fauchelevent se hâtait trop vers le dénouement de l'aventure pour
remarquer ce côté triste de son succès.

Il entra et dit:

--Je vous rapporte votre pioche et votre pelle.

Gribier le regarda stupéfait.

--C'est vous, paysan?

--Et demain matin chez le concierge du cimetière vous trouverez votre
carte.

Et il posa la pelle et la pioche sur le carreau.

--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Gribier.

--Cela veut dire que vous aviez laissé tomber votre carte de votre
poche, que je l'ai trouvée à terre quand vous avez été parti, que j'ai
enterré le mort, que j'ai rempli la fosse, que j'ai fait votre besogne,
que le portier vous rendra votre carte, et que vous ne payerez pas
quinze francs. Voilà, conscrit.

--Merci, villageois! s'écria Gribier ébloui. La prochaine fois, c'est
moi qui paye à boire.




Chapitre VIII

Interrogatoire réussi


Une heure après, par la nuit noire, deux hommes et un enfant se
présentaient au numéro 62 de la petite rue Picpus. Le plus vieux de ces
hommes levait le marteau et frappait.

C'étaient Fauchelevent, Jean Valjean et Cosette.

Les deux bonshommes étaient allés chercher Cosette chez la fruitière de
la rue du Chemin-Vert où Fauchelevent l'avait déposée la veille. Cosette
avait passé ces vingt-quatre heures à ne rien comprendre et à trembler
silencieusement. Elle tremblait tant qu'elle n'avait pas pleuré. Elle
n'avait pas mangé non plus, ni dormi. La digne fruitière lui avait fait
cent questions, sans obtenir d'autre réponse qu'un regard morne,
toujours le même. Cosette n'avait rien laissé transpirer de tout ce
qu'elle avait entendu et vu depuis deux jours. Elle devinait qu'on
traversait une crise. Elle sentait profondément qu'il fallait «être
sage». Qui n'a éprouvé la souveraine puissance de ces trois mots
prononcés avec un certain accent dans l'oreille d'un petit être effrayé:
_Ne dis rien_! La peur est une muette. D'ailleurs, personne ne garde un
secret comme un enfant.

Seulement, quand, après ces lugubres vingt-quatre heures, elle avait
revu Jean Valjean, elle avait poussé un tel cri de joie, que quelqu'un
de pensif qui l'eût entendu eût deviné dans ce cri la sortie d'un abîme.

Fauchelevent était du couvent et savait les mots de passe. Toutes les
portes s'ouvrirent.

Ainsi fut résolu le double et effrayant problème: sortir, et entrer.

Le portier, qui avait ses instructions, ouvrit la petite porte de
service qui communiquait de la cour au jardin, et qu'il y a vingt ans on
voyait encore de la rue, dans le mur du fond de la cour, faisant face à
la porte cochère. Le portier les introduisit tous les trois par cette
porte, et de là, ils gagnèrent ce parloir intérieur réservé où
Fauchelevent, la veille, avait pris les ordres de la prieure.

La prieure, son rosaire à la main, les attendait. Une mère vocale, le
voile bas, était debout près d'elle. Une chandelle discrète éclairait,
on pourrait presque dire faisait semblant d'éclairer le parloir.

La prieure passa en revue Jean Valjean. Rien n'examine comme un oeil
baissé.

Puis elle le questionna:

--C'est vous le frère?

--Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.

--Comment vous appelez-vous?

Fauchelevent répondit:

--Ultime Fauchelevent.

Il avait eu en effet un frère nommé Ultime qui était mort.

--De quel pays êtes-vous?

Fauchelevent répondit:

--De Picquigny, près Amiens.

--Quel âge avez-vous?

Fauchelevent répondit:

--Cinquante ans.

--Quel est votre état?

Fauchelevent répondit:

--Jardinier.

--Êtes-vous bon chrétien?

Fauchelevent répondit:

--Tout le monde l'est dans la famille.

--Cette petite est à vous?

Fauchelevent répondit:

--Oui, révérende mère.

--Vous êtes son père?

Fauchelevent répondit:

--Son grand-père.

La mère vocale dit à la prieure à demi-voix:

--Il répond bien.

Jean Valjean n'avait pas prononcé un mot.

La prieure regarda Cosette avec attention, et dit à demi-voix à la mère
vocale:

--Elle sera laide.

Les deux mères causèrent quelques minutes très bas dans l'angle du
parloir, puis la prieure se retourna et dit:

--Père Fauvent, vous aurez une autre genouillère avec grelot. Il en faut
deux maintenant.

Le lendemain en effet on entendait deux grelots dans le jardin, et les
religieuses ne résistaient pas à soulever un coin de leur voile. On
voyait au fond sous les arbres deux hommes bêcher côte à côte, Fauvent
et un autre. Événement énorme. Le silence fut rompu jusqu'à
s'entre-dire: C'est un aide-jardinier.

Les mères vocales ajoutaient: C'est un frère au père Fauvent.

Jean Valjean en effet était régulièrement installé; il avait la
genouillère de cuir, et le grelot; il était désormais officiel. Il
s'appelait Ultime Fauchelevent.

La plus forte cause déterminante de l'admission avait été l'observation
de la prieure sur Cosette: _Elle sera laide_.

La prieure, ce pronostic prononcé, prit immédiatement Cosette en amitié,
et lui donna place au pensionnat comme élève de charité.

Ceci n'a rien que de très logique. On a beau n'avoir point de miroir au
couvent, les femmes ont une conscience pour leur figure; or, les filles
qui se sentent jolies se laissent malaisément faire religieuses; la
vocation étant assez volontiers en proportion inverse de la beauté, on
espère plus des laides que des belles. De là un goût vif pour les
laiderons.

Toute cette aventure grandit le bon vieux Fauchelevent; il eut un triple
succès; auprès de Jean Valjean qu'il sauva et abrita; auprès du
fossoyeur Gribier qui se disait: il m'a épargné l'amende; auprès du
couvent qui, grâce à lui, en gardant le cercueil de la mère Crucifixion
sous l'autel, éluda César et satisfit Dieu. Il y eut une bière avec
cadavre au Petit-Picpus et une bière sans cadavre au cimetière
Vaugirard; l'ordre public en fut sans doute profondément troublé, mais
ne s'en aperçut pas. Quant au couvent, sa reconnaissance pour
Fauchelevent fut grande. Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs
et le plus précieux des jardiniers. À la plus prochaine visite de
l'archevêque, la prieure conta la chose à Sa Grandeur, en s'en
confessant un peu et en s'en vantant aussi. L'archevêque, au sortir du
couvent, en parla, avec applaudissement et tout bas, à Mr de Latil,
confesseur de Monsieur, plus tard archevêque de Reims et cardinal.
L'admiration pour Fauchelevent fit du chemin, car elle alla à Rome. Nous
avons eu sous les yeux un billet adressé par le pape régnant alors, Léon
XII, à un de ses parents, monsignor dans la nonciature de Paris, et
nommé comme lui Della Genga; on y lit ces lignes: «Il paraît qu'il y a
dans un couvent de Paris un jardinier excellent, qui est un saint homme,
appelé Fauvent.» Rien de tout ce triomphe ne parvint jusqu'à
Fauchelevent dans sa baraque; il continua de greffer, de sarcler, et de
couvrir ses melonnières, sans être au fait de son excellence et de sa
sainteté. Il ne se douta pas plus de sa gloire que ne s'en doute un
boeuf de Durham ou de Surrey dont le portrait est publié dans l'
_Illustrated London News_ avec cette inscription: _Boeuf qui a remporté
le prix au concours des bêtes à cornes_.




Chapitre IX

Clôture


Cosette au couvent continua de se taire.

Cosette se croyait tout naturellement la fille de Jean Valjean. Du
reste, ne sachant rien, elle ne pouvait rien dire, et puis, dans tous
les cas, elle n'aurait rien dit. Nous venons de le faire remarquer, rien
ne dresse les enfants au silence comme le malheur. Cosette avait tant
souffert qu'elle craignait tout, même de parler, même de respirer. Une
parole avait si souvent fait crouler sur elle une avalanche! À peine
commençait-elle à se rassurer depuis qu'elle était à Jean Valjean. Elle
s'habitua assez vite au couvent. Seulement elle regrettait Catherine,
mais elle n'osait pas le dire. Une fois pourtant elle dit à Jean
Valjean:

--Père, si j'avais su, je l'aurais emmenée.

Cosette, en devenant pensionnaire du couvent, dut prendre l'habit des
élèves de la maison. Jean Valjean obtint qu'on lui remît les vêtements
qu'elle dépouillait. C'était ce même habillement de deuil qu'il lui
avait fait revêtir lorsqu'elle avait quitté la gargote Thénardier. Il
n'était pas encore très usé. Jean Valjean enferma ces nippes, plus les
bas de laine et les souliers, avec force camphre et tous les aromates
dont abondent les couvents, dans une petite valise qu'il trouva moyen de
se procurer. Il mit cette valise sur une chaise près de son lit, et il
en avait toujours la clef sur lui.--Père, lui demanda un jour Cosette,
qu'est-ce que c'est donc que cette boîte-là qui sent si bon?

Le père Fauchelevent, outre cette gloire que nous venons de raconter et
qu'il ignora, fut récompensé de sa bonne action; d'abord il en fut
heureux; puis il eut beaucoup moins de besogne, la partageant. Enfin,
comme il aimait beaucoup le tabac, il trouvait à la présence de Mr
Madeleine cet avantage qu'il prenait trois fois plus de tabac que par le
passé, et d'une manière infiniment plus voluptueuse, attendu que Mr
Madeleine le lui payait.

Les religieuses n'adoptèrent point ce nom d'Ultime; elles appelèrent
Jean Valjean _l'autre Fauvent_.

Si ces saintes filles avaient eu quelque chose du regard de Javert,
elles auraient pu finir par remarquer que, lorsqu'il y avait quelque
course à faire au dehors pour l'entretien du jardin, c'était toujours
l'aîné Fauchelevent, le vieux, l'infirme, le bancal, qui sortait, et
jamais l'autre; mais, soit que les yeux toujours fixés sur Dieu ne
sachent pas espionner, soit qu'elles fussent, de préférence, occupées à
se guetter entre elles, elles n'y firent point attention.

Du reste bien en prit à Jean Valjean de se tenir coi et de ne pas
bouger. Javert observa le quartier plus d'un grand mois.

Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entourée de gouffres.
Ces quatre murs étaient désormais le monde pour lui. Il y voyait le ciel
assez pour être serein et Cosette assez pour être heureux.

Une vie très douce recommença pour lui.

Il habitait avec le vieux Fauchelevent la baraque du fond du jardin.
Cette bicoque, bâtie en plâtras, qui existait encore en 1845, était
composée, comme on sait, de trois chambres, lesquelles étaient toutes
nues et n'avaient que les murailles. La principale avait été cédée de
force, car Jean Valjean avait résisté en vain, par le père Fauchelevent
à Mr Madeleine. Le mur de cette chambre, outre les deux clous destinés à
l'accrochement de la genouillère et de la hotte, avait pour ornement un
papier-monnaie royaliste de 93 appliqué à la muraille au-dessus de la
cheminée et dont voici le fac-similé exact:



Cet assignat vendéen avait été cloué au mur par le précédent jardinier,
ancien chouan qui était mort dans le couvent et que Fauchelevent avait
remplacé.

Jean Valjean travaillait tous les jours dans le jardin et y était très
utile. Il avait été jadis émondeur et se retrouvait volontiers
jardinier. On se rappelle qu'il avait toutes sortes de recettes et de
secrets de culture. Il en tira parti. Presque tous les arbres du verger
étaient des sauvageons; il les écussonna et leur fit donner d'excellents
fruits.

Cosette avait permission de venir tous les jours passer une heure près
de lui. Comme les soeurs étaient tristes et qu'il était bon, l'enfant le
comparait et l'adorait. À l'heure fixée, elle accourait vers la baraque.
Quand elle entrait dans la masure, elle l'emplissait de paradis. Jean
Valjean s'épanouissait, et sentait son bonheur s'accroître du bonheur
qu'il donnait à Cosette. La joie que nous inspirons a cela de charmant
que, loin de s'affaiblir comme tout reflet, elle nous revient plus
rayonnante. Aux heures des récréations, Jean Valjean regardait de loin
Cosette jouer et courir, et il distinguait son rire du rire des autres.

Car maintenant Cosette riait.

La figure de Cosette en était même jusqu'à un certain point changée. Le
sombre en avait disparu. Le rire, c'est le soleil; il chasse l'hiver du
visage humain.

La récréation finie, quand Cosette rentrait, Jean Valjean regardait les
fenêtres de sa classe, et la nuit il se relevait pour regarder les
fenêtres de son dortoir.

Du reste Dieu a ses voies; le couvent contribua, comme Cosette, à
maintenir et à compléter dans Jean Valjean l'oeuvre de l'évêque. Il est
certain qu'un des côtés de la vertu aboutit à l'orgueil. Il y a là un
pont bâti par le diable. Jean Valjean était peut-être à son insu assez
près de ce côté-là et de ce pont-là, lorsque la providence le jeta dans
le couvent du Petit-Picpus. Tant qu'il ne s'était comparé qu'à l'évêque,
il s'était trouvé indigne et il avait été humble; mais depuis quelque
temps il commençait à se comparer aux hommes, et l'orgueil naissait. Qui
sait? il aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine.

Le couvent l'arrêta sur cette pente.

C'était le deuxième lieu de captivité qu'il voyait. Dans sa jeunesse,
dans ce qui avait été pour lui le commencement de la vie, et plus tard,
tout récemment encore, il en avait vu un autre, lieu affreux, lieu
terrible, et dont les sévérités lui avaient toujours paru être
l'iniquité de la justice et le crime de la loi. Aujourd'hui après le
bagne il voyait le cloître; et songeant qu'il avait fait partie du bagne
et qu'il était maintenant, pour ainsi dire, spectateur du cloître, il
les confrontait dans sa pensée avec anxiété.

Quelquefois il s'accoudait sur sa bêche et descendait lentement dans les
spirales sans fond de la rêverie.

Il se rappelait ses anciens compagnons; comme ils étaient misérables;
ils se levaient dès l'aube et travaillaient jusqu'à la nuit; à peine
leur laissait-on le sommeil; ils couchaient sur des lits de camp, où
l'on ne leur tolérait que des matelas de deux pouces d'épaisseur, dans
des salles qui n'étaient chauffées qu'aux mois les plus rudes de
l'année; ils étaient vêtus d'affreuses casaques rouges; on leur
permettait, par grâce, un pantalon de toile dans les grandes chaleurs et
une roulière de laine sur le dos dans les grands froids; ils ne buvaient
de vin et ne mangeaient de viande que lorsqu'ils allaient «à la
fatigue». Ils vivaient, n'ayant plus de noms, désignés seulement par des
numéros et en quelque sorte faits chiffres, baissant les yeux, baissant
la voix, les cheveux coupés, sous le bâton, dans la honte.

Puis son esprit retombait sur les êtres qu'il avait devant les yeux.

Ces êtres vivaient, eux aussi, les cheveux coupés, les yeux baissés, la
voix basse, non dans la honte, mais au milieu des railleries du monde,
non le dos meurtri par le bâton, mais les épaules déchirées par la
discipline. À eux aussi, leur nom parmi les hommes s'était évanoui; ils
n'existaient plus que sous des appellations austères. Ils ne mangeaient
jamais de viande et ne buvaient jamais de vin; ils restaient souvent
jusqu'au soir sans nourriture; ils étaient vêtus, non d'une veste rouge,
mais d'un suaire noir, en laine, pesant l'été, léger l'hiver, sans
pouvoir y rien retrancher ni y rien ajouter; sans même avoir, selon la
saison, la ressource du vêtement de toile ou du surtout de laine; et ils
portaient six mois de l'année des chemises de serge qui leur donnaient
la fièvre. Ils habitaient, non des salles chauffées seulement dans les
froids rigoureux, mais des cellules où l'on n'allumait jamais de feu;
ils couchaient, non sur des matelas épais de deux pouces, mais sur la
paille. Enfin on ne leur laissait pas même le sommeil; toutes les nuits,
après une journée de labeur, il fallait, dans l'accablement du premier
repos, au moment où l'on s'endormait et où l'on se réchauffait à peine,
se réveiller, se lever, et s'en aller prier dans une chapelle glacée et
sombre, les deux genoux sur la pierre.

À de certains jours, il fallait que chacun de ces êtres, à tour de rôle,
restât douze heures de suite agenouillé sur la dalle ou prosterné la
face contre terre et les bras en croix.

Les autres étaient des hommes; ceux-ci étaient des femmes.

Qu'avaient fait ces hommes? Ils avaient volé, violé, pillé, tué,
assassiné. C'étaient des bandits, des faussaires, des empoisonneurs, des
incendiaires, des meurtriers, des parricides. Qu'avaient fait ces
femmes? Elles n'avaient rien fait.

D'un côté le brigandage, la fraude, le dol, la violence, la lubricité,
l'homicide, toutes les espèces du sacrilège, toutes les variétés de
l'attentat; de l'autre une seule chose, l'innocence.

L'innocence parfaite, presque enlevée dans une mystérieuse assomption,
tenant encore à la terre par la vertu, tenant déjà au ciel par la
sainteté.

D'un côté des confidences de crimes qu'on se fait à voix basse. De
l'autre la confession des fautes qui se fait à voix haute. Et quels
crimes! et quelles fautes!

D'un côté des miasmes, de l'autre un ineffable parfum. D'un côté une
peste morale, gardée à vue, parquée sous le canon, et dévorant lentement
ses pestiférés; de l'autre un chaste embrasement de toutes les âmes dans
le même foyer. Là les ténèbres; ici l'ombre; mais une ombre pleine de
clartés, et des clartés pleines de rayonnements.

Deux lieux d'esclavage; mais dans le premier la délivrance possible, une
limite légale toujours entrevue, et puis l'évasion. Dans le second, la
perpétuité; pour toute espérance, à l'extrémité lointaine de l'avenir,
cette lueur de liberté que les hommes appellent la mort.

Dans le premier, on n'était enchaîné que par des chaînes; dans l'autre,
on était enchaîné par sa foi.

Que se dégageait-il du premier? Une immense malédiction, le grincement
de dents, la haine, la méchanceté désespérée, un cri de rage contre
l'association humaine, un sarcasme au ciel.

Que sortait-il du second? La bénédiction et l'amour.

Et dans ces deux endroits si semblables et si divers, ces deux espèces
d'êtres si différents accomplissaient la même oeuvre, l'expiation.

Jean Valjean comprenait bien l'expiation des premiers; l'expiation
personnelle, l'expiation pour soi-même. Mais il ne comprenait pas celle
des autres, celle de ces créatures sans reproche et sans souillure, et
il se demandait avec un tremblement: Expiation de quoi? quelle
expiation?

Une voix répondait dans sa conscience: La plus divine des générosités
humaines, l'expiation pour autrui.

Ici toute théorie personnelle est réservée, nous ne sommes que
narrateur; c'est au point de vue de Jean Valjean que nous nous plaçons,
et nous traduisons ses impressions.

Il avait sous les yeux le sommet sublime de l'abnégation, la plus haute
cime de la vertu possible; l'innocence qui pardonne aux hommes leurs
fautes et qui les expie à leur place; la servitude subie, la torture
acceptée, le supplice réclamé par les âmes qui n'ont pas péché pour en
dispenser les âmes qui ont failli; l'amour de l'humanité s'abîmant dans
l'amour de Dieu, mais y demeurant distinct, et suppliant; de doux êtres
faibles ayant la misère de ceux qui sont punis et le sourire de ceux qui
sont récompensés.

Et il se rappelait qu'il avait osé se plaindre!

Souvent, au milieu de la nuit, il se relevait pour écouter le chant
reconnaissant de ces créatures innocentes et accablées de sévérités, et
il se sentait froid dans les veines en songeant que ceux qui étaient
châtiés justement n'élevaient la voix vers le ciel que pour blasphémer,
et que lui, misérable, il avait montré le poing à Dieu.

Chose frappante et qui le faisait rêver profondément comme un
avertissement à voix basse de la providence même, l'escalade, les
clôtures franchies, l'aventure acceptée jusqu'à la mort, l'ascension
difficile et dure, tous ces mêmes efforts qu'il avait faits pour sortir
de l'autre lieu d'expiation, il les avait faits pour entrer dans
celui-ci. Était-ce un symbole de sa destinée?

Cette maison était une prison aussi, et ressemblait lugubrement à
l'autre demeure dont il s'était enfui, et pourtant il n'avait jamais eu
l'idée de rien de pareil.

Il revoyait des grilles, des verrous, des barreaux de fer, pour garder
qui? Des anges.

Ces hautes murailles qu'il avait vues autour des tigres, il les revoyait
autour des brebis.

C'était un lieu d'expiation, et non de châtiment; et pourtant il était
plus austère encore, plus morne et plus impitoyable que l'autre. Ces
vierges étaient plus durement courbées que les forçats. Un vent froid et
rude, ce vent qui avait glacé sa jeunesse, traversait la fosse grillée
et cadenassée des vautours; une bise plus âpre et plus douloureuse
encore soufflait dans la cage des colombes. Pourquoi?

Quand il pensait à ces choses, tout ce qui était en lui s'abîmait devant
ce mystère de sublimité.

Dans ces méditations l'orgueil s'évanouit. Il fit toutes sortes de
retours sur lui-même; il se sentit chétif et pleura bien des fois. Tout
ce qui était entré dans sa vie depuis six mois le ramenait vers les
saintes injonctions de l'évêque, Cosette par l'amour, le couvent par
l'humilité.

Quelquefois, le soir, au crépuscule, à l'heure où le jardin était
désert, on le voyait à genoux au milieu de l'allée qui côtoyait la
chapelle, devant la fenêtre où il avait regardé la nuit de son arrivée,
tourné vers l'endroit où il savait que la soeur qui faisait la
réparation était prosternée et en prière. Il priait, ainsi agenouillé
devant cette soeur.

Il semblait qu'il n'osait s'agenouiller directement devant Dieu.

Tout ce qui l'entourait, ce jardin paisible, ces fleurs embaumées, ces
enfants poussant des cris joyeux, ces femmes graves et simples, ce
cloître silencieux, le pénétraient lentement, et peu à peu son âme se
composait de silence comme ce cloître, de parfum comme ces fleurs, de
paix comme ce jardin, de simplicité comme ces femmes, de joie comme ces
enfants. Et puis il songeait que c'étaient deux maisons de Dieu qui
l'avaient successivement recueilli aux deux instants critiques de sa
vie, la première lorsque toutes les portes se fermaient et que la
société humaine le repoussait, la deuxième au moment où la société
humaine se remettait à sa poursuite et où le bagne se rouvrait; et que
sans la première il serait retombé dans le crime et sans la seconde dans
le supplice.

Tout son coeur se fondait en reconnaissance et il aimait de plus en
plus.

Plusieurs années s'écoulèrent ainsi; Cosette grandissait.






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